Huitième Cahier

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Résumé des épisodes précédents. - Critique de la communication. - Qu'est-ce que ne pas penser ? - Le langage laisse les choses en l'état. - Mais pas le travail. - Qui est « nous » ? - Représentation et optique.

 

 

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Le premier novembre

Cogito ergo sum. « Je pense donc je suis. » L'argument est plutôt irréfutable. Ergo, « donc », ou « alors » ? Est-ce bien un argument, une démonstration, ou une définition ?

Il y a de toute façon toujours du jeu dans les définitions. (Tiens! voilà encore une acception de « jeu » à laquelle je n'avais pas pensé plus haut.)

 

*

 

A propos encore de l'étymologie.

On se sert généralement de l'étymologie pour prouver n'importe quoi. A partir de la racine grecque de « poésie », on justifie toute sorte de conceptions sur la création et l'essence créatrice de la poésie, alors que le terme a selon toute vraisemblance été créé pour distinguer l'auteur du récitant.(1)

 

La référence à l'étymologie fait souvent effet de preuve irréfutable, et d'autant plus que la démonstration est dépourvue de rigueur. (Ce qui ne signifie pas que soit faux ce qui se trouve si mal prouvé.)

Ce n'est pas une raison pour s'abstenir de toute référence à l'étymologie, ni s'astreindre à plus de rigueur. La rigueur et l'étymologie s'excluent radicalement, alors autant l'abandonner.

 

Pourquoi ne pas chercher à rattacher des mots si proches : « jeu » et « je » ; « faire » et « fer » ; « je suis » (suivre) et « je suis » (être)...?

Certes ces rapprochements sont de l'ordre du trope. Mais l'étymologie ne fait peut-être rien d'autre que des tropes (Paulhan), qu'elle camoufle sous le couvert d'une étude historique et morphologique.

 

Un fait, une fée.

Qu'est-ce qu'une fée ? Qu'entend-on avec « fée du logis » ? « la fée électricité » ?

N'est-ce pas ce que fait la fée qui en en fait une fée ?

Que fait une fée ? Des choses incroyables. Ne pas croire aux fées serait ne pas croire aux faits.

 

*

 

Un trope ne démontre rien, mais montre seulement.

La rigueur d'une monstration est tout autre que celle d'une démonstration. Sa consistance est sa limpidité. Sa consistance est synthétique, et non analytique.

La preuve par l'étymologie nous fait passer cette clarté synthétique pour une cohérence analytique.

Mais ce qui fait une consistance synthétique ne fait pas une cohérence analytique : ce n'est pas parce que ta pierre ricoche sur l'eau qu'elle y tiendra si tu la poses.

 

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« Ce n'est ni l'oeil, ni le nerf optique, ni le cerveau qui y voient, mais l'âme » (La Dioptrique). Décidément je ne vois dans cette proposition aucun dualisme. Pas plus que dans De l'âme d'Aristote. Comme des sauvages découvriraient une carcasse de voiture, l'étudieraient, la comprendraient et resteraient perplexes devant le siège vide. On regarde souvent le cerveau comme un tel siège vide.

Ce n'est ni l'oeil ni le cerveau qui voit, c'est moi. Prends le volant, tu verras bien que le siège n'est pas vide.

 

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« On dit singulier ce qui est une seule chose en nombre et non plusieurs choses. » Guillaume d'Ockham.

Voilà une définition qui sonne comme une vérité de La Palisse.

 

- Tous les oiseaux volent

- Non, il est des oiseaux qui ne volent pas : le pingouin, le kiwi, l'autruche.

- Ce ne sont donc pas des oiseaux.

 

- Tous les oiseaux ont un bec et pondent des oeufs.

- Non, l'ornithorynque a un bec et pond des oeufs, et il n'est pas un oiseau.

- Si, justement, il en est un.

 

- Le pingouin, le kiwi, l'autruche, sont des oiseaux ; l'ornithorynque n'en est pas un.

- Qu'appelles-tu donc alors un oiseau ?

 

Le pingouin, le kiwi, l'autruche, l'ornithorynque sont des oiseaux. Le pingouin, le kiwi, l'autruche, sont des oiseaux ; l'ornithorynque n'en est pas un. Ni le pingouin, ni le kiwi, ni l'autruche, ni l'ornithorynque ne sont des oiseaux.

Chacune de ces propositions est soit vraie soit fausse, non parce qu'elle serait en accord ou non avec les faits, mais parce qu'elles le seraient avec les définitions.

Cela est tout à fait évident. - A moins que ce ne soit le contraire : chaque définition est soit vrai soit fausse selon qu'elle est en accord ou non avec une proposition.

 

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Le 2 novembre

Si tu me dis « l'araignée a mille pattes », l'araignée étant ce qu'elle est, et n'étant pas un scolopendre, je comprends que tu utilises une base binaire.

A moins, bien sûr, que je ne sache pas ce qu'est une araignée. Ou encore que j'ignore ce qu'est une base binaire. A ce moment là, je peux dire que tu me trompes, comme tu peux toi-même dire que je me trompe dans l'interprétation de tes paroles.

Mais, si je comprends, n'est-ce pas l'araignée qui alors me sert de signe pour interpréter le mot « mille » que tu emploies ?

 

*

 

« En système binaire, mille est le nombre des pattes de l'araignée. »

Je n'ai pas entendu le début de ta phrase, et je me demande pourquoi tu appelles « mille » ce que j'appelle « huit ».

Je ne pense pas du tout au système binaire, et je n'ai même pas l'idée de ce que peut être une base numérique. Je suppose pourtant que tu as voulu dire quelque chose. C'est à dire que, même si je n'ai pas entendu le début de ta phrase où tu emploies le mot « système », je suppose que « huit » pour moi correspond à « mille » pour toi en vertu d'un système. Il ne me reste qu'à trouver lequel.

Peut-être vais-je voir tout de suite que 8 = 23 et 1000 = 103.

Je pourrais voir encore que 8 = 23 et 1000 = 23 x 53 , et peut-être vais-je conclure que le système consiste à multiplier par 53. Mais quand je te demanderai si la chaise a bien 500 pieds, tu me répondras qu'elle en a 100 ; et je devrais bien voir alors que lorsque je divise par deux, tu divises par 10.

Et c'est la chaise alors qui me sert de signe.

 

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Le 3 novembre

Correspondre et désigner.

« A chaque mot de la série correspond un numéro. » Et, par conséquence, inversement.

« D'un geste, je désigne la fontaine. »

Quelle correspondance y aurait-il entre mon geste et la fontaine ?

Précisément, sans la fontaine, tu ne pourrais savoir ce que mon geste désigne ; tu ne pourrais peut-être même pas savoir que je fais un geste pour désigner.

Sans la fontaine, tu n'interpréterais pas mon geste.

 

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Comme le berger préhistorique qui compterait ses moutons : à chaque mouton correspond une pierre. Mais comment fait-il pour compter les pierres ?

 

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Réalisme : le réalisme consiste à prendre des mots, des idées, des représentations, pour des choses réelles. Cette définition plutôt rare de « réalisme » s'applique à merveille à l'immense majorité de ses emplois.

Le réalisme, en littérature et en art, consiste à produire le plus grand effet de réalité possible.

 

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« Ton projet n'est pas du tout réaliste. »

Mon interlocuteur veut-il dire que je ne prends pas assez les mots pour des choses ? - Non, je sais bien que ce n'est pas ainsi qu'il l'entend. Pourtant je sais aussi que c'est bien ce qu'il dit. C'est en tout cas ainsi que je l'entends.

 

Je peux lui répondre que ce qu'il appelle « réalité » n'est au fond que du vocabulaire, de la réflexion, de l'image virtuelle, du signe... Je sais déjà qu'il ne sera pas d'accord.

En cela il est cohérent avec lui-même : il fait bien ce qu'il me reproche de ne pas faire.

Mais nous n'avons pas du tout la même interprétation de ce qu'il fait et que je ne fais pas.

 

Ne semble-t-il pas que, dans les deux cas, nous comprendre ne conduirait pas du tout à être d'accord ? Mieux : plus nous comprendrons ce que nous voulons chacun dire, plus nous serons en désaccord.

Il y a ici un « être d'accord » qui n'a plus rien à voir avec « être d'accord sur le contenu intrinsèque de la proposition ».

 

A moins que je n'arrive à le convaincre que ce qu'il tient à appeler « réalisme » n'est qu'un effort pour s'en tenir à un « effet de réalité ».

Mais il se pourrait tout aussi bien qu'il me réponde : « Et qu'espères-tu obtenir hors de cet effet de réalité ? Ta réalité n'est qu'un désert inhumain et inhabitable. »

Et je pourrais lui renvoyer : « la vie est courte. Qu'ai-je à faire de la peupler de simulacres ? »

 

Être finalement d'accord, cela relèverait en somme moins de la conviction que de la séduction.

Moins de la conviction que de la conversion.

 

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Paulhan disait que, pour celui qui parle de la patrie, la patrie n'est pas un mot ; pour celui qui parle de liberté, la liberté n'est pas un mot (2). Et sans doute pour celui qui parle de richesse, de réussite...

Il n'a peut être pas tort, mais ceci peut-être très trompeur.

 

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« Il y a une vie après la mort. »

Pour moi, cela veut dire qu'il y a (comme), du berceau à la tombe, un manque à vivre.

 

« Depuis ma prime enfance, je sens dans ma vie un manque à vivre. Je ne peux croire que je vais continuer à vivre ainsi jusqu'à ma mort et qu'il n'y aura plus rien. C'est comme si ma vie manquait de réalité. Je ne peux douter de cette réalité, et je ne peux pourtant pas croire que quelque chose de définitif puisse la faire intervenir dans cette vie avant ma mort. Je ne peux concevoir cette réalité autrement que comme un au-delà de ma vie.

- Tu me dis que tu ne peux douter d'une réalité autre que celle que tu vis, et pourtant tu ne peux pas douter non plus de la réalité de ta vie. N'est-ce pas paradoxal ? Et peut-être aussi hypocrite ?

- C'est pourtant bien ainsi. Je ne peux remettre en doute la réalité d'ici-bas, et je sais bien qu'il en est une autre.

- Alors, comme tu ne peux croire en deux réalité à la fois, et que tu n'es prêt à renoncer à aucune, tu les places seulement dans deux temps successifs. Tu vis l'ici-bas, et tu renvoies l'au-delà après ta mort. N'est ce pas justement une façon hypocrite de s'en débarrasser.

- Ne crois pas cela, car je vis ici-bas selon ma foi en l'au-delà.

- Tu vis donc à crédit. Si tu vivais effectivement ce dont tu ressens le manque, ton « ici-bas » ne te semblerait plus si réel. Il ne serait plus qu'un en-deça. L'en-deça d'un ici-haut. Ne vois-tu pas que tu produis toi-même ton manque à vivre en voulant vivre au-delà ?

- Tes paroles manquent d'humilité. Je ne vois rien dans ta vie qui me permettrait de croire que tu y connaisse ce que je ne puis qu'espérer.

- Comment le verrais-tu dans ma vie, alors que tu ne le vois pas dans la tienne ?

Ni chez ceux dont pourtant tu révères les livres.

Justement, quand tu lis ces livres, tu crois que les mots correspondent à une réalité, alors que, au contraire, ils la désignent.

 

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Le 4 novembre

Quand le sage montre la lune, le fou regarde le doigt.

On peut bien se moquer du fou. Mais, déjà, si l'on dit « le doigt qui montre », tout devient différent. Ce n'est pas la même chose « un doigt » et « un doit qui montre ».

 

Où est la folie, où est la sagesse ? La lune doit-elle faire oublier le doigt qui la montre ?

Montrer du doigt, cela se dit aussi « désigner ». Et l'on dit encore « faire signe ».

Mais qu'est-ce qui alors est fait signe ; et qu'en est-il du signifié ?

Le doigt est-il signe de la lune, ou la lune du doigt ; du geste qui désigne ? Lequel interprète l'autre ?

 

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Tout ceci semble bien une question de fou ; car en fait la lune est bien là, et c'est elle qui importe.

Oui, mais la lune que je vois et la lune que je montre sont toujours la lune. La lune que ni je vois ni je montre n'est qu'une abstraction.

 

Oui, en un sens, le doigt qui la montre est bien fait « signe » pour la lune, mais la lune aussi, alors, est faite « signe » pour le doigt qui la montre.

N'est-ce pas cela qui doit retenir l'attention, non la lune en soi ?

 

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Quand le fou montre la lune, le sage regarde le doigt.

Comment s'y prend-on exactement pour dire, pour désigner, pour montrer ?

 

Songe à l'histoire de la logique et des mathématiques. La logique et les mathématiques ne sont-elles pas des sortes de poétiques ou de rhétoriques - ou plutôt d'anti-poétiques et d'anti-rhétoriques - qui ne cessent de produire un lexique et une grammaire dépourvus d'ambivalences ; élaguant les connotations sur le tronc des dénotations, alors que la poétique et la rhétorique, elles, les cultivent ?

 

Mais les mathématiques nous semblent parfois toucher à d'autres réalités, tout à fait autonomes, où le chiffre existerait comme signifié en toute indépendance de son signifiant ?

 

L'équivalent de cette impression (effet d'optique) en ce qui concerne la poésie, le/la poétique n'est ce pas ce que l'on reconnaît sous les termes de « sacré », « religieux », « magique »...?

 

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Si la lune n'est plus signe, le doigt du sage ne fait qu'un geste ornemental.

 

Celui qui n'attache de l'importance qu'aux rituels et aux reliques est peut-être un fou. Mais peut-être l'est plus encore celui qui ne voit plus que ce qui lui est montré.

 

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Montrer. Une lunette est d'une certaine façon un instrument qui sert à montrer. Comme peut l'être une proposition ou un doigt tendu.

Regarder la lunette, ou regarder dans la lunette ?

Regarder le doigt ou regarder la lune ?

Le problème est que lorsque je regarde la lune à l'aide d'une lunette, je vois la lune dans la lunette.

 

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Les premiers spectateurs de L'arrivée d'un train en gare de La Ciotat ont été effrayés.

Par quoi ? - Par le train qui entrait en gare quand les frères Lumière l'ont filmé, par l'image de ce train, par le film que les frères Lumière avaient tourné et qui leur était projeté ?

 

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Le 5 novembre

De quoi est-ce que je parle depuis hier ? D'un proverbe, « quand le sage montre la lune, le fou regarde le doigt », que je commente et analyse pour en extraire tout ce qu'il veut dire ? Ou d'un problème assez complexe de désignation, dont ce proverbe constitue un modèle intéressant ? Ou de quoi d'autre ?

Ou encore : dans mon propos, ce proverbe tient-il la place de la lune ou la place du doigt ? (Le proverbe tient-il dans mon propos la place que tient la lune ou la place que tient le doigt dans le proverbe ?) - Et qu'en est-il encore si je pose la même question pour tout ce que j'ai écrit sur ce proverbe ?

 

Ne soupçonne-t-on pas ici qu'on est en train de s'embarquer dans un jeu d'illusions, ou du moins de reflets, sans fin ; une sorte de palais des glaces ?

Un jeu de miroirs où l'on ne fait qu'ajouter encore un miroir chaque fois que l'on veut observer mieux et sous un autre angle.

 

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Doit-on supposer ce jeu indécidable ? Ou doit-on plutôt comprendre « jeu » dans le sens de « être en jeu » ?

C'est ainsi que je critique la notion de communication. Elle suppose que, pour l'émetteur d'un message, ce jeu soit une composition stable, et que le problème, pour le récepteur, soit de retrouver cette stabilité définitive.

 

J'adresse un puzzle à mon interlocuteur et il doit le remonter. C'est à dire que, en quelque état que se trouve le puzzle, il est virtuellement un seul et même puzzle. - Ce n'est pas du tout ainsi que ça se passe. Il n'est pas de modèle définitif, fût-il virtuel.

 

Y a-t-il, au contraire, une combinatoire ?

Oui et non. Il y a peut-être toujours une combinatoire possible, mais elle ne nous intéresse pas.

D'abord, cette combinatoire serait infinie, puisque chaque pièce du puzzle est susceptible de se reproduire dans le même temps où nous nous attaquerions à cette combinatoire. Mais ce n'est pas cet aspect seul qui serait de nature à nous décourager.

Aussi simple que soit le puzzle, il faudrait pouvoir affirmer qu'une combinaison et une seule soit la bonne.

Dans le cas contraire, il faudrait que nous soyons capable de garder à l'esprit un certain nombre de combinaisons simultanées. Aussi petit que nous puissions envisager le nombre des figures recevables du puzzle, il serait de toute façon trop grand pour que nous puissions continuer la communication.

 

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On peut aussi se demander si, lorsqu'on joue aux échecs, il est nécessaire d'envisager toutes les combinaisons qui puissent résulter de chaque coup qui est joué.

« Envisager toutes les combinaisons possibles », en quoi cela se distingue-t-il de « connaître la règle » ?

Pour un jeu d'échecs informatique, que signifie exactement cette question ? Car elle a alors une signification exacte.

Lorsqu'on règle l'ordinateur pour qu'il joue plus ou moins bien, cela veut-il dire qu'il connait mieux ou moins bien la règle ? Cela veut pourtant dire qu'il est en mesure d'anticiper un plus ou moins grand nombre de coups.

 

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Le robot électronique fait apparemment la même chose que le joueur humain : il joue des coups. Mais rien ne nous dit que les deux fassent la même chose avant de jouer.

Est-ce à dire que moi-même je n'anticipe pas quand je joue aux échecs ? Si. Je suis capable d'envisager tout ce que peut faire mon adversaire à partir du coup que je viens de jouer, et je suis aussi capable d'envisager ce que je ferais dans ces occurrences. Je suis capable d'anticiper ainsi plusieurs coups à l'avance, et je sais que d'autres en sont capables sur plus de coups.

Mais est-ce vraiment cela qui importe dans la façon dont je joue aux échecs ? Est-ce vraiment ainsi que je joue, c'est à dire, comme une machine ?

 

En 1972 ou 1973, le championnat du monde s'est joué sur un échange de reines en début de partie. Le joueur qui a choisi de sacrifier sa reine dans cet échange a gagné. Bien sûr, cet échange à lui seul n'explique pas sa victoire. Il importe plutôt de comprendre pourquoi cet échange lui paraissait utile à sa stratégie, et pourquoi cette attente n'a pas été déçue.

Il m'est arrivé une seule fois qu'un adversaire sacrifie sa reine pour prendre la mienne en début de partie ; et j'ai perdu. Ma reine étant couverte, je ne m'attendais pas du tout à ce que mon adversaire sacrifie la sienne.

J'avais sans doute envisagé ce coup, puisque je savais ma reine couverte, mais j'avais éliminé cette occurrence de mes calculs. Par ce coup, mon adversaire rendait caduques toutes mes combinaisons, et m'obligeait à reprendre toute ma stratégie à zéro. A ce moment là, j'avais perdu toute initiative dans la partie.

Je ne crois pas qu'à ma place un ordinateur eût perdu la moindre initiative - eût-il été réglé sur « débutant ». Ce coup n'eût été pour lui qu'un coup comme un autre.

 

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Ce qu'Edgar Poe écrit à propos des échecs et du jeu de dames prouve qu'il maîtrisait mal les échecs. (Paul Nougé)

Que le jeu de dames offre plus de prises à ce que j'appellerais « un libre jeu du je » parce qu'il est plus simple, qu'il suppose moins de combinaisons, et par là absorbe moins l'esprit aux seuls calculs d'une combinatoire, cela n'est vrai que pour celui qui a mal assimilé les règles, et dont l'esprit en reste préoccupé.

 

Appliquons ce raisonnement aux langues naturelles : - il est plus difficile de penser en Allemand (ou en Latin, ou en Arabe) qu'en Anglais (ou en Japonais), car la grammaire allemande est plus complexe que la grammaire anglaise, et elle absorbe toute l'attention avec les déclinaisons et les accords.

On pourrais aussi dire qu'il est très difficile de penser en écrivant en Français à cause de la difficulté de l'orthographe. Et cela est certainement vrai pour beaucoup de personnes, francophones ou non.

Mais est-ce que je pense à l'orthographe quand j'écris en Français ? Pas plus que je ne pense à mettre ma langue contre mes dents quand je prononce q en Anglais.

 

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- Mais qu'appelles-tu « penser » ? Car il est bien évident qu'un ordinateur ne pense pas. De même lorsque tu dis « à l'esprit » : l'ordinateur n'a, en aucun sens, un esprit.

- En effet, et pourtant l'ordinateur fait exactement ce que je dis « ne pas penser ». Et, quoi qu'il contienne, c'est bien ce que je dis « ne pas avoir à l'esprit ».

Cependant il est bien vrai que, littéralement, il ne le « pense » pas plus que moi, ni ne l'a « à l'esprit ».

 

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Le 6 novembre

Ces cahiers que j'écris, comment est-ce que je m'y prend exactement pour les écrire ?

Je suis mon idée. - Soit, mais encore ?

Est-ce que je me soucie, en suivant mon idée, de l'orthographe, de la grammaire, de la sonorité...? - Voilà une question à laquelle il est très difficile de répondre. Bien sûr que je m'en soucie, et par instant, je ne me soucie de rien d'autre.

Lorsque je me relis pour me corriger, j'ai le plus grand mal à prêter attention à plusieurs de ces différents aspects à la fois. Quand je suis attentif à l'orthographe et aux coquilles, j'ai du mal à être sensible au balancement des phrases et à leur lisibilité ; plus encore à leur cohérence logique. Quand par contre je fixe mon attention sur l'articulation des idées, mon regard peut passer plusieurs fois sur une lettre mise à la place d'une autre sans que je ne m'en aperçoive.

 

Il peut arriver que ces divers aspects se brouillent. Hier soir, par exemple, je trouvais une phrase peu claire, sans parvenir à lui substituer une meilleure tournure ; sans parvenir seulement à découvrir ce qu'il y avait de pas clair dans cette phrase. Puis je me suis aperçu qu'il manquait un trait d'union entre « est » et « ce » : « ... est ce ... », « ...est-ce ... », voilà sur quoi ma lecture venait se brouiller, sans que je ne parvienne à le percevoir.

(Songeons au détail qui peut changer la physionomie dans un portrait ; ou rendre une perspective fausse.)

 

Je peux donc être attentif à ces détails. D'ailleurs un ordinateur m'assiste, émet un bip sonore pour des orthographes douteuses. Je pourrais aussi lui demander une assistance grammaticale.

Parmi ces détails, les problèmes de ponctuation et de division ne sont pas les moindres. En admettant qu'il y ait des règles de ponctuation - jusqu'à quel point la ponctuation fait fonction de connexion logique ou de notation mélodique et rythmique, et jusqu'à quel point le rythme et la mélodie d'une proposition ne sont-elle pas déjà une connexion logique que marque donc la ponctuation ? - en admettant donc qu'il y ait bien des règles pour cela, qu'est-ce qui me dit que je dois aller à la ligne, en sauter une, finir un paragraphe ou un chapitre ?

 

Dans tout ceci, les côtés purement musical ou encore purement visuel, plastique, ne sont pas négligeables.

Et qu'est-ce que cela veut dire alors « musical » et « plastique » ?

 

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Tout ceci se passe comme en dessous de la ligne de flottaisons ; la ligne de flottaison de la pensée. Mais puis-je dire qu'en écrivant ces cahiers je ne pense qu'avec ma plume ?

 

Ma métaphore avec un journal de chasse est là pour rappeler - me rappeler (et j'en ai eu par moments bien besoin) - que je ne chasse pas avec ma plume en tenant ce journal.

Je chasse en organisant des ateliers d'écriture (un sur la diction et la mise en situations, un sur l'écriture mathématique avec un professeur et sa classe, un atelier d'écritures expérimentales, etc...), en organisant un colloque sur Poésie, logique et langage...

Je chasse aussi avec ma propre création littéraire, dans mes échanges avec d'autres auteurs, d'autres chercheurs, et je peux chasser aussi tout simplement en me promenant.

 

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Je n'ai jamais rien appris dans des livres. Mais tout ce que j'ai appris, je l'ai appris pour une très large part à travers des livres.

 

Un cahier de bord peut avoir une fonction essentielle au cours d'un voyage ; ou encore après le voyage. Mais il ne peut se substituer au but du voyage. A plus forte raison, se substituer au voyage.

Ce que je remarque ici peut être seulement trivial.

C'est comme celui qui dans une exposition d'art contemporain dit que « c'est n'importe quoi ».

Peut-être fait-il une remarque essentielle, mais il en perd tout le bénéfice du seul fait qu'il le dit pour « couper court ».

 

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A plusieurs reprises Wittgenstein note une certaine stérilité de ses oeuvres. On ne saurait dire s'il la justifie, s'en excuse ou la regrette. Sans doute ne saurait-il pas le dire lui-même.

 

« La philosophie laisse les choses en l'état. »

Pourquoi pas « le langage laisse les choses en l'état » ?

Sans doute : mais le langage, lui, reste-t-il en l'état ?

 

La logique et la poésie, la philosophie et la littérature génèrent ici des confusions qu'on ne rencontre dans aucune autre activité humaine.

Le commandant du navire qui tient un carnet de bord sait très bien que ce qu'il note laisse son navire en l'état. Il n'ignore pas que rien de ce qu'il écrit ne peut se substituer à ses actes, à ses ordres et à leur exécution.

Quoique parfois il puisse oublier en quoi ce qu'il écrit peut devenir un élément essentiel pour les décisions qu'il va prendre.

Tout n'est pas si simple pour celui qui travaille essentiellement dans le langage.

 

De cela on pourrait conclure que la philosophie, la logique, la littérature, la poésie sont des pratiques définitivement impossibles ; à moins qu'elles ne s'apparentent à l'illusionnisme et à la prestidigitation.

 

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Le 7 novembre

D'une certaine façon, on pourrait dire que les sciences physiques s'apparentent elles-mêmes à l'illusionnisme, car elles laissent aussi bien le monde en l'état.

L'avion ne bouscule en rien les lois de la gravitation. Certes, il vole et personne ne dira qu'il « semble voler ». Cependant, nous disons volontiers que « nous nous affranchissons des lois de la nature ».

 

Ce qu'il serait ici utile de dégager, c'est une certaine relation assez complexe entre expliquer, décrire et faire.

 

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Je crois qu'il faudrait ici interroger le concept de travail. Ou plutôt les concepts, car nous disposons de nombreuses théories très fines concernant le travail, mais d'aucune théorie unitaire. (Songeons au concept de travail chez Joule et au concept de travail chez Marx.)

 

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Nous pouvons peut-être entrevoir ce que serait une théorie unitaire du travail, en reprenant le traité de l'Âme d'Aristote et en remplaçant systématiquement « âme » (psyché) par « travail » (ergon).

 

- Dans une première étape, cette théorie traiterait du travail que l'on mesure en« joules » : le pur travail mécanique.

- Dans une seconde, du travail végétal, végétatif : celui où la transformation de l'énergie se double d'une transmutation organique. Après le travail physique, il s'agirait donc du travail biologique.(3)

 

- Dans une troisième partie, on aborderait le travail animal : proprement, le travail de l'âme, c'est à dire de l'action et de la perception. Ce chapitre recouperait une bonne part des « sciences cognitives », en ce qu'elles touchent à la neurologie. Pourtant il ne s'agirait pas ici de cognition, mais seulement de perception.

 

Ensuite, on s'attaquerait au travail intellectuel humain - ces deux mots font un pléonasme, que je conserve en référence à Josef Dietzgen.(4)

Ce chapitre se diviserait lui-même en trois, selon que ce travail humain s'appliquerait à telle ou telle forme du travail déjà traité.

- Nous aurions d'abord le travail qui s'exercerait dans la pure mécanique : le travail technique, la technologie. Celui qui a commencé avec la simple taille de pierres, et qui est allé de l'invention du manche aux dernières trouvailles de l'informatique.

- Ensuite, le travail qui a commencé avec l'élevage et l'agriculture, pour gérer et diriger tous les processus qui se génèrent et se régénèrent d'eux-mêmes.

C'est un travail tout à fait différent de tailler une pierre que de faire pousser une fleur. Dans le premier cas, nous travaillons une matière qui ne fait que réagir à notre action. Le résultat dépend alors seulement de notre connaissance de cette matière singulière, des lois universelles qui la régissent et de l'habileté de nos gestes et de nos inférences. Dans le second, nous travaillons sur un être doté d'une vie autonome, que nous pouvons seulement cultiver.

Le terme d'art s'appliquera beaucoup mieux à cette sorte de travail que celui de technique : art médical, art poétique (c'est à dire travail des langues naturelles ; de ce qui est naturel dans les langues), etc...

- Enfin nous aurons le travail scientifique, théorique, esthétique, ajoutant aux précédents les représentations intelligibles ou sensibles.

Cette dernière étape pourrait facilement montrer comment tout travail humain n'est jamais très loin de basculer dans l'illusionnisme et la prestidigitation.

 

Ces différentes étapes : technique, artistique, scientifique, esthétique, pour être séparables n'en ne sont pas nécessairement séparées.

Plus exactement, cette distinction est pour une bonne part la fonction principale du travail proprement scientifique. La science fait passer, pour une part toujours plus grande, l'objet de l'art sous le registre de la technique. On peut mesurer ce que l'optique - photographie incluse - a apporté aux arts plastiques de purement technique, sans que la photographie ne cesse pourtant d'être un art et non pas seulement une technique. La même observation est valable avec la médecine ou l'agriculture (« médecine scientifique », « agriculture scientifique »).

 

Le travail intellectuel fait avec le travail animal de perception et d'action ce que fait la vie végétale avec l'échange de matière et d'énergie : elle en fait une vie autonome - une vie de l'esprit.

 

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Le 8 novembre

Toute cette construction laisse entièrement de côté une théorie du travail pourtant parfaitement élaborée : la conception économique du travail.

L'économie politique : l'association de ces termes, et ils ne manquent jamais d'être associés, laisse bien entendre qu'il est essentiellement question de travail et de pouvoir.

Ce qui devrait immédiatement nous troubler, c'est qu'on retrouve à peu près, dans l'économie politique, les mêmes concepts que dans la mécanique - ou plus exactement, les mêmes termes qui ne désignent plus du tout les mêmes concepts.

Et d'abord tous ces concepts, dans l'économie politique, ne correspondent pas à des unités de mesure. Curieusement, l'économie politique, qui semble au premier abord quantitative, ignore les unités de mesure. Elle n'en connaît qu'une : la monnaie. L'économie mesure tout en monnaie, mais elle n'a aucune réponse satisfaisante quand il s'agit de savoir ce qui est ainsi mesuré, ou quand il s'agit seulement de savoir ce qu'est la monnaie.

Plus précisément, les seules réponses à ces questions sont des réponses politiques. Ce qui ne les rend pas pour autant satisfaisantes.

 

Par rapport à ma charte d'une théorie unitaire du travail, qu'elle place prend en fait l'économie politique ?

Dans un premier abord, je dirais qu'elle fait écran. Elle-même d'ailleurs commence par brouiller ses propres cartes, en ce qu'elle ne dit pas dans quelle mesure elle est une pratique ou un discours sur cette pratique.

Si elle est une pratique, il faudrait d'abord dire laquelle : pratique du pouvoir politique ? pratique de l'échange marchand ? pratique de l'organisation du travail ?

L'économie politique recouvre manifestement ces trois pratiques, mais il faudrait alors dire de qui elle est la pratique ; car ce ne sont pas les mêmes personnes, les mêmes groupes, les mêmes structures, les mêmes couches sociales qui pratiquent le pouvoir politique, l'échange marchand ou l'organisation du travail.

Selon les écoles, l'économie se présente plutôt comme une théorie de la culture de la richesse des nations par le pouvoir politique, ou tantôt comme une théorie de la gestion des richesses privées. Dans le premier cas, elle apparaît comme « science du prince », dans le second, comme « science des patrons ».

Dans les deux cas, elle fait écran à l'organisation concrète du travail. Elle a pour fonction de rendre le travail impensable.

 

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L'ergonomie.

L'économie politique laisse dans l'ombre l'ergonomie, ombre où celle-ci se contente de faire fonction d'une science croupion de l'industrie.

L'ergologie serait pourtant la clé et la charnière d'une théorie unitaire du travail. Elle tiendrait la place d'une philosophie première du travail ; une méta-physique, au sens littéral, entièrement épurée de toute mystique et de toute théologie.

 

L'ergologie serait avant tout la théorie du singulier et de l'universel ; du réel et du virtuel.

La théorie et la pratique de la transformation du travail individuel en travail collectif (et inversement).

 

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Nous pouvons très bien voir que la moindre de nos expériences ne se laisse pas réduire dans la relation d'un quelconque réel avec l'ego cartésien.

 

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Toujours, entre un « ceci » et un « moi », je pressens bien la présence et l'action d'un « nous ».

Or ce « nous » n'est jamais entièrement réel. Ce que j'entends par là, c'est que jamais je ne peux entièrement dégager ce « nous » du « ceci ». Continuellement, je découvre ce « nous » dans les choses - comme je les perçois - ou conçois - à travers ce « nous » : outils, savoirs, symboles, représentationsÉ nécessairement collectifs. Je ne peux pas davantage dégager entièrement ce « nous » de l'ego.

Ce « nous » est toujours en « moi », et si j'essaye de le filtrer, c'est ce « moi » qui m'échappe.

Je ne peux pas non plus le dire fictif, même si je sais qu'il est très généralement désigné à travers des fictions : la nation, l'humanité, l'homme, la race, l'état, la science, la raison, l'esprit, la société, Dieu, les dieux, la richesse, les richesses, le pouvoir, la nature, la culture, la civilisation, l'entreprise... Tous ces sujets sont plus ou moins des fictions, des images, des figures, des tropes...

Ce « nous » n'est pas fictif, car, s'il n'est pas non plus réel, son action, son effet, sa force, très exactement son travail est, lui, bien réel. Aussi je dirais plutôt que ce « nous » est virtuel.

Mais pour être virtuel, et non fictif, il doit être dans les choses ; dans l'organisation concrète des choses, et il doit être dans l'ego.

 

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Plus qu'un ego et un nos (nous), un sum (suis, je suis) et un summus (sommes, nous sommes).

Je demeure étonné que, malgré toute l'invention linguistique de la métaphysique européenne à partir de esse (être), on n'y trouve jamais de sum et de summus.

N'est-ce pas amusant l'homonymie de « je suis » : être et suivre. Ou encore celle entre « nous sommes » et le substantif « sommes » « somme » (somma logicæ, somma theologicæ) ? (5)

 

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Je pense donc je suis ; je suis ma pensée, je suis des traces. Et parmi ces traces, je reconnais les miennes ; les nôtres. Je suis donc nous sommes. Je suis ma piste, et nous sommes, nous sommes nous.

 

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Nous-mêmes, nous autres.

Ce « nous autres » des langues romanes (nosostros) vient faire pôle au « nous-mêmes ».

On sent bien là que « mêmes », en tant que pôle de « autres », ne se laisse pas si simplement traduire par selves.

Dois-je souligner qu'il n'y a pas d'alter ego, de moi autre. Seulement un « toi » ou un « nous autres ».

Ipse, ipsi (moi-même, nous-mêmes). Ipso facto, ipso dato.

 

C'est sans doute là qu'est la clé du mythe - si ce n'est du mystère - de l'automate, de l'automatisme : dans la subtile relation entre nous-mêmes et nous autres.

Mais, bien sûr, je n'en dévoile rien en disant cela, je ne fais que le voiler davantage de mots.

 

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La critique de l'ontologie de Guillaume d'Ockham. En schématisant : seul le singulier est réel ; l'universel existe seulement dans l'esprit, comme induction à partir des singuliers. C'est dire que seul le singulier relève de l'ontologie ; l'universel, c'est à dire l'objet de la logique, relève d'une sémiologie.

Cette critique demeure très moderne, (6) mais elle ne pose que le côté de l'objet, pas celui du sujet.

 

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Si je dis « je sais », on peut toujours chercher à vérifier davantage, mais il n'y a pas grand mystère.

Si je dis « nous savons », tout n'est pas si clair. Et d'abord, est-ce que je me compte dans ce « nous » ? En principe, oui.

Mais il pourrait m'arriver de dire : « nous savons briser des atomes », ou encore « nous savons voyager jusque dans les planètes ». Est-ce que je sais briser des atomes, ou voyager dans les planètes ? Non.

Il se pourrait même que personne ne le sache ; mais nous autres, ensemble, nous savons le faire.

 

Comparons « ensemble nous pouvons soulever cette armoire », et « ensemble nous pouvons observer tous les côtés ».

Il est peu probable que le savoir, le percevoir, le concevoir s'additionnent aussi facilement que la force. Et quand bien même voudrions-nous les réduire à des simples « informations », le problème resterait autrement plus loin d'être résolu que certains (avec la théorie de la communication par exemple) le croient.

Du côté du sujet aussi le réel n'appartiendrait-il qu'au singulier ?

 

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Le 9 novembre

Guillaume d'Ockham critique la représentation en ce qu'elle serait un troisième terme entre les choses et l'esprit : un fictum. C'est par là que passe la ligne directe entre Ockham et Peirce ; entre le nominalisme et le pragmatisme.

Pour ce qu'on peut connaître de l'oeuvre de ces deux hommes, il semblerait que Peirce revienne sur la terceité qu'Ockham récuse. Mais ici, ce qui me préoccupe plutôt, c'est d'où peuvent bien venir de telles idées. Il me semble évident qu'elles viennent de l'optique, et il me semble intéressant de les y ramener.

En optique, le concept d'objet et le concept d'image ne glissent plus entre les doigts. En optique, l'image est aussi réelle que l'objet, et bien distincte de lui, sans être d'une quelconque façon « dans l'esprit ».

 

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Enlève aux concepts de l'optique les verres et les miroirs, et la plus rigoureuse précision cède la place à la plus vertigineuse confusion.

Une géométrie des rayons lumineux et des surfaces optiques suffit à la description, et même à l'explication, de la formation des images. Il n'y reste aucun mystère. Si l'on tient à en trouver, on doit les chercher en amont, dans la géométrie, dans la physique de la lumière, de la matière..., ou en aval, dans la perception, la neurologie, la psychologie, etc...

Cependant, cette image, qui se forme dans le miroir, sur la lentille, sur la rétine, est bien réelle, mais elle n'en est pas pour autant une image vue.

 

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« L'image qui se forme sur ma rétine va s'inscrire dans un point de mon cerveau. »

Voilà une sorte d'explication qui se révèle bien plus mystérieuse que ce qu'elle prétend expliquer.

Cela ressemble au son qui va s'inscrire sur les sillons du disque. Ceci, nous le comprenons très bien : du rouleau de boîte à musique au disque compact, le principe est le même. Mais pour que le son redevienne réel, le processus doit se dérouler dans l'autre sens. Je peux à la rigueur concevoir mon cerveau comme une discothèque, mais j'aimerais bien savoir alors ce qui en tient lieu de lecteur.

Le disque de mon ordinateur aussi contient des quantités d'informations cryptées, mais il est doté d'un écran, d'une imprimante, d'un haut-parleur. Qu'est-ce qui peut bien en tenir lieu pour mon cerveau ?

Et d'ailleurs cette question même est absurde, car un écran suppose des yeux pour le lire ; un haut parleur, des oreilles...

 

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Je vois bien que « dans l'esprit » a la même grammaire que « dans le miroir ». Le seul terme de « réflexion » devrait me mettre sur la voie.

La dialectique de l'objet et de l'image se double ici d'une dialectique du virtuel et du réel, qui fait correspondre à l'objet réel l'image virtuelle et à l'image réelle l'objet virtuel.

Je veux dire ici que le décodeur, le lecteur de ma mémoire, est le monde lui-même.

 

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L'image et l'objet

Un objet est le point d'intersection de deux rayons arrivant sur une surface. Il est dit réel si ce sont les rayons eux-mêmes qui se coupent. Il est dit virtuel si ce sont les prolongements des rayons lumineux qui se coupent.

 

objet réel et virtuel

 

Une image est le point d'intersection de deux rayons émergeant d'une surface. Elle est dite réelle si ce sont les rayons eux-mêmes qui se coupent. Elle est dite virtuelle si ce sont les prolongements des rayons lumineux qui se coupent.

image virtuelle et réelle

 

L'espace objet se découpe en deux sous-espaces. Si le sens du parcours de la lumière est de gauche à droite, on a successivement : - Le sous-espace objet réel à gauche de la première surface rencontrée par la lumière. - Le sous-espace objet virtuel à droite de la première surface.

 

L'espace image comprend deux sous-espaces. Si le sens du parcours de la lumière est de gauche à droite, on a successivement : - Le sous-espace des images virtuelles à gauche de la première surface rencontrée par la lumière. - Le sous-espace des images réelles à droite de la première surface.

espaces objets et images

 

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NOTES

1 « Le récitant, c'est l'interprète, l'aedos ou le rapsodos ; l'auteur, c'est très exactement le fabriquant, celui qui a fait le poème : le poietès ou le melon poietès. Tout ce que nous apprend ici l'histoire des langues, c'est que poète fut, à l'origine, un mot analogue à notre librettiste, ou notre parolier. » Jean Paulhan, La preuve par l'étymologie.

2 Jean Paulhan, les Fleurs de Tarbes.

3 Sans doute la biologie prétend-elle s'occuper de l'animal plutôt que du végétal ; elle ne s'occupe pas moins de ce qui est avant tout végétal (végétant) chez l'animal.

4 Josef Dietzgen, L'Essence du travail intellectuel humain (exposée par un travailleur manuel. Nouvelle critique de la raison pure et pratique), 1869. Ami de Feuerbach, jeune apprenti tanneur, il devint ingénieur. Il a joué un grand rôle dans la création de l'Alliance Internationale des Travailleurs, et a pris la direction du journal Freiheit à la suite de la condamnation à mort de ses dirigeants après le premier mai 1886 à Chicago.

5 Qu'en aurait pensé Heidegger ? Que le Français ne se traduit pas ?

6 Moderne et actuelle, ne serait-ce qu'à travers l'oeuvre de C. S. Peirce. (Scott, Ockham and Hobbes, selected papers).

 

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