Quatrième Cahier

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Archéologie et paléontologie du savoir. - Pensée et culture. - Métaphore et réalité. - Où trouvons-nous des règles, si tant est que nous en trouvions ?

 

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Le 19 août

Poursuivre dans cette voie n'est pas commode. Le terrain a été tourné et retourné tant de fois.

L'image du terrain retourné est bonne. Imaginons les mathématiques comme une recherche paléontologique, ou peut-être archéologique.

En fait on n'en sait rien : on creuse le sol, et l'on trouve de tout : des traces de civilisations disparues, des fossiles, des sédiments. Et l'on trouve même, l'on trouve surtout, des traces d'investigations antérieures.

On ne sait si tel objet est une création de l'homme ou une production de la nature. On cherche autant sur le terrain que dans les archives. Et l'on trouve les aberrations des chercheurs antérieurs : l'un prenant les Dolomites pour des sculptures primitives, l'autre une pierre polie pour un produit de l'érosion.

 

Avec les mathématiques, il est assez dur de savoir si l'on cherche dans les archives ou sur le terrain.

Pour un mathématicien comme Hilberg, les mathématiques seraient essentiellement un travail qui consisterait à classer les produits et tirer les conclusions des investigations antérieures. Il oublie les couches géologiques pour ne plus voir que les couches d'archives.

 

Pour un mathématicien comme Gödel, les mathématiques sont plutôt une investigation de terrain. Les archives n'en sont qu'une première couche. Les mathématiques de Gödel ressemblent au musée des Docks Romains de Marseille, qui est construit à même les fouilles : au rez-de-chaussée de l'immeuble qui l'abrite, on marche sur la terre au milieu des vestiges.

 

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On creuse le sol et l'on trouve de tout : des traces de civilisations disparues, des fossiles, des sédiments... et parfois l'on tombe surpris sur ses propres traces.

 

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On peut distinguer la recherche contemporaine et l'histoire, et au sein de cette dernière, l'histoire des idées. On peut distinguer l'histoire de la préhistoire. Et puis l'on peut distinguer la paléontologie humaine, qui remontre à quelques deux millions d'années, de la paléontologie animale, de celle du vivant ; puis de la géologie, qui rejoint la chimie et la physique... et la physique théoriques, et les mathématiques... qui reviennent à la recherche contemporaine.

Oui, on peut distinguer : là on étudie des sédiments et pas des urnes romaines. Mais on aurait bien du mal à déterminer où se font exactement les ruptures.

(Ainsi peut-on déterminer parmi les réels tous les nombres dont le carré est supérieur à racine de 2, et ceux dont le carré est inférieur à racine de 2, mais on ne saurait déterminer le nombre x tel que x = racine de 2.)

Nous distinguons bien un fossile végétal sur une roche, mais nous ne pouvons isoler une pure géologie indépendante de la sédimentation d'origine végétale. Comme nous distinguerions difficilement la recherche contemporaine de l'histoire des idées contemporaines.

Mieux : les deux extrêmes semblent se rejoindre aux deux bouts, et la théorie du « big bang », de description des origines se fait aussi bien dernier cri de la métaphysique.

 

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Nous,... l'homme..., ce sont de curieux sujets. Mieux vaudrait ne pas trop s'abuser à se laisser croire les bien connaître.

Oui, ce qui m'est inaccessible, nous pouvons y arriver ensemble. Nous tirons tous ensemble la corde, et le fardeau avance. C'est bien.

Des armées de mineurs, avec leurs officiers ingénieurs ; et de sidérurgistes, de métallurgistes ; des bûcherons, des menuisiers, des charpentiers ; des maçons et des terrassiers, des mécaniciens et des électriciens, et des chimistes, des atomistes, des informaticiens... Cela en fait du savoir et du savoir faire, et des hommes qui savent, qui savent faire et qui font.

Qu'en est-il du savoir de la fourmilière et du savoir de la fourmi dans ces armées de savants, de techniciens et d'ouvriers, et de ceux qui font de leur guerre contre la nature une guerre entre les hommes ?

Je veux bien qu'une fourmi ne sache pas tout, mais il faut bien qu'une autre sache ce qu'elle ignore, et une autre, et encore une autre. Quel savoir posséderait la fourmilière qui ne soit su par quelque fourmi ?

 

Ce que sait « l'homme », ce que « nous » savons et que, moi, j'ignore, doit bien être su par d'autres hommes. Sinon de quel « homme », de quel « nous », parle-t-on ?

Mais où le tenons-nous, où le gardons-nous ce savoir, que l'un ou l'autre nous avons ? Est-ce comme la force avec laquelle nous tirons sur la corde ? Nous savons additionner des forces. Mais comment fait-on avec le savoir ?

 

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Le 20 août

Je sais, tu sais, il sait, nous savons. Je regarde à gauche, tu regardes à droite, il regarde devant ; ensemble nous voyons de tous les côtés. Qui voit de tous les côtés en fait ? Moi, je ne vois qu'à gauche. Je ne fais que me fier à mes coéquipiers.

Cependant je peux quand même dire que je ne verrais pas la même chose et exactement de la même façon sans mes coéquipiers. Mais de là à affirmer qu'ensemble nous voyons de tous les côtés...

 

Je ne verrais pas se coucher la lune sur la mer de la même façon sans la représentation que je me fais de l'univers. Cette représentation, je l'ai trouvée toute faite.

Savoir - voir ça. Ce que je vois, c'est bien moi qui le vois, mais cette vision est essentiellement pétrie de ce que d'autres en ont fait et en font.

Ou encore, dans ce que je vois, il y a autant de données des sens que de données par d'autres.

A côté du concept de sense data, il nous faudrait poser l'autre concept de alteris data. Le problème c'est que les deux sont indiscernables.(1)

 

La nature d'un côté, le monde physique et, de l'autre, l'homme, la société, « nous ». Totalement indiscernables : la nature se fait humaine et l'homme nature.

Notre corps et ses organes sont aussi bien objets de sciences naturelles ; tout autant que ces sortes d'organes extérieurs à notre corps que sont les objets de notre industrie. Et le sont encore toutes les productions mentales, sensibles, idéologiques que nous tirons de nos organes internes et externes.

 

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Le 21 août

L'homme existe-t-il ? Avant de croire en l'existence de « l'homme », je croirais d'abord en l'existence de « l'honnête homme ».

L'honnête homme, c'est celui qui sait et pense ce que l'on doit savoir et penser pour se comprendre dans une communauté.

L'image de Quine des bosquets taillés est très bonne. Dans un parc, les bosquets sont taillés de sorte qu'ils sont extérieurement tous semblables, cependant leurs structures internes sont toutes différentes.

Ainsi, quand je vois se coucher la lune, en moi sont en oeuvre toute une série de phénomènes et d'expériences privées ; mais sont en oeuvre aussi des ensembles de représentations communes, qui font que je vais voir, en gros, la même chose que verront ceux qui les partagent, et que ce que je verrai sera en gros comparable et communicable avec ce que verront mes semblables.

Ou plutôt, ce que je verrai sera essentiellement déterminé par ce qui est échangeable et communicable avec mes semblables.

Mes semblables ? - Moins « les hommes » que les « honnêtes hommes » (prononcer honnêt'ommes).

(Voilà qui est en fait bien heideggerien ; Lettre sur l'humanisme.)

 

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Une vision du monde ; une Weltanschaung, voilà ce qu'est cette monnaie d'échange de l'esprit. Une vision du monde : une chose pas si différente des lunettes et des lentilles auxquelles je pensais le premier août.

Il doit bien sûr y avoir un être voyant à l'autre bout de la lunette. Ce n'est pas un mince détail, mais ce n'est pas la question essentielle ici. La question essentielle, c'est plutôt de distinguer objet et moyen (objet et vecteur - comme lorsqu'on dit « voir la lumière »).

Si tu me tends une lunette, je saurai m'en servir, et je ne confondrai pas « regarder la lunette » et regarder « dans » la lunette. Mais quand tu me proposes ta « vision du monde » j'ai bien du mal à distinguer les deux. A distinguer cet appareil de vision et ce qu'on peut y voir dedans.

 

Comme avec les lentilles, les miroirs et les écrans, c'est là où nous nous attendions à percer l'intimité du réel que nous nous en trouvons le plus éloignés ; dans la pure illusion, l'image de synthèse.

 

Ce qui méritait en tout cas d'être posé, à propos de ce complexe instrument d'optique que constitue la culture de l'honnête homme, c'est qu'il ne vise pas essentiellement à percer le réel, mais plutôt à donner cours à une monnaie d'échange de l'esprit.

Est-ce à dire qu'à ce compte il pourrait être complètement faux ; complètement fou ?

 

Il me semble douteux que cet instrument d'optique puisse être complètement faux et fou - si du moins on entend par cela « incohérent ».

On cherchera au contraire pour lui la plus grande cohérence (et cela rappelle ce que j'écrivais le 25 juillet de la science moderne en général et des Problèmes de philosophie de Bertrand Russell en particulier).

Et c'est ce qui fait sa plus grande ambiguïté.

 

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Le 22 août

Songeons à ce que nous appelons religion. Nous nous renseignons sur une religion, et nous découvrons un curieux tissu de récits, de préceptes, de traditions. Nous souhaiterions trouver un système, cohérent et synthétique. Mais une religion n'est pas un système synthétique et cohérent.

La première approche pourrait nous le laisser croire - quand nous lisons par exemple un ouvrage de vulgarisation érudit ou missionnaire - mais un examen plus approfondi nous révèle une réalité plus complexe.

 

Et d'abord la religion repose sur des fondements : des témoignages, des documents, testaments, archives, traces... Ces fondements sont le repère fixe - pas question de réformer une religion en mettant en question ces piliers ; à cela on ne touche pas (King chinois, Védas, Bible, Coran, Tripitaka...) - on ne touche qu'à leur interprétation.

Mais ces fondements ne sont jamais des systèmes cohérents. Ils ne sont que des traces énigmatiques... Traces de quoi ?

Plus on essaie de comprendre une religion, moins elle est claire ; moins on sait seulement ce qu'est une religion. Le théologien ou l'érudit ne nous aident pas. Nous pouvons être séduits, fascinés par l'ampleur et la profondeur des mondes qu'ils nous ouvrent, comme nous pouvons l'être par une pyramide, une cathédrale, une grande mosquée, les ruines d'Angkor..., mais nous en conservons seulement l'impression d'une âme étrange, étrangère, et qui devient d'autant plus étrange et étrangère que nous la connaissons mieux.

Le fidèle, lui, nous donne une impression toute contraire : ni étrange, ni étranger. C'est à peine si nous percevons parfois une différence avec nous.

 

C'est à peine s'il la connait, sa religion, et nous pourrions le prendre en défaut après avoir seulement lu notre premier ouvrage de vulgarisation.

Il s'en sert comme nous nous servons des données de notre culture, et arrive généralement aux mêmes conclusions que nous. Il n'est que dans certains cas où ses jugements et ses comportements diffèrent, comme s'il percevait alors des aspects de la vie et du monde qui nous demeurent invisibles.

Si on l'interroge, on découvrira peut-être des éclaircissements d'une extrême subtilité sur les aspects les plus obscurs de sa religion. Mais il nous faudra être au moins aussi subtil pour l'entendre, car lui ne semble pas les percevoir très clairement.

 

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« Ne t'inquiète pas. Si ce que nous faisons doit être fait, ça se fera, quand bien même ne saurons-nous jamais dire comment. Si ça ne doit pas se faire, ça ne se fera pas.»

La femme de ménage algérienne qui était restée dans la pièce tourne vers moi un regard incrédule. Elle n'a jamais entendu une fréquentation de l'ami que je rassure ainsi énoncer une semblable pensée.

Serait-ce un malentendu ? Ma réflexion se fonderait-elle sur une conception déterministe ; sur un principe du « jugement de l'histoire » ? Non. Mon ton ne laisse aucun doute : la détermination est bien la mienne. Je suis bien résolu ; quelles que soient les conséquences de mes actes, je n'attends pas d'elles le jugement de ma conduite.

 

Le regard me conduit à m'interroger (le regard qui contient de la surprise et de l'estime aussi (2)). Où ai-je appris à penser ainsi ?

Oui, j'ai lu le Coran, les Hadith, les philosophes et les mystiques musulmans ; je peux me reporter au texte arabe. Mais il y a sous cette pensée des couches plus profondes. Tous ces récits du Coran, je les ai d'abord lus dans leurs versions bibliques. Mais je n'ai pas eu enfant d'éducation religieuse - chez moi on n'aimait pas les curés -; la couche est plus profonde encore.

Si je cherche au fond de moi à quelles impressions les plus élémentaires je rattache une telle pensée, je vais arriver à des images, comme celle du Serment des Horaces de David.

Mes fondements à moi sont les humanités latines. Je n'ai pas lu très jeune Epictète, Lucrèce, Sénèque ; ni Montaigne ou Voltaire (je pense ici surtout à l'auteur de la pièce qui le rendit célèbre en son temps et pendant la Révolution : Brutus), mais en moi le terrain que devait arroser ces lectures était déjà semé par les innombrables visites de sites et de musées au cours de mon enfance : Nîmes, Arles, Vaison..., où l'architecture et les sculptures antiques se confondaient aux oeuvres de Pierre Puget.

 

C'était donc bien un malentendu - Non. Ce n'en était pas un. Si je n'avais pas étudié la littérature coranique, la Bible et l'histoire du Christianisme en Occident et en particulier les guerres de religion, j'aurais laissé complètement s'ensevelir ces fondements. Ces fondements eux-mêmes d'ailleurs n'auraient pas seuls inspiré cette pensée. Mais surtout, sans ces fondements, je n'aurais pas pénétré ces traditions, ces histoires, de la même façon.

 

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Les ophtalmologues nous font chausser de curieuses lunettes sur lesquelles ils superposent et ôtent des verres, tandis qu'ils nous font lire des lettres sur un tableau. Les cultures, les cultes et les traditions seraient-ils comme ces verres ; c'est à dire superposables pour accroître notre acuité ?

Si l'on entend par là que tous les chemins conduisent dans la même direction, je ne le pense pas. Tao, Tarika, cela veut dire « chemin » quand on le traduit, mais je n'ai jamais perçu dans quel sens on pourrait dire que ces chemins soient le même, ou conduisent à un seul. Dire cette direction celle de la perfection, ou de l'éveil, serait vite vider tous ces mots de sens. Ce serait de toute façon compter pour bien peu la singularité de chacun de ces chemins.

 

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Le 23 août

Je crois que toute tradition est irréductible aux autres. Ce que j'écris ici est tout étranger à l'esprit d'intolérance (de tolérance aussi, d'ailleurs). C'est comme en géométrie : ou l'on admet que ne peut passer qu'une parallèle en un point pris hors d'une droite, ou l'on admet qu'il ne peut en passer aucune, ou l'on admet qu'il peut en passer plusieurs. On doit opter. On peut à la rigueur explorer les possibilités, mais on doit les explorer l'une après l'autre ; on ne peut tolérer les trois ensemble.

 

Par un point pris hors d'une droite, on ne peut mener qu'une parallèle à cette droite ; ou aucune, ou plusieurs. On doit choisir.

Mais demandons-nous un instant ce que signifierait ne pas choisir (ou bien, si le « on doit » a encore un sens).

Est-ce que cela signifierait « ça dépend » - mais de quoi ?

 

« On ne sait de quoi dépend le nombre de parallèles que l'on peut mener par un point pris hors d'une droite ». - Quel peut être l'usage d'un tel théorème ? « Par décret impérial, le nombre de parallèles que l'on peut mener par un point pris hors d'une droite est limité à trois.»

Pourquoi pas ? On peut bien proposer pour résoudre un problème de géométrie pi = racine de 10 (formule fréquemment proposée pour les concours, qui donne S = 10R2).

 

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Ce que je dis là peut laisser perplexe. « Il n'y a pas d'autre dieu que Dieu » ; « par un point pris hors d'une droite, on ne peut mener qu'une parallèle à cette droite » : le problème est que la seconde formule n'a jamais fait de martyr.

Soit, mais la rotation de la terre ? le procès de Galilée ? Cela ressemble-t-il plutôt à la première ou à la seconde formule ?

 

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On peut parfaitement calculer le mouvement de la terre par rapport au soleil, comme le mouvement du soleil par rapport à la terre. Selon l'usage qu'on en fera, l'un de ces calculs nous sera plus utile que l'autre. Il n'y a pas là matière à procès.

Cependant, on ne peut pas tout ramener à l'utilitaire. Il y a la vision ; on voit surtout, et tout n'est pas bon à voir. Oui, on le voit, et il ne plaisait pas à la Sainte Inquisition qu'on voit la terre tourner.

 

Certains diront qu'il y a avant tout ce que l'on pense ; ce que l'on croit. Mais au fond on peut bien penser ce qu'on veut.

Ce n'est pas ce que pensaient les esclaves chrétiens qui dérangeaient beaucoup les patriciens romains. C'est surtout que leurs esclaves ne pouvaient plus les voir comme des « domini », parce qu'ils avaient déjà un « Dominus ». Si ça n'avait été qu'une histoire de foi (au sens où l'on emploie quotidiennement ce terme), les patriciens n'en auraient eu cure ; et les fidèles auraient tôt fait de la renier devant la menace ; s'il fallait entendre « foi » comme « opinion religieuse ».

« On juge l'arbre à ses fruits », et les Romains jugèrent l'Evangile à la fermeté des martyrs. (C'était dans leur façon de voir.)

Mais on se tromperait à croire que cette fermeté reposait sur quelque chose de l'ordre d'une « opinion » - fût-elle une opinion très forte, très sûre ; fût-elle une certitude.

En quoi éprouverait-on le besoin de mourir pour une certitude ?

Galilée pouvait-il douter de ses calculs ? « Et pourtant elle tourne! » : on ne meurt pas pour la rotation de la terre (ou sinon par orgueil d'en avoir fait la découverte).

Aurais-je abjuré ma foi si j'avais été chrétiens ? Beaucoup le firent, sait-on, sans que cela ne changea leurs convictions, puisqu'ils restèrent chrétiens dans le secret avant de le redevenir plus ouvertement quand les persécutions cessèrent. Est-ce que la peur des lions ou de la croix m'aurait fait reconnaître d'autres hommes pour mes maîtres ? Je n'en suis pas sûr (quoique je sois athée, et douillet de surcroît).

C'est à dire que tout dépend de comment on voit les choses. Si l'on reconnaît l'autorité, la tutelle, on crèvera pour ses maîtres plutôt que de les perdre. Si la soumission n'existe plus, on pourra peut-être biaiser, ou se lasser de biaiser, mais aucune contrainte ne la ressuscitera.

 

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Il semble essentiel à toute société que les esprits demeurent enchaînés. Je ne pense pas ici aux force proprement coercitives. L'existence de ces forces me semble au contraire toute dépendante de ces chaînes de l'esprit. Même la célèbre maxime « diviser pour régner » ne suffit pas à expliquer l'autorité coercitive. Elle n'est que la partie visible d'une force plus obscure, plus menaçante.

Quelque chose doit être en jeu de l'ordre de la terreur sacrée. Il faut qu'à s'insoumettre l'esprit sente qu'il se brise.

D'autre part, il est important que cette source de pouvoir demeure invisible ; c'est à dire qu'on n'ose lever les yeux sur elle, que jamais on ne la voie en face. (Qu'on en soit vu, peut-être, mais qu'on ne la voie jamais.)

Nulle société n'ignore ce principe. Pas davantage celle où nous vivons.

A faire voir tourner la terre, Galilée risquait fort de mettre cette puissance magique sous les regards. C'est ce qu'il advint, d'ailleurs, même si tout laisse croire que Galilée agit sans malice.

 

Nulle société n'ignore ce principe. Est-ce à dire que nul homme ne peut échapper à cet envoûtement ? C'est ce que des gens sérieux sous-entendent, ou même affirment, (Jacques Lacan ne semble pas douter un instant de ce que nous soyons incapables de nous en libérer) mais l'histoire des idées nous confirme plutôt le contraire.

 

L'affaire Galilée peut nous renseigner sur cette autorité trouble ; sur sa nature et sur quoi elle repose. Elle serait en fait de la même nature que ce complexe instrument d'optique qui accroît tant notre acuité.

A le bousculer, ne serait-ce pas nos représentations et leur système qui risqueraient de s'effondrer, ou pour le moins se dérégler ?

Soit, mais je doute que nous cessions de ressentir la pesanteur, de voir la cime du toit cacher peu à peu la montagne quand nous en approchons. Non, je crois que la terreur naît plutôt de ne plus ressentir la présence protectrice d'un écran, d'un miroir, d'une lentille, d'une quelconque surface optique entre soi et le réel.

Bref, la terreur viendrait de se sentir dans le réel ; et réel.

C'est à dire de se sentir immédiatement à la merci de toutes les menaces attenant à l'existence : la souffrance, la vieillesse, la mort.

Comment se sentir sans défense ; sans un ultime recours devant cela ? Mais existe-t-il des hommes assez bêtes pour croire sérieusement qu'il puisse en exister un ?

 

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Les 24 & 25 août

Que se passe-t-il quand je regarde se coucher la lune avec mes connaissance d'astronomie ?

Et d'abord, qui voit se coucher la lune avec ses connaissances astronomiques ? Qui se voit sur les flancs d'une boule immense dont la rotation commence à lui cacher une boule plus petite, qui flotte à côté d'elle dans l'espace, avec le soleil au loin, beaucoup plus loin, à l'autre point du champ visuel ? Qui voit les choses ainsi ; se fait une idée des distances et des masses, des gigantesques mouvements, pourtant silencieux et imperceptibles ?

 

On peut voir se coucher la lune ainsi, j'en témoigne. Mais voir ainsi, implique-t-il qu'on ne puisse plus voir autrement ?

 

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Tout en marchant, je regarde la lune se rapprocher de la ligne d'horizon ; et je passe devant la vieille église. La lune est tout contre le clocher.

Cette lune contre le clocher s'harmonise-t-elle avec ma vision cosmique ?

 

Ça dépend : le clocher, comme une fusée sur son pas de tir.

 

Le ciel au cinéma : Star Trek, La Guerre des Étoiles, Dune...

« L'immensité de l'espace » : en quoi « immensité » ici se distingue-t-il de « petitesse » ?

C'est à dire : où sont les repères ? Qu'est-ce qui est encore grand ou petit ? - Mais encore : ne distingues-tu pas les trucages ?

 

La terre, comme une orange bleue.

La lune, comme un immense grêlon...

 

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Les possibilités de « comme » sont illimitées. C'est à dire que nous pouvons indéfiniment varier se qui se trouve à gauche ou à droite de « comme ».

« Comme » a beaucoup de points communs avec « égale » ; on peut le remplacer par « égale » (=). Il s'agit alors d'un usage bien spécifique du signe « = ».

Logique ; analogique. La distinction entre « logique » et « analogique » est problématique : la distinction précise.

 

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L'élision de « comme » : n'y a-t-il pas au moins un « comme » élidé dans toute proposition ?

Comme un « comme » élidé...

 

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« Quand le sage montre la lune, le fou regarde le doigt.»

« Quand le doigt montre la lune, le sage regarde le fou ; Quand le sage montre la lune, son geste me plaît ; Quand le sage montre son doigt, le fou regarde la lune... »

Comme avec toutes les bonnes phrases, en les tournant comme l'on veut de toutes les façons, il y a toujours moyen de trouver du sens.

 

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L'image que je me fais de la lune qui se couche... Mais il est vrai que l'image de la rue où je passe tous les jours change du fait qu'un ami y emménage ou en déménage.

 

En quoi prendre l'avion change notre vision de la terre ? En un sens elle en est changée. En un autre elle demeure inchangée.

Jusqu'à quel point puis-je faire l'économie de l'expérience ? Par exemple, jusqu'à quel point puis-je imaginer la côte vue d'un bateau sans ne jamais monter sur un bateau ?

Pourtant je le peux (et aussi bien voir la terre de la lune). Je le peux, de manière à ce que ma vision de la côte, lorsque j'y suis, soit changée.

Je veux dire que je peux vivre des expériences par imagination. (Et l'expérience alors n'est pas celle qui consiste à imaginer.)

Imaginer la côte d'un bateau, ce n'est pas cela qui constitue l'expérience ; mais plutôt voir la côte où l'on se trouve en la sachant visible d'un bateau. C'est à dire : voir la mer (de là où l'on se trouve) autrement.

 

Plonger aussi peut être une autre façon de voir la mer et la côte. Ce sont deux choses différentes que de voir la mer en « voyant » (imaginant, pensant...) sa profondeur ou non. Est-il possible de faire cette expérience sans connaître celle de la plongée ?

Mais l'expérience de la plongée ne fait-elle pas plutôt émerger une expérience déjà virtuelle - présente virtuellement ?

« Me voilà avec une vision toute nouvelle, que je ne (me) connaissais pas. Pourtant si, maintenant il me semble la reconnaître. Cette vision était là en moi. Elle était déjà présente dans la vision que j'avais. »

 

Au fond, des images, des photos, des dessins, ou seulement des croquis, des schémas auraient fait l'affaire.

On raconte des histoires à des enfants, et on dit qu'ils sont « impressionnés ».

C'est cela : nous sommes « impressionnés ».

(Dérisoire ce qui nous impressionne, comparé à notre impression.)

 

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Le 27 août

La table sur laquelle j'écrivais hier est quadrillée comme un échiquier. En faisant sauter mon doigt en diagonale de carré en carré, je ne peux parcourir que la moitié des cases dessinées sur la table.

Est-ce une observation physique ou une observation logique que je fais là ?

 

On pourrait peut-être dire que c'est une observation logique si je la démontre logiquement. Et dire que c'est une observation physique, si par exemple je dépose un gravier dans chaque carré par lequel je passe, et que je compare le nombre de graviers, lorsque j'ai parcouru toutes les cases possibles, avec le nombre de carrés.

Mais si je le vois tout de suite sans n'avoir à rien démontrer ni expérimenter (à la manière dont je vois qu'on ne peut mener qu'une parallèle par un point pris hors d'une droite sans pouvoir davantage le démontrer que l'expérimenter) ?

 

Cependant c'est moi qui ai tracé la règle, et tout dépend de la règle que j'ai tracée. (a : déplacement en diagonale -> b : passage par la moitié des cases.)

a entraîne b. b découle de a. J'ai posé a, et b m'attend en aval. Dès que je pose le pied dans a, il me suffit de continuer pour rencontrer b.

Comment est-ce possible ? Si j'ai pu décider de a, comment ne puis-je décider de b ? Et à ce compte, si je ne puis décider de b, est-il vrai que j'ai décidé de a ?

 

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Quand Riemann change l'axiome d'Euclide, que change-t-il en fait, a ou b ?

(Tout ceci renvoie à la question du 16 août : le « ni...ni ».)

 

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Du temps que Riemann change l'axiome d' Euclide, on a fait et refait le tour de la terre ; on a fait des cartes toujours plus précises : des cartes plates d'une terre ronde. On a aussi beaucoup perfectionné l'optique, et taillé avec toujours plus de précision des surfaces concaves et convexes.

Bref, on n'a cessé de projeter des plans sur des courbes, des courbes sur des plans, au point que courbe et plan ne pouvaient plus rester des notions contradictoires mais s'unifiaient dans la notion d'un espace non-euclidien.

(Comme on peut poser que les nombres rationnels (rapports) et entiers (suite d'unités) durent se rejoindre, quitte à retrouver leur irréductibilité dans le rapport de la droite et du cercle (pi).)

 

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N'est-il pas curieux que le monde obéisse aux mêmes lois que nous avons découvertes dans les mathématiques ? N'est-il pas curieux de constater que les lois mathématiques soient si bien adéquates à exprimer l'ordre et les lois de la nature ?

N'est-il pas curieux qu'en Français les mots s'énoncent exactement dans l'ordre selon lequel on les pense (sujet (adjectif(s)), verbe (adverbe), complément(s)...) ?

 

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Ceci évoque les arguments des déistes : le divin horloger.(3) Ils seraient plus inspiré en invoquant le déséquilibre et la dissymétrie.

Pourquoi l'année ne fait-elle pas trois cents soixante jours pile ? Il me semble plutôt que rien jamais ne tombe juste. C'est dans cette capacité à ne jamais tomber juste que j'aurais davantage l'intuition, peut-être pas d'une intelligence, ni d'une sorte de vie, mais d'un principe moteur.

(Cependant pas invisible : comment cette existence se cacherait-elle, ou cacherait-elle quoi que ce soit d'autre ? - Si ce n'est comme un mur cache un jardin.)

 

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On peut diviser parfaitement le cercle en trois cent soixante degrés - le nombre est idéal! mais le temps de rotation de la terre autour du soleil ne se divise pas en trois cent soixante révolutions. Elle en fait cinq de plus, et en entame la sixième. C'est très proche de trois cent soixante , mais ce n'est pas trois cent soixante ; ce n'est même pas trois cent soixante additionné d'une partie entière.

Pourquoi chercher des traces d'un principe moteur, si ce n'est de Dieu, dans la perfection et l'harmonie, et non dans ces imperfections ? Est-ce parce que ça ferait désordre ? Est-ce parce que ce serait davantage digne d'un vilain petit démon (comme le démon de Maxwell) ? (Farid Ud'Din Attar me semble avoir eu de meilleures intuitions.)

 

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L'avantage d'une langue à déclinaison, c'est qu'elle me permet de penser chaque mot de ma phrase dans l'ordre où je le désire. L'ennui, c'est que je suis cependant obligé de penser très précisément leurs relations.

L'intérêt d'une langue qui ignore les déclinaisons et les déterminations, comme le Japonais ou le Chinois, c'est qu'elle me permet de laisser ces relations libres - libres de s'établir comme l'induit le sens qui se lève.

Ce qui est curieux, c'est qu'on puisse, avec cela, penser en Japonais ou en Chinois aussi bien qu'en Latin, en Allemand, en Arabe, en Anglais, en Français...

Mieux : qu'on puisse traduire.

 

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Le 28 août

L'attitude du couteau : couper ce qui est incomplet et dire « Maintenant c'est complet, car cela s'achève ici ».(4)

L'attitude du couteau est une bonne attitude. Même nos sens sont autant de couteaux qui découpent le monde. (Voilà! Maintenant c'est complet.)

Est-ce réellement complet ? Ou n'est-ce qu'illusoirement complet ? Cela dépend : est-ce réellement tranché ?

Le monde n'est-il pas tout ce qui est réellement tranché ? (Se tranche ?)

 

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NOTES

 

1 S'il est un point qui n'est pas prêt d'être dépassé dans l'oeuvre de Marx, c'est bien cette question là (Manuscrits de 1844) ; et si le marxisme historique est lui bien dépassé, c'est pour s'être laissé dépasser par cette question même.

2 Et peut-être même de la séduction. Oui, on ne songe pas combien la pensée peut être un élément de la séduction. Et si l'on s'attache tant au corps, à l'aspect physique, c'est bien qu'il reflète immédiatement les pensées, la pensée de l'esprit qui l'habite ; il reflète l'esprit qui le façonne. Entre physique et pensée, corps et esprit : la conduite.

3 On peut observer que les chrétiens sont toujours plus portés à faire leurs les arguments déistes. Alors que pendant longtemps l'existence de Dieu aurait été un fondement tout à fait auto-suffisant pour étayer ou reverser une conception du monde, l'existence de Dieu tend au contraire aujourd'hui à s'étayer sur des conceptions du monde. Les publications des Témoins de Jéhova en sont très symptomatiques.

4 « Arrakis enseigne l'attitude du couteau : couper ce qui est incomplet et dire « Maintenant c'est complet, car cela s'achève ici ». Extraits de Les Dits de Muad'Dib, par la Princesse Irulan ». Frank Herbert Dune.

 

 

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