Troisième Cahier

flèche

 

Employer une règle ne suppose pas de la connaître, moins encore de savoir qu'on le fait. - Que signifie signifier ? - Chiffrage et déchiffrage. - Règle et expérience.

 

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Les 3, 4 & 9 août

Quand j'apprends le Japonais j'ai l'impression d'apprendre deux langues simultanément : l'une orale, l'autre écrite. Dans une moindre mesure, en apprenant l'Arabe.

Mais c'est plus complexe encore : quand j'apprends à parler, j'ai l'impression de déchiffrer des lettres. Quand j'apprends à écrire, de déchiffrer des sons.

Ce que je rencontre là est peut-être le principal obstacle quand je tente de m'approprier la langue.

« 'Achcourbi'l jaou » : la phrase me vient en marchant en plein soleil d'été. J'en suis presque surpris, et je ne la comprends - ou la traduit, je ne sais dire - qu'avec un infime décalage : « j'ai soif ». (En effet, j'ai soif.)

Et je cherche alors désespérément la visualisation des lettres.

 

En Français, je sais toujours « comment ça s'écrit ». C'est presque instinctif. Si je ne le sais pas, c'est un doute bien circonscrit que j'ai alors. C'est vrai avec toutes les langues européennes, que je les connaisse ou pas : je n'ai pas de grands doutes avec l'orthographe d'un mot que j'entends prononcer. Je sais bien que les lettres ne se prononcent pas de la même façon, *mais elles sont les mêmes lettres (mes lettres), le même système graphique (le même rapport entre signes écrits et signes sonores).

 

En Arabe, plus encore en Japonais, l'écart est immense ; les liens entre les deux (le système phonétique et le système graphique) me semblent soudain infranchissables. Objectivement, ils ne le sont sans doute pas plus qu'en Français.

C'est que, au fond, les sons que j'entends prononcer en Japonais ou en Arabe, je tends naturellement à les écrire avec des lettres latines.

 

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Le 10 août

Quand Wittgenstein dit qu'un problème de recherche mathématique n'est pas « plus difficile qu'une multiplication à quatre chiffres » dans le même sens que « une haute voltige est plus difficile qu'une cabriole » (Grammaire philosophique, p 386), on peut aisément le comprendre. (« Ce qui est difficile n'est pas le problème.»)

Soit, mais je cherche la valeur de x pour l'équation : x2+3x+2=0. A peine ai-je noté « x(x+3) = -2 », que, spontanément, je vois que « -2 » satisfait à la valeur de x.

Je dis bien « je le vois », sans devoir faire la moindre opération mentale (1). Par ailleurs, je n'ai pas appris par coeur : « x(x+3) = - 2 => x = - 2 », comme j'ai appris « trois fois six dix-huit ».

 

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J'apprends la grammaire de l'Arabe classique : les déclinaisons et les possessifs. Par exemple, kitaboun (livre) au nominatif, prend la déclinaison kitaban à l'accusatif, et kitabin au génitif. Je dois ajouter au mot décliné le suffixe possessif : y (mon, ma), ka (ton, ta, prédicat masculin), ki (ton, ta, préd. fém.), ha (son, sa, préd. masc.), etc...

Connaissant ces tables par coeur, je vais laborieusement appliquer kitabouka (ton (masc.) livre).

Lorsque je serai capable sans effort de mémoire d'utiliser kitabouka dans la conversation, naturellement, sans songer à autre chose qu'à ce que je veux dire, pourrais-je parler d'une sorte de réflexe ?

Quand j'emploie kitabouka, il y a certainement en jeu un automatisme parent de celui de « trois fois six dix-huit » ; pourtant ils sont visiblement très différents.

« Trois fois six dix-huit » coupe court (fait le vide) ; « kitabouka » fait au contraire surgir quelque chose. D'une façon toute semblable « x(x+3) = - 2 => x = - 2 » est différent de « 3x6=18 ».

 

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« Je ne pense pas qu'il soit chez lui.»

Comment fais-tu pour savoir que tu devais employer un subjonctif ? Il se peut que tu ne l'aies pas su. Il se peut même que tu ignores avoir employé un subjonctif.

- Pourquoi as-tu employé un subjonctif ? - Je ne sais pas, c'est comme ça que je parle.

 

Cependant, « (a+b)2 = a2+2ab+b 2 » est en tous point semblable à « 3X6=18 ». Ceci est vrai tout au moins pour celui qui connaît des tables par coeur.

 

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« Résoudre », pour un calcul, ne serait-ce pas une opération qui ferait partie d'un ensemble d'opérations plus large, que l'on pourrait appeler « rendre visible » (perceptible) ?

Dans de nombreux cas, on serait tenté de le penser. Dans d'autres non : ce serait plutôt de l'ordre de faire tourner une machine, un mécanisme (sous le capot).

(Il faudrait alors peut-être associer « résoudre » et « prouver ».)

Tout dépend peut-être encore de ce que l'on entreprend de « rendre visible ». Je tape sur la calculette racine de 121et je rends visible 11.

Mais, « rendre visible » (sensible), n'est-ce pas toujours quelque chose comme « traduire »?

 

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Le 11 août

En Français il existe le son ñ ; il s'écrit en principe gn (oignon). Ces deux lettres correspondent à l'une des 36 unités phonétiques qui, se combinant, font la langue française. Il existe aussi le son yeu de bouteille, par exemple (écrit en principe ill, il correspond au lh occitan).

Existe encore le son aï, dans rail. Le même son existe en Anglais : tie, dye, etc... En Arabe, aï peut aussi se rencontrer, mais ce son ne se comporte pas de la même façon dans la construction de l'Arabe que dans celle de l'Anglais et du Français.

En Arabe il est constitué de deux phonèmes qui sont a et y. Nous pouvons bien prononcer « raïs » comme nous prononçons « dying », cela ne change rien à ma remarque. Ni davantage le nombre de lettres avec lesquelles nous orthographions les noms dans leurs langues respectives. Dans la langue anglaise, le son aï fonctionne comme une unité ; en Arabe, ce sont deux phonèmes articulés.

 

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On peut se demander si le repérage dans notre langue (et ses voisines) d'un certain nombre de phonèmes (36 en l'occurrence) aurait la même pertinence en Japonais.

Dans les langues où les lettres correspondent aux voyelles et aux consonnes, et non aux syllabes comme le Japonais, les flexions se font le plus souvent à l'aide de voyelles sur la base de consonnes fixes. (parler, parlons, parla.)

Cette construction lé, lon, la, est absente en Japonais. Comme est absent en général le principe de flexions. (Mon, ma, mes ; ton, ta, tes ; son, sa, ses... = watachi no, anata no, karé no, karéra no [de moi, de toi, de lui, d'elle].)

D'ailleurs le Japonais tend à ignorer les nombres et les genres.

Ce qu'il importe de remarquer, c'est que le Japonais ignore dans les consonnes et les voyelles l'unité signifiante ; l'unité signifiante est la syllabe. Et la syllabe justement correspond à une lettre.

 

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Le Français paraît donner à toutes les lettres un statut égal, qu'elles soient consonnes ou voyelles (au contraire de l'Arabe). En fait les consonnes représentent bien davantage la structure du mot ; et changent moins que les voyelles dans les flexions ou les mots dérivés : mobile -> meuble ; oeuvre -> ouvrier ; fleur -> floral...

En Arabe, les consonnes sont plus encore comme la carcasse du mot ; la carcasse du sens - dans toutes les langues sémitiques, je crois savoir.

 

Toute langue se construit sur un nombre fini de sons. Mais il y a là un problème pour définir ce qu'on pourrait appeler l'unité de son.

En Français, ba constitue deux sons : le son a (comme Alphonse) et le son b (comme Brigitte). Nous pouvons prononcer le son b tout seul, quand il est par exemple suivi d'un e muet et d'une consonne. En Japonais ba ne constitue qu'un son. Précisément parce qu'on ne rencontrera jamais b seul (contrairement à n), et surtout qu'il ne constituera jamais des structures telles que : tomba, tomber... Le son ba fait toujours une unité insécable.

De même le son aï fait une unité en Anglais où l'on ne trouve aucune forme comme laïssa, lastou.

 

La langue fait ainsi une structure complète de phonèmes ; qui par ailleurs peut être très élastique.

Le r français peut se prononcer de façon très différente selon qu'on se trouve en Catalogne ou en Alsace, sans que cela n'offre aucune gêne à la compréhension.

Ces prononciations correspondent pourtant respectivement à deux phonèmes distincts dans la langue allemande : r et ch. Mais alors qu'au nord de l'Allemagne le r est plus dur, le ch tend à s'y prononcer k.

 

L'exactitude de la prononciation n'a pas au fond d'importance intrinsèque - elle ne fait que varier avec le temps - importe seulement que se conserve la structure des rapports que l'ensemble des phonèmes entretiennent entre eux ; qu'il soit possible de les distinguer les uns des autres.

La prononciation des phonèmes du Français a beaucoup changé depuis seulement l'invention du phonographe. Pourtant, depuis l'origine, seul le son h semble avoir disparu. L'ensemble des rapports que les phonèmes entretiennent entre eux s'est maintenu.

 

En Arabe on peut entendre les sons é, è, eu, o, etc... Ces différences de son n'ont aucune valeur. Il n'y a pas plus de différence entre o et ou qu'en Français entre un h prononcé ou non, ou encore un a bref et un a long. (Mais la longueur des sons é, è, eu, o, etc... en Arabe est importante.)

 

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Que pouvons-nous induire de tout cela ? Tout d'abord que le concept de sens et de signification n'est pas clair.

Nous parlons de la signification du mot « chaise ». Nous disons qu'aucune de ses lettres prise isolément n'en a. Qu'entend-on par là ? (2) (D'une certaine façon, lorsqu'on le prend isolément, peut-on dire d'un mot qu'il a une signification ?)

Mais raisonner à partir des lettres tend ici à nous égarer. Nous dirons qu'aucun phonème n'a de sens pris isolément.

Seulement il faut bien que le son « chaise » nous permette d'identifier les phonèmes qui le constituent, pour que nous puissions identifier le mot. (ch de chat, ai de aime, se de rase.) Chaque son que nous émettons est porteur de l'un des trente-six phonèmes que nous devons identifier.

Certes il n'est pas plus ici question de signification, au sens habituel, que dans un morceau de musique. Mais alors de quoi ? Comment se peut-il que nous n'ayons toujours pas construit les moyens de le dire ?

Nous rejoignons là la question de la notation musicale : la note do signifie-t-elle ou non quelque chose ? La note do signifie le son do, peut être une bonne réponse.

Et nous rejoignons alors les mathématiques. (Que signifie « dix-huit »?)

 

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Le 12 août

Le plus difficile dans les mathématiques consiste à distinguer chiffre et nombre. C'est que ce problème n'est pas seulement grammatical, mais surtout pratique. On dira alors « déchiffrer » et « dénombrer ».

Rien n'est plus difficile, au cour d'une opération mathématique, que de savoir si l'on est en train de dénombrer ou de déchiffrer.

 

Calcul vient du Latin calculus (caillou), alors amusons nous à calculer avec des cailloux :

appelons a cette suite de cailloux : oooo, et b celle-ci : ooo.

a + b = c = ooooooo.

Élevons ces valeurs au carré :

a2, b2 et C2

Pour rendre plus clair, noircissons quelques cailloux :

(a+b)2

et nous voyons parfaitement l'égalité : (a + b) 2 = a 2 + 2ab + b 2

 

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Nous avons associé des lettres à des nombres : a, b, c. Ces nombres étaient des nombres de cailloux. Plus haut, j'ai associé à des nombres de bûchettes des figures que l'on pouvait dessiner avec ces bûchettes : carré, étoile à 5 et à 6 branche. Avant même d'associer n'importe quoi à un nombre de cailloux, la façon dont on les range nous révèle déjà des aspects tout à fait intéressants de leur nombre.

Ainsi :cailloux

Ressemble à : bâtonnets

Ceci nous renseigne-t-il sur la différence entre nombre et chiffre? Pas assez, car nous n'en tirons pas la différence entre dénombrer et déchiffrer.

Dénombrer et déchiffrer, le passage serait-il quelque part entre :

cailloux et bâtonnets

 

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Le 13 août

Quand nous disons « le nombre de cailloux », nous ne savons pas très bien si les cailloux ont (sont ?) un nombre, ou s'ils nous servent à nous représenter ce nombre.

Je remplace mes cailloux, sans en changer l'ordre, par des nombres décimaux :

de 1 à 16

Cet ordre fait apparaître certaines relations. Soit le chiffre de la première colonne horizontale, chaque colonne verticale correspond aux valeurs : x + (0x4) ; x + (1x4) ; x + (2x4) ; x + (3x4). Le dernier chiffre de la dernière colonne est naturellement : 4+(3x4) = 4 2.

On pourrait continuer ainsi : x + (nx4).

J'aurais aussi bien pu les ranger en respectant de façon systématique la structure carrée :

carrés de 2, 3 et 4

La suite de la première colonne verticale me donne alors les carrés : 12, 22, 32, 42, ... n2

 

J'aurais encore pu les classer ainsi :

carrés magiques

Les chiffres des rangées horizontales, verticales et diagonales produisent alors la même somme : 34.

C'est à dire : formule de 34

Pour 32 , nous aurions eu : 3(32 +1) : 2 = 15

autre carré magique

Ce que je tente de faire apparaître ici, c'est cette relation très ambiguë entre ordre et quantité.

Chaque nombre a alors en effet dans mes carrés la valeur d'un cardinal et d'un ordinal. (Le chiffre 4 peut à la fois représenter un seul caillou numéroté « 4 » aussi bien que quatre cailloux.)

 

Sur de telles ambiguïtés on a construit quantité de spéculations plus ou moins mystiques, théosophiques, occultistes... Il est à remarquer que, correctement filtrées de leurs ferments occultes, de telles spéculations algébriques et arithmétiques aient fourni des méthodes de calcul tout à fait recevables.

Mais n'est-il pas à la fois curieux et gênant que la rationalité mathématique soit réduite à récolter et tamiser les produits de telles spéculations ? (De Pythagore à Gödel, c'est pourtant bien ainsi que les choses se passent.)

 

(Ceci n'est qu'une remarque en passant - peu rigoureuse d'ailleurs, car il n'est pas dit que ce ne soit pas le contraire qui ait lieu : des spéculations à partir de techniques de calcul ; mais importante quand même, s'il est vrai que ces dérapages se font sur les ambiguïtés de la quantité et de l'ordre, et qu'il y ait toujours une sorte de besoin de filtrer, trier, tamiser les grains du calcul de l'ivraie de ces spéculations.)

 

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Une de nos superstitions veut faire des entiers (1, 2, 3,... n+1) l'archétype, la matrice de tous les nombres. Bref, ceux dont on aurait l'intuition la plus immédiate, la plus naturelle (et on les dit « entiers naturel »).

Les entiers seraient en quelque sorte les nombres élémentaires, à partir desquels, en calculant, creusant et triturant, on finit par agrandir toutes la familles des nombres : les entiers relatifs (les entiers auxquels on ajoute leurs valeurs négatives), les rationnels (les entiers et leurs fractions), les réels (les rationnels et les complexes)...

Les rationnels (les fractions) seraient apparus à partir des opérations (divisions en l'occurrence) effectuées sur les entiers. (Comme les nombres relatifs (-(n+1),..., -2, -1, 0, 1, 2... n+1) seraient apparus avant, en soustrayant des entiers positifs.)

 

Les rationnels pourraient aussi bien prétendre à ce statut élémentaire et originel. (Quoi de plus rationnel qu'un nombre ?)

Comment en effet concevoir une quantité, aussi bien qu'un ordre, qui ne serait d'abord ceux des éléments d'un ensemble ? C'est à dire, en définitive, qui ne soit le fractionnement d'une unité ?

 

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Le 14 août

Pour compter ses moutons, imaginons un berger préhistorique qui utiliserait des pierres trouées qu'il enfilerait sur un bout de ficelle. A chaque mouton correspondrait une pierre trouée. En faisant rentrer chaque soir un à un ses moutons dans l'enclos, il égrènerait son collier comme un rosaire.

Avec cette méthode, il verrait immanquablement s'il lui manque ou non des moutons. Mais pourrait-on appeler proprement cette opération « compter » des moutons ? S'il veut compter les pierres, comment s'y prend-il ?

 

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Chiffre vient de L'Arabe sifr, qui signifie zéro. (3)

Sans doute ne peut-on parler de chiffre tant qu'il n'y a pas de base numérique ; tant que nous ne rangeons pas les nombres en dizaines, en douzaines, en minutes (soixantaines), en degrés (trois-cents-soixantaines)...

Cela revient à classer les nombres, non pas selon une suite correspondant à « n+1 » (1 ; 1+1 ; (1+1)+1 ... n+1), mais en une suite rationnelle finie : 1/x ; 2/x ... x/x ; cette suite comportant nécessairement x éléments.

Prenons dix pour base :

1/10 ; 2/10 ; 3/10 ; 4/10 ; 5/10 ; 6/10 ; 7/10 ; 8/10 ; 9/10 ; 1

Notre ensemble possède dix nombres. Prenons une base deux : 1/2 ; 1.

 

Nous pouvons tout de suite observer que notre suite ne comporte pas de valeur « 0 » (0/x=0). Ceci se comprend très bien si nous songeons aux vingt-quatre heures de la journée : en effet, zéro heure est aussi bien vingt-quatre heures.

Il est bien évident que nous ne pouvons pas obtenir zéro par division : le principe de la division admis, seule l'impossibilité pratique peut nous empêcher de diviser pratiquement, mais rien ne peut nous empêcher de diviser en principe. Aussi : 1 sur l'infini > à 0

Nos fractions sont aussi bien les unités d'un ensemble étalonné. Le dixième de mètre est aussi bien un décimètre, et le mètre dix décimètres. Le système peut indéfiniment se découper.

 

En base deux, nous avons 1/2 et 1. Si nous prenons 1/2 pour unité, nous allons d'abord avoir « 1 », puis un autre chiffre que nous devons distinguer comme base : aussi nous ne le noterons pas « 2 », ni d'un quelconque nouveau signe pris seul. Nous garderons le signe « 1 » auquel nous adjoindrons un nouveau signe : un point ou un rond (4) : « 1. » ou « 10 ».

En système binaire, nous aurons : 1 ; 10. Comme en décimal : 1 ; 2 ; 3 ; 4 ; 5 ; 6 ; 7 ; 8 ; 9 ; 10. Et nous prendrions cinq pour base, nous aurions : 1 ; 2 ; 3 ; 4 ; 10.

 

Ceci acquis, rien ne nous empêche d'aller au-delà de notre première série finie. Qu'une journée fasse vingt-quatre heures ne nous interdit pas de dire « quarante-huit heures » pour désigner deux jours, ni de comprendre la signification de 40 heures.

Tout au contraire, c'est bien cette série finie qui nous permet de concevoir de tels nombres ; comme elle permet au berger de compter tout à la fois ses moutons et les pierres de son collier.

 

Comment on range les chiffres est encore ici une question importante. Comparons :

décimales

Le second classement donne immédiatement une place au zéro, comme il éclaire la signification du chiffre « 0 » dans sa fonction de désignation des dizaines.

 

Question : jusqu'à quel point « 0 » tient-il la place d'un nombre, et jusqu'à quel point n'est-il qu'une notation graphique - à comparer par exemple à l'espace, ou le point, laissé sous le premier chiffre de droite quand on effectue une multiplication à au moins deux chiffres (5) - ?

Et s'il est un nombre, jusqu'à quel point est-il un nombre rationnel ? (6)

 

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Le 15 août

Je dis, pour résumer, que le nombre est un rapport. C'est l'essence du nombre que d'être un rapport. L'image la plus simple de ce que j'avance est l'ancienne machine à calculer (ou encore le compteur) avec ses roues dentées.

Une première roue a dix dents, qui font défiler en tournant les dix premiers chiffres sur le voyant (0... 9). Lorsque cette première roue a fait un tour complet, elle entraîne d'un cran une seconde roue, de sorte que, lorsque la première a fait dix tours, la seconde roue en fait un, et peut entraîner ainsi une troisième roue, qui en entraîne une quatrième, et ainsi de suite.

Voilà ce qu'est cette suite des entiers : 1 ; ... n+1 : un engrenage de roues dentées, c'est à dire de cercles divisés chacun en, par exemple, dix arcs.

Mon image devient encore plus claire si l'on se représente fixée à la première roue, pour entraîner celle des dizaines, une roue intermédiaire plus petite dont la circonférence égale un arc de 1/10 de la première.

 

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roues d'entraînement

L'image de ces deux premières roues symbolise parfaitement l'idée d'une paire d'unités que sous entend le nombre ; deux unités dont l'une est un rapport à l'autre : un dixième, un demi, un quart, un douzième...

Aussi peut-on faire le rapport de la saison à l'année, ou encore de la lunaison (environ un mois) à la saison ou à l'année ; du quartier de lune (une semaine environ) à la lunaison ; du jour au quartier ou à la lunaison.

Ne doutons pas que la mesure du cercle en 360 degrés ne vienne de la mesure du temps. 365 jours un quart était un nombre plutôt malcommode mais, arrondi, 360 est un nombre parfait de par toutes les possibilités de division qu'il offre : 23X32X5. Soit la possibilité de diviser le cercle en 24 fractions entières (1/360 ; 2/360=1/180 ; 3/360=1/120 ; 4/360=1/90 ; 5/360=1/72 ; 6/360=1/60 ; 8/360=1/45 ; 9/360=1/40 ; 10/360=1/36 ; 12/360=1/30 ; 15/360=1/24 ; 18/360=1/20 ; 20/360=1/18 ; 24/360=1/15 ; 30/360=1/12 ; 36/360=1/10 ; 40/360=1/9 ; 45/360=1/8 ; 60/360=1/6 ; 72/360=1/5 ; 90/360=1/4 ; 120/360=1/3 ; 180/360=1/2 ; 360/360=1).

Le système décimal n'en offre que quatre (1/10 ; 2/10=1/5 ; 5/10=1/2 ; 10/10=1), et le duodécimal six (1/12 ; 2/12=1/6 ; 3/12=1/4 ; 4/12=1/3 ; 6/12=1/2 ; 12/12=1).

Soixante (22x3x5), qui sert à mesurer le temps dans de plus courtes durées, est encore un très bon nombre. Plus léger que 360 il est encore divisible de 12 manières (1/60 ; 2/60=1/30 ; 3/60=1/20 ; 4/60=1/15 ; 5/60=1/12 ; 6/60=1/10 ; 10/60=1/6 ; 12/60=1/5 ; 15/60=1/4 ; 20/60=1/3 ; 30/60=1/2 ; 60/60=1). C'est celui qu'utilisaient de préférence les Babyloniens (ai-je lu quelque part).

 

Nous avons là trois intuitions fondamentales : (i) celle de l'unité représentée par un cercle, (ii) celle d'une division de ce cercle en un certain nombre d'arcs égaux, et (iii) celle d'une seconde unité à l'image d'un plus petit cercle dont la circonférence égale l'un de ces arcs.

(A ce propos, on peut se souvenir que le mètre étalon représente un arc de 1/40 000 000 ème de la circonférence de la terre. (ce qui peut devenir troublant si l'on y songe tandis qu'avec un mètre souple un tailleur mesure notre tour de taille ou notre tour de cou.))

 

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Le 16 août

L'engrenage. Le monde regorge d'engrenages. Et il compte très bien, si l'on appelle cela compter. Si l'on appelle « compter » faire tourner des engrenages. A moins que compter ne soit concevoir l'engrenage.

 

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Wittgenstein mérite une place d'honneur dans la philosophie pour y avoir introduit la question inusitée jusqu'alors : « comment fait-on ? ».

La philosophie avait jusqu'alors presque totalement ignoré cette question. Elle lui préférait « pourquoi ? ».

« Comment fait-on ? » était abandonné à la technique, voire au plus vulgaire travail, et n'était pas jugé digne de la philosophie. (Question pour des manuels plutôt que pour des intellectuels.) Le « comment » du « fait-on », on ne l'entendait que trivialement. (Dans le meilleur des cas, la question devenait pédagogique.)

 

Même si l'on n'est pas philosophe, la question : « comment fait-on ? » vient moins facilement à l'esprit que « pourquoi ? ». Et peut-être parce qu'elle vient moins facilement d'abord à la bouche ; alors même qu'apprendre comment on fait serait pourtant la seule réponse satisfaisante à notre « pourquoi ».

La question « pourquoi ? » (why, warum), suppose deux sortes de réponses : celles qui débuterons par « parce que » ou « car » (because), et celles qui débuteront par « pour » (for, to). C'est qu'il y a « pourquoi ? » et « pour quoi ? » (why et what for). Mais on les confond.

« Comment s'y prend-on pour...? » est une question plus précise et complexe. Elle suppose le « comment » mais ne s'y arrête pas. Or la science a déjà appris à répondre au « comment » plutôt qu'au « pourquoi ».

Pourquoi le bateau de métal flotte-t-il ? Pourquoi l'oiseau, plus lourd que l'air, vole-t-il ? Je ne vois que deux types de réponses à ce genre de question. Soit : parce qu'ils en ont le pouvoir. Soit : comment s'y prend-on pour construire un bateau qui tienne l'eau, un cerf-volant, un avion ou un hélicoptère.

La réponse, qu'un bateau flotte parce qu'il est étanche et qu'il contient de l'air, même étayé de l'expérience de poser un seau métallique sur un bassin et d'observer qu'en effet il flotte, ne m'apprend rien (rien que ne saurait au fond, et ne devrait savoir l'enfant qui poserait sérieusement cette question, pour pouvoir seulement la poser), tant que je ne sais pas à partir de quand il flotte, à partir de quand il coule ou à partir de quand il se renverse. C'est à dire tant que je ne sais pas comment je dois m'y prendre pour fabriquer un tel objet.

 

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Pourquoi ne peut-on effectuer la quadrature du cercle ? Pourquoi ne peut-on calculer pi ? (Problèmes qui d'ailleurs, ne troublent pas mon tailleur qui mesure sans peine toute circonférence avec son mètre souple.)

Plus simplement encore, pourquoi ne peut-on ramener 1/3 à des décimales ? Là encore deux réponses sont possibles. Soit : parce que 1/3 n'est pas un entier. Soit : répondons d'abord à comment on doit s'y prendre pour diviser par 3.

Ou encore : comment est-ce que je m'y prends pour concevoir des valeurs décimales, et comment est-ce que je m'y prends pour concevoir des valeurs rationnelles ? Alors, à supposer que je vienne à peine de découvrir les chiffres, ai-je vraiment besoin de tenter l'opération pour savoir que je n'obtiendrai pas de valeurs décimales autres qu'approchées en divisant 1 par 3, par 6, par 7 ou par 9 ? (soit successivement : 0,33..., 0,166..., 0,142857142857..., 0,11...).

 

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Un trouble nous saisit : les propriétés des nombres sont-elles seulement l'application des règles que nous instaurons, ou bien attendent-elles de toute éternité que nous découvrions les formules qui les font apparaître ?

« Le jeu d'échecs existe-t-il indépendamment de nous ?» répond Wittgenstein dans Grammaire Philosophique. Mais cette réponse sonne un peu comme un sophisme, et elle a le tort de cacher l'autre sophisme auquel elle prétend répondre.

Il est bien évident que le jeu d'échecs n'existe pas sans nous, mais une fois que le jeu existe, de qui et de quoi dépend-il qu'un fou ne puisse occuper que 32 positions différentes sur l'échiquier ?

Je veux dire qu'à partir du moment où nous posons la règle que le fou n'avance qu'en diagonale - et cette règle se suffit très bien à elle-même -, un certain nombre de conséquences se tiennent devant nous ; semblent nous attendre sur un chemin où nous finirons nécessairement par les rencontrer si nous le poursuivons.

Aussi le déplacement des fous en diagonale implique qu'ils ne changent pas de couleur, et qu'ils ne puissent occuper chacun que 32 cases de l'échiquier.

On voit bien aussi que ces conséquences n'appartiennent pas spécifiquement au jeu d'échecs : n'importe quelle surface découpée en carrés aurait la même propriété ; à savoir qu'en se déplaçant en diagonales on ne pourrait passer que par la moitié de ses cases. Et cela est comme une vérité qui nous attendrait de toute éternité, qu'on invente ou non le jeu d'échecs.

 

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Cela ressemble un peu à : l'oiseau est capable de voler même si nous ne savons pas construire un avion ou seulement un cerf-volant. Mais cette affirmation nous trouble beaucoup moins.

Ce qui nous trouble dans l'observation précédente, c'est qu'elle semble être vraie indépendamment de toute existence physique. Elle semble ne dépendre ni de nos règles, ni d'une quelconque existence physique.

 

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Ce qui nous trouble, c'est ce « ni... ni ». Ce « ni... ni » qui est à la source de presque toutes les métaphysiques. Mais d'où vient ce « ni... ni » et sur quoi repose-t-il ?

Quel sens y a-t-il à mettre d'un côté des règles que nous instaurons et de l'autre l'existence physique ?

 

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Le 17 août

1/3 n'est pas un entier dans le système décimal. Un système nonécimal nous aurait donné un parfait 0,3 plutôt qu'un 0,3333... En base 6, nous aurions obtenu un non moins parfait 0,2.

Nous sommes plus familiarisés avec le système binaire. En binaire 3 devient 11, et 1/11 donne 0,0101010101...

On tend à se représenter le système binaire comme un langage de machines et le système décimal comme un langage humain. Ou plutôt voyons-nous le langage binaire comme une sorte de codage du langage décimal, que nous devrons tôt ou tard finir par décoder en langage décimal comme si celui-ci était le seul vrai langage des nombres.

Mais il n'y a pas de langage vrai : que je désigne par « 4 » ou par « 100 » le nombre des objets que j'ai devant moi sur la table ne change rien à leur nombre. Et si je compte les pattes d'une araignée en système binaire, elle ne deviendra pas un mille-pattes.

 

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Nous utilisons très mal les concepts de « chiffre » et de « nombre ». Nous disons que les chiffres sont ce qui désigne et signifie les nombres, ce qui est juste, mais de là nous concluons qu'il existe dix chiffres : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 0, et que les nombres sont ce que nous construisons avec eux. Ainsi nous disons que « 12 » est un nombre à deux chiffres.

Ce n'est certes qu'une question de convention, mais alors il nous manque un concept pour pouvoir dire que « 8 » base 10 est le même nombre que « 1000 » base 2.

Le langage vulgaire est au bout du compte plus rationnel en n'hésitant pas à appeler « chiffre » des nombres à plusieurs signes.

Dans le langage courant nous disons que « le chiffre treize » porte bonheur (ou malheur), de préférence au « nombre treize ». (Et si l'on y songe, c'est bien au chiffre plutôt qu'au nombre que nous prêtons ce pouvoir - certes irrationnellement.) (7)

On parlera encore de « chiffres » au loto, par exemple, bien que dans ce cas là, on se servira de la notion intermédiaire de « numéros ».

 

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On a toujours tort de ne pas utiliser les enseignements du langage courant. La grammaire française connaît la notion de « nombre » et de « chiffre » ; elle a aussi celle de « numéro », et encore celle de « numéral ».

Elle distingue même le « numéral ordinal » et le « numéral cardinal ». Le concept mathématique de nombre ne confond-il pas ces deux notions ? C'est ce que font très explicitement Frege et Russell.

Les Fondements de l'Arithmétique définissent spécifiquement le nombre comme numéral ; mieux : comme adjectif numéral.

Qui dit « adjectif » suppose « attribut d'un substantif ». « Un », par exemple, serait l'attribut du stylo avec lequel je suis en train d'écrire, comme pourrait l'être aussi bien « noir ».

Trois autres personnes sont assises à la terrasse de la buvette de la plage du Prophète où je suis en train d'écrire. « Quatre » serait notre attribut, comme le serait par exemple « bronzés ».

Sommes-nous « quatre » comme nous sommes « bronzés » ? Nous sommes chacun « bronzé », mais nous ne sommes pas chacun « quatre ». Aussi, « bronzé » s'accorde-t-il en genre et en nombre avec ses prédicats, mais pas « quatre ».

Ce ne serait pas le cas avec un adjectif ordinal, comme « quatrième » ; et nous pourrions être chacun « quatrième », mais pas chacun « quatre ». Seuls les ordinaux se comportent comme des adjectifs.

 

Les cardinaux se comporteraient plutôt comme des adverbes, ou parfois comme des substantifs ; mais peut-être, en définitive, se comportent-ils plus comme des articles.

 

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« Il y a quatre personnes sur la terrasse ». « Il y a autant de personnes que de pieds à la chaise » : on pourrait par exemple s'exprimer ainsi pour apprendre les chiffres à un tout petit enfant.

Nombrer, c'est établir un rapport. Il n'y a pas de raison d'être surpris de retrouver ce rapport dans le chiffre, dans le numéral.

 

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Si l'on divise la circonférence d'un cercle par son diamètre, on obtient le nombre pi. Ou plutôt on ne l'obtient pas : on ne l'obtient pas entièrement. Cette opération ne connaît aucun terme.

En système décimal, peut-être, mais est-on certain qu'avec une autre base nous ne pourrions parvenir à un nombre entier ?

Si l'on songe bien à ce qu'est un cercle et à ce qu'est un diamètre, avec un peu de discernement, on soupçonne que non.

 

Ptolémée, l'astronome égyptien, qui travaillait en base « 60 » se servait de :3°08°303/1°. Ce qui n'était pas moins une approximation : 3,14166... .Archimède utilisait pi = 22/7 (= 3+1/7 = 3,1428571428571...)

 

Si notre circonférence possède une valeur entière, notre diamètre n'en aura pas. Si notre diamètre en a une, notre circonférence n'en aura pas.

La valeur d'Archimède pour être plus approchée, devrait accroître le diviseur 1/7 de 1/15 de sorte que :pi avec 1/15. Ce qui donnerait : 333/106. En approchant encore nous obtenons :au tre piet comme nous arrivons à un très petit diviseur « 1+1/292 », nous pouvons arrondir à 1/16 :355/113

C'est Métius qui découvrit cette valeur, employée pour le calcul des engrenages, où il est utile que pi détermine avec précision des nombres entiers de dents d'engrenages.

 

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NOTES

1 Je ne peux en douter, puisque c'est avec retard que je dois faire cette opération pour vérifier mon intuition.

2 Peut-on dire que chacune de ces lettres n'a pas plus de signification par exemple qu'une lettre d'une écriture étrangère, comme « ß », ou plus encore comme un signe plus ou moins arbitraire comme « ¤ » ?

3 La racine de sifr donne sirafa, qui signifie monnaie.

4 Ce sont en réalité les deux principales options choisies par les différentes civilisations.

5 Dans la multiplication : 11x12

Le point de la seconde ligne des produits n'a d'autre valeur qu'un « 0 », et l'on pourrait très bien et très logiquement inscrire un « 0 » à sa place. Mais on ne le fait pas. Ce point, dans quel sens pourrait-on le considérer comme un chiffre ? Ou encore comme un nombre ?

6 Il n'est pas dit qu'on n'utilise pas parfois « 0 » comme un nombre imaginaire : à la façon de : infini, racine de 1, pi..., c'est à dire comme une valeur qui ne correspond à rien de concevable mais qui fonctionne, qui offre la possibilité de calculs consistants.

Mais que diable puis-je trouver d'irrationnel dans « 0 » ? Une chose simple : tout nombre, et à plus forte raison tout chiffre, renvoie à des unités déterminées. Supposons une caisse de pommes : elle peut contenir un certain nombre de pommes ; mais si ce nombre est zéro, quel sens y a-t-il a dire que ce nombre s'applique encore à des pommes ?

7 Treize est le premier chiffre de la seconde douzaine, aussi est-il néfaste pour un achèvement, et faste pour un commencement.

 

 

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