Cinquième Cahier

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Le langage et la perception. - L'interprétation et la peau. - Calcul et réalité. - Raison et intuition. - La recherche surréaliste. - « Qui signifie quoi », et non « que signifie... » - Autres digressions sur la culture et la pensée.

 

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Le 30 août

Ce que j'essaye de montrer, c'est que le langage participe au processus de la perception.

D'une certaine manière, le langage tient une place intermédiaire entre organes corporels (naturels) et industrie (tout produit du travail humain).

Évidemment, tout produit de l'industrie tient la place d'une prolongation des organes corporels.

 

*

 

On pourrait dire que toute l'histoire industrielle des homo sapiens n'a aucun sens, si ce n'est celui d'accroître la sensibilité. De ce point de vue, les critiques faites à l'utilitarisme sont insuffisantes et manquent de radicalité.

Toutes les critiques faites à l'utilitarisme, pour lui opposer l'importance du symbolique, en appellent au magique, au sacré. Observons seulement ce que fait un adolescent avec sa moto ; il n'y a là pas plus d'utilitaire que de magique. Il exploite simplement les moyens d'aller au-delà des seules possibilités de son organisme. Est-il vraiment nécessaire de trouver d'autres causes, d'autres buts, d'autres explications ?

Quand nous nous promenons en montagne, franchement, pourquoi regardons-nous à travers une longue-vue ?

 

A tout prendre, je préfère et je trouve plus pertinente la conception utilitariste. Elle est bien une conception partielle, insuffisante ; en attendant elle exprime très bien un désir de cohérence - de donner corps et durée à nos actes et nos représentations.

Après tout utile vient de outil et, généralement, un outil n'a ni usage ni fin, pris isolément. L'usage d'un outil ne s'actualise qu'avec un jeu d'outils (une boîte à outils). Un outil est un organe (organon), et un organe ne trouve son sens et son usage que dans un organisme.

Pourquoi y aurait-il plus d'utilitarisme ou plus de magie (symbolique) dans l'activité humaine que, par exemple, quand un chat cherche à attraper un oiseau ? Il est vrai qu'on a supposé l'instinct : l'instinct de survie, de conservation, de reproduction. Observons bien le chat quand il chasse : la jouissance ne suffit-elle pas ? La survie, la conservation, la reproduction n'apparaissent-elles pas plutôt comme des conséquences ? ou des moyens (de conservation, de reproduction de cette jouissance) ?

Par l'industrie, l'homme va très au-delà de ses sens ; très au-delà de ses organes. Mais il n'y va pas si différemment du prédateur qui chasse, ou de la fleur qui se tend vers la lumière.

Est-il si mystérieux que la plante se tende vers la lumière ? Qu'est-ce qui pourrait encore être une explication si cela ne nous suffit pas ? ou plutôt, quel sens donnerions-nous à notre question, pour que la réponse en ait un ?

Une autre plante la fuit, et s'enfonce dans l'ombre. La pulsion n'est pas différente.

« Chez l'araignée mâle, l'instinct de reproduction est plus fort que l'instinct de survie ». Quel verbillage! Et chez le papillon qui se jette sur la lampe ?

 

La fonction du sacré (Bataille, Leiris, Caillois) ressemble plutôt à un utilitarisme dégénéré : une compensation compulsive.

Utile suppose utile à quoi. On comprend bien à quoi lui sont utiles les griffes d'un chat. Et les racines de l'arbre, etc...

 

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L'outil ; l'organe. L'outil corporel ; l'organe extra-corporel. Le langage tient un place très particulière entre les deux.

L'interprétation, l'intellection, la compréhension,... ont un fonctionnement très semblable à celui de la perception. Et ces deux types de processus sont par ailleurs très complexes - c'est à dire recoupent chacun plusieurs aspects distincts.

 

Par certains côtés, on peut considérer le processus de la vision comme un langage : influx lumineux traduits en influx nerveux.

Constater cela, n'est-ce pas aussi bien constater que nous avons tendance à utiliser les mots n'importe comment ?

 

Sans doute est-il dans la nature du langage que les mots soient utilisables n'importe comment. (Et dans la vision, que les influx lumineux et nerveux le soient aussi.)

Ou encore : ce n'est pas que les mots soient utilisés ou non n'importe comment qui nous gêne ou nous aide à mieux comprendre (interpréter, concevoir, sentir...).

Un fort préjugé veut nous convaincre du contraire.

On peut dire aussi : Ce n'est pas parce que le portrait est une grossière caricature qu'on ne reconnaît pas le modèle. - Ce n'est pas parce que les rayons lumineux impressionnent exactement la pellicule qu'on reconnaît le modèle. - Ce n'est pas parce que la peinture est faire de grosses taches de couleur qu'on ne perçoit pas la délicatesse d'un paysage. - Ce n'est pas parce que les traits sont exactement mesurés et tracés à la règle qu'ils paraissent droits. - Ce n'est pas parce que la tapisserie représente des fleurs que je n'y vois pas un visage...

 

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« Je lis une trace d'amertume dans son sourire.»

Comment t'y prends-tu ? Comment déjà parviens-tu à lire un sourire ? Aux coins de la bouche qui s'étirent ? N'est ce pas un indice bien maigre pour ce que tu sembles lire si clairement ? Et maintenant, tu y discerne une trace d'amertume!

 

Quand Mallarmé disait que ses contemporains ne savaient pas lire, cela ne voulait-il pas dire qu'ils ne savaient pas lire un texte comme ils auraient su lire, par exemple, une trace d'amertume dans un sourire ?

Ils ne savaient pas lire dans l'écrit ce qui aurait pu être comme une trace d'amertume dans un sourire. (Que savaient-ils lire alors ?)

Mais comment apprend-on à lire cela ? On ne l'apprend certainement pas comme on apprend des règles de grammaire. Et sans doute non plus n'apprend-on pas à parler et à entendre (comprendre, concevoir, sentir...) ainsi.

« Je lis une trace d'amertume dans ses paroles.»

 

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« Cette femme est très belle.» - Peux-tu me dire pourquoi ? Sans doute peux-tu énoncer des raisons. Mais ces raisons se discutent.

Va-t-on dire que la beauté n'est qu'affaire de goût ? (Est-ce ainsi que tu l'entendais ?) - Sans doute y a-t-il pour une bonne part affaire de goût. Mais as-tu vraiment l'impression qu'il n'est qu'affaire de cela quand on parle de la beauté, par exemple de cette femme qui passe ?

 

Sans doute toutes les raisons que tu énonces - toutes celles que nous allons énoncer - loupent-elles leur cible. Mais ne cibles-tu rien pour autant ?

 

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« Cette peinture est très belle » ; cela n'a-t-il donc aucun sens ? « Cette peinture est plus belle que celle-là » ; ce que tu énonces là ne signifie-t-il pas quelque chose de tout à fait précis et de tout à fait exact ; et que je ne contredirais certainement pas si je le percevais bien moi aussi ?

 

« Cette peinture est plus belle que celle-là » ; cela ne sonne-t-il pas comme : « cette peinture est plus petite que celle là » ? Et cela ne doit-il pas sonner ainsi chez moi aussi, si je comprends bien ce que tu veux dire ?

La différence est que dans le second cas nous pouvons toujours dire « prenons donc une règle pour nous en assurer ». Dans le premier cas, nous n'avons aucune idée de ce qui pourrait être une vérification.

 

« Cette peinture est très belle. - Non.» Que contestes-tu ainsi ? Ce que je dis (veux dire), ou mon vocabulaire ?

« Non, cette peinture n'est pas belle, mais il s'en dégage une impression étrange.»

Que devons-nous faire pour nous en assurer ? Si tu ne le perçois pas, que pouvons-nous faire de plus ?

 

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Le 31 août

Hegel a posé un point très important en montrant que la nature est belle quand elle imite l'homme. Pourquoi s'acharnait-on à dire avant que l'oeuvre de l'homme était belle quand elle imitait la nature ? Et beau le corps humain quand il respectait les harmonies naturelles ? A quelle sorte d'observations correspondaient ces affirmations ? (Ou de règles ?)

Que peut bien imiter le corps humain quand il est beau ? - Le corps humain imite l'homme. Voilà qui sonne curieusement ; mais fait sens. Fait si bien sens qu'on se demande où ce sens s'arrête.

Ce sens peut s'arrêter à Platon (Phèdre) ; à Ibn Arabi, à Maître Eckhart. Oublions-les ; n'arrêtons pas le sens.

(Borges a écrit une nouvelle qui a tout particulièrement contribué à sa célébrité, et n'a sans doute pas fini de le faire. Dans Le Don Quichotte de Ménard, le héros, Pierre Ménard, recopie Don Quichotte de Cervantes. Il le recopie mot à mot, et le texte du dix-septième siècle devient alors un texte contemporain, le texte se charge alors d'autres allusions, d'autres connotations et de signification nouvelles. C'est exactement ce qui peut se passer si on laisse cette proposition « le corps humain imite l'homme » descendre le cours des siècles.)

 

Que suis-je en train d'imiter avec mon corps, lorsqu'à l'aide de mes zigomatiques j'inscris une trace d'amertume dans mon sourire ?

Et en définitive, cette trace d'amertume, est-elle inscrite dans mon sourire, et non dans mon regard ?

Comment est-ce que je m'y prends pour donner à mon regard de l'amertume, ou de la dureté, ou de l'ironie ?

 

Ce que ton regard exprime, le sais-tu seulement ? Ou encore, est-ce bien toi qui le lui fait exprimer ?

Cela dépend. Parfois je ne sais pas que mon regard est dur. Je ne me sais même pas dur. Parfois, tout au contraire, je lance délibérément un regard dur.

 

Comment t'y prends-tu pour lancer un regard dur ? T'es-tu entraîné devant une glace ? (Il est probable que tu aies eu l'occasion de vérifier devant une glace la dureté de ton regard.)

Mais peut-être aurais-tu plus de prises à te demander comment tu fais pour réprimer un regard dur.

L'enfant t'exaspère ; tu voudrais le gifler. Mais il n'est qu'un enfant. Tu le sens avide d'affection et de réconfort, et déjà désemparé de ne plus les trouver en toi. Tu pressens qu'il ne comprend pas ta sévérité, et que cette conduite ne mènera à rien. Alors tu effaces la dureté de ton regard.

Comment fais-tu ? (Peut-être tes réflexions l'ont-elles déjà effacée.)

 

Ton ennemi est en face de toi. Il n'est pas l'heure du combat mais de la négociation, et la dureté de ton regard entretient sa fermeté ; cela ne favorise pas le compromis que tu recherches. Comment t'y prends-tu, si tu cherches à effacer cette dureté ?

 

Mais au fond ce n'est pas ton regard qui est dur, c'est toi. Tu ne peux ôter de la dureté de ton regard sans en enlever à toi-même.

Ce n'est pas la dureté de ton regard que l'autre perçoit ; c'est ta dureté qu'il voit dans ton regard.

 

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Le premier septembre

Maintenant un acteur : il doit exprimer la dureté du personnage qu'il incarne.

Il ne s'agit plus là de savoir exprimer, ou cacher, les sentiments (impressions, émotions, pensée...) que l'on éprouve, mais de les jouer ; c'est à dire d'exprimer ceux qui ne nous sont certainement pas venus spontanément.

L'acteur doit-il éprouver la dureté pour la jouer ?

On sait très bien que l'acteur doit entrer dans son rôle, et cependant qu'il ne doit pas oublier qu'il est en train de jouer.

Nous savons tous faire cela. Nous le faisons avec plus ou moins de talent, mais nous savons le faire. Si nous ne sommes jamais monté sur scène, nous avons au moins prononcé un discours, donné un cours, fait un exposé,... lu un texte tout prêt à un auditoire.

 

Nous disons : « entrer dans un personnage » ; ou mieux encore : « entrer dans la peau du personnage ».

Tout à fait intéressante, cette notion de « peau » du personnage, qui sous-entend que nous n'allons pas seulement endosser un costume, mais encore un sub-costume ; une peau.

Où est-il ce personnage que l'acteur va jouer, avant qu'il ne le joue ? Il est manifestement dans le texte. Et d'ailleurs nous nous satisfaisons très souvent de lire des textes, sans avoir besoin que des acteurs nous interprètent les rôles, ni qu'un auteur nous fasse une lecture publique ; ou un cours, une conférence ou un discours.

(Tout ceci ne suppose pas que le texte soit écrit ; il suffit que l'inscription soit dans la mémoire. Je peux par exemple raconter une histoire drôle. Une histoire drôle est plus ou moins drôle selon comment on la raconte, et pourtant, n'importe comment qu'on la raconte, et même si l'on ne la raconte pas, elle demeure toujours la même histoire drôle.)

 

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« Interpréter un rôle » ; « interpréter une signification ». On sent bien que ces deux acceptions communiquent par un certain point.

Elles communiquent en ce point où il serait précisément question de revêtir une peau.

 

La peau est d'abord le siège, le moyen de sensations tactiles. Ce peut être encore la peau du tympan. Ou la « peau » transparente qui protège l'iris de notre oeil.(1)

La peau suppose ce qui épouse et enveloppe la forme, et par là même la révèle.

La peau a deux face... Oui. Non. Sur la peau - sous la peau : une topique au moins aussi embarrassante que devant le miroir - dans le miroir.

De l'autre côté de la peau est aussi différent de sous la peau, que de l'autre côté du miroir l'est de dans le miroir.

A cela la neurologie ne change rien : elle nous montre des organes et des nerfs, mais ne peut nous montrer des représentation sensorielles.

(L'épaisseur du corps ne nous apprend pas plus sur l'image que l'épaisseur du verre - c'est à dire peu.)

 

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Le 5 septembre

Le statut du calcul et du réel.

Ou encore du calcul et du fait ; de la réalisation.

Le calcul nous surprend. On met un grain de riz sur la première case d'un échiquier, 2 sur la suivante, puis 4, puis 8, 16, 32, 64..., et l'on est surpris de ne plus avoir assez de riz bien avant d'avoir parcouru l'échiquier, quels que soient les hangars céréaliers dont on dispose. Voici le genre de surprises que le calcul nous réserve.

« De telles surprises devraient mettre en question l'image que nous nous faisons spontanément du monde » : depuis quelques milliers d'années, une telle idée parvient curieusement à se présenter comme une idée nouvelle.

Pourtant placer des grains de riz sur un échiquier n'est pas un calcul mais une expérience. En quoi cette expérience serait-elle plus étonnante que le calcul de : 264 - 1 ? Ou plutôt, en quoi le calcul de « 264 - 1 » peut-il nous étonner, si nous ne le ramenons pas à une expérience telle que placer des grains de riz sur un échiquier ?

La quantité de litres d'eau que contient une piscine ; ou encore la quantité de bouteilles que nous pouvons y remplir peut également nous surprendre. Mais en quoi ? (2)

 

Le monde est-il plus ou moins surprenant avec ou sans calcul ?

Le tout petit enfant est-il surpris, émerveillé, angoissé, ébahi, laissé indifférent... par le monde qu'il découvre ? Nous-mêmes, dans notre premier âge ?

Mais pour qu'il y ait surprise, ne doit-il pas y avoir quelque chose qui heurte une première habitude ? « L'habitude est une seconde nature », disait joliment Pascal, « qui sait si la nature n'est pas une première habitude. »

 

L'expérience des grains de riz sur l'échiquier peut nous surprendre, mais il existe des quantités de progressions de cet ordre dans la nature, et des plus importantes.

 

Sans doute peut-on jouer au loto sans se faire une idée des probabilités de toucher le gros lot. Mais en quoi « x! » (factorielle x) est-il davantage une idée de quoi que ce soit ?

On pourrait par exemple dire que, à supposer que ne se répète jamais la même combinaison, il faudrait 10x générations pour gagner à coup sur à un tirage par semaine. Cela ne prouverait de toute façon en rien que la combinaison qu'on a jouée ne sortira pas au prochain tirage.

Les fonctions factorielles se retrouvent dans certains problèmes de probabilité, mais il est dur de « se faire une idée » de quoi que ce soit à travers des probabilités, car les probabilités ne correspondent pas à une expérience. Et pour cause : elles servent à en faire l'économie.

 

La question serait plutôt de savoir en quoi un départ de feu pourrait nous surprendre.

On peut combattre des feux sans n'avoir jamais étudié de fonctions factorielles. Le pompier qui ne sait même pas lire « x! » devrait-il être réellement surpris par une telle progression ? Cela peut vouloir dire « sera-t-il surpris par les flammes ? Sera-t-il surpris par une explosion ? »

C'est là où je prétends que « le pif » est un instrument de mesure étonnamment précis.

 

Les réactions des animaux devant le feu sont tout à fait étonnantes : c'est comme s'ils étaient meilleurs mathématiciens que nous, et étaient spontanément capables de calculer les possibilités de propagations de l'énergie dans la moindre flamme.

Nous, nous sommes tout à fait capables d'utiliser un chalumeau dans une cuve de pétrolier avec le plus parfait sang-froid. Et cela parce que nous avons une parfaite confiance dans nos calculs, et dans nos instruments de mesure, de la teneur en gaz et de la chaleur de la flamme. Cela n'empêche en rien que la mortalité dans la réparation navale de Marseille ait battu des records européens, et ait laissé loin derrière le taux de mortalité de tous les services spéciaux, policiers et militaires, de cette même Europe. Nous sommes pourtant toujours capables de recommencer avec le même sang-froid.

 

Je veux dire que ce qui peut nous surprendre dans un calcul, mais aussi bien dans une expérience, ou dans l'observation du monde, c'est certainement ce qu'a pu nous faire oublier, nous masquer, un précédent calcul, une expérience, ou une observation.

 

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Le 7 septembre

Mesurer une ligne courbe revient à la considérer comme une ligne droite. (Ligne contre laquelle on peut poser la ligne étalon).

 

« Mais comment est-ce possible ?

- Allons, c'est tout à fait évident et élémentaire : une ficelle peut être nouée autour d'un ballon, d'un cube, tendue, lovée autour d'un touret, et conserver exactement la même longueur.

- Mais comment en être certain ?

- Enfin! Même le mètre dont on se sert pour la mesurer est lové dans un petit étui de 5 cm de côtés ; et personne ne doute qu'il fasse toujours un mètre.

- Certes, il fait toujours un mètre lorsqu'il est déroulé. Mais si mesurer une courbe revient à la considérer comme une droite, alors nous ne pouvons que mesurer des courbes décourbées, quand elles sont redressables, ou telles qu'elles pourraient l'être.

- Pourquoi donc veux-tu que la courbure d'une ligne change quoi que ce soit à sa longueur ? Et d'ailleurs, qu'est-ce que cela seulement signifierait ? N'es-tu pas en train de parler en terme de « vérité » là où il est d'abord question de « signification » et de règles ?

- Eh bien parle moi alors de cette irréductibilité du produit de l'arc et du rayon. Explique moi l'incommensurabilité de 'pi'. N'est-ce pas comme si cette valeur de 'pi' témoignait d'une qualité irréductible de la courbe ?

- Cela ne veut rien dire. D'ailleurs on mesure sans peine l'ellipse.

- Si, cela veut dire que l'on peut toujours considérer une courbe comme une droite. Mais quand elle est droite, elle n'est plus courbe. Ou encore : lorsque nous faisons de la topologie, nous ne faisons plus de la géométrie. Je pourrais encore dire : est-ce que, lorsque nous arrivons à des valeurs imaginaires (pi, e, i...), n'aurions-nous pas, au cours de notre raisonnement, substitué un « comme » à un « donc » ou à un « car » ? Ces valeurs ne témoignent-elles pas d'un glissement de la logique vers l'analogique ?

- Tu oublies peut-être que tout ceci est d'abord une question de règles, et de non contradiction dans leur application.

- Je ne l'oublie pas, et je pense au contraire que l'analogie peut avoir une consistance, une cohérence qui n'ait rien à envier à celle de la logique. Je m'interroge même, au fond, sur la limite qui les sépare. La relation logique ne supposerait-elle pas que soit établie d'abord une relation analogique ? Je pense seulement que cette relation analogique est une sorte de tour de force, de violence faite par l'esprit au réel, et qu'il en reste toujours quelque chose dans l'ordre de la représentation : un noyau indigeste ; comme la quadrature du cercle...

Ce dialogue « dessine » quelque chose ; fait sortir une « idée », une certaine « vision ». Peu à peu, quelque chose d'invisible - quelque chose qui n'existait peut-être même pas - prend forme et corps : apparaît.

Faisons-nous réellement apparaître quelque chose - comme par exemple un archéologue avec son pinceau fait apparaître un débris antique - ou produisons-nous une illusion ?

Mais ce que fait apparaître le pinceau du peintre, comment devons-nous l'appeler ? Ou encore, qu'elle est la part d'illusion et de création ou de révélation (exhumation, découverte invention...) dans le travail du peintre ? (ou encore du poète ?)

 

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Le 12 septembre

La séparation entre sciences exactes et sciences humaines. (Les Etats-Unis auraient tendance à y ajouter le sport, gardant ainsi quelque chose de gréco-latin.) Cette séparation est une forte caractéristique de la civilisation actuelle. Elle imprègne tout. Elle est quelque peu critiquée ces derniers temps ; mais mal.

Cette distinction est au coeur du système d'enseignement : elle y domine tout, de l'école élémentaire jusqu'au seuil de la recherche. De là, elle régit la vie intellectuelle aussi bien que l'industrie (« le monde du travail »).

Chaque individu commence son éducation avec cette forte polarisation : calcul, Français - matières déterminantes, à forts coefficients.

 

- Et pourquoi le Français et le calcul ne seraient-ils pas le double noyau de l'enseignement, après tout ? Toutes les autres disciplines ne supposent-elles pas de savoir déjà lire et compter ? - Et tantôt plus l'un que l'autre ? Les besoins de connaissances mathématiques sont sans doute très minces en musique ou en histoire, et une connaissance succincte du Français est suffisante en physique où les mesures sont complexes mais les termes parfaitement définis.

 

Humain &endash; exact : ces deux termes pourraient être mieux choisis ; et de là, affinées les idées qu'ils désignent, si on les admet s'appliquer au langage pour en définir deux approches, ou deux attentes distinctes - ou du moins si on les admet s'appliquer à deux dimensions du langage : connotation, et dénotation.

Le langage a toujours deux dimensions : l'une connotative et l'autre dénotative. Mais cela n'en fait pas deux langages.

 

Une formule mathématique et un vers de Mallarmé constituent deux usages très différents du langage ; mais si la première a pour but de raffiner toute dimension dénotative pour la plus haute exactitude dans l'abstraction, elle ne peut abandonner entièrement toute dimension connotative (il faudrait y revenir). Et la seconde ne peut non plus perdre toute dimension dénotative.

Ou plutôt, en prolongeant cette volonté de raffinement, d'épuration, nous sortirions purement et simplement du langage, et nous aurions à un bout un pur instrument de calcul (boulier, calculette...), et de l'autre de la pure musique.

 

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Cette séparation qui préside à l'enseignement trouve certainement son fondement à l'autre bout : dans une option philosophique, caractéristique d'un certain état de civilisation, qui voudrait tout ramener au rationnel, et doit bien admettre que tout ne s'y réduit pas.

De là, une spécialisation des esprits : ceux qui vont chercher l'exactitude de processus précis, rationnels et déterminés. Ceux qui chercheront plutôt la perception sensible, intuitive ; dotée de toute la profondeur et sans doute du trouble que l'on peut imaginer.

 

On pourrait alors substituer aux précédentes cette nouvelle polarisation : rationnel &endash; symbolique.

Mais ce serait donc ignorer que le symbolique est nécessairement en amont de cette bifurcation (et aussi que le rationnel n'est en rien étranger au symbolique). Ne pas voir cette source commune revient à ne plus devoir choisir qu'entre deux attitudes réductrices et superstitieuses : l'une rationaliste et l'autre magique (et non pas symbolique).

Les deux étant en définitive tout autant superstitieuses et réductrices : le rationalisme, oubliera que le rationnel est le produit d'une activité symbolique ; et l'attitude magique prendra « pour sacré le désordre de [son] esprit ».

Il est un point de l'esprit, pour parler comme André Breton, où ces deux attitudes cessent d'être perçues comme séparées. Elles ne le sont pas encore ; et aucune nécessité ne contraint à ce qu'elles le soient. Pour que le travail de l'esprit soit autonome - c'est à dire, au fond, pour qu'il soit un travail de l'esprit : un travail intellectuel humain -, il faut bien qu'elles ne le soient pas ; ou, plus justement, que cette séparation ne devienne jamais irréversible.

 

L'incompréhension totale dans laquelle est tombé le Surréalisme, et la pensée d'André Breton en particulier, est très symptomatique. Elle l'est autant, a les mêmes causes, et peut sans doute être plus éclairante, que la schize de l'enseignement.

 

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Je dois dire que, moi même, lorsque j'ai lu très jeune les premiers livres d'André Breton, je n'ai pas très clairement compris - quoique tout dépende encore de ce que l'on veut entendre par claire compréhension : à ce compte, il ne m'a jamais non plus semblé qu'André Breton ait eu une très claire compréhension de ce qu'il disait - j'en ai plutôt eu une limpide intuition.

Oui, tout ceci était pour moi limpide, mais j'aurais eu bien du mal alors à expliciter pourquoi cette attitude qui critiquait et rejetait non seulement le rationalisme mais la raison avec, pouvait avec autant de radicalité et de cohérence rejeter tout irrationnalisme, tout mysticisme, tout occultisme..., ou plus radicalement encore toute idée de transcendance.

 

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Le 13 septembre

On a tort de chercher le Surréalisme au plus près des oeuvres d'André Breton ou, à l'inverse, trop largement dans la mouvance du groupe. Il y a sans doute un Surréalisme au sens étroit : ce qui fut affirmé par le groupe dans ses revues et ses déclarations ; et il y a un Surréalisme plus large : qui fut affirmé de l'extérieur, parfois contre le groupe, par des personnalités en ruptures, parfois exclues.

On aurait tort de croire que ce dernier, plus large, soit de fait plus élastique, moins exigeant. Ce fut souvent dans la rupture que les points les plus cruciaux furent posés. En fait le groupe n'a jamais exclu par sectarisme. Il a exclu pour rester ouvert, bien souvent pour refuser de trancher. Aussi, bien souvent, des dissidences défendent des postures plus rigoureuses et plus exigeantes.

 

On pourrait avec quelques raisons dire que Roger Caillois était sur une position plus surréaliste que le groupe lui-même lorsqu'il le quitta(3). Ce n'est évidemment pas ce que lui disait - ce qui d'ailleurs aurait été ridicule - mais on ne peut ignorer qu'il ne récusait rien de ce qu'il avait signé dans La Révolution Surréaliste ou dans Le Surréalisme Au Service De La Révolution, ni des principes auxquels il s'était rallié. Il accusait au contraire le groupe de les prendre à la légère.

Sans doute, mais plus tard, Roger Caillois prendra aussi ses distances avec certaines options fondamentales du Surréalisme : le Marxisme, le Freudisme et tout particulièrement l'importance accordée aux rêves. On pourrait en conclure qu'il y avait bien un malentendu dans son ralliement. Mais ce ne serait pas très exact : les contradictions qu'il soulève sont bien au coeur de la démarche surréaliste. Lui, tient à cette idée d'une non séparation entre l'objectivité naturelle et la subjectivité humaine.(4)

 

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Le 19 septembre

« Notre problème peut être formulé ainsi : "Étant donné une proposition dans un langage dont nous connaissons la grammaire et la syntaxe, mais dont les mots nous sont inconnus, quelle peut être la valeur de cette proposition et quelles significations ont les mots qui en feraient une vérité ?" » Écrit Bertrand Russell dans Introduction à la philosophie mathématique (p 72).

Et il poursuit : « Ce qui rend cette question primordiale c'est qu'elle représente, et de beaucoup plus près qu'on ne pourrait le supposer, l'état de notre connaissance de la nature. Nous savons que certaines propositions scientifiques - qui, dans les sciences les plus avancées, sont exprimées en signes mathématiques - sont plus ou moins rigoureuses en face de la nature, mais nous sommes perdus quand il s'agit d'interpréter les termes de ces propositions. »

Et un peu plus loin :

« Aussi la question suivante est extrêmement importante : "que veut dire une loi formulée en termes dont nous ignorons la signification précise, mais dont nous connaissons la grammaire et la syntaxe ?" »

 

Voilà sous la plume de Russell, une critique des plus radicales de la raison. On peut y lire l'amorce de tous les travaux de Wittgenstein ; mais on pourrait tout aussi bien y lire celle de la démarche surréaliste.

 

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« J'aimerais que l'on se taise lorsqu'on cesse de ressentir. » (André Breton.)

Toute l'ambiguïté de cette phrase tient au verbe « ressentir ». « Ressentir » renvoie-t-il au Fühlung romantique ou au feeling empiriste ? La lecture que l'on fait de ce terme change complètement celle que l'on fera du surréalisme.

Mais André Breton chasse lui-même l'ambiguïté ; ou plutôt en introduit une autre : la sienne. Ce n'est ni Hume ni Locke qu'il cite, mais Berkeley ; ce ne sont pas les romantiques allemands, mais Hegel, Feuerbach et Marx.

La valeur exacte de « ressentir » (fühlen, feeling) dans le Manifeste et dans Nadja, nous est donnée dans Dialogues entre Hylas et Philonous, et dans la préface à la Phénoménologie de l'esprit ou dans celle de L'Essence du Christianisme.

 

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N'y aurait-il pas comme des vases communicants entre la posture surréaliste et la posture pragmatique ? Une affinité, une communication brouillée, cachée, tenue secrète ?

Roger Caillois passe un bon coup de torchon dans Les impostures de la poésie, et Procès intellectuel de l'art, particulièrement dans son article sur les romantiques allemands des Cahiers du Sud (5). Mais malheureusement ce n'est pas lui que le groupe suit alors ; c'est lui qui s'en va.

 

Le fameux épisode des pois sauteurs entre Breton, Caillois et Rivera est très instructif ; l'importance que les deux premiers ont donné à cet événement, en apparence dérisoire, le confirme.

Découvrant pour la première fois des pois sauteurs au Mexique, Caillois veut immédiatement les ouvrir pour comprendre. Diego Rivera ne veut pas y toucher pour conserver le mystère, et André Breton veut imaginer d'abord ce qui les fait sauter, et ne les ouvrir qu'ensuite.

Peut-on imaginer entre des hommes qui s'estiment et s'apprécient, rupture pour une cause aussi stupide ? C'est qu'elle contient bien toutes leurs conceptions de l'esprit et du réel.

Tous leurs choix intellectuels et existentiels se focalisent sur ces pois sauteurs. Pour Caillois, chercher dans son imagination (dans sa tête) ou chercher dans les choses (par expérience) se confond entièrement. Pour lui, prendre un couteau et trancher, ce n'est pas cesser de faire travailler son esprit, c'est au contraire ainsi que son esprit travaille.

Il est clair qu'il y a là une fracture avec André Breton, mais cette fracture en recouvre une autre peut-être plus grave. Sans doute Breton veut-il bien trancher quand même le pois sauteur, il en diffère seulement le moment, mais il ne veut pas trancher entre l'attitude de Caillois et celle de Rivera.

Or c'est cela l'enjeu que met en scène, à la manière des contes zen ou tao que prisait tant Roger Caillois, l'épisode des pois sauteurs, et qui est la véritable cause de sa rupture avec André Breton et le groupe surréaliste.

 

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Le 20 septembre

« Aveugle à la signification ». (Wittgenstein)

La cécité à la signification : cela serait à mettre en rapport avec la question de Russell : « Que veut dire une loi formulée en termes dont nous ignorons la signification précise, mais dont nous connaissons la grammaire et la syntaxe ? »

 

« Je comprends, mais je ne vois pas. »

Le langage courant utilise dans ce cas un terme dont le puriste critique l'emploi : « réaliser ».

« Il a compris, mais il n'a pas bien réalisé. »

 

« Réaliser », rendre réel. Ce terme, et dans cette acception précise, est peut-être celui qui définit le mieux ce que j'appellerai « la fonction poétique » - renvoyant alors à la racine grecque de poiën : « réaliser », mieux que « créer ».

 

Réaliser, au sens de rendre perceptible : introduire dans un jeu d'interrelations et de cohérence unitaire, que l'on peut appeler le réel (qui fait, par exemple, que si je penche la tête à droite, le feu rouge passe à gauche du lampadaire, et inversement) ; réaliser, qui renvoi ici à une pragmatique de la langue ; à sa fonction performative.

 

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Le 21 septembre

Lorsqu'une oeuvre est écrite, elle devrait fonctionner sensiblement comme un système optique. J'ai déjà évoqué cela quelque part. Tracer des perspectives, des points de fuite ; mais il importe que le paysage maintienne sa consistance lorsque le regard se déplace. Or le regard - disons du lecteur - peut se déplacer de deux façons : soit en poursuivant sa lecture du texte, soit en jouant avec un seul moment de celui-ci, comme je joue avec ma vision du feu rouge et du lampadaire.

 

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Le 24 septembre

- J'aimerais que l'on se taise quand on cesse de ressentir.

Que veut dire une loi formulée en termes dont nous ignorons la signification précise, mais dont nous connaissons la grammaire et la syntaxe ?

- Aveugle à la signification.

 

- Quand j'emploie un mot, répliqua Humpty d'un ton méprisant, il signifie ce que je veux qu'il signifie, ni plus ni moins. - La question est de savoir, dit Alice, si vous pouvez donner à un mot tant de sens différents. - La question est de savoir, dit Humpty, qui est le maître, c'est tout. (6)

- L'attitude du couteau : couper ce qui est incomplet et dire « Maintenant c'est complet, car cela s'achève ici ».

 

Je retiens d'abord deux termes : ressentir et être le maître. L'affectif, l'effectif : le sensoriel et le moteur.

Je retiens ensuite la possibilité de certains jeux de langage :

Signification &endash; perception.

Percevoir &endash; ressentir.

Signification &endash; terme &endash; déterminer &endash; terminer &endash; trancher.

 

- Que veut dire une loi formulée en termes dont nous ignorons la signification précise, mais dont nous connaissons la grammaire et la syntaxe ?

- La question est de savoir qui est le maître, c'est tout.

L'important est de savoir qui (pas quoi).

 

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(Wittgenstein dirait : dans quelle activité concrète s'inscrit le jeu de langage.

André Breton : qui ressent...qui perçoit ? (on saisit alors très bien le rapport à Berkeley, mais aussi bien à Eckhart).

(Il faudrait alors élucider une lecture freudienne (lacanienne) de Berkeley, et marxiste de Eckhart. Je ne manquerai pas d'y revenir.)

« Quelle activité ? », « qui perçoit ? » : ces deux points de vue sont implicitement complémentaires.)

 

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Qui, et non quoi.

On peut pressentir ici l'importance de l'intonation dans le processus de signification.(7)

L'intonation, c'est là qu'est en jeu le « qui ». Ici intervient ce que j'écrivais de la musique dans Du juste et du lointain. Qu'est-ce qui distingue musique et bruit : le bruit s'interprète en termes de cause et d'effet - on dira : « le bruit du téléphone » et jamais « la musique du téléphone », sauf à faire une figure de style, même si la sonnerie est faite d'accords modulés.

 

Observons :

1. J'entends d'ici le bruit de la fontaine.

2. J'entends d'ici la musique de la fontaine.

3. J'entends d'ici le bruit des vagues et du vent.

4. J'entends d'ici la musique des vagues et du vent.

5. J'entends d'ici le bruit de la pluie.

6. J'entends d'ici la musique de la pluie.

7. J'entends d'ici le bruit du poulailler.

8. J'entends d'ici le chant du poulailler.

9. J'entends d'ici la musique du poulailler.

10. J'entends d'ici le bruit des oiseaux.

11. J'entends d'ici la musique des oiseaux.

12. J'entends d'ici le bruit de la cour de l'école.

13. J'entends d'ici la musique de la cour de l'école.

14. J'entends d'ici le bruit des moteurs sur l'autoroute.

15. J'entends d'ici la musique des moteurs sur l'autoroute.

16. J'entends d'ici la musique du dancing.

17. J'entends d'ici le bruit du dancing.

...

« Musique », à la place de « bruit », fonctionne toujours comme « le village dormait dans son lit de verdure », « la tour se dressait, fière », etc.

Musique laisse supposer un plaisir, une communion : j'entends d'ici la musique de la pluie, j'entends d'ici la musique de la cour de l'école, j'entends d'ici la musique des moteurs sur l'autoroute. A l'inverse, bruit à la place de musique, peut aller jusqu'à évoquer à lui seul une gêne ou une agression : j'entends d'ici le bruit du dancing.

 

Le bruit est signe de quelque chose ; jamais la musique, qui est signe de quelqu'un, signe de quelqu'un qui peut donner une signification (qui est le maître ?). Mais la musique, elle, ne la donne pas : non pas signe, elle est signature ; ou signe que la signification est signée.

Musique à la place de bruit revient toujours à personnifier  ; et l'inverse, donc, à dépersonnifier.

C'est pourquoi, en un certains sens (la question est de savoir qui est le maître), la musique est à la fois « insignifiante » et essentielle à la signification.

 

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Le 24 septembre

Je suis fasciné par la langue des chats. Ou plutôt, par leur absence de langue.

Il y a toujours, devant chez moi, des chats qui vivent en liberté. Ils viennes s'asseoir près de moi quand je prends le frais devant la porte. Ils n'attendent rien ; je ne les nourris pas, ils n'aiment pas se laisser caresser.

Plus je les observe et plus je les trouve dépourvus de langage. Mais ils ont « une langue », une langue qui est toute musique, et qui offre des possibilités d'expression d'une étonnante richesse. De tous les animaux, je crois qu'ils sont ceux qui utilisent le moins leurs sons et leurs gestes sous la forme d'un système de signes précis, mais ils émettent une quantité de sons et de signes très personnalisés, sans aucune trace de code collectif.

 

Une langue privée.

Sans doute n'y a-t-il pas langage privé. Mais le chat me donne une idée de ce que pourrait être une langue privée.

Pourtant, pas une langue, ni une musique, encore moins un chant.

 

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Le 27 septembre

C'est une très bonne remarque de voir que « langage ordinaire » est peut-être une traduction littérale de l'anglais, mais qu'il existe un mot en Français, tout à fait ordinaire lui aussi, qui traduit parfaitement l'expression anglaise : « parole ». - la philosophie de la parole.(8)

Il est encore un autre mot français qui n'existe pas en Anglais : « langue ».

Parole, langue ; deux notions qui n'existent pas en Anglais, et qui contraignent d'inventer le concept de « langage ordinaire ». Un seul mot en Anglais, language, qui recoupe à peu près les dénotations de « langage », « langue » et « parole » en Français.

 

Les mots, ça se crée à la demande ; et l'on peut se demander pourquoi les Anglais ont du attendre le vingtième siècle pour parvenir à nommer, et donc à concevoir, la langue, la parole, comme choses distinctes du langage.

On peut se demander aussi pourquoi les Français ne se sont jamais contentés du seul terme « langage ». Ces observations doivent forcément se recouper avec des caractères propres aux lettres et aux philosophies anglaises et françaises.

Sans doute, une « philosophie du langage ordinaire » n'est-elle pas une bien grande nouveauté en France. René Descartes, Antoine Arnauld, Pierre Nicole étaient certainement des « philosophes du langage ordinaire » (et Rousseau : Essai sur l'origine des langues).

Cependant, il n'est pas sans intérêt d'observer une culture qui, après avoir confondu des notions si distinctes, découvre, après une longue histoire littéraire, la spécificité d'un langage ordinaire ; la découvre et la pense, alors qu'elle était en France sous le couvert de l'implicite.

 

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Le 29 septembre

Je viens de lire dans Libé quelques remarques linguistiques sur les adjectifs numéraux, qui vont dans le sens de ce que j'écrivais cet été (9). On y apprend que les Gallois comptent jusqu'à quinze sans fantaisie, mais que dix-neuf se dit pedwar ar bymtheg, soit « quatre et quinze » ; trente, deg ar hugain, soit « dix et vingt » ; et cinquante, hanner cant, c'est à dire « moitié de cent ».

Les Brésiliens disent souvent meia pour six, l'abrégé de meia dùzia, demi-douzaine.

Les Danois disent tre pour trois, mais tres pour soixante, où l'on devine l'abréviations de tresindstyve, « trois fois vingt ». Cinquante se dit halvtreds ; on y reconnaît treds, « soixante », mais la moitié de soixante n'est pas cinquante. On doit comprendre : la moitié de la troisième vingtaine ajoutée aux deux premières.

Quelles sont les conséquences que je tire de ces usages ? Tout d'abord que ces langues ont certainement été influencées par des systèmes numériques qui fonctionnaient sur d'autres bases que décimales. Le Gallois a, selon toute évidence, été influencé par une base quinze (5x3), le Portugais par une base douze (3x22), et le Danois par une base vingt (5x22).

On trouve dans le Français les traces d'une base seize (2x2)2. Seize est le dernier chiffre qui ne soit pas composé. Après seize, à l'exception des dizaines, ils sont tous au moins composés de deux termes.

L'Arabe est strictement influencé par le système décimal (seules les dizaines et les nombres inférieurs à la dizaine ne sont pas composés).

 

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Le 3 octobre

Nous nous exagérons la singularité des civilisations. On gagnerait en cohérence en considérant l'histoire de l'humanité d'un point de vue beaucoup plus unitaire.

Il ne s'agit pas dans mon esprit de revendiquer un vague cosmopolitisme : l'humanité est divisée, elle l'a toujours été et le restera sans doute. Il s'agit plutôt de voir cette division comme un processus en oeuvre.

On définit quelquefois la nation, ou le peuple, comme « une communauté de destin ». Il me semble, au contraire, que la « communauté de destin » embrasse aussi bien la nation ou le peuple en question que ceux qui sont envers lui « les étrangers ». L'histoire des conquistadores ne peut se concevoir sans celle des indiens, et réciproquement. Il n'y a pas davantage d'Occident sans Orient..

 

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A la conception ethnique, nationale, on peut opposer une conception de classes. La théorie de classe, même sous sa forme la plus grossière est plus riche que la plus fine théorie ethnologique, cela parce qu'elle met en jeu des interactions : parce qu'elle pose ce qu'elle appelle les classes comme exerçant une fonction active dans la production des rapports qu'elles entretiennent entre elles ; parce que les classes constituent une configuration produisant et reproduisant le rapport de classes, et inversement.

Certes, vouloir tout expliquer par des rapports de classes : les divisions nationales, ethniques, culturelles et cultuelles, scientifiques et technologiques... serait une réduction.(10)

La théorie de classes ne peut faire abstraction de l'interaction entre classes -la lutte des classes - et ne peut donc considérer l'histoire d'une classe pour elle même. Chaque classe ne se détermine et ne se comprend que dans un rapport de classes.

C'est ce qu'ignore toute conception nationale et ethnologique. Pour celles-ci, le peuple vient de ses ancêtres, et ceux-ci sont comme sortis du sol. Le sol et le sang sont les deux pôles sur lesquels s'articulent ces conceptions, privilégiant tantôt l'un ou l'autre.

 

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La France ne s'est constituée qu'en intégrant et repoussant : repoussant les Burgondes, les Goth, les Normands, les Arabes, les Anglais... La langue même ne s'est construite que dans ce mouvement. La France à la fois s'est dissociée de ses voisins européens tout en s'intégrant à l'Europe.

Prenons aussi bien le cas de l'Algérie : le peuple algérien est entièrement un produit français. Il n'a jamais existé d'Algérie avant la colonisation française. L'Algérie fut d'abord une colonie française. Le sentiment d'une identité Algérienne est né de la résistance. Seule la guerre de libération a créé les ferments d'une identité Algérienne (11). La nation algérienne n'a au font pas même une quarantaine d'années. Le Grand Maghreb a des siècles d'existence ; consolidé à la fois contre l'Occident chrétien et l'Afrique noire, protégé d'un côté par la Méditerranée, de l'autre par le Sahara.

Les hommes sont divisés parce qu'ils se divisent, se combattent, se colonisent, se fuient. Tantôt un peuple en repousse un autre ou l'extermine - ce que firent les Européens en Amérique. Tantôt il le colonise et en fait ses esclaves, comme en Afrique du Sud. Aussi voyons-nous parfois les caractères ethniques et classistes se surimposer.

 

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On peut en même temps distinguer une mouvance beaucoup plus homogène de l'humanité que ces divisions ne le laissent immédiatement percevoir : c'est à peu près à la même époque où l'Empire Romain construit en Grande Bretagne le mur d'Adrien, que l'Empire Chinois construit sa grande muraille ; et ce n'est que deux décennies après que l'imprimerie ait été inventée en Corée qu'elle apparaît en Suisse.

Mais tous les historiens ont été préoccupés de faire d'abord l'histoire des nations avant celle de l'humanité. Aussi ont-ils plutôt cherché à grossir les disparités entre les peuples, et surtout à leur trouver des bases naturelles, plutôt qu'à percer les jeux de forces qui faisaient monter les uns quand les autres s'enfonçaient.

 

Il est assez évident que l'assomption de l'Europe s'est faite en proportion de la décadence du monde Islamique. Mais il est assez difficile de percevoir les effets de l'une sur l'autre. Sans doute les deux phénomènes sont-ils pour une grande part déterminés par l'assomption de l'Empire mongol. Le fait est que les historiens ignorent volontiers ces questions, et préfèrent étudier séparément l'Europe, l'Islam et l'Empire mongol.

Quotidiennement, le monde contemporain nous montre pourtant l'insuffisance de ce point de vue. A tort ou à raison, on nous montre que l'avenir du monde se décide au Pentagone, à Wall Street et au conseil de l'ONU.

Sans doute les media tombent-ils dans l'excès inverse et négligent-ils trop des forces qui couvent de par le monde. Les historiens font l'inverse ; ils nous décrivent la vie d'entités ethniques entièrement autonomes

 

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Le 4 octobre

On trouve beaucoup de métissage dans les cultures. Mais parler de « métissage » sous-entend qu'à l'origine seraient des particularités.

On trouve de nombreux points communs entre la pensée Grecque, Indienne et Chinoise. Platon est plutôt Indien ; Aristote plutôt Chinois. L'influence du monothéisme de la péninsule Arabique y est aussi perceptible. Cependant Platon et Aristote influenceront profondément la pensée des empires chrétiens, puis du monde musulman.

La grande difficulté dans cette généalogie de l'esprit, est qu'on ne sait jamais qui, en définitive, a influencé qui. Nous ne pouvons partir que de textes fondateurs. Mais ces textes fondateurs ne sont que les plus anciens que nous connaissons. Nous ne pouvons douter que ces textes aient eux-mêmes des textes fondateurs, disparus simplement.

 

L'histoire commence avec l'écriture : c'est une règle, et elle fait partie de la grammaire du mot histoire. Soit, mais c'est une règle trompeuse. Trompeuse d'abord parce qu'elle tend à identifier l'écriture et l'écriture retrouvée.

Si l'histoire commence avec l'écriture qu'on retrouve, alors on doit bien comprendre que rien d'autre que l'histoire ne commence avec l'histoire.

Les plus anciennes stèles de l'Egypte ; les anciennes écritures pré-aryennes de la vallée de l'Indus, ou les briques Babyloniennes, ne marquent aucune origine particulière ; rien ne nous oblige de penser que quelque chose de définitif s'inaugure avec elles. D'autres écritures sont certainement à découvrir. Plus sûrement encore, d'autres, plus nombreuses, ont irrémédiablement disparu - parce que construites sur des matériaux périssables, peut-être détruites ou recyclés après l'usage (comme la gravure sur la cire, ou la craie sur l'ardoise), ou bien encore méconnaissables comme écriture (par exemple l'écriture à l'aide de noeuds sur une cordelette).

Bien avant les premières écritures connues, les hommes n'étaient certainement pas dépourvus de culture, et pouvaient communiquer sur de très vaste territoires. On a découvert la circulation d'urnes de même fabrication, allant de la vallée rhodanienne au bas Danube.

 

Il est plus payant de penser la culture en terme de métissage (comme Michel Serres), que d'imaginer les civilisation comme des blocs autonomes. Mais plus intéressant encore serait de considérer la division ; le processus de division : d'y voir en oeuvre des processus de discorde.

On peut lire les dialogues de Platon en ignorant toute influence extérieure à la Grèce. C'est ainsi qu'on a coutume de les lire. Mais on pourrait aussi confronter sa conception de la métempsycose à la tradition indienne ; ainsi que sa division de la société en trois castes : guerriers, artisans et sages. On pourrait aussi comparer leur forme rhétorique (dialogues accompagnés ou non de leur mise en situation) à la rhétorique chinoise (12). On pourrait aussi en comparer l'éthique avec celle des Prophètes Hébreux (Esaïe, Daniel...).

 

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Si l'on se décidait à aborder ainsi la lecture de Platon, alors peut-être faudrait-il aussi se décider à aller plus loin. Faire l'inverse : non plus rechercher des influences, mais ce qui en est rejeté.

Si Platon reprend le principe des castes indiennes, pourquoi rejette-t-il les différences sexuelles ? Pourquoi La République est-il le premier texte connu dans l'histoire à considérer que, tout ce que peut faire un homme, une femme peut le faire aussi ? Pourquoi rejette-t-il l'institution familiale au profit de la communauté ?

Platon fait sien le principe de la métempsycose - et il est bien le seul Grec à le faire - il le reprend exactement tel qu'il peut s'exprimer en Inde ou au Tibet, mais à un détail près : l'âme transmigrante choisit sa réincarnation et, de là, peut se tromper : choisir un destin trop lourd pour elle, ou trop étriqué.

 

Le but de ce point de vue est de nous permettre de mieux comprendre - non pas tant la relation et les influences entre, par exemple, les Grecs et leurs voisins - mais plutôt ce qui fait devenir grec des hommes ; ce qui les conduit à se séparer de leur voisinage.

 

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Peut-être n'est-ce pas non plus cela qui importe ici le plus, mais la part de dénégation qui peut se trouver dans chaque pensée.

Toute pensée tend à être négation, confirmation, contestation... d'une autre pensée qu'elle oblitère ; qu'à la fois elle efface en remplaçant, et pourtant conserve, maintient sous sa propre charpente.

Ainsi les pensées se recouvrent par couches, font disparaître les couches inférieures et pourtant continuent à reposer sur elles.

 

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Je m'aperçois que ce que viens d'écrire là ressemble beaucoup au schéma freudien de la vie psychique. Il semblerait que, dans ce schéma, l'individuel et le collectif finissent par se confondre entièrement.

 

 

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NOTES

1 Aristote explique de façon très limpide, dans De l'Âme, la nécessité d'une médiation telle que la peau entre les organes des sens et l'objet source de la sensation.

2 Une simple progression arithmétique ne peut-elle pas surprendre, même un très bon mathématicien : « Je n'avais pas réalisé que nous serions si nombreux à table... qu'il nous faudrait tant de pain... »

3 Tout particulièrement en lisant Procès intellectuel de l'art et Les impostures de la poésie. Ou encore Nécessité d'esprit, écrit à l'époque de sa rupture, mais publié après sa mort, et qui, par son caractère posthume, redonne à la polémique une certaine distanciation.

4 Tout ceci est mal dit, très approximatif, et exigerait un tout autre développement.

5 L'alternative (Naturphilosophie ou Wissenchaftlehre), dans Les Cahiers du Sud, « Les Romantiques allemands », mai-juin 1937.

6 Lewis Carroll.

7 Wittgenstein l'aborde précisément dans le premier chapitre de Grammaire philosophique, mais perd la piste.

8 Voir l'introduction de Lou Aubert à J. L. Austin, Écrits philosophiques, Seuil 1994.

9 Jean-Baptiste Harang, Est-ce ainsi que les langues vivent ? Sur le livre de Henriette Walter, L'Aventure des langues en Occident.

10 Mais tout modèle est réducteur ; est modèle réduit. Quel usage aurait une carte à l'échelle du territoire ?

11 Des liens qui déjà se défont, ou peut-être se renforcent - en tout cas se transforment encore par les conflits internes et externes qu'ils génèrent.

12 En tenant compte aussi du rôle et de la place de la pointe et du mot d'esprit.

 

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