Jean-Pierre Depetris, juin 2021.
La pluie enfin - Attracteurs étranges - Remarques badines - La propreté du ciel - Suite…
L’orage est là. Il était temps. Dans les parcs, de larges surfaces étaient devenues sèches et terreuses. Devant les arbres, les feuilles tombaient devenues jaunes.
Les nuages sont arrivés rapidement, surgis de derrière les montagnes comme par surprise. Ils se sont annoncés par des bruits de tonnerres.
Les gens ne se trompaient pas. La pluie arrive à son heure.
Les nuages noirs ont caché le soleil. Ils n’ont pas rafraîchi l’air ; ils l’ont d’abord alourdi. Les oiseaux se sont déjà cachés, les gouttes ne vont pas tarder. Le vent a commencé de forcir.
– Tu sors maintenant, s’étonne Sinta. – Pourquoi pas, j’ai envie de voir tomber la pluie des terrasses du lac.
La pluie a commencé, brutale, avec un vent violent. Je dois tenir mon chapeau, ce qui fait couler l’eau le long de mon bras jusque dans ma chemise. Je n’ai pas pris de parapluie, je ne pourrais pas le tenir ouvert.
Sous la verrière du bar de planches, j’aperçois la rivière à l’endroit où un bras vient rejoindre le lac. Je serai bien placé si je dois voir son niveau monter.
Le tonnerre n’a pas cessé, son bruit est toujours plus fort, presque un roulement continu ponctué de détonations assourdissantes, et je m’amuse à compter entre les éclairs et les bruits.
Derrière le comptoir, Laïla a mis la lumière, de simples petits spots qui sont encore bien suffisants. En fait, elle s’appelle Leïli, c’est le nom farsi qui correspond à Laïla en arabe, je l’appelle souvent ainsi.
La température baisse rapidement, et j’ai bien fait d’emporter ma saharienne bien déperlante. J’ai pensé aussi à une petite laine dans mon sac. J’aurais dû enfiler des bottes, car je sens que la rue non goudronnée devant la maison ressemblera à un torrent boueux quand je rentrerai.
Je crois que la forte chaleur est bien finie.
De larges flaques se créent sur les pelouses du parc.
Les chats sont tous rentrés. Ils contemplent la pluie comme moi sous la verrière. Le bruit des trombes d’eau a décru, mais pas celui des rafales dans les branches. J’ai étendu sur une chaise ma saharienne trempée, et j’ai sorti ma veste.
Je distingue parfaitement les nuages rapides se chevaucher, se bousculer, se heurter. Ils sont hauts et ne cachent pas les montagnes boisées, les pentes rocheuses devenues luisantes.
La pluie a faibli, mais elle résonne fort sur la verrière. Le vent fait grincer un bout de métal. Leïli est venue voir, elle a levé la tête, attentive un moment. Elle n’a rien dit, est repartie derrière son comptoir apparemment rassurée, et a repris sa lecture.
Le bruit de la pluie est devenu monotone. Il est superbe le bruit monotone de la pluie. Il donne envie de l’écouter sans rien faire ; peut-être écrire, ou bien lire, comme Leïli.
Un chat s’est rapproché de moi en marchant sur les tables, et s’est mis sur mes genoux en ronronnant. Le bruit des gouttes monotones nous aura rapprochés.
Je le caresse machinalement, et il se met à frotter lui-même sa tête à ma main, à chercher à l’enfouir. Ça fait ça le bruit monotone des gouttes.
Ces jours-ci, commençait à me manquer l’envie de ne rien faire.
Je ne fais pas rien, j’écris. Mais comment pourrais-je appeler cela travailler cette fois ?
J’ai jeté un œil ce soir sur les recherches de Jean-Pierre Petit. Il nourrit en moi des intuitions hérétiques. L’astrophysique depuis quelques années raconte des récits fantastiques. Faire reposer une vision du monde sur de pures équations me paraît, pour le moins, risqué. Je ne suis pas contre le principe de tirer par déduction tout ce qu’il est possible de ce que l’on connaît. Cette expérience de pensée n’est pas dépourvue d’intérêt, mais ce qu’elle nous fait découvrir de plus fertile avec le temps, est combien notre raison nous trompe, et combien elle nous cantonne presque toujours en-deça de la réalité.
Jean-Pierre Petit tente dans une conférence filmée de convaincre son auditoire que les trous noirs n’existent pas. J’ai constaté avec satisfaction que je n’étais pas si perdu dans ses équations ; mais je ne les ai pas étudiées plume en main, me contentant de suivre à grands pas le raisonnement.
Bien sûr que l’on se trompe en comptant. La raison est plus trompeuse encore que les sens. Les physiciens les plus reconnus font donc des erreurs de calcul. Je le savais bien sûr. Le calcul le plus attentif n’y assure rien. Encore doit-on garder toujours à l’esprit l’intuition de ce que l’on compte.
L’un de mes oncles avait une petite entreprise de maçonnerie. Il était capable de calculer sur l’instant le coût d’une construction en arpentant le terrain, et il ne se trompait pas ; si plutôt, c’était cocasse, il se trompait avec les nouveaux francs et les anciens. Il est difficile d’évaluer le coût d’un chantier. Qu’on ne m’objecte pas que mon oncle ne pouvait pas se tromper, puisque le prix serait exactement celui qu’il allait facturer. Non, et c’est ce qui me fascinait : en resserrant ses décomptes, il se rapprochait peu à peu de sa première estimation. Ce ne sont pas des calculs faciles quand on a commencé jeune apprenti, ou peut-être si, justement.
Tout cela pour dire que même les calculs qui paraissent les plus abstraits demandent de prendre appui sur des intuitions acquises par des expériences patientes et renouvelées.
Je m’étais intéressé de près à la physique d’Aristote, tout en sachant bien qu’elle était fausse et sur quoi. Aristote possédait une intelligence étonnante, une ingéniosité, un sens de l’observation et de la synthèse qui nous surprennent encore, et l’on n’est pas moins surpris des observations qu’il avait négligées, de ses à-priori qu’il n’avait pas jugés nécessaire de vérifier : des détails simples, évidents, élémentaires. Maintenant que sa copie est, pour ainsi dire, corrigée, on demeure, comment dire, étonné, c’est cela : étonné.
C’est un peu ce que montre Jean-Pierre Petit quand il met en cause l’existence des trous noirs.
Des nuages encore, maintenant ils ont pris l’habitude, ils reviendront. Trente-quatre degrés après midi quand même, mais la température fraîchit vite dès que les ombres s’étendent, et quand celle des montagnes tombe sur nous, il vaut mieux enfiler une veste.
L’on voit encore des nuages, très gros, très blancs. Ils occupent tout le sud-est, et le nord-ouest du ciel est tout vide.
La pluie a duré jusqu’au milieu de la nuit hier, je l’entendais tomber en écoutant Jean-Pierre Petit. Les sols ont bien bu, et le niveau du cours d’eau devant la maison est monté. Celui de la rivière aussi.
« Quand il a plu, la terre est humide », lit-on dans le Wou-Men-Kouan, « Je viens de vous expliquer tout du fond de mon cœur, mais je crains que vous ne me croyiez. »
La pensée zen me fascine, et la syntaxe du japonais.
Il me semble percevoir deux niveaux dans la grammaire. Le premier : il est celui qui est en œuvre dans les correcteurs grammaticaux, les traductions automatiques, les programmes de prononciation et de reconnaissance vocale. Ce niveau commence à être bien circonscrit, mais on sent qu’il reste quelque chose : le second niveau.
L’esprit navigue dans la grammaire et s’en joue. Il est comme un enfant et ne réfléchit pas, il trace, il est comme un omble dans le courant. Ne semble-t-il pas, quand on y regarde, qu’il est à la source des mouvements qui structurent la syntaxe elle-même, ceux qui font fonction d’attracteurs étranges, comme dans la mécanique des fluides ?
Je sens que par là se trouverait la clé qui permettrait à toutes les formes de vie de se comprendre.
Sharif m’a tenu informé qu’il venait de copier sur le site du séminaire les dernières lignes de mon journal que j’ai publiées ce matin même. « Je les ai relues plusieurs fois », m’a-t-il écrit, « et tu m’as obligé à réviser ce que j’avais appris dans mes cours de physique quand j’étais encore étudiant sur la mécanique des fluides et ses attracteurs étranges. Ton intuition mériterait d’être étudiée de près. N’as-tu rien écrit d’autre et de plus précis sur ce sujet, même inédit ? J’en serais étonné. »
Je lui cite dans ma réponse une fiction écrite au tournant du siècle : Les langues à attracteurs logiques du Devron. Elle avait surgi de nombreuses réflexions sans issues. J’avais pris des notes qui ne conduisaient à rien de suffisamment consistant, et plutôt que de les abandonner stérilement dans un tiroir, j’en ai tiré une nouvelle. La fiction permet de poursuivre une pensée bien au-delà de ce qui serait accessible au seul raisonnement.
J’avais un peu oublié ma nouvelle écrite il y a une bonne vingtaine d’années, mais je me souviens bien du café où j’en avais conçu l’essentiel en un après-midi. Je me souviens de la chaleur et de la relative pénombre où je m’étais installé. Je me souviens de la placette ombragée de hauts platanes, et décorée d’une splendide fontaine Wallace.
« À mon avis », me suggère Sinta qui a suivi, intéressée, mes commentaires, « cette nouvelle devrait être accompagnée d’une illustration représentant les différents attracteurs : point-col, source, puits, cycle-limite. L’on comprendrait mieux si l’on pouvait se les figurer. » Elle l’était lorsqu’elle fut publiée dans À travers champs. Je vais essayer de retrouver l’image, si Sharif veut la mettre sur le site.
Sinta ignorait tout des attracteurs étranges. Je n’ai pas souhaité l’humilier, mais j’ai eu du mal à cacher ma surprise. « Je me suis trop tôt et sans doute trop exclusivement consacrée aux lettres », a-t-elle tenté de justifier. Je lui ai répondu, peut-être trop péremptoirement, que ma nouvelle montrait à l’évidence que la mécanique des fluides n’était pas sans rapport avec le fonctionnement réel de la langue, et donc avec les lettres. Puisque la parole et la pensée sont des flux elles aussi, elles sont soumises aux mêmes lois qui régissent tous les fluides.
Je comprends bien que la remarque de mon journal et ma nouvelle d’il y a plus de vingt ans, nous introduisent au cœur-même du travail de notre séminaire, mais je crains hélas que cette voie demeure stérile longtemps. Ce genre d’intuitions doit être soumis à de lentes macérations avant que quoi que ce soit de tangible ne se décante. C’est d’ailleurs la principale raison qui vous fait souhaiter partager vos écrits.
J’ai beau faire le malin à moindres frais avec Sinta, je ne suis moi-même pas très savant dans ces domaines. Mais j’entrevois peut-être une façon de s’y prendre.
L’orage est une occasion excellente pour contempler un phénomène de turbulences. Aujourd’hui ce n’est pas un orage auquel j’assiste, mais à une simple ondée, avec de hauts nuages qui s’entremêlent parmi les montagnes, et qui les font paraître plus hautes elles aussi.
Évidemment, quand j’écris que j’adore contempler l’eau sous toutes ses formes, à travers toutes ses métamorphoses : ondées, trombes, vagues de l’océan, torrents, chutes fumantes le long de parois, lacs, mares et étangs, brumes, brouillards, nuages, jets, que les lances à incendie modulent si bien, routes et chemins inondés… ce sont les turbulences que je contemple.
Notons que j’aime aussi contempler le feu ; les turbulences du feu.
La science moderne ne s’est pas beaucoup préoccupée des turbulences. Elle les a plutôt abandonnées aux ingénieurs. Elle s’y est mise sérieusement au cours du vingtième siècle. Même alors, elle s’est principalement souciée de comment s’en débarrasser.
Si j’étais un jeune physicien, je m’y intéresserais davantage. D’abord parce que le sujet se fait vite fascinant lorsque l’on y regarde, et il trace des perspectives dans les directions les plus inattendues. Les turbulences tiennent notamment une grande place dans la théorie du chaos.
Dans les années trente, Andey Kolmogorov, un mathématicien soviétique qui contribua à la topologie, à la logique intuitionniste, à la théorie classique des mécaniques de l’information et à la théorie algorithmique et computationnelle de la complexité, s’intéressa de près aux turbulences ; puis il y eut surtout Lev Landau, soviétique lui aussi, auteur de la Mécanique des fluides, et auquel on doit une théorie sur les seuils de turbulence.
– Tu es bien érudit sur ces questions, me dit Licos.
– Quand j’étais jeune, les Éditions du Progrès à Moscou publiaient beaucoup de traductions en français des physiciens soviétiques.
Les volumes étaient souvent reliés pour le prix d’un livre de poche. Ils étaient bien écrits, bien construits et parfaitement traduits. Je me souviens d’en avoir achetés pour la seule beauté du titre. Les ouvrages scientifiques ont souvent des titres qui font rêver.
Ces livres étaient superbes, autant sous l’aspect proprement bibliophilique, que par leurs contenus. Ils étaient superbement composés sur un papier ni trop blanc pour ne pas fatiguer les yeux, ni trop terne. Malgré la reliure, élégantes mais pas au point de faire oublier leur usage pratique, et laisser croire qu’ils étaient destinés à meubler des étagères, et malgré le nombre de leurs pages, ils n’étaient pas d’un poids excessif susceptible de fatiguer le poignet.
L’impression des caractères était parfaite, d’un noir intense autorisant un corps assez réduit, et donc un moindre nombre de pages, et, par conséquence, un poids plus faible facilitant leur maniabilité. Il en résultait un confort de lecture qui favorisait l’effort de lire.
De plus, ces livres ne se refermaient pas quand un les posait sur la table. Ils restaient ouverts à la page, vous laissant tout le loisir d’en consulter un autre que vous auriez déposé à côté, de consulter vos notes, rallumer votre pipe, ou tout autre geste requérant les deux mains. Ces facilités encourageaient peut-être les auteurs à ne pas épargner l’effort qu’ils attendaient de leurs lecteurs. Ce n’étaient pas des ouvrages de vulgarisation.
Les ouvrages scientifiques qui ne vulgarisent pas sont presque toujours abscons et ennuyeux ; incompréhensibles par des non-spécialistes. Ils ergotent sur des formules et des citations, marchant au pas des fourmis et ne vous épargnant aucun de leurs zigzags. Ceux qui vulgarisent, tentent au contraire de vous faire grâce de tout effort soutenu pour comprendre ne serait-ce qu’une équation, préférant des anecdotes et des saillies amusantes. Ils aiment vous faire sentir des vérités troublantes, mais si vous y envoyez les mains, vous brassez de la fumée.
– Je ne vois pas l’intérêt de lire des ouvrages de vulgarisation, intervient le sarcastique Licos, car ils s’ingénient à dessiner pour leurs lecteurs l’image d’un monde tel qu’il apparaît au moment où ils écrivent, et qui s’apprête à devenir fausse dans les dix, vingt ou trente années qui suivent. Toutes ces images grossières que tu as étudiées dans tes jeunes années sont maintenant erronées. Te rends-tu compte que si tu n’avais rien lu d’autre, tu ne saurais rien ?
Sur la station orbitale chinoise, l’on ne parle que le chinois. C’est logique, mais je me demande comment les Russes vont s’y incorporer.
Il est probable que les uns comme les autres connaissent parfaitement l’anglais. L’anglais est devenu la lingua franca de la recherche. Je n’en crois pas pour autant que tout soit plié.
Les questions linguistiques ont une importance considérable à laquelle j’essaie de demeurer attentif.
La semaine prochaine se tiendra à Pékin un forum académique sur le thème : « les civilisations au milieu de profonds changements ». Il est organisé par l’Académie chinoise des sciences sociales. S’y rencontreront des chercheurs venus du monde entier. Shimoun s’y est rendu.
Licos : Tu as raison, moi aussi, le lecteur qui me plaît est celui qui marque des buts avec mes passes. Sinon, ce ne serait pas drôle de publier.
Moi : Ce serait quand même drôle déjà d’écrire, car les points l’on est bien capable de les marquer seul.
Licos : L’on devrait quand même pour cela trouver les moyens de lire les autres.
Moi : C’est bien le hic. Il n’est pas évident d’obtenir des passes si l’on ne renvoie rien.
Licos : C’est une très juste remarque bien souvent ignorée. Des travaux qui sont en principe librement accessibles en ligne sans bourse délier, ne le sont pas dans les faits, puisque l’on doit encore les trouver. En fait, ils ne le sont pas.
À ce propos, ne trouves-tu pas que les moteurs de recherche sont de plus en plus délirants ?
Moi : Il me semble bien, oui. Je ne sais même plus comment régler mes paramètres de recherche. L’on trouvait mieux ce que l’on voulait il n’y a pas si longtemps. On faisait défiler quelques pages, puis en y sautant de lien en lien, on trouvait toujours son bonheur.
Licos : Le meilleur moyen reste de chercher à partir des sites que l’on connaît déjà.
Moi : Oui, mais cela tend à fermer les cercles quand on se serait avec raisons attendu à ce qu’ils s’ouvrent.
Nous revenons donc à la question : comment recevoir des passes, et surtout en transmettre à de bons joueurs ?
Licos : Je crois que c’est ce qu’ont prétendu offrir les réseaux dits sociaux en échange de données exploitables, mais en fermant les cercles, évidemment, là où l’on eût imaginé qu’ils les ouvrissent, et en devenant les caisses de résonance assourdissantes des lieux communs.
Moi : Ça ne marche donc pas.
Licos : Je crois que c’est la bonne conclusion. Elle est même excellente, plutôt que de se perturber l’esprit à y décrypter des intentions malhonnêtes. Trêve de pensées perfides ! Ça ne marche pas : c’est tout.
Des intentions perverses viennent peut-être après coup tenter de faire que ça marche quand même.
Moi : Tu me fais songer que l’échec pourrait parfois se faire stimulant. L’échec pousserait à s’enferrer.
Licos : Il est moins fastidieux de s’acharner dans l’échec, plutôt que de chercher pourquoi ça ne marche pas. L’effort est moindre. Ça s’appelle l’inertie.
Licos nous a raccompagné en voiture sous la pluie. Sinta lui a proposé de monter prendre un verre. Elle n’est pas beaucoup intervenue. « Vous semblez bien vous comprendre », nous a-t-elle dit, « mais vos raccourcis me déroutent. »
Moi : Il faut laisser reposer. Vous reprendrez une vodka ? »
Licos : Pas pour moi, je vais conduire.
Bizarrement, l’on oppose toujours la démocratie à la dictature. C’est comme un réflexe : comme s’il n’y avait rien d’autre à quoi l’opposer. L’on ne songe même pas à l’anarchisme, qui pourtant s’impose. Non, les anarchistes sont devenus des démocrates eux aussi, et même des ultra-démocrates. D’ailleurs, je ne connais aucun régime de nos jours dans le monde qui ne se veuille démocratique. Cette simple évidence devrait alimenter pour le moins quelques approches critiques.
Ceci dit, la question de la démocratie m’intéresse moyennement. Elle n’est pas sérieuse. Le serait davantage d’observer comment dans le monde réel, sur des territoires particuliers et précis, des organes de décision porteraient fidèlement les divers points de vue des populations. Ou encore, comment ces populations dans leur diversité s’y prendraient pour mettre en place de telles instances. Au fond, on n’en sait rien, et les élections, à plus forte raison au suffrage universel, surtout quand on observe comment elles se déroulent, n’en garantissent rien. Il est seulement possible d’observer jusqu’à quel point les sociétés réelles y parviennent plus ou moins, et jusqu’à quel point elles ont sinon besoin d’un puissant système de surveillance et de coercition pour y remédier.
Je dois me rendre à la stricte évidence. Je ne grossis pas, je m’affaisse. Cela arrive toujours en vieillissant : le corps se tasse. Je devrais travailler mes pectoraux, mes épaules. Grimper dans des arbres, voilà. J’ai de la chance, il reste encore quelques fruits dans le jardin.
Sinta a un très beau noyer, très haut, avec une ombre généreuse près du jardin potager. Grimper à un noyer n’est cependant pas sans péril. Ses branches sont disposées de telle sorte qu’il est difficile de s’y accrocher, c’est sans doute pourquoi l’on ne cueille pas les noix, on les gaule. Les bras travaillent quand même, et les épaules, c’est vrai, mais ce n’est pas la même chose.
La démocratie me questionne moins que la dictature. Il s’agit d’un concept latin, puis il est devenu à la Renaissance une idée fixe de l’Occident moderne. À la base, telle que la concevaient les Romains, la dictature est la réponse à une crise. Elle est donc provisoire, puisque la crise l’est aussi par définition.
La république est en danger : l’on désigne alors un dictateur doté des pleins pouvoir pour résoudre la crise, et qui rentrera dans le rang quand ce sera fait. Rien n’empêche même de le désigner démocratiquement.
Le concept de dictature est devenu particulièrement intéressant lorsque le mouvement ouvrier s’en est saisi : la dictature du prolétariat.
L’on trouve un beau prunier près de la source qui alimente la mare, cerné de framboisier touffus. Il n’est pas difficile de grimper à un prunier, mais celui-ci est si peu haut qu’on en cueillerait les fruits du sol. Il n’y a plus de cerises hélas. Je ferais mieux tout simplement de réajuster mes mouvements de chi gong.
Quand on pense à une révolution, et la modernité occidentale en a connu beaucoup, on imagine plus ou moins consciemment deux temps : celui de la révolution proprement dite, et celui de l’ordre nouveau qui lui succède.
Un temps plus ou moins long sera consacré à délibérer, concevoir et réaliser les lois, les institutions et les instances qui formeront le nouvel ordre. Il arrivera cependant bien un moment où ce sera fini. On aura peut-être enfin une société parfaite, ou peut-être pas. Du moins, l’idée est là.
Dans les faits, rien n’est moins évident que de passer d’une période à l’autre. Bref, la révolution ce n’est pas facile, d’autant moins que surgissent toujours avec elle des quantités d’ennemis. L’idée des deux périodes en est encore renforcée.
Ce modèle a imprégné l’Europe occidentale, mais il n’a rien d’universel, il est localement et historiquement circonscrit, à moins que l’on ne considère l’ouest de l’Europe comme le foyer de la civilisation universelle ; un pas que beaucoup n’ont pas hésité à franchir.
Leïli sert le ballon de rosé jusqu’à ras bord. Je sais qu’elle le fait par gentillesse, mais je pense devoir lui expliquer que l’on ne se sert pas ainsi d’un verre ballon. Celui-ci est justement conçu pour n’être rempli qu’aux deux tiers, lui permettant ainsi de capturer l’arôme dans la partie supérieure du verre. On hume le breuvage avant que de le boire. « Excuse-moi de te faire cette remarque, surtout devant témoin, mais il fallait que tu le saches. »
« Quand Jean-Pierre explique une chose », intervient Nadina à qui je venais d’offrir la dégustation d’un rosé du cru, venu d’un autre cépage que celui de Rayan, le cousin de Sinti auquel nous étions allés rendre visite l’an dernier, mais de tout à côté, sur le même coteau, « il ne le justifie jamais par les mœurs ou les bonnes manières. Il te donne toujours des raisons pratiques et irréfutables. C’est passionnant d’apprendre les langues avec lui. La culture du vin aussi, je vois. »
« Viens t’asseoir Leïli, je t’offre un rosé, et déguste-le avec nous. – L’on dit que l’alcool trouble l’esprit, s’apprête-t-elle à refuser. – Pour cela il te faudrait boire bien plus qu’un ballon rempli aux deux tiers.
Tous les aliments et toutes les boissons ont des effets sur le corps, l’âme et l’esprit. Seul l’abus est néfaste, et l’abus répété. Le vin a plutôt des effets sur l’esprit, c’est pourquoi on le dit spiritueux. En arabe, le vin et l’esprit, ont la même racine. On doit le déguster avec l’esprit.
« Je vais, si vous le voulez bien, vous montrer comment on goûte le vin avec l’esprit. Vous verrez qu’alors il ne tourne pas facilement la tête ni ne trouble le sens. C’est d’abord une question de respiration… »
« Qu’est-ce que je disais », commente Nadina.
L’Otan a perdu la guerre. Ses forces en sont réduites à des actes désespérés : organiser un mercenariat « terroriste », massacrer des populations en bombardant des habitations civiles sans motifs militaires, menacer une centrale nucléaire… Elle n’est plus capable de rien qui ressemblât à une stratégie.
Elle a perdu la guerre, mais ne semble pas savoir laquelle. L’on en distingue nettement les signes chez les propagandistes, et même chez les plus fins commentateurs. Leur esprit ne sait se détacher des modèles westphaliens, et l’on prévoit déjà des traités de partition : comment découper des peuples et des territoires.
La question n’est pas du tout là, décider d’où placer des frontières entre l’on ne sait qui ni l’on ne sait quoi ; la question est de savoir ce qui doit circuler entre elles, et comment se prennent les décisions à l’intérieur.
Voilà résumé ce que m’a dit Farzal ce matin près de la gare. Bien sûr, chaque phrase appellerait un développement qu’il n’a d’ailleurs pas manqué de faire, notamment sur l’Afrique où l’intelligence des événements m’échappe largement. Je n’ai pas jugé utile d’en consigner davantage, tant ces développements me sont parus implicites, sinon impénétrables.
Aujourd’hui comme hier, il fait un peu frais le matin, avec un ciel dégagé où passent rapides quelques petits nuages bien nets. « Je t’ai vu chercher la lune dès que nous nous sommes installés » a remarqué Farzal. Elle était pâle et blanche à son dernier quartier. « J’aime à chaque instant savoir où et quand je me trouve » ; et puis elle nous renseigne sur la propreté du ciel.
Il fait un peu frais, on supporte un gilet.
Personne ne paraît bien comprendre en France ce que serait la poésie. On l’a trop associée à la rime. La rime est pratique pour caler les périodes et indiquer précisément comment les prononcer. On le voit bien dans les chansons qui donnent aujourd’hui la principale raison de rimer.
Les techniques d’enregistrement ont si bien réussi à la chanson, qu’elle est devenue une industrie, et que plus personne ne songe à lire ni à écrire des textes rimés. Même les meilleurs poètes du vingtième siècle ne sont devenus célèbres qu’après avoir été chantés. Ça décourage.
Pourtant, l’on rime souvent sans le savoir. Il est bien évident que dans la prose aussi l’on se sert des consonances et des allitérations. La prose est la plupart du temps aussi rimée que les vers. L’on s’en apercevrait mieux si l’on faisait l’économie de ces renvois à la ligne qui exagèrent leur différence, et que je n’ai jamais aimés.
L’on ne saurait s’en passer pour les vers libres évidemment, qui sinon ne seraient plus des vers. Le vers libre est une forme de poésie plus soucieuse des signes typographiques que des signes sonores ; plus préoccupée de la page.
Le souci de l’espace de la page et celui de la musique n’en sont pas condamnés à s’exclure, ni seulement à s’ignorer. (Mallarmé l’avait bien conçu.)
Ce qui est curieux ici à Dirac, c’est combien, depuis l’enfance, les gens vivent avec les livres. Quand ces derniers jours, l’Iran a fait mettre sur orbite son satellite Khayyam, personne ne s’est demandé ici quel était ce nom. Tout le monde connaissait Omar Khayyam.
Il en est ainsi depuis longtemps. Tous les foyers ont des bibliothèques, et presque toutes contiennent quelques vieux livres, de très vieux livres, ceux de l’époque où l’imprimerie n’utilisait que la gravure du bois. L’on trouve même des copies au calame sur ce vieux papier solide et fin qui a vu le jour dans ces régions il y a environ un millier d’années. Ces livres mêlés, neufs et anciens, donnent aux lettres un sacré effet de profondeur.
Chez moi aussi, il traînait de vieux livres quand j’étais enfant. Le plus ancien que possédait mon père était l’édition originale des Caractères de La Bruyère.
Ces vieux livres que l’on trouve dans presque toutes les maisons, les gens les gardent. Ils les ont généralement lus ; mais l’on ne trouve pas de commerce de livres anciens, de collectionneurs bibliophiles. Si l’on a le choix entre une édition ancienne et une autre récente, personne n’hésitera. Aussi, quand on trouve des livres anciens dans une boutique, ils ne sont pas vendus cher, si ce n’est en proportion de la difficulté à trouver l’ouvrage.
Un enfant ne sera pas grondé s’il saisit un vieux livre dans la bibliothèque. J’en ai vus pourtant de très beaux, décorés d’arabesques colorées.
Aujourd’hui, l’enseignement est bien organisé, mais je me demande comment les plus anciennes générations, la mienne seulement, ont appris à lire : « à la mosquée », me dira-t-on. Oui, sans doute, ce qui confirme mon opinion qu’il n’est pas bien difficile d’apprendre à lire et à écrire la langue arabe, et celles qui utilisent son alphabet. Les difficultés en sont d’abord phonologiques.
Ceci est en contradiction avec ce que j’avais lu en préparant mon cours il y a trente ans ; mais l’on n’est pas obligé de croire tout ce qu’on lit.
Les gens ne possèdent pas tous des livres anciens, et l’on en est plutôt aux bibliothèques numériques. Peut-être est-ce justement cette profondeur historique qui aide à assimiler sans peine et non sans intelligence de nouvelles façons d’écrire et de lire.
Les gens lisent ici les poètes classiques, et les contemporains, et même les voisins, car l’on écrit volontiers ici à Dirac, surtout doté des nouveaux procédés technologiques. Qui lit les poètes côtoie vite les philosophes, qui sont ici le plus souvent exactement les mêmes, et qui furent presque toujours les savants et les mathématiciens, tel Khayyam justement, dont bien des travaux en la matière ne sont toujours pas dépassés.
La poésie que lisent les gens m’étonne, car elle est plutôt leste, plutôt licencieuse. Même les enfants la connaissent, qui savent souvent lire l’arabe, le farsi et le dari.
Omar Khayyam est le grand poète du sexe et de l’alcool, même s’il est grotesquement réducteur d’en parler ainsi. Les Iraniens n’en ont pas pour autant hésité à donner son nom à leur satellite. Voilà qui ne doit pas surprendre.
Je serais volontiers allé dans la maison de Sinti sur la montagne. Elle appartient à sa famille. J’ai bien compris que c’est un endroit où l’on va travailler : réparer la toiture, émonder les arbres…, chaque membre de sa famille y passe à tour de rôle entretenir la vieille bâtisse, et en ramène fruits, légumes, fourrage, bois de chauffage…, chasser parfois, ou pêcher selon la saison.
Dans l’ensemble, ce sont des séjours laborieux. Travailler au grand air dans un décor incomparable avec des gens que l’on aime est sans aucun doute une expérience désirable. Elle ne l’était pas pour Sint.
C’est une vieille maison que personne n’a envie de laisser à l’abandon, mais où personne ne voudrait s’installer. Un tel lieu ne convient ni pour des jeunes, ni pour des vieux.
J’ai donc pris un peu la voiture ces derniers jours pour sortir de la ville. Sinon, je n’en ai pas besoin. J’aime marcher dans une ville. J’aime marcher aussi dans le désert, mais le trajet serait trop long alors pour seulement sortir des murs.
L’on trouve quelques hameaux et quelques fermes abandonnées dans les environs de Dirac ; isolés, trop loin de toute route et de tout chemin praticable sur quatre roues. L’on en trouve aussi, comme le chalet familial de Sinti, que personne n’habite mais que des gens visiblement entretiennent, où ils viennent au moins faucher les champs.
J’aime cette nature semi-habitée, où il vaut mieux cependant ne pas avoir peur des chiens. Une grosse bête qui court sur vous, ou trois ou quatre en aboyant, cela risque d’effaroucher lorsqu’on n’y est pas habitué. Mais ils sont bien éduqués : il suffit que vous vous baissiez pour renouer un lacet, et ils s’enfuient par crainte que vous ne leur lanciez une pierre. Ils continueront cependant à aboyer, c’est leur métier.
J’aime surtout aller plus loin, là où la nature n’est plus du tout humaine ; dans le désert.
Le désert, j’emploie toujours ce mot au sens biblique : là où il n’y a plus d’homme. John Wyclif l’avait traduit par wildness. J’aime m’y trouver, là où les prophètes firent de saisissantes rencontres.
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
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