Jean-Pierre Depetris, juin 2021.
Du vivant et du sauvage - Fin de saison - Questions de fond - Dans les villages - Suite
Il y a deux façons d’écrire. L’on n’est hélas pas toujours maître du choix. La meilleure est quand les mots vous viennent à la vitesse où vous les écrivez. Ils s’inscrivent avec aisance les uns derrière les autres sans que vous butiez sur un seul, ni que vous ayez à les choisir. Surgissent alors toujours quelques pensées que vous n’aviez pas senti venir.
L’on se sent parfois réticent à suivre sa plume quand elle nous conduit dans des directions qui ne sont pas celles qu’on songeait emprunter. Mieux vaut la suivre. Que risque-t-on ? Le papier se rature, il se déchire, l’on n’est pas obligé de montrer ce que l’on a écrit. À quoi bon retenir sa plume ?
D’autres fois, au contraire, vos pensées vous ont devancé. Vous devez les rattraper. Vous constaterez alors que le style est moins soutenu, ou que les idées sont moins bien construites. Paradoxalement, les phrases sont maladroites, alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que, plus pensées, elles soient plus charpentées.
Suivez votre pensée, et le texte devra être profondément raturé et réécrit pour qu’il paraisse enfin spontané et clair comme si, au contraire, votre pensée avait suivi votre plume. Le plus curieux est justement qu’en retravaillant beaucoup l’on parvient à retrouver ce naturel que la plume aurait atteint sans détour si la réflexion était poliment restée derrière.
J’avais fait ces remarques quand j’étais encore bien jeune. Je me demandais quelle était la meilleure méthode. J’observais, ce faisant, qu’on n’est pas toujours maître de son choix.
Le geste de la plume est impatient. Il n’attend pas. Il n’attend pas seulement que vous ayez compris ce que vous venez d’écrire. Il se peut que votre plume soit plus intelligente que vous. C’est une expérience intéressante à faire.
Pourtant, alors que je la faisais, je découvrais aussi que le laborieux travail de réécriture parvenait à peu près toujours au même résultat, y compris à rendre ma plume plus intelligente que moi.
Ce que j’ai surtout appris, c’est que si l’on a loupé ce flux harmonieux de l’encre, l’on est bon pour une fastidieuse et laborieuse réécriture.
Les maladresses de style sont comme des nœuds, des plis. L’on ne doit pas hésiter à tenter de les déplier. L’on y trouve parfois des trésors. Personne ne saurait le faire à votre place. Un autre agirait comme s’il trouvait un nœud dans le bois ; il prendrait un rabot. C’est ce que je ferais moi-même si je devais corriger un autre ; je ne pourrais accoucher sa pensée.
Ces questions ont frappé à ma porte alors que j’étais très jeune et fortement influencé par le Manifeste du Surréalisme.Elles m’ont accompagné comme ces lignes en témoignent.
Écrire, dans son plein sens, est proche de l’activité onirique, cette faculté du vivant de ressasser des empreintes proprioceptives, et de construire des formes de pensées et de connaissances avec. Il est concevable que toute forme de vie rêve d’une façon ou d’une autre.
L’époque où je me suis arrêté sur les deux façons d’écrire est celle-là-même où je me suis remis à m’intéresser aux mathématiques. Elles ont réveillé mon intérêt à ce moment où, à l’instar de Sinta, j’avais cessé de m’en préoccuper.
L’écriture a une considérable importance pour le calcul, que l’on perçoit immédiatement. À cette époque, je concevais les mathématiques comme une science. La science naturelle des nombres ? C’est un peu cela.
J’ai compris plus tard que les mathématiques sont un art : peut-être des arts, tant elles sont diverses. J’ai découvert bien plus tard quelques ressemblances entre le pragmatisme mathématique d’Henri Poincaré et le Surréalisme, principalement en lisant Pierre Reverdy. Je le montrerais mieux si j’avais les livres sous la main. Entre les trois, il est un mot-clé : fertile.
Dans la montagne, les ombres se sont fortement creusées. L’on voit tout de suite d’où vient cette fraîcheur nouvelle.
Finalement, un soleil trop haut n’a jamais profité au paysage. Il écrase, pas nécessairement de chaleur. Il écrase le relief, les distances. Il les rétrécit. On l’observe même en mer. Ce matin, j’ai pris la voiture pour sortir de la ville, puis j’ai marché très haut vers le col. La lumière de l’aube est saisissante quand on la voit gagner sur l’ombre des parois rocheuses.
J’aimerais être accompagné d’un chameau pour porter les vêtements dont je me dépouille peu à peu. J’ai suivi un petit chemin qui dut être laborieusement tracé sur le bord d’une rivière écumeuse, à quelques mètres au-dessus pour éviter qu’elle ne soit pas incessamment inondée. Le chemin n’est plus qu’un sentier, et les grosses pierres qui le soutenaient ont roulé. Je ne suis pas allé jusqu’au bout pour apprendre ce qui avait exigé tant d’efforts.
J’avais rendez-vous près du lac pour déjeuner avec Nadina. Je n’étais donc pas pressé. Il y avait de l’hysope, j’en ai cueilli. Quand je pars marcher hors de la ville, j’emporte toujours quelques petits sachets de toile propres.
« Alors tu trouves que le Surréalisme pourrait être compris comme le pragmatisme appliqué à la poésie ? », m’a interrogé Nadina. « Je ne l’avais pas vu, mais si l’on cherche, c’est plutôt convainquant. William James est plus mis à contribution que Sigmund Freud dans les textes fondateurs. »
« Tout est charpenté sur un empirisme radical. Voilà bien ce que le Surréalisme a opposé à la raison : l’expérience. Voila bien ce qui l’a toujours maintenu à l’écart de vagues spiritualismes. L’expérience, évidemment, pas l’irrationnel. »
« Tu noteras que si l’on désigne couramment le pragmatisme comme une philosophie de l’efficacité, Poincaré emploie plutôt le mot français de fertilité », l’ai-je relancée.
« Tu regardes encore un western », constate Sint. Je regarde souvent en effet des Westerns. Ils équilibrent mes soirées, et par là, mon hygiène de vie. Un western dure environ une heure trente. Pendant ce temps, l’on est transporté dans un monde sauvage, souvent beau, excessif, trop chaud, trop froid, trop étendu…, toujours hostile.
Quelquefois l’on y voit les peuples premiers se faire exterminer pendant que les Européens règlent entre eux leurs comptes. Le sens de la vie est simple : tirer le premier. L’on y voit de beaux chevaux.
L’on y appelle « ville » ce que dans le monde normal l’on n’appellerait pas « village » ; seulement « hameau », « lieu-dit ».
En une heure et demie, l’on y vit des aventures qui durent plusieurs lunes, pendant lesquelles des dizaines de vies sont emportées. Une heure et demie, c’est court. L’on n’en ferait pas grand-chose. Même une simple conversation vous entraînerait peut-être plus tard pour en sortir moins vivement.
L’on peut voir un film ensemble et en parler. Je n’y tiens pas. L’on ne trouve d’ailleurs pas beaucoup à dire d’un western. Celui que j’ai regardé hier débutait avec deux voyageurs dans la neige du Montana. Ils voient un pendu accroché à la branche d’un grand arbre. « Nous approchons de la civilisation », dit l’un. Les premières paroles du film.
C’est cela un western : une balade aux confins du monde humain, à la lisière du bien et du mal. Une balade qui ne dure pas deux heures, mais paraît durer des jours. Ils passent sans temps morts, pendant seulement une heure trente. C’est salubre, et la soirée n’est pas encore terminée.
Mon père qui aimait aussi regarder des westerns avait une formule bien à lui : « ça ne fait pas travailler la tête ». C’est à l’activité intellectuelle ce que le massage est au sport. Un monde de hauts arbres, de vastes prairies, de grands troupeaux et de bêtes sauvages. Comment ne pas en être nostalgique ?
Des Italiens sont venus apprendre aux Nord-américains comment faire des westerns plus intelligents, laissant davantage de côté la sauvage nature pour mieux la laisser voir qui vit encore dans l’homme. Le Bon, la Brute et le Truand est un bonheur d’humour noir, montrant les étroites limites où la « bonté » est circonscrite dans le monde réel.
Et même le « mauvais », et même « l’horrible » sont beaux, quand le truand court éperdu parmi les tombes, oublieux de la guerre et des morts pour ne plus songer qu’aux dollars qu’il sublime par sa fureur ; ou quand le tueur professionnel fait preuve de tout son art et de sa déontologie. Comment ne plus croire en l’homme ?
La notion d’écriture « automatique » est ambiguë. André Breton la préférait à celle de William James de « machinale ». Moi non.
La notion révèle toute son ambiguïté dès qu’on l’applique à l’écriture mathématique.
Ce que j’écrivais sur les westerns m’a donné le goût de rouler jusque vers les petites agglomérations tout autour de Dirac. J’adore rouler sur les départementales, enfin ce ne sont pas proprement des départementales ici, mais elles ont tous les atours de celles de chez moi, et même des communales. J’aime négocier les virages d’une façon toute opposée à celle de Sanpan.
L’on dit que l’écriture mathématique fait le calcul à notre place.
C’est donc une forme d’écriture « automatique », ou « machinale », dans laquelle la pensée ne précède pas la plume. Sinon elle ne servirait à rien.
Il paraîtrait pourtant étrange de prétendre que son « message » serait dicté de l’inconscient, bien qu’il ne soit pas par avance connu, conscient donc.
Nos manières d’en parler nous induiraient ici en erreur.
Des quantités de villages et de hameaux se suivent le long de la route en lacets sans que l’on puisse dire où s’achève l’un ni où commence l’autre. Des hangars, des étables, des granges, entrecoupés de prairies, de hautes haies ; des larges surface de gravier ou stationnent une camionnette, une charrette à pneus, une voiture, un tracteur…, des maisons rustiques parmi les arbres, avec leurs barrières de bois, des fontaines nombreuses qui alimentent les ruisseaux au bord de la voie et leurs herbes folles…, mais pas de banque, pas de saloon.
Hier je me suis arrêté à Khajez pour travailler, car je ne suis pas là seulement pour faire du tourisme. On y trouve une petite auberge qui louerait éventuellement une chambre ou deux à des voyageurs qui auraient trouvé quoi faire à Khajez. Ils ne le regretteraient pas, car la vue vaut le déplacement. Le village est situé sur une pente du mont Karpok d’où le regard plonge dans une large vallée face à l’horizon des cimes et des nuages. Je me suis installé dehors à l’abri de la bâche et de hauts tilleuls, et j’y suis resté déjeuner.
Je m’y suis trouvé si bien que m’est venue l’idée d’y revenir avec tous ceux qui voudraient m’y accompagner le lendemain. Je suis venu avec Sint. Sharif et Nadina nous ont rejoints. Sont arrivés séparément Shimoun et licos. Nous avions convenu de parler de la rentrée qui ne va pas tarder. Sharif m’a demandé si mes cours étaient prêts. « Suffisamment pour commencer », l’ai-je rassuré. Puis nos échanges ont pris une tournure plus abstraite.
– La question, a dit Licos, est de savoir si pendant que nous écrivons une équation, nous pensons ce que nous écrivons. Dans ce cas, il y aurait simultanéité et non pas précession.
– Je crois que c’est un peu plus complexe, dis-je. Je me souviens avoir rencontré une équation en lisant les Cours de Cambridge de Wittgenstein, et j’ai vu tout de suite que sa solution était : « x=2 ». Sur le coup, j’ai été troublé. Comment je le savais ? Quand j’avais « 2 », la vérification était facile, mais comment l’avais-je obtenu ? J’ai été plus troublé encore quand je me suis aperçu pendant que j’entreprenais de résoudre l’équation, que je ne savais plus bien comment m’y prendre. Je ne suis pas un mathématicien et je ne fais pas ça tous les jours. En tâtonnant un peu, j’ai bien obtenu « x=2 ».
– Il m’est arrivé la même chose avec Idris, mon petit-fils, ajoute Sinta. Il se débattait avec un problème de trains. J’ai tout de suite vu que le premier rattraperait le second en, par exemple, quarante minutes. L’instituteur n’allait sûrement pas se satisfaire d’une telle réponse. Il voudrait un raisonnement, et je me suis trouvée embarrassée. Je l’avais fait pourtant ce raisonnement, mais dois-je dire « inconsciemment » ?
– Ceci tend à montrer que le raisonnement n’est pas simultané, mais postérieur à l’écriture, ajoute Shimoun.
– Cela montre surtout que nous ne nous sommes pas donné les moyens de bien poser de telles questions ; même Wittgenstein, même James, même Poincaré, même Reverdy, conclut Licos.
– L’on pourra me dire ce qu’on voudra, je crois que la Fédération de Russie fait durer la guerre, dis-je en avalant une gorgée d’eau fraîche sur mon café chaud.
La Fédération de Russie a des raisons évidentes dont elle ne se cache pas et que nous comprenons tous : réduire les pertes militaires et civiles. Bien sûr… mais à ce point ! Les forces fascistes doivent être bien entamées dans les zones de combat, et il ne doit pas rester beaucoup de civils à épargner. Je comprends aussi que la Fédération ne veuille pas dégarnir ses autres fronts qui sont nombreux. Mais à ce point !
– Pour quelles raisons laisserait-elle délibérément le conflit s’embourber ?
– C’est justement la question que je me pose.
– Il paraît que si l’on jette un crabe dans une casserole d’eau bouillante, il s’agite et se débat, mais si l’on laisse la température monter lentement, il ne réagit pas. C’est à quoi tu penses ?
– Un peu, oui ; une façon de faire se tenir tranquille les États-Unis, d’endormir leurs capacités à se débattre. Personne n’en parle beaucoup.
– Je suis davantage surprise par la défaite à plate couture de l’Otan sur les plans économique et diplomatique ; mais présenter les Occidentaux comme des idiots est un peu court, reconnais-le. Personne ne peut-être bête à ce point.
– Tu crois ?
– Personne ne bloquerait ses importations quand il est déjà dans une crise industrielle et énergétique. Qui pourrait être assez bête pour croire que les nations du monde entier se retourneraient contre la Fédération au moment où celle-ci jette sans fléchir un coin opportun sous la porte de leur émancipation ? Personne n’est bête à ce point.
– Alors qu’en penses-tu ?
– Les autorités n’étaient pas informées.
– Informées de quoi ?
– Principalement, de l’état de leurs ressources. Celles-ci sont entre les mains d’un fouillis d’institutions privées dans lesquelles toute information est sous le sceau du secret commercial. Je mets au défi quiconque de savoir où en sont exactement leurs ressources énergétiques.
Rien ne me réjouit plus le cœur que l’or du soleil qui se répand à travers les ombres des feuillages. Ce matin, il est saisissant. Il dessine une profondeur bouleversante ; il dessine chaque feuille le long de ses coulées. L’or fondu se répand sur les pelouses ombragées et leur donne des tons bleu nuit, et à la surface du lac, émeraude.
Je trouve que Leïli est une observatrice très avisée pour ne s’occuper apparemment que de sa cuisine. Mais peut-être est-ce précisément parce qu’elle est une cuisinière si avisée qu’elle est si bonne observatrice.
« Si tu cherches de l’exercice physique », m’a proposé Sinta, pourquoi ne m’accompagnerais-tu pas chez mon frère de Sharzoul qui est en retard pour rentrer les foins ? »
L’on fait ici une double moisson. Fauchés en juillet, les foins ont le temps de repousser en août, mais les pluies ont retardé le travail.
Pourquoi Sinta ne m’a-t-elle pas proposé plus tôt d’aider à faucher ? Je me débrouille bien avec une faux. Utiliser cet outil sollicite tous les muscles du buste sans leur demander d’effort excessif, et il requiert une excellente posture du corps entier. Pourquoi ne m’a-t-on rien demandé ? Parce qu’on a des motoculteurs ici, évidemment.
J’ai lancé un défi au frère de Sint. L’an prochain, je reviendrai avec une faux, je partirai à pied en même temps qu’il sortira sa camionnette du garage et y chargera sa faucheuse, et nous verrons qui finira le premier. Sur les étroits espaliers que nous avons râtelés, je ne crois pas que le temps et l’effort de faire passer le motoculteur de l’un à l’autre soit avantageux, sans compter son nettoyage et son entretien ; et ne parlons pas des séances de kiné ou de gymnastique corrective.
L’étendue du désert provoque quelquefois une angoisse diffuse. Elle tient une place importante dans les Écritures. Je ne pense pas ici seulement aux Trois Livres. Les Trois Corbeilles du bouddhisme contiennent un sutra : Pourquoi le moine a-t-il peur tout seul dans la forêt. Le désert en Asie du Sud est souvent forestier, du moins n’est-il pas souvent sec.
Je ne crois pas que cette angoisse vienne d’un sentiment de présences diffuses. Le désert, justement, est désert. Ces présences, aussi effrayantes soient-elles, seraient rassurantes, donnant une prise où l’imagination s’accrocherait. Il n’y en a pas.
L’impression d’effroi qui nous assaille serait plutôt celle de la profusion. La profusion est la caractéristique principale du réel. La réalité est toujours profuse, même celle du désert, et à plus forte raison.
Dans le désert, il n’y a rien, pourrait-on dire ; disons rien d’intéressant, rien susceptible d’éveiller un intérêt. Le désert est vide disons. Il est vide et il est pourtant profus. Qu’il soit forestier, rocheux, chaud ou glacé, humide ou torride, vous trouvez à voir : très loin, des monts rocheux ou boisés, des plaines sans fin ; et tout près, des feuilles, des roches… Écartez les branches, grimpez sur le rocher, il y a encore à voir. C’est infini. Regardez un caillou, regardez une tige, prenez un microscope, ou un télescope, c’est infini.
C’est cela qui nous fait nous imaginer des présences terrifiantes pour borner l’infini.
Il n’y a peut-être pas un nombre infini de grains de sables dans le désert ; mais certainement une infinité d’angles de vue pour regarder chacun, et d’angles par lesquels la lumière tombe sur lui, qui changent à chaque instant et ne reviendront jamais.
Cela nous fait-il vraiment peur, au point que nous nous le cachions sous des présences terrifiantes ? Oui, cela effraye peut-être. Cela bouleverse sûrement.
« En somme », me demande Sinta, « accepterais-tu de dire que tu t’es fabriqué un désert portatif ? »
Je ris. « Et ma présence dans ton désert, le rend-elle moins effrayant », m’interroge-t-elle encore ? « Non, c’est lui qui la rend plus prodigieuse et plus sereine à la fois. »
Je viens de lire un article sur les causes de l’effondrement de la puissance chinoise, notamment technologique et scientifique au treizième siècle : les Mongols. Soit, les guerres mongoles ont été dévastatrices et ont ruiné le pays. L’on aura probablement sous-estimé leurs effets. Cependant, la question est seulement déplacée : où les Mongols avaient-ils trouvé la puissance qui leur a permis d’écraser celle des Songs ?
Les Mongols ont détruit beaucoup de civilisations, trop pour que ce fut à la portée de quelques tribus arriérées au-delà du Taklamakan. Les Mongols ont fondé le plus vaste empire que le monde a porté.
L’empire mongol est devenu l’empire chinois des Yuans ; et quoi qu’on dise de cet empire, de son histoire, y compris intellectuelle et scientifique, elle ne se réduit pas à un effondrement. Mais qu’étaient les Mongols ? Moi, je ne le sais pas. Tout ce que l’on veut et son contraire. Les Mongols, ce fut aussi la Peste Noire, mais ce ne fut pas que cela.
Quoi qu’il en soit, ce fut nettement après l’instauration la dynastie Ming, et donc plus tardivement encore que celle Yuan, que la Chine mit un terme à son empire maritime, peu après avoir construit une flotte de guerre impressionnante. Ce fut une décision ferme et radicale, pas un simple abandon imposé par la force des choses.
Que l’on remarque encore aujourd’hui, la présence de la culture et de l’identité chinoise dans l’Asie du Sud-Est, à Singapour, à Sumatra… J’étais encore enfant quand j’ai assisté à la télévision à des pogroms de Chinois en Malaisie. C’est bien après l’avènement de la dynastie Ming que l’on a fermé les ports derrière soi et détruit les chantiers navals, jusqu’aux plans d’architecture. C’est singulier.
Quand l’Europe commençait lentement à devenir moderne, la Chine avait cessé d’être la plus grande puissance mondiale, et l’Europe n’y fut pour rien, encore incapable d’en être une cause lointaine ; elle régressa à un stade bien antérieur à celui de la dynastie Song, et l’explication par les Mongols en serait bien insuffisante : nous devons savoir que nous ne comprenons rien à ce qui a eu lieu. Nous croyons connaître l’histoire de quelques civilisations, mais nous ne comprenons pas leur histoire simultanée.
Sur les grands médias occidentaux, l’on n’en parle pas de la « grande contre-offensive » sur Kherson. Il ne sera pas facile de cacher longtemps sa pulvérisation déjà bien documentée. Cette opération était suicidaire, ce fut visible dès les premières heures.
Il me semble parfois que l’Otan ait une stratégie inverse à celle des Russes, comme si elle voulait les pousser à avancer plus vite. Elle vient de les débarrasser des meilleures unités encore debout, et des meilleurs matériels récemment livrés.
Pourquoi les alliés ralentissent-ils délibérément leur victoire ; et l’Otan en face, accélère-t-il sa défaite ? J’ai hâte de savoir si les Russes vont profiter du boulevard qui vient de leur être ouvert.
Le solaire et l’éolien sont restés intelligemment à Dirac dans le cadre artisanal. Naturellement l’université des sciences suit cela de près. De petits artisans et des chercheurs travaillent ainsi main dans la main pour améliorer les procédés, transformant les premiers en auxiliaires de la recherche, mêlant leurs compétences et démultipliant à coup sûr les occasions d’expérimenter. Bien sûr, le département de Licos a un pied là-dedans.
Les éoliennes l’intéressent plus que les plaques solaires et la chimie du propylène. L’on a vite renoncé aux hélices à Dirac, au profit des turbines, qui ont un meilleur rendement. Une nouvelle fabrique de turbines s’est installée à la sortie sud de la ville ; une petite fabrique pour de petites turbines destinées à de petits immeubles pour ne fournir de l’électricité peut-être qu’à un seul foyer. Elle ne doit pas employer plus qu’une trentaine d’ouvriers, tous très qualifiés, quasiment des chercheurs.
Naturellement, l’Union des Métallurgistes de Shaïn y a aussi mis les pieds. Elle est entièrement autogérée par les travailleurs de l’Union Métallurgiste, tous spécialistes des alliages métalliques bizarres.
L’on calcule généralement le taux de rendement en comparant l’énergie émise et celle dissipée pour la production et le fonctionnement du dispositif. Ce rendement est bien plus élevé que celui de la plupart des éoliennes fabriquées dans le monde, où l’on se préoccupe davantage du rapport entre l’argent investi et les gains monétaires.
Il paraît que des procédés sont à l’étude qui, soutenus par d’énergiques politiques de subvention, permettront bientôt de générer de l’énergie en quantité moindre que celle dissipée à la produire. C’est du moins ce qu’affirme l’article d’un chercheur chinois paru récemment dans une grande revue internationale. « Certains », me prévient Licos, « affirment qu’il s’agit d’un canular conçu par ce jeune homme qui n’avait pas douté qu’il serait publié. »
Physique et métaphysique des courants-d’air, c’est le nom d’un mémoire sur lequel travaille un chercheur de l’équipe de Licos, qui étudie comment les fluides dans certaines circonstances génèrent eux-mêmes leur propre accélération. Ses recherches intéressent fortement le syndicat des viticulteurs, toujours attentifs à de nouveaux moyens de contrôler les orages et la grêle. Les études de Lev Landau autour de la mécanique des fluides, et notamment de sa théorie sur les seuils de turbulence y sont fortement mises à contribution.
J’ai assisté ce matin à la première réunion préparatoire de la prochaine rentrée universitaire prévue le 10 octobre. Beaucoup de collègues ne sont pas venus, jugeant que leur présence n’était pas utile au point d’écourter leurs congés. La mienne ne l’était pas non plus, puisque tout fut dit dans la langue locale. (La seule raison d’en utiliser une autre eût été justement qu’elle le fût).
J’avais depuis longtemps perdu l’habitude de dessiner sur mes cahiers, mais je m’y suis remis. Situé en altitude dans l’amphi, chacun a dû se convaincre que je prenais assidûment des notes. J’étais rassuré que mes collègues fussent suffisamment nombreux pour m’informer de ce que j’avais raté. J’ai demandé à Licos en sortant, mais il m’a parlé de ce qu’il a voulu.
J’ai bien appris quelques mots depuis plus d’un an que je suis ici, et je suis capable de répondre à une question simple, mais hier je n’ai rien compris. Dessiner pendant que quelqu’un parle, du moins si presque personne ne s’en rend bien compte, est profitable à l’orateur, lui faisant croire à un auditeur concentré. Cela suffit parfois même à rendre une salle plus attentive.
Je dessine volontiers pendant des réunions ou des allocutions. Contre toute attente, j’entends et je retiens mieux, du moins quand je comprends la langue. Ce que j’entends pendant que je dessine demeure plus profondément ancré que si je prenais des notes.
Les réunions et les allocutions m’ennuient. Il n’en sort jamais rien de bon ni d’efficace. Je préfère des notes bien écrites et réfléchies qui laissent le temps de les lire et de renvoyer au besoin des réponses synthétiques. Je ne parle pas du « chat » évidemment, qui cumule les inconvénients de la parole et de l’écrit.
Je sais par expérience qu’on travaille mieux et plus vite avec des courriels au sein d’une équipe. Le temps de la rumination n’est pas très compressible par les nouvelles technologies de la communication. Quand il m’arrive de faire des cauchemars la nuit, je rêve souvent de réunions, d’allocutions, de congrès…
« J’évite le plus possible de faire des réunions », me confie Shimoun, « sauf informelles et improvisées. Je n’en fais quand même pas des cauchemars. »
L’université a été construite autour d’une antique madrassa dont on a conservé les vieux bâtiments avec leurs arcades, leurs colonnes et leurs bancs de pierre. C’est un lieu qui invite aux rencontres improvisées avec ses sièges à l’abri du soleil ou de la pluie. Autour s’étendent des bâtiments neufs, avec quelques-uns plus anciens, carrés et massifs, qui semblent dater du vingtième siècle. Ils donnent aux nouvelles constructions un aspect plus léger, presque aérien, avec de nombreux patios verdoyants.
Falizor est un joli village encastré à la sortie d’une gorge. Le terme est excessif, situé trop profondément dans la gorge, le soleil manquerait pendant l’hiver. Le village est plutôt enchâssé dans l’épaisse végétation, là où la rivière se jette dans une plaine étroite. Son eau est retenue dans son cœur-même, formant un petit lac.
Sur une rive, un restaurant le surmonte d’un mètre cinquante de sa terrasse fermée par de fraîchement peintes barrières de bois agrémentées de pots de fleurs. Toujours fasciné par les turbulences des fluides, je n’ai su résister à m’y arrêter déjeuner.
De la terrasse, la vue est imprenable sur le jeu de boules un peu plus bas, près de la minuscule place qui n’abriterait pas un marché, mais où la camionnette d’un marchand se gare parfois, et où les villageoises viennent l’attendre à heures convenues.
Le jeu de boules ? Oui, l’on y joue ici, comme à Dirac où il fut introduit par les Grecs à la fondation de la ville quand elle s’appelait Dirakoussa. Les règles diffèrent un peu de celles qui s’appliquent chez moi ; je l’ai appris en disputant une partie un jour à l’université. J’aime pratiquer ce jeu qui cultive l’amitié, mais j’ai tant d’autres choses à faire.
Falizor est un village si paisible qu’il donne envie d’y passer ses jours. J’ai déjeuné avec des ombles et des pommes-de-terre au four. Ce que l’on appelle ombles ici, et que j’ai déjà eu l’occasion de déguster, me paraît être des truites, un peu grosses peut-être. Je n’y ai jamais vu la moindre différence, et le même mot d’origine farsi de karaketor les traduit, mais ce n’est pas l’avis du guide touristique en français.
L’on trouve de bien beaux villages autour de Dirac. Dalangar se situe à haute altitude. À flanc de côte, il est cerné de prairies rases en cette saison, cernées à leur tour par de denses forêts de pins et de mélèzes. Le village sent l’étable. La route qui y conduit et le traverse n’est pas goudronnée.
On ne trouve rien à Dalangar, même pas un café, seulement un petit oratoire de pierre. Il est surmonté d’un étroit belvédère couvert pour que le muezzin ne gèle pas quand il fait son appel dans la neige. J’ai été tenté d’y monter, mais je n’ai pas osé, bien que je sois convaincu que personne n’en aurait été dérangé. J’ai appris à me faire discret quand je ne suis pas chez moi.
J’emporte toujours de quoi manger quand j’emprunte la voiture de Sinti, ne sachant pas toujours à l’avance où je vais me retrouver. Un petit pain spécial comme elle les fait si bien, qui suffirait à lui seul pour caler l’estomac, quelques fruits, un radis noir, des olives, un fromage de chèvre. Je prends tout dans mon sac. Il fait frais déjà à cette altitude, ma saharienne est boutonnée et j’emmène une épaisse veste de laine et un chèche de coton.
L’horizon est cerné de pitons rocheux particulièrement aigus où s’accrochent des plaques de neige. Ils sont trop éloignés pour que j’aie le temps de marcher jusqu’à eux.
Près des grandes forêts, de nombreux villages sont presque entièrement construits en bois. Un immeuble en bois, on appelle cela un chalet. Ils sont immenses, avec de vastes granges et des étables.
Zaponour n’est pas un petit village, il est déjà un bourg. Il possède plusieurs rues, des vraies, avec de larges trottoirs et des chaussées asphaltées, ou de minuscules en terre battue, et il est dépaysant de voir toutes ces vastes demeures en rondins, séparées de la rue par des jardins potagers, épargnant quelques bouts de pelouses, quelques arbres fruitiers, un parterre de fleurs, avec une allée bien entretenue qui conduit à la porte d’entrée dont le palier est souvent protégé des intempéries par une verrière. Beaucoup d’étendages aussi, une balançoire à côté de la niche du chien. C’est accueillant.
La mosquée aussi est en bois, en rondins, pas en planches, bien placée dans un jardin au milieu d’une grande place. Son bois paraît teinté de terre verte. Elle semble vétuste, patinée, quoique bien entretenue et en parfait état.
Quelques immeubles sont en ciment, quelques boutiques, un marché couvert devant le pont. Le grand bar restaurant est aussi en rondins, devant la scierie, avec ses tables installées sur le large trottoir à côté de la gare des cars. Il communique avec l’épicerie magasin de légumes, qui vend aussi de tout : réveils, câbles USB, parapluies… Elle a même un coin librairie presse. J’y ai acheté quelques fruits et me suis installé à une table pour un petit-déjeuner.
Zaponour est bâtie sur une plaine arrosée par une large rivière. On n’y manque pas de place. Maisons et jardins y prennent tout l’espace qu’ils veulent. Circulent des semi-remorques de bois, des tracteurs.
Tout près, en suivant la route qui conduit vers une étroite vallée, est un village plus petit construit sur le même modèle. Après une halte à Zapinor, j’ai poussé jusqu’à lui où j’entendais déjeûner.
À La Shâmssylî il n’y a ni bar ni restaurant. Qu’importe, une habitation à l’entrée du village en tient lieu, m’a-t-on renseigné. On m’y régalera pour quelque argent. Rien ne la distingue des autres : un chalet rustique, une table et des chaises massives devant la porte, posées sur un tapis de terre mêlé de sciure. L’on scie les rondins tout à côté.
La femme qui me reçoit, jolie, la quarantaine, me propose des œufs au plat avec des tomates, des oignons et des poivrons, accompagnés de riz. Elle m’offre pour me raire patienter un ballon de rouge de Dirac, parfaitement rempli aux deux tiers.
Je me suis assis dans la cuisine à la regarder faire devant son fourneau de fonte placé sous une poutre qui tient lieu d’étagère, avec des ustensiles de cuisine accrochés à des clous. Avec le pique-feu, elle soulève le disque de fonte pour ajouter quelques pignes qui s’enflamment rapidement et chauffent vite. La sale est superbe, belle comme une cuisine de conte de fée. « Vous préférez rester dedans ou vous installer dehors ? »
Aujourd’hui la limpidité de l’air est parfaite. Aucune trace de nébulosité. Aussi loin que je regarde, les moindres détails sont nets, et le soleil de septembre est assez décliné pour que l’ombre les dessine plus nettement encore.
Il semble que cet air découpe mieux les sons aussi. Peut-être les découpe-t-il bien par un effet acoustique que je conçois encore mal. J’entends des coups sur du métal, clairs et réguliers, lointains, un paysan peut-être qui aiguise sa faux ; puis quelques cris de choucas qui passent, très nets aussi, bien découpés les uns des autres, rendant l’espace immense sur les crêtes déjà enneigées.
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
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