Sint

Jean-Pierre Depetris, juin 2021.

Le vent des montagnes - Entre Shanghai et Tauride - Tournants - Choses subtiles - Suite

Table des matières





Le vent des montagnes

Le 13 septembre, curieuses choses

Les chiffres sont curieusement durs à mémoriser, et cela dans toutes les langues et tous les alphabets. Sais-tu que je ne suis jamais parvenu à compter jusqu’à dix en japonais ? L’on ne s’en rend pas bien compte, sauf quand on apprend une langue nouvelle et que l’on redécouvre cette difficulté, mais l’on se hâte de l’oublier dès qu’on l’a surmontée.

– Comment l’expliques-tu ?

– À cause de la polysémie des chiffres, évidemment.

– Quelle polysémie ?

– Nous avons d’abord celle des cardinaux et des ordinaux. Trois n’a pas la même signification que troisième. Ce sont deux significations élémentaires qui se masquent mutuellement.

– Se masquent ? M’interroge Nadina.

– Quand tu songes à une signification, elle te fait oublier l’autre, et donc le mot qui la désigne si tu n’es pas accoutumée à la langue. Il arrive fréquemment que la signification d’un synonyme vienne faire écran au mot que tu cherches. On n’y prête moins souvent attention que cela ne se produit.

Je m’interromps inquiet : « Ne trouves-tu pas les tomates trop cuites ? » Aujourd’hui Sinta n’est pas chez elle, et j’en ai profité pour inviter Nadina à déjeuner. « Non, elles sont excellentes », trouve-t-elle. J’ai bien failli les faire brûler, mais elle a raison, la sauce adhère mieux aux pâtes. C’est le genre de cuisson que l’on ne réussit qu’en ne le faisant pas exprès. Je reprends donc mon idée.

– Songe encore que les chiffres évoquent des figures, des pictogrammes géométriques. Trois suggère le triangle ; quatre le carré ; six, deux triangles qui s’interpénètrent ; douze, une croix templière dont chaque pointe est surmontée de trois points.

– Douze n’est pas un chiffre mais un nombre.

– Cela dépend, tous les systèmes numériques n’ont pas la même base. De nos jours, nous employons couramment le binaire, le décimal et l’hexadécimal. Dans ce dernier, seize est un chiffre pour lequel on utilise par convention la lettre F. Dans le binaire cependant, trois n’est pas un chiffre mais un nombre, on le notera donc avec deux uns et on le dira onze.

– Soit, mais quand, enfant, l’on apprend à compter, l’on n’entre pas dans ces considérations.

– Pas si sûr. Je me souviens d’avoir fait rire ma mère quand j’étais tout petit en lui disant que j’avais appris quatre avant trois. Ma mère m’a répondu moqueuse que l’on ne pouvait pas aller à quatre sans passer par trois. Ce n’est pas vrai, si tu plies une feuille en quatre, tu n’as pas à passer par trois.

– Cas typique de confusion entre cardinal et ordinal. Tes remarques amusantes conduiraient à des questions profondes en les poursuivant. Elles devraient intéresser Sinta et les collègues de votre séminaire.

– Oui, il serait certainement fertile de s’arrêter à déchiffrer les nombres et à dénombrer les chiffres. On a bâti toutes les sciences sur ces drôles de choses, mais je ne crois pas que l’on ait jamais compris ni que l’on sache bien ce qu’elles sont.

Le 14 septembre, les volets

La façade de Sinti est orientée parfaitement au sud, à la minute d’angle près. Je l’ai nettement remarqué en croisant les volets comme nous le faisons pendant l’été. Autour de midi, nous changeons l’angle en les accrochant de manière à réduire celui par lequel entrent les rayons quand ils ont passé le zénith, et je me suis aperçu aujourd’hui-même à quel point l’orientation est précise. Je parle du midi solaire, pas celui du fuseau qui est décalé de quelques minutes. Les maçons se sont appliqués ; ce ne saurait être le fruit d’un hasard.

À midi pile, un rai de soleil s’étend tout droit sur le tapis du sud au nord. J’ai envie de vérifier si cette précision est courante dans les constructions de Dirac ; je vais m’encombrer de ma boussole en sortant. Voilà encore une source de ces étranges objets dont je parlais hier avec Nadina. Si l’on en croit une monographie de Sharif, elle est une source principale des nombres. Une autre est la musique, mais elle est un peu la même. Le soleil n’est-il pas le grand métronome ?

Nous croisons déjà les volets moins souvent. La semaine prochaine, ce sera l’automne.

Le 15 septembre, spectaculaire et incroyable

Ces jours-ci les mots m’ont manqué pour parler de l’offensive de l’Otan dans l’oblast de Kharkov, et c’est pourquoi je n’en ai pas écrit un seul. Spectaculaire ! Incroyable ! Ce fut finalement la propagande atlantiste qui me les a soufflés. Le plus incroyable est que j’ai été dupe pendant une semaine, comme le spectateur crédule d’un prestidigitateur, et je fus loin d’être le seul. Je ne parvenais pas à croire, ou plus exactement à comprendre, les informations pourtant factuelles et crédibles de l’État-major de la Fédération. Elles me paraissaient des justifications maladroites pour refuser d’avouer une défaite.

Les forces armées alliées abandonnaient tout simplement l’oblast de Kharkov. Après tout, il n’avait jamais fait partie des buts de guerre si j’ai bonne mémoire, et ce territoire est aussi inutile qu’indéfendable. Pourquoi y disperser des défenses qui seraient plus utiles ailleurs ?

Ce furent les extravagances de la propagande atlantiste qui m’ont d’abord dessillé. Sans elles, le succès de l’offensive sans appui aérien ni support d’artillerie suffisant, semblait déjà trop facile, et la surprise des défenseurs peu crédible. La progression dans les territoires abandonnés tombait à un trop bon moment pour les pays de l’Otan au bord de l’explosion et de l’effondrement, dont la détermination craquait de toutes parts. Ce fut pour eux une bouffée d’oxygène. Certains se mirent même à rêver de croix gammées aux portes de Moscou.

Seule la prise d’Izioum justifiait une opération si coûteuse en vies et en matériel, mais à la condition que les fédérés veuillent toujours prendre l’oblast jusqu’à Kharkov. Que peuvent faire maintenant les États-Unis et leurs quatre brigades « ukrainiennes » survivantes ? Soit défendre le territoire qu’ils ont conquis, toujours aussi inutile qu’il l’était, et plus indéfendable encore sans appui aérien ni soutien d’artillerie suffisant, soit se sauver au plus vite pour renforcer les lignes du Donbass.

En attendant, les exactions ont commencé contre les civils qui n’ont pu être évacués, comme ce printemps au nord de Kiev. Les occupants ont de bonnes raisons de le faire, et de le faire savoir pour terroriser ceux qui ne sont pas fidèles à la junte, tout en restant assez discrets pour ne pas choquer leurs alliés. C’est aussi un dilemme pour la Fédération de Russie, qui sait que l’opinion publique lui reprochera de les avoir encore une fois abandonnés.

Le 16 septembre, impressions champêtres

Sinta est presque habillée comme moi. Elle porte une ample chemise blanche sans col, mais qu’elle garde par-dessus son pantalon, clair comme le mien. Elle s’est coiffée elle aussi d’un chapeau à larges bords, plus larges que le mien. Elle porte comme moi un gilet de chasse kaki sur sa chemise, et des sandales de cuir plus fines que les miennes. Sa tenue lui donne des airs moins universitaires, et je trouve que cela lui va bien.

J’aurais presque froid malgré la marche, avec un simple gilet sans manche. Le vent descend des montagnes, et commence à faire voler les premières feuilles mortes. Ce n’est pas désagréable le matin.

Nous allons ensemble vers l’université qui n’a pas encore repris les cours mais est déjà ouverte. J’aime le chemin, la rue, ou la route non macadamisée, je ne sais comment dire. Je n’en ai encore jamais parlé dans mon journal, sauf des berges un peu en amont de chez Sinta, qu’avec Sanpan nous avions nettoyés l’an dernier. Ce chemin a quelque chose de champêtre avec ses taillis de noisetiers, ses buissons de fruits rouges maintenant bien secs, ses hauts noyers et ses ifs. Il existe bien sûr des voies plus directes pour rejoindre la ville.

On entend encore les crapauds la nuit près du cours d’eau ou du petit étang devant la maison de Sinti. L’hiver, on ne les entend plus. Je me demande ce qu’ils deviennent. Les batraciens pourtant n’hibernent pas. Du moins je ne le pense pas.

Je n’en sais rien. Comment ai-je vécu si longtemps, et si souvent près de lieux où ils se font entendre, sans m’être jamais posé la question ?






Entre Shanghai et Tauride

Le 19 septembre, Plotin au pays des soviets

Sinta a écrit un intéressant article en français pour un site d’information africain. Elle l’a plaisamment intitulé Plotin au pays des soviets. Elle y trace à grands traits la philosophie d’Alexandre Douguine et en éclaire utilement son influence en Europe. Celle-ci y est en effet plus forte qu’en Russie-même. Alexandre Douguine parle les principales langues européennes, et il n’a pas besoin de traducteurs pour ses conférences et ses écrits. Il alimente au sein de l’extrême droite occidentale un penchant pour la Russie, qui ne lui est pas naturel.

C’est paradoxal, l’extrême droite a maintenant un pays, l’Ukraine. L’on s’attendrait davantage à ce que l’extrême droite européenne se mobilise pour combattre les horribles Eurasiens qui l’assaillent. C’est ce que font certains d’entre eux.

Pourquoi l’extrême droite européenne est-elle ouverte à la philosophie de Douguine ? Les raisons s’appellent René Guénon ou Julius Evola. Finalement ce sont plutôt ces derniers qui ont ouvert les esprits droitiers aux thèses de Douguine, et à travers lui, aux idées de Poutine, bien qu’il soit difficile de reconnaître en ce dernier un guénonien. L’on doit cependant remarquer que l’esprit droitier n’en est pas devenu favorable aux plus proches alliés de la Fédération de Russie, loin de là.

Cette étrange inversion entre aussi dans le jeu des régimes occidentaux qui en accréditent l’idée que la Fédération de Russie fleurerait l’extrême droite. Le récit des régimes occidentaux présente Douguine comme un idéologue proche du pouvoir, un Bernard-Henri Lévy russe en quelque sorte, et pas plus philosophe en fait. Sa philosophie n’est pourtant pas dépourvue d’intérêt, ressuscitant, face au déterminisme causal, le concept de cause finale.

Le 20 septembre, des causes finales

« Les Surréalistes aimaient René Guénon, non ? » Me demande Nadina. « Oui, au début, quand il a écrit Le Règne de la quantité, mais ils n’étaient pas sur le même trajet. – Et toi, que penses-tu du principe de cause finale ? »

– La cause efficiente ouvre sur des chemins qui ne mènent nulle part ; elle multiplie les apories. Le finalisme ne nous conduit pas davantage bien loin. Pour autant, l’intelligence de la cause efficiente est utile pour un esprit qui sait où il va. Elle lui répond à la question : comment ?

– Cependant le finalisme conduit à Dieu.

– Pas nécessairement. Si la cause finale appartient à Dieu, autant t’abandonner à sa volonté. À quoi bon en savoir plus ? Et comment pénétrer ses dessins ? Si elle appartient plutôt à chaque existence vivante, tu n’as pas davantage de questions à te poser. Il te suffit de savoir ce que tu veux. Tu n’en sauras pas plus, car ta volonté n’est pas moins impénétrable. Ses racines sont insondables.

– Et le devoir ? M’interroge-t-elle encore.

– Ta question peut paraître surprenante, mais elle ne me surprend pas. Elle est pertinente : la volonté, le désir, en se trempant prennent la forme du devoir. Le sens du devoir, pas plus que le désir ou la volonté, ne sont l’issue d’une réflexion. Le devoir s’impose et n’a pas besoin d’inférences, comme il s’est imposé à Moïse quand il a vu frapper l’esclave. Là encore, l’inférence concerne la causalité efficiente : comment ? Quoi faire ?

– En somme, la causalité ne vaut qu’en servant une fin ?

– On peut résumer ainsi.

Le 22 septembre, Sommet de Samarcande

« Comme tu l’as bien compris », me répond Sariana, « la Fédération ne peut pas vaincre l’Otan en Ukraine avant de l’avoir battue sur les autres fronts. »

Je suis allé déjeuner avec Sariana. Je voulais prendre des nouvelles de Farzal. Il n’est plus à Dirac depuis un certain temps, et je suppose que s’il avait voulu que je sache où il se trouve, il me l’aurait dit.

J’ai rejoint Sariana au même restaurant où nous nous étions vus la dernière fois. L’eau a beaucoup monté sous les ponts.

« Nous savons tous que ce n’est pas une guerre qui a lieu en Ukraine. Si les choses sérieuses devaient commencer, si une véritable guerre devait être déclarée, ce serait entre la Fédération de Russie et l’Otan. » Sariana a raison, mais le temps n’a pas encore sonné me semble-t-il.

« Pour l’instant, il paraît plus avisé de laisser les pays de l’Otan s’épuiser dans leurs diverses déroutes qui fait jouer le temps contre eux », Sariana devance-t-elle ma pensée, « leur étouffement industriel et énergétique qui menace leur capacité de s’armer, l’hostilité grandissante des peuples, leur isolement diplomatique, leur écrasement sous la dette…, et peut-être bientôt, l’invasion des sauterelles », conclue-t-elle d’une référence biblique ironique.

Dirigeants politiques, journalistes et experts de l’Otan usent encore jusqu’à la corde, et se gargarisent de l’incroyable et spectaculaire contre-offensive prétendument ukrainienne. C’est pour faire oublier Samarcande. Nous avons surtout parlé du Sommet de Samarcande. Je l’ai écoutée attentif, elle connaît mieux que moi son continent et son histoire.

Les lames écumantes et un peu boueuses des deux rivières frappent sur les piliers du pont. Il a beaucoup plu ce mois-ci, sans que j’aie jugé bon d’en parler dans mon journal.

Le 24 septembre, Samarcande

Samarcande occupa dès l’antiquité le centre du monde entre les grands foyers de civilisation, la Chine, la Perse, l’Inde et celui des trois mers, blanche, noire et rouge. (La Mer Blanche était la Méditerranée.) Les Sogdiens qui l’ont fondée ne sont pas un simple souvenir ; l’on parle encore leur langue dans des villages voisins ; un dialecte proche du farsi. Le Zoroastrisme y était probablement la religion dominante. Les Iraniens peuvent donc s’y sentir chez eux.

Tout le monde sait que Samarcande fut conquise par Alexandre (Iskandel) en 329. La ville prit en grec le nom de Maracanda. Ce fut l’un des nombreux royaumes grecs qui ouvrit la porte au Bouddhisme jusqu’aux rives de la Mer Blanche. La ville fut associée successivement à l’empire séleucide, le royaume gréco-bactrien et l’empire kouchan, avant d’être conquise par les Sassanides vers 260, où elle devint un site central de la diffusion du Manichéisme à travers l’Asie Centrale. Puis virent les Huns Blancs, puis les Bleus alliés aux Sassanides.

Quand le monde manichéen se tourna vers l’Islam (la prétendue conquête arabe), les Turcs s’y opposèrent à Samarcande, et tinrent bon jusqu’à ce que la ville fut prise par les Chinois de l’Empire Tang.

Les Chinois peuvent aussi s’y sentir chez eux. Samarcande atteignit un apogée commercial comme ville chinoise, au centre de la route de la soie. Des Sogdiens acquirent même des postes administratifs importants dans l’empire Tang. La ville fut finalement reprise à l’empire Han par les Omeyyades vers 710. Les Perses y apprirent la fabrication du papier de deux prisonniers chinois faits à la bataille de Talas. Omar Khayyam a vécu à Samarcande quelque temps avant de s’installer à Ispahan.

Gengis Khan conquit Samarcande en 1220. C’était le temps où Marco Polo et ses frères firent leurs voyages. « Samarcande est une très noble et grandissime cité, où se trouvent de très beaux jardins et tous les fruits qu’homme puisse souhaiter. Les gens y sont chrétiens et sarrasins. » Marco Polo (1255-1324), Le Devisement du monde.

Ibn Battuta séjourna à Samarcande vers 1335. « Je me dirigeai vers la ville de Samarcande, une des plus grandes, des plus belles et des plus magnifiques cités du monde. Elle est bâtie sur le bord de la Rivière des Foulons, et couverte de machines hydrauliques, qui arrosent des jardins. C’est près de cette rivière que se rassemblent les habitants de la ville, après la prière de quatre heures du soir, pour se divertir et se promener. Ils y ont des estrades et des sièges pour s’asseoir, et des boutiques où l’on vend des fruits et d’autres aliments. Il y avait aussi sur le bord du fleuve des palais considérables et des monuments qui annonçaient l’élévation de l’esprit des habitants de Samarcande. » Ibn Battouta (1304-1368), Voyages (Tome II).

Samarcande devint en 1369 la capitale de Timur Lang, celle du plus grand empire qui exista au monde, où furent drainés les plus grands esprits et les techniques les plus innovantes qui rayonnèrent jusque dans l’Ouest Lointain. Ulugh Beg y fit construire un observatoire où il mena des travaux de grande qualité avec des savants tels Qadi-zadeh Roumi, al-Kashi ou Ali Quchtchi. Après sa mort, la vie intellectuelle et artistique des Timourides se concentra à Hérat en Afghanistan. Puis les Moghols repoussés de Kaboul fondèrent leur empire autour de l’Océan Indien.

En 1868, Samarcande est passée sous domination de l’Empire russe, c’était l’époque du Grand Jeu.

Samarcande est à elle seule tout un programme pour le Sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai qui vient de s’y tenir.






Tournants

Le 26 septembre, à Samarcande

Je vieillis. Je ne verrai pas la fin de l’histoire. Personne ne voit jamais la fin d’aucune histoire. Tant pis pour la cause finale. La fin est sans fin.

Omar Khayyam n’a pas vu la fin de l’Empire Mongol, ni son nom donné au dernier satellite iranien, ni le début de l’Empire Moghol.

L’on confond toujours les empires mongol et moghol. C’est normal. La similitude des noms marque seulement qu’il s’agit à peu près de la même civilisation qui se prolonge sur un autre territoire.

Les Mongols ont été repoussés des terres sogdiennes par les Ottomans au-delà du Khorassan, et ont rétabli leur empire sur le sous-continent indien au début du seizième siècle sous le règne de Babur. Le cœur de l’empire de Timur Lang avait été conquis par les Turcs, nommément les Ouzbeks. Il est devenu le Turkestan, où l’on parle majoritairement le turc ou des langues apparentées. Les Turcs pourraient aussi se sentir chez eux à Samarcande.

Quant à l’Empire Moghol, que l’on ne s’y trompe pas, sa culture était plus un métissage entre celles de la Perse et des Indes, et il s’était déjà opéré, qu’elle n’avait gardé de liens avec les peuples authentiquement mongols du nord de l’Asie. Sa culture était même plus savante et plus raffinée que celle qui s’était d’abord développée en Transoxiane sous les Timourides. Indiens comme Pakistanais pourraient donc se trouver aussi chez eux à Samarcande.

Les Indes stupides n’ont rien trouvé de plus intelligent que de couper en deux leur territoire après leur libération. Aujourd’hui, Narendra Modi veut même débarrasser la République de l’Inde de tout ce qui demeurerait des Moghols. Qu’est-ce que les Indes sans les Moghols ? Ce que serait l’Europe sans la Renaissance et la Modernité.

Le 27 septembre, le nouveau style de Sinta

« Tu dis que tu écris ton journal sans chercher de documentation, mais dans tes dernières pages, tu as bien dû faire des recherches, non ? » Me demande Sinta. « Non, j’ai seulement vérifié pendant la saisie l’orthographe des noms propres, les dates, et copié les citations. J’ai écrit à la volée. Regarde, j’ai encore le manuscrit sur le bureau. » Sinta le parcourt des yeux et admet : « Il n’y a même pas beaucoup de ratures. Je suis impressionnée. Tu devais être un bon élève. Je me souviens que tu t’étais inscrit en Histoire à l’université, non ? »

« Je n’y ai jamais entendu parler des grandes civilisations d’Asie, et certainement mes professeurs non plus. » Sinta sourit. « Moi, j’ai appris tout ça au lycée, mais je serais embarrassée pour improviser un tel résumé. »

Sinta semble avoir définitivement épousé mes goûts vestimentaires : pantalon de toile ; bottes ; chemise de flanelle à carreaux ; chapeau genre explorateur. Ce style lui va bien.

Elle n’a pas pour autant renoncé aux touches féminines : bracelets que rendent visibles ses manches légèrement retroussées sur les avant-bras ; un foulard délicieusement décoré d’un motif floral dans le style moghol, noué comme une cravate sur le col, et qui vole au vent.

« Tes commentaires sur Samarcande attirent opportunément mon attention sur les notions d’empire, de civilisation, de nation, qui prennent des significations bien différentes de celles qui ont cours dans l’Ouest lointain ; de même que celles de culture, de peuple, de religion. »

« J’avais déjà remarqué cela. Tu vois, Alexandre Douguine semble chercher un sens plus pur à ces mots dans une transcendance. Cet effort me paraît inutile, car on les trouve déjà dans l’Histoire universelle, et jusque dans celle présente, en train de s’accomplir. Mais nous n’en verrons pas la fin, comme je l’écrivais avant-hier ; elle n’en a probablement pas. »

Sinta a placé une broche sur son chapeau qui est l’exacte copie du bijou dont le collier tenait son voile. Elle en porte toujours un sous son chapeau, noué façon corsaire, et qu’elle laisse pendre dans son dos.

« Dis-moi Sinta, pourquoi tiens-tu à porter un voile, même avec un chapeau ? » je lui demande sans transition « Je ne tiens pas à être une jolie poupée qui a besoin de se faire servir parce que ses cheveux lui tombent sur le visage », me répond-elle.

« Je comprends, en travaillant dans la métallurgie, j’ai dû moi aussi protéger mes cheveux que je portais plus longs qu’aujourd’hui et que je ne voulais pas couper. Ils étaient un danger si je m’approchais d’une flamme nue ou d’un engrenage. Mais pourquoi alors laisses-tu prendre si long ton foulard dans le dos ? »

« Je ne suis pas métallo, moi, il me suffit que mes cheveux ne me viennent pas dans le visage », réplique-t-elle.

« Ce n’est donc pas à cause des préceptes coraniques ? » je l’interroge encore. « Oui et non ; c’est toujours ainsi que je les ai compris : ne pas s’entraver pour paraître belle ».

Lé 29 septembre, quotidien

L’automne est descendu très vite des montagnes. Nous avons encore de belles journées ensoleillées. Il ne fait pas bien froid, même au petit jour, mais mon corps fut surpris, sans préparation à ce subit changement.

J’ai besoins d’avoir chaud sous les draps pour m’endormir rapidement dans un sommeil profond. Ils sont frais en se couchant, et avant seulement que je ne les aie sentis se réchauffer, je dors.

L’étudiante à qui je laissais mon appartement, a gratuitement bénéficié d’un studio à la cité universitaire. Il est plus petit, mais plus proche et plus confortable pour elle. Je retourne donc souvent où je m’étais installé l’an dernier.

Sinta aime m’y rejoindre. C’est là où nous nous sommes connus. Cela fait des souvenirs. Nous en manquons beaucoup. Nous aimerions tant en partager de lointains.

Mon étudiante m’a fait découvrir un escalier qui conduit à ce que j’hésite à appeler un jardin. J’imaginais qu’il ne menait qu’à des caves. Nous y descendons souvent à la nuit tombée pour regarder la lune en buvant un thé. C’est très romantique.

L’un des petits-fils de Sinti, Nasser, va venir passer quelques jours. Je pense lui laisser mon appartement. « C’est un adolescent. Je crois qu’il s’y trouvera mieux que s’il restait chez toi, et que j’aille moi-même m’installer ailleurs. Il a l’âge où l’on aime avoir son quant-à-soi », ai-je proposé.

On lui demandera son avis quand même ; il ne faudrait pas lui laisser le sentiment qu’il nous dérange.

Le 2 octobre, comme le temps passe

Le discours du président de la Fédération de Russie lors de la réunification des territoires russes m’a surpris. Je ne crois pas avoir été le seul parmi ceux qui paraissent l’avoir compris. Alors que partout les états d’esprits songeaient surtout aux territoires, Vladimir Poutine a parlé d’histoire.

Il a associé cette réunification à une scission : une sécession envers l’Occident. C’est très important : cette sécession est moins géographique que temporelle. Elle est en réalité aussi bien une rupture avec l’Empire Russe depuis au moins Pierre Le Grand, et cela m’a presque fait sursauter quand j’ai lu la traduction officielle de son discours en anglais. Même dans les pires heures de la guerre froide, l’URSS n’avait jamais douté faire partie de l’Europe.

« Si je me souviens bien, tu l’avais déjà dit toi-même », me répond Farzal, revenu à Dirac. Nous sommes allés déjeuner près du pont à l’embranchement des deux rivières, pour fêter son retour. « Je l’avais déjà dit », renvoie-je, « mais lorsque c’est Vladimir Poutine, cela prend une tout autre portée. »

Farzal rit, « en tout cas, ta remarque est pertinente. Il a replacé la culture occidentale moderne comme l’une parmi d’autres, pas plus universelle, mais historiquement située et locale ; ce qu’elle est évidemment. »

« S’il a affirmé cette idée d’une façon si publique, c’est qu’elle était déjà née dans les têtes de ceux qui l’écoutaient, et que la rupture était, pour ainsi dire, consommée. »

Je me suis trop couvert. Je ne pensais pas qu’il faisait encore si bon. Quand je suis sorti, le vent soufflait des montagnes.

J’ai déboutonné ma saharienne et défait mon chèche. J’ai bien fait quand même de me couvrir : je me suis refroidi ces jours-ci, et j’en ressens encore une faible douleur dans le thorax. Je sens la chaleur et les épices me faire du bien.






Choses subtiles

Le 4 octobre, la voie

L’on ne doit pas s’y tromper, c’est l’Occident Moderne tout seul qui s’est rétrogradé en une civilisation parmi les autres. Ce n’est pas Vladimir Poutine, ni les Russes, ni le Grand Sud, ce sont les Occidentaux eux-mêmes.

La Modernité Occidentale (je m’excuse d’utiliser des sujets aussi problématiques, c’est pourquoi je recours à l’artifice des majuscules), avait assimilé à marche forcée les cultures, les connaissances, les philosophies du monde entier. Fibonacci, Pico della Mirandola, firent bien des émules. L’Occident, l’Europe donc, devint le centre de gravité de la civilisation. Empreinte de modestie au départ, surestimant souvent le savant perse, moghol, indien ou chinois, elle réussit finalement à pousser plus loin les conquêtes de l’esprit. Au dix-huitième siècle, les nouvelles découvertes se firent nombreuses en Europe, qui dépassa ses maîtres.

S’inversa alors la proposition. Ivre de ses capacités à assimiler les apports des autres civilisations, de son universalisme donc, l’on se mit à penser que l’universalisme fût occidental. L’Occident se crut la seule civilisation universelle, et se donna la mission de civiliser le monde.

C’est sur ce point que René Guénon m’avait séduit au sortir de l’adolescence, très influencé alors par les surréalistes ; mais il m’avait aussi profondément déçu. Il opposait cette « Modernité » apparemment accomplie, à la « Tradition ». Avec une lecture charitable, l’on pouvait voir dans cette division une simplification pédagogique, mais l’on n’allait certainement pas la suivre plus loin. Pour moi, tradition et progrès ne sont pas des termes opposés, mais, plus que complémentaires, quasiment synonymes. Leur simple étymologie l’atteste.

L’idéologie occidentale, au sens ou Karl Marx disait « l’idéologie allemande », Guénon en définitive l’entérinait en lui opposant une altérité, la Tradition, une et une seule tradition comme altérité absolue et tout aussi achevée. Il les opposait en ignorant superbement que les traditions, les vrais, progressent aussi avant de paraître des photographies immobiles du passé. Il les opposait en fait comme deux traditions, ramenant la « modernité » à une simple « tradition occidentale », son idéologie si l’on veut ; et la « Tradition », à son ombre, engendrant, si j’ose dire, leur stérilité réciproque ; oubliant surtout que les « traditions » surent être en leur temps des « modernités radicales », et en inspirant toujours de nouvelles.

René Guénon m’avait séduit, comme les Surréalistes, par sa critique du quantitatif et de la raison ; mais pour prendre un exemple qui me semble clair, l’on ne réduira pas la mathématique à du quantitatif, depuis Pythagore ou Jafar as Sadiq, ou Omar Khayamm, ou Gottfried Wilhelm Leibniz, ou Henri Poincaré…, ou René Thom.

Kill the deamon

« Tue-le avec le Gestionnaire d’Activité. » Sinta lit par-dessus mon épaule mon tchat avec celui qui m’a vendu mon ordinateur ce printemps. « Tu lui as vraiment demandé comment quitter l’application ? » me demande-t-elle interloquée.

Elle a raison de s’inquiéter pour moi, moi qui conseille à qui veut m’entendre de conserver un alias du Gestionnaire d’Activité dans la barre de lancement, car il rend Linux aussi intuitif que Mac OS.

J’étais perturbé par Snap qui ne parvenait pas à se mettre à jour automatiquement comme il est censé le faire, et dont je recevais des messages d’alerte m’invitant à le forcer à quitter au risque de disruptions. Il ne pouvait pas se mettre à jour, puisqu’il se lance au démarrage.

Voilà le genre d’applications qui m’irritent, qui font tout et n’importe quoi sans qu’on n’en sache rien, ou ne font rien quand il le faudrait, en principe pour faciliter la vie de l’utilisateur. J’ai été perturbé au point d’en perdre le bon sens.

Mon interlocuteur m’a expliqué comment m’en débarrasser : « Si tu veux virer snap-store c’est possible, et le remplacer par le store “classique”, c’est ce qu’on fait par défaut, il te suffit d’installer “logiciel” : < http://apt.ubuntu.com/p/gnome-software-plugin-flatpak>. Tu pourras ensuite utiliser “logiciel” pour virer snap store. »

Linux ne devrait pas proposer par défaut ce genre d’applications. « Tu es trop émotif », me dit Sinta en me passant la main dans les cheveux comme pour apaiser un animal farouche.

Le 5 octobre, matin d’automne

Dirac reste une ville plus étendue qu’elle n’est peuplée. De grands espaces sont laissés entre les bâtiments, même dans les nouveaux quartiers que l’on reconstruit sur la rive ouest. L’on y détruit les vieilles habitations pour laisser plus d’espace.

Selon d’où l’on regarde, l’on ne voit que de la forêt, avec les pentes et l’éloignement. De plus près, l’on se détrompe. Même en cette saison où les feuilles tombent, l’effet demeure ; il est vrai que les conifères sont si nombreux.

Nous sommes à la saison de la mousse, elle recouvre les pierres, bien verte et toujours humide, abritée par les grands arbres.

Les feuilles ne sont pas encore toutes tombées, beaucoup restent vertes, mais d’autres arborent déjà des rouges lumineux, des jaunes clairs, des bruns fauves.

Des fleurs blanches ont poussé dans les pelouses. L’odeur est forte de la végétation et de la terre humide.

« Ne trouves-tu pas la maison bien poussiéreuse en ce moment ? », me demande Sinta en traversant le parc. « Pourtant nous l’entretenons comme d’abitude. »

« Ce doit être parce que nous ne croisons plus les volets dans la journée ; on la voit mieux. Si tu regardais l’écran de mon portable ! Pendant l’été, elle volait dans les rais de lumière, escarbilles de soleil maintenant devenues cendres. » Dis-je un peu lyrique.

Le 6 octobre, l’âme du cheval-vapeur

Nasser est jeune mais il a déjà une vocation : les moteurs. Dès qu’il est arrivé, il a démonté la voiture de Sinti et l’a remontée, autant pour se rendre utile, elle marche mieux, que par plaisir, ou surtout pour s’entraîner. « C’est de la bonne mécanique », m’a-t-il dit quand je suis venu lui donner un coup de main.

J’admire sa dextérité. J’étais moi-même habile de mes doigts à son âge, mais les ans ont raidi mes articulations. « L’on doit s’entraîner », dit-il. L’entraînement fait passer directement les interactions du cerveau par la moelle épinière. »

C’est que Nasser n’est pas seulement un Stakanof de la mécanique, il pense aussi, il pense avec les mains. « Les mains sont le siège de l’intelligence », affirme-t-il. « C’est pourquoi l’apprentissage d’un instrument de musique est une matière obligatoire dans notre enseignement. Il nous aide aussi à assimiler les mathématiques. »

Nasser s’intéresse d’abord à la conception des moteurs, le dessin des pièces, le choix des métaux. Il jongle avec les logarithmes. Personnellement, je n’ai jamais bien compris ce que sont les logarithmes. Quand je le lui avoue, Nasser me regarde incrédule. « Rassure-toi, je sais m’en servir, et j’en connais ce que tout bachelier doit savoir, mais j’ai des problèmes avec le concept. Par exemple, qu’en est-il si l’on utilise d’autres bases que décimale ? Il m’est arrivé à plusieurs reprises de griffonner quelques pages pour le calculer, mais j’ai laissé tomber, jugeant que depuis que l’on utilise les logarithmes, d’autres que moi avaient déjà dû s’y pencher, et que je finirais bien par trouver les réponses toutes mâchées. »

« Depuis quand utilise-t-on des logarithmes ? » me demande-t-il. « Je ne sais pas. Les Chinois s’en servaient pour définir la gamme chromatique ; Pythagore aussi semble-t-il. Peut-être nul ne le sait. Il est si simple de les utiliser bêtement pour tant d’occasions, que l’on ne se pose pas de question. »

Nasser se passionne tout particulièrement pour les moteurs nucléaires. « Si tu veux, je peux te faire rencontrer ici des gens qui t’intéresseront sûrement », lui dis-je, en pensant bien sûr à Shaïn et sa bande.




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© Jean-Pierre Depétris, juin 2021

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/sint/




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