Jean-Pierre Depetris, juin 2021.
La rentrée - Nettoyages d’automne - Nour - Changement de saison - Suite
J’ai un goût pour les logements vétustes, pas nécessairement commodes, pas forcément bien entretenus. Dans les premières années de ma vie adulte, j’ai cru que je n’avais pas le choix, mais j’en ai connus de modernes et neufs, et j’ai bien vu que je ne m’y plaisais pas.
Je me plais chez Sinti. L’habitation n’est ni neuve ni particulièrement confortable, mais les plafonds sont hauts, l’orientation est parfaite. L’espace perdu ne l’est pas pour tout le monde ; le regard circule dans l’ombre des recoins où aime se cacher la poussière. Le parquet est usé, mais l’on s’y assoit même sans un tapis quelque peu élimé.
Les meubles de bois massifs, si difficiles à déplacer, sont beaux, teintés au brou de noix et satinés à l’huile lin. Ils donnent envie de les toucher, de les caresser, et faire la poussière devient sensuel. Ils sont certainement plus vieux que nous. Le regard promène sur les irrégularités des murs, les plis des tissus.
L’appartement sent le tilleul, la menthe, la lavande que Sinta met dans les armoires pour chasser les mites. Il sent le bois aussi, qui attend l’hiver contre la cheminée.
Les meubles de la cuisine sont aussi en bois, taillés à la diable, peut-être même pas par un artisan mais pas l’habitant lui-même, et eux aussi teintés au brou de noix et polis à l’huile de lin. J’aime travailler de bon matin dans la cuisine, à même la table sur laquelle je viens de prendre mon petit-déjeuner et quelquefois y attendre le soleil se lever de derrière l’Actar. Sinta a son bureau de l’autre côté, où elle voit les premières lueurs du jour colorer les montagnes, où elle voit, le soir, le soleil disparaître derrière de lointains pitons rocheux.
La maison de Farzal et de Sariana est neuve. Quand j’ai commencé à les connaître, ce n’est pas là que j’aurais imaginé que Farzal vivait ; Sariana, peut-être. Je l’aurais plutôt vu dans un refuge de montagne, mais cela ne convenait peut-être pas pour un commandant. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il ne perd jamais une occasion de courir monts et forêts.
L’appartement est merveilleux, situé à quelques minutes de marche de leurs bureaux respectifs, ensoleillé du matin au soir, disposant d’une vue imprenable sur la montagne et sur la ville.
Tout y est commode et confortable, surtout leur piscine couverte, dont les vitrages sont opaques de l’extérieur. Pourtant, même Sariana ne paraît pas en profiter. Elle préfère passer des nuits à son bureau qu’apporter du travail à la maison.
La vue est si belle que leur maison attire dehors. Aujourd’hui même, nous avons fait quelques brasses dans la piscine avant de nous sécher au soleil dans la pelouse, puis, comme Farzal a dû sortir, raccompagnant Sinta en voiture, qui m’a laissé la sienne. Nous sommes partis, Sariana et moi, prendre un thé au bar à la bâche rouge dans le boulevard si tranquille.
« Il me semble que ce que la Fédération de Russie a le plus à redouter, et derrière elle toute l’Afrique-Asie, est que le sous-continent européen sombre dans le chaos. Si une telle chose arrivait, ce serait pire que ne l’avait été l’effondrement de l’URSS, pire même que ce qu’était devenue l’Afrique au vingtième siècle : des millions de morts, des millions de réfugiés porteurs d’épidémies, des groupes terroristes… Voilà la vraie menace. Qui souhaiterait de tels voisins ? »
« Ce n’est pas le souci des États-Unis, et qui semblent au contraire jouer cette carte qui leur permettrait de poursuivre leur guerre sans issue contre le cours de l’histoire et le reste du monde. »
« C’est pourquoi, je pense, les alliés ne voient pas trop quoi faire d’autre pour l’instant, que reculer en limitant leurs pertes tout en massacrant les forces ennemies qui les talonnent pour conquérir des fermes délabrées, des forêts, des marécages. » Je tiens ce discours à Sariana qui est à sa partie, et dont je sais qu’elle me renseigne utilement, ou au besoin me corrige.
« Comme tout le monde, tu oublies le nerf de la guerre », me répond-elle : « les satellites d’observation et de communication. »
« C’est sans doute l’arme principale de notre époque, oui », admets-je. « L’arme sans laquelle les autres sont impuissantes. Seulement nous ne savons jamais rien d’elle. Au mieux, nous le devinons. Quand les alliés ont connu leurs pires revers, nous avions compris que malgré leurs premières attaques, l’ennemi avait repris le contrôle de ses satellites d’information. Par le ministère russe de la défense, nous avons su que les États-Unis en avaient encore récupéré la maîtrise ces temps derniers, ce qui leur avait permis quelques manœuvres heureuses. »
« Sais-tu que la situation s’est encore renversée depuis deux jours ? », m’apprend Sariana. « En face, l’on n’a plus les moyens d’ajuster des tirs précis ni de communiquer en temps réel, et cela risque de durer plus longtemps cette fois. Les alliés cessent donc de reculer ; mais, je partage tes analyses, je ne crois pas que nous allons les voir se précipiter à prendre des mesures spectaculaires, eux. »
« Tu reprends un thé ? », me demande-t-elle. Elle rentre le commander avant de poursuivre : « Du moins, cela fera peut-être cesser les stupides menaces nucléaires du Pentagone, qu’ils profèrent en feignant d’avoir entendu les Russes en parler les premiers. »
« La Fédération aurait tort de se presser », conclus-je. « Pendant que l’Otan a gagné quelques centaines de kilomètres carrés de fermes inhabitées et de marécages où leurs bataillons ne savent où s’abriter, elle a perdu l’Afrique. »
La jeune serveuse, avec un très joli sourire qui donne envie de lui parler, nous ramène une théière fumante. Je lui rends son sourire, et j’ajoute plutôt : « Cependant la Fédération doit songer à protéger rapidement les populations russes fraîchement libérées. »
J’ai donc donné mon premier cours aujourd’hui. Tout s’est plutôt bien passé. J’ai déjà dit que je n’étais pas trop bon à l’oral ; en anglais, c’est pire encore. Je ne le pratique pas assez, j’écris, je lis, mais le parle peu. De toute façon ma prononciation est abominable. Celle du français n’est pas excellente non plus, je respecte les liaisons, mais j’avale les mots. Nous n’étions pas nombreux, et mes étudiants m’ont quand même compris. On entend mieux dans une petite salle. Ils ne sont pas nombreux, une douzaine de présents pour seize inscrits.
J’ai commencé à leur présenter mon cours et à leur expliquer le travail que j’attends d’eux pour, en quelque sorte, le poursuivre à ma place jusqu’à nos jours. Je ne leur ai pas caché que je souhaitais qu’ils se transforment durant l’année toujours plus en mes propres enseignants, et moi en leur étudiant ; que nous inversions les rôles en somme. L’idée leur plaisait, et ne leur est pas parue folle.
Ce ne fut pas tout à fait la même chose avec la direction de l’université. Sharif m’avait fait venir pour que je la défende moi-même, ayant observé ma force de persuasion quand j’étais convaincu. J’ai fini par leur faire admettre que mon idée était « intéressante ».
Mon premier cours n’aurait pas plu à René Guénon. J’ai noyé mes auditeurs sous les chiffres. Je leur ai parlé de la démultiplication des publications qui avait accompagné les successives révolutions en Occident. L’important n’était évidemment pas de retenir ces chiffres dont je ne me serais pas souvenu sans mes notes, mais la courbe de leur explosion.
Non seulement les révolutions de l’Occident et l’impression ne se comprendraient pas les unes sans les autres, mais l’édition a fait naître un groupe de travailleurs qui est naturellement devenu l’avant-garde du mouvement ouvrier. Non seulement capable de lire et d’écrire, elle avait les moyens de prendre en charge la diffusion de ses projets.
J’ai eu une excellente idée de proposer à mes étudiants de concevoir eux-mêmes la suite à donner à mes cours. J’ai présélectionné ainsi ceux qui étaient les plus disposés à admettre sans se troubler mes façons de penser.
J’ai aidé Sinta à ranger sa cave. Il devait y avoir longtemps que personne ne l’avait fait. Peut-être ne l’avait-on jamais fait. J’ai trouvé des dissertations qu’elle avait écrites quand elle était encore au lycée.
Je lui ai demandé la permission de les lire. Elle les avait rédigées en arabe. L’arabe est la langue de la philosophie ici. Elle était en plus dans un lycée musulman.
Elle a hésité. « Je ne les ai jamais relues », m’a-t-elle dit, et je comprenais comme si j’avais été dans la même situation, qu’elle craignait de paraître ridicule.
« Civilisé, sauvage, barbare » ; l’un des sujets invitait à s’interroger sur ces notions. L’approche de Sinti était originale : elle considérait que ces trois termes servaient à dénoter un même objet, mais en portant sur lui trois regards, c’est-à-dire trois jugements, différents. Disons que « sauvage » et « barbare » sont les jugements que l’on porte sur ses voisins. Je l’ai lue avec une grande attention.
Je me suis dit qu’être professeur de philosophie dans un lycée était un travail éprouvant. Sint se débattait comme une diablesse avec sa pensée qu’elle ne savait pas encore bien énoncer. Pauvre enfant, pensais-je compatissant, et imaginant avec quelle aisance elle aurait rédigé ces huit ou dix pages manuscrites aujourd’hui.
Sinta se sentait très civilisée quand elle avait écrit ces pages, nourrie d’une civilisation millénaire. Elle ne se sentait pas moins barbare ; et sans doute plus encore, une sauvage.
Si elle n’hésitait pas à voir dans la modernité occidentale une pure barbarie, elle n’épargnait pas davantage l’antique civilisation sogdienne, ou encore, plus tard, sassanide, mêlée de Zoroastrisme, d’Hébraïsme, d’Hellénisme et de Bouddhisme, de Manichéisme, et finalement d’Islam. Elle les regardait, donc, de l’extérieur, du désert. Et le sauvage ? Justement, il voyait du dehors. Elle ne le croyait pas pour autant particulièrement bon, même si elle avait su citer Jean-Jacques Rousseau.
Son regard était donc original et passionnant, et quel dommage qu’elle n’eût pas encore les moyens de le présenter comme il le méritait ! Quelle épreuve une telle lecture devait être pour un professeur impuissant !
Sur le fond, je la reconnais bien, et j’y retrouve de nombreuses prémisses qui alimentent toujours sa pensée. Une sauvage dans le fond, mais terriblement civilisée et redoutablement barbare.
Nettoyer la cave de Sinti m’a mis d’humeur à nettoyer aussi mon journal. Ces deux activités m’ont pris plusieurs jours pendant lesquels je n’ai rien fait d’autre, sinon donner mon deuxième cours et mon premier atelier aux mathématiciens.
Mon journal y a perdu quatre pages. À la fin de l’été dernier, il était devenu poussif.
La perte d’énergie que j’y avais perçue en approche de septembre était redoutable. Nous étions encore au début, ou plutôt à la fin du début. C’était de quoi inciter à refermer un livre. L’on se dit que le plus intéressant a déjà été dit, et qu’à partir de là il ne sera plus question que d’allonger la sauce. J’en fus inquiet en me relisant, mais le rythme reprend vite. Enfin, je crois.
Mon idée première était d’introduire quelques divisions dans l’ouvrage, un plan, un minimum de structuration. Je m’inquiétais qu’il soit peu lisible tout d’une masse. Je n’y suis pas parvenu. Il est d’un bloc, je n’y peux plus rien. Il n’a pas d’ordre.
Sinta avait écrit ses dissertations en 1973. « J’écrivais vite alors, comme toi maintenant ; je veux dire que je m’en faisais une règle. La veille du jour où je devais rendre ma copie, je m’installais dans le jardin, j’allais dans un parc, ou je montais dans le grenier, où, accroupie, je rédigeais d’un trait. J’aimais me sentir prise par le temps ; être contrainte à m’élancer. »
« À l’époque », continue-t-elle, « j’étais fascinée par ceux qui parviennent à écrire de gros livre ; cela me semblait surhumain. – Moi aussi, dis-je. Cela me paraissait comparable à bâtir un grand pont, ou une forteresse, ou à lancer une fusée, mais seul. »
« À quel auteur pensais-tu en particulier ? – Je ne sais plus. Peut-être à Jules Verne. » Sint éclate de rire. « Jules Verne ? C’est à lui que tu te mesurais ? – J’étais jeune, je te parle de quand j’avais douze ou treize ans. – On n’écrit pas de dissertations à cet âge. »
Il vaut mieux lire Verne moins jeune. Quoi qu’on pense, ce n’est pas un auteur pour la jeunesse. Il vaut mieux être un peu dégrossi en physique, en mécanique, en géographie, en géologie… Sinta continue de rire.
« Et toi ? À qui te serais-tu mesurée ? » Elle hésite un peu : « À Sohrawardi peut-être ? »
Sohrawardi est l’auteur le plus accompli : maître en philosophie, en sciences, en théosophie…, rédigeant des traités, des contes, des poèmes ; tenant un peu à la fois de Pico della Mirandola, de Marsile Ficin et de Francesco Colonna, maître du récit visionnaire, si jeune, avec son œuvre déjà abondante, condamné à mort pour intelligence avec le sublime… Oui, une autre éducation.
Je savais qu’après la libération de l’Afghanistan, tout irait très vite. Pourtant je ne croyais pas que les États-Unis allaient s’attaquer à la Fédération de Russie. Ils ne semblaient pas se rendre compte combien ils n’en avaient pas les moyens. Ils semblent avoir perdu tout contact avec le principe de réalité, surtout ces derniers jours.
Chacun voit bien que l’Otan tire ses dernières cartouches, comme les soldats de Kiev, avec leurs fusils contre les drones qui les envahissent. C’est la fin. Ceux qui ont vu ces images le comprennent.
Mais la fin de quoi ? Pas seulement d’un régime, il semble ; pas seulement d’un système.
Les drones sont et ne sont pas iraniens. C’est un peu le principe du chat de Schrödinger, m’explique Farzal. La République Islamique ne vend pas des drones à la Fédération de Russie. Cela compliquerait encore son inconfortable situation diplomatique, mais elle tient à faire savoir que si un éventuel acheteur est intéressé par leurs performances et leurs prix, il est invité à se faire connaître.
Les Russes affirment eux aussi ne pas en avoir achetés, non pas, comme le suggèrent les mauvaises langues, parce que ce serait avouer qu’ils sont à court d’armements et contraints d’en acheter au rabais : non, au contraire, ce sont d’excellents drones, peut-être les meilleurs aujourd’hui sur le marché, et assurément les moins chers. La Fédération de Russie ne demanderait pas mieux que de donner un coup de pouce à l’industrie de l’armement de ses alliés sans s’en cacher, leur offrir l’occasion de tester leurs matériels et de faire connaître leurs performances. Mais non, pour des raisons inconnues ils ne le font pas, c’est tout.
Il ne déplaît cependant pas aux uns et aux autres d’afficher leur complicité et leur bonne entente ; mieux : que l’Otan elle-même en fasse la promotion. Leurs images respectives en sont rendues plus sympathiques par leur hostilité commune à l’impérialisme, et celle-ci y gagne une plus large cohérence et une portée plus générale.
Mais chut ! Pas de vente ni d’achat. Laissons ces questions triviales à leurs calomniateurs. Que le chat soit effectivement mort ou vivant, ou encore mort et vivant, ne change rien à la théorie de Schrödinger.
Des drones iraniens, qui sont et ne sont pas iraniens, cela favorise ce qu’on appellerait le « softpower » russe, précise Sariana.
La Fédération s’en sert, et qu’on en puisse douter en fait parler davantage. La Fédération ne répugne pas à faire valoir ses bonnes relations avec les mondes islamiques, comme les forces tchétchènes y ont déjà contribué. Voilà qui tempère opportunément le nom qu’elle s’est donnée de Fédération de Russie alors qu’elle est loin de n’être habitée que par des Slaves ; qui modère l’impression d’une nostalgie d’un empire orthodoxe défenseur de la chrétienté en Orient, comme le lui prête l’Ouest. Cela favorise notamment la camaraderie de rencontre avec la Turquie, et d’autres relations diplomatiques.
Le Saint Empire Orthodoxe et les Tartares se sont tant battus qu’ils sont devenus un même peuple : autant qu’on ne l’ignore plus ; et cela est bon pour les relations internationales, et pour faire paraître l’Otan comme un ramassis de parias suprématistes. Ces idiots d’ailleurs plongent dans le panneau et en rajoutent des couches.
Certes, ce n’est ni une question de régime, de système, ni même de découpe de frontières.
Il y a une gare à Dirac. Je n’y suis jamais retourné depuis mon arrivée. Elle se situe entre la Grande Mosquée Blanche et le bazar. Je ne passe jamais par là. Il y en a une autre, toute petite, près de l’université. La ligne remonte la vallée vers l’est. Ce serait pratique pour sortir de Dirac faire des balades en montagne.
Le premier avantage du train sur la voiture est qu’il ne vous oblige pas à revenir à l’endroit où vous l’auriez garée. Le second est que même sur une telle ligne, avec ses fréquents arrêts, ses fortes côtes et ses nombreux lacets, il reste un moyen de transport suffisamment rapide.
L’une de mes étudiantes le prend tous les jours. Curieusement, elle n’est pas d’ici, je veux dire de la région. Elle est africaine. C’est plutôt curieux qu’une étudiante africaine ait trouvé gîte dans un village, plutôt qu’à proximité de l’université où elle est inscrite.
Quand je lui ai confié ma surprise, elle m’a expliqué qu’elle avait pris ce qu’elle avait trouvé. Elle ne le regrettait pas, car elle loue à une famille une chambre devant la gare. C’est rapide, confortable, et l’abonnement ne coûte pas cher si l’on est étudiant.
J’avais immédiatement remarqué Nour dès mon premier cours. Je crois ne pas avoir été le seul, et certainement pas parce qu’elle était la seule à avoir la peau noire.
Nour a un magnifique, un vraiment très beau sac, en cuir, plutôt masculin, et même d’une touche quelque peu militaire et qui rappelle confusément par ses couleurs le bon vieux sac tyrolien. Il ressemble à un que j’avais remarqué au bazar, peut-être l’y avait-elle acheté.
Il est de ces sacs qui gardent leur forme rectangulaire même quand on les porte sur le dos avec une seule sangle, permettant ainsi de transporter un ordinateur en toute sécurité, sans qu’il ne se déforme ni ne se casse. Le sac est fait d’un beau cuir, à peine tanné, peut-être de chameau, dont la couleur sable se mariait parfaitement avec le ton de son treillis d’une pièce, sable lui aussi mais tirant légèrement sur le vert. L’ensemble s’harmonisait avec la couleur de sa peau, très sombre, et la texture de ses tresses crépues coiffées d’un béret rouge.
La semaine suivante, elle portait le même sac, mais elle s’était vêtue, d’une manière plus ouest-africaine, d’une djellaba noire somptueusement décorée de motifs dorés, d’un voile fait d’un chèche noir retenu pas un collier qui laissait pendre un bijou somptueux sur son front, et elle n’avait pas gardé ses solides godillots à lacets. J’imagine qu’il ne devait pas être si facile de trouver comment s’habiller, nouvellement arrivée d’Afrique dans une telle région montagneuse. C’est alors que je lui ai finalement parlé de son sac.
Nour n’est pas très grande, et fine comme une liane. Ses vêtements amples lui prêtent une relative épaisseur, mais un coup de vent nous détrompe en les plaquant à son corps. Son visage lui aussi est fin, et son nez, légèrement aquilin. Ses yeux sont vifs et ses lèvres mobiles. Ses cils et ses sourcils sont longs et noirs, mais elle ne paraît pas excessivement maquillée. Elle parle très bien le français, l’anglais, l’arabe, le touareg et le wolof, et elle est ravie d’employer avec moi la langue qui est quand même celle de son pays.
Elle m’a montré les détails de son sac. Oui, elle l’a bien acheté au bazar, ce doit être celui qui me plaisait. « C’était le dernier », m’apprend-elle navrée.
Nous avons parlé un bon moment devant un thé près de la gare d’où elle allait repartir. « Les Touaregs défendent leur culture, leur langue et leur façon de vivre », m’a-t-elle dit, « mais nous ne revendiquons pas notre indépendance. Où et comment conviendrions-nous des frontières ? Les temps ne sont plus aux nationalismes, mais au panafricanisme. » Elle est Touarègue.
– Tu n’as pas froid, lui ai-je demandé quand j’ai vu le soleil passer derrière les montagnes. D’où tu viens, n’as-tu pas trop de mal à te faire au climat des montagnes ? – D’où je viens, il y a aussi des montagnes, et des heures glacées. Pour le moment, j’apprécie plutôt la fraîcheur des cimes. – Nous en reparlerons cet hiver.
« Je suis content d’avoir fait la connaissance de Nour », dis-je à Sint. Elle me renseigne opportunément sur l’Afrique. J’ai le plus grand mal à comprendre ce qu’il s’y passe. Oui, je connais un peu l’histoire récente, la géographie, les ressources… J’ai suivi l’avenir du continent, disons depuis mon enfance. Mon père avait navigué sur les côtes africaines. Il avait tiré de ces voyages une haine vivace de la colonisation. « Ils ne nous pardonneront jamais », disait-il souvent, je m’en souviens.
« Tu n’es donc pas si ignorant », me répond Sinta. « Si, même si dans ma jeunesse, mon organisation a eu de nombreux contacts avec ce continent. Des camarades qui avaient occupé leur usine de construction de grues et qui avaient entrepris de l’auto-gérer, étaient parvenus à en vendre une à la Libye. Ils avaient été accueillis par Muammar Gaddafi lui-même à Tripoli, et j’en ai gardé une affection toute particulière pour ce dernier. Plus tard, une délégation de nos camarades avait été invitée à Ouagadougou par Thomas Sankara. Je ne vois donc pas l’Afrique comme une terre si étrangère. Pourtant, non, je n’y comprends pas grand-chose. Je n’y ai pas d’amis personnels, si ce n’est intimes, qui puissent me la faire comprendre avec leur cœur. »
« De plus, l’Afrique n’est pas née avec Patrice Lumumba, comme je pourrais en avoir l’immédiate intuition. Quand j’étais étudiant, à l’occasion d’une occupation, mon professeur de mathématiques m’avait longuement parlé de son pays, le Dahomey, et j’avais bien compris que l’Afrique n’était pas, littéralement, préhistorique, comme le croit encore le gouvernement français, la “junte française”, comme dit Nour. »
« Nous avons trouvé l’occasion d’en parler ensemble autour d’un café cette semaine. J’espère que les camarades de Nour ne se méprennent pas sur notre relation », dis-je à Sinti. « Tu peux être certain qu’ils l’ont déjà fait, me répond-elle en riant. – Avec notre différence d’âge ? la reprends-je étonné. – Tu sous-estimes ton charme, me corrige-t-elle. Les vieux messieurs ont la chance de séduire les jeunes femmes plus longtemps que les dames mûres n’en ont d’attirer les regards des jouvenceaux. »
Oui, elle a bien dit « jouvenceaux » ! « Trêve de billevesée », lui renvoie-je sur le même ton : « Elle me prend pour son grand-père. Quand bien même serait-elle séduite par des lueurs de désir qu’elle ferait naître dans mes yeux, je ne céderais pas dans cette voie. Elle serait déçue. » Sinta éclate encore de rire : « Et avec moi ? » m’interroge-t-elle. « Avec toi ce n’est pas pareil, j’ai touché ton corps parfait avec mon esprit. »
Je mets mes lèvres sur les siennes, et je guide délicatement sa main vers mon pantalon pour le lui prouver. Sinta rougit délicieusement. Je le vois à son souffle qui caresse ma joue, les yeux fermés.
– J’ai fait une observation troublante : j’ai noté que les Spice Girls étaient cinq. – Et qu’a de troublant cette observation ? Me demande Nadina goguenarde.
– Elle est troublante si je songe à un autre groupe féminin de la même époque, All Saints. Dès que j’ai vu leur premier clip sur l’écran d’un bar, j’ai bien su qu’elles étaient quatre, je les avais distinctement identifiées. Compte les années qu’il m’a fallu pour m’assurer que les Spice Girls étaient cinq. – Passionnant ! ironise Nadina.
« Observe que le nombre cinq est très petit, pas beaucoup plus grand que quatre ; et la façon dont nous concevons chacun est cependant qualitativement différente. »
« Quand après tant d’années, je me suis assuré de leur nombre exact, j’ai observé que j’avais le plus grand mal à me les remémorer chacune distinctement. Je les comptais, il en manquait toujours une. C’est curieux pour un si petit nombre. Surpris, j’ai recherché des vidéos en ligne, et j’ai vu que dans des clips tardifs, elles n’étaient plus que quatre. Laquelle manquait ? Je ne trouvais plus. Étonnant non ? »
Nadina s’éveille enfin, une lueur d’intelligence s’allume dans ses yeux. « Oui, l’on est susceptible de se perdre dans un nombre minuscule, mais je dois te décevoir : cette découverte ne t’appartient pas. L’esprit humain commence à perdre pied après trois ou quatre, sans le recours à des prothèses cognitives scripturales ou phonétiques. René Daumal le développe dans son roman le Mont Analogue. »
« Oui, je sais, mais je n’en avais jamais fait une expérience aussi nette. Il semblerait que les abeilles montent à cinq. »
Les retours d’un correspondant m’ont permis de me convaincre par l’exemple que ce journal que je rédige en ce moment-même est lisible sans en suivre l’ordre. J’en induis qu’un plan ne lui est pas nécessaire, cependant un index serait peut-être bienvenu. Surtout pour moi.
Le problème est que je n’en ai jamais fait. J’ai toujours jugé qu’il était un luxe pour un texte numérisé dans lequel les recherches sont si commodes. Encore doit-on savoir quoi chercher. Les entrées d’index informent bien sur le contenu d’un ouvrage, mieux qu’un plan finalement.
Le problème, disais-je, est que je n’en ai jamais fait, que je ne sais pas comment m’y prendre, et que j’utilise LibreOffice. LibreOffice est un excellent traitement de texte, peut-être le meilleur, mais, si j’en juge par la peine que j’ai eue à prendre en main ses nombreuses fonctions, il n’est pas des plus intuitifs.
Je regrette que le développement d’un programme qui l’était bien davantage, comme Abiword, ait été abandonné. Je m’en étais servi à l’époque où il n’était encore que très peu bogué. Simple et léger, il était parfait pour accomplir ce dont j’avais besoin, tout ce dont j’avais besoin, rien que ce dont j’avais besoin.
L’usage intelligent du numérique suppose que tout ce que l’on produise avec un programme soit voué à s’émanciper de celui-ci, mais aussi de la machine et du système sous lequel elle tourne. C’est le principe.
Dans la pratique, c’est impossible si l’on n’opère pas un choix. Pour un fichier texte notamment, l’on doit choisir si l’on souhaite assurer son impression sans perte ; si l’on souhaite le prolonger, le corriger, le modifier ; ou si l’on tient à ce qu’il maintienne sa structure sous quelque forme qu’on l’affiche. L’on doit donc l’enregistrer sous les principaux formats standards.
L’on a pris l’habitude le plus souvent de contourner le problème en imposant des programmes, voire des systèmes, ou encore des systèmes en ligne, « dans le nuage » comme on dit. Ce sont de très mauvaises habitudes. Je pense que nous devrons creuser cette question avec mes étudiants.
Un hélicoptère file au-dessous des nuages. J’en entends un second qui doit le suivre un peu plus haut, dans les nuages donc. L’hélicoptère file entre les toits et les cimes des arbres. Il doit être de la nouvelle unité de Farzal.
Je doute que Farzal soit si heureux de ces nouveautés, malgré sa promotion. Moi-même j’apprécie médiocrement ces bruits qui viennent déranger les choucas. Comme chaque année en cette saison, les choucas ont des cris particulièrement lugubres.
J’aime pourtant les hélicoptères, surtout ceux de Farzal, qui volent avec une souplesse de libellules. Je suis sûr que Farzal nourrit envers eux des sentiments aussi mitigés que les miens.
Il doit assurément trouver un plaisir à virevolter au-dessus de ses montagnes avec ces magnifiques appareils, puissants et légers quand ils dansent dans les courants. Même d’ici, vu du sol, c’est très beau.
Cependant, votre perception des montagnes en est changée. Vous ne pouvez plus les voir de la même façon. Même moi qui regarde du sol, ce n’est plus pareil.
Que peut-on y faire ? Le monde change et l’on ne peut l’en empêcher ; même lentement, imperceptiblement.
Le thé bien chaud est agréable en cette saison ; du Earl gray brûlant. Comme chez moi, le début du mois de novembre est le moment où le froid décide définitivement de s’installer. Le vent glacé des cimes descend quand le jour pointe. L’on doit se dépêcher de profiter des heures ensoleillées. Les nuits se sont sensiblement allongées, et la température baisse rapidement dès que s’entame l’après-midi. Il faisait bon aux alentours de midi.
Je me suis installé à la terrasse du bar à la bâche rouge dans le boulevard tranquille, à l’ombre évidemment car le soleil est déjà passé derrière les montagnes. Il fait froid mais je suis bien couvert et le thé est très chaud, très bon.
Je tire quand même la fermeture-éclair de ma veste fourrée sans manche. C’est ma dernière acquisition au bazar. Une veste rouge matelassée de duvet d’oie ; j’ai craint d’exagérer quand je me suis vu dans la glace. « Tu portes vraiment bien le rouge », m’a dit Sinta. Alors je l’ai prise.
Les ombres s’étendent. Je ne connais pas la température exacte, mais le métal de mon stylo ne glace toujours pas mes doigts. Je reste encore un peu.
Avant que Nasser ne reparte, j’ai pris la peine de l’introduire parmi le cercle de mes connaissances, dont certaines lui seraient sûrement utiles pour ses projets d’avenir. Je lui ai fait rencontrer Shaïn, Licos et Sariana.
Sans intentions bien dessinées, je me suis dit que de tels contacts lui seraient au moins une source de connaissance, de documentations, éventuellement de conseils. Shaïn l’a apprécié et m’en a reparlé.
« Tu prends ton rôle de grand-oncle virtuel bien au sérieux », m’a remercié Sinta. Je me suis questionné avant de prendre ces initiatives. N’était-ce pas anticipé ? « Si tu l’as senti ainsi », me répond-elle, « c’est que le moment était bon. »
Pourtant Sinta ne l’avait jamais fait, alors qu’elle a bien plus de relations que moi ici. « Mais je ne connaissais ni Shaïn, ni Licos, ni Sariana et Farzal avant que tu ne les rencontres. »
Nasser est reparti chez lui, il habite Douchandor, une petite ville au nord de Dirac, où il m’a invité à passer le voir.
Je ne me lasserais pas de voir voler des hélicoptères ; de les entendre aussi. Ils sont très bruyants. On en voit beaucoup sur Dirac ces temps-ci. Farzal tient visiblement à ce que son contingent prenne rapidement ces nouvelles armes en main. Ils ont déjà tous eu une formation en Russie où les hélicoptères ont été achetés.
Je ne sais pas si ces armes ont conservé l’importance stratégique qu’elles avaient acquise au siècle dernier. Je les crois devenues trop faciles à abattre avec des missiles. « Tout dépend de la façon dont on les utilise », m’ont expliqué Farzal et Sariana.
De toute façon, je n’en ai pas l’usage. Je les trouve seulement magnifiques en vol, tout de légèreté et de puissance.
J’aime aussi leur bruit. Il dérange les choucas, les fait prendre l’air en volées compactes, et leur donne une raison de pousser leurs cris lugubres. Richard Wagner aurait aimé. Il avait un don pour entendre de la musique où personne avant lui n’en avait décelée. J’ai appris à aimer Wagner dans les chantiers navals, et ses impressions sonores de lumière de l’aube.
Les territoires détenus par le pouvoir Kievien sont devenus inhabitables. La survie des habitants est menacée. Inévitablement, ils devront être déplacés, ce qui entraînera des millions de réfugiés vers l’Europe qui n’a plus les moyens de s’en occuper, ni la volonté probablement.
L’Europe est déjà au bord de l’effondrement, ses gouvernements vacillent, ses banques sont au bord de la faillite, son industrie est privée de matières premières et d’énergie. Elle se prolonge par des expédients provisoires qui résolvent moins de problèmes qu’ils n’en préparent de nouveaux. Combien de temps avant de craquer ? Nul ne peut le dire, à commencer par ceux qui ont la charge de ce qu’il serait peut-être encore temps de décider.
La propagande lénifiante de l’Ouest rassure et berce : tout va de plus en plus mal… pour la Fédération de Russie. Nul ne s’inquiète de ce que pourrait provoquer la conjonction des camps de réfugiés et des quantités d’armes fournies par l’Otan et disparues avant d’avoir atteint le front.
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
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