Jean-Pierre Depetris, juin 2021.
Constellation du Scorpion - Pendant la guerre - Le travail - Les temps modernes - Suite
Les forces de la Fédération de Russie ont abandonné la ville de Kherson. J’en ai été surpris comme tout le monde. En y regardant mieux, c’est le choix le plus logique pourtant, et l’incrédulité générale des « anti » comme des « pro » me surprend à son tour.
Quels auraient été les arguments pour repousser cette option ? J’en vois trois. Le premier est la difficulté d’évacuer et de reloger décemment la population, mais La Fédération en a les moyens et l’espace. En le rejetant, elle nous apprend qu’à ses yeux les bâtisseurs valent mieux que les bâtiments.
Le deuxième argument est la portée politique, diplomatique, symbolique de cet abandon, après les référendums d’adhésion à la Fédération. En le repoussant également, l’État-major montre qu’il n’en fait pas son souci : il ne fait pas dans le symbolique, il fait dans le militaire, comme il nous y avait habitué.
Les deux camps ne sont donc pas dans les mêmes logiques. C’est cela, je crois, qui rend tout le monde incrédule. Les forces de l’Otan se sont dont aventurées dans la ville désertée, d’abord hésitant, puis exultant comme à l’issue d’une héroïque victoire.
Le camp de l’Ouest ne cache pas son incompréhension. Et maintenant ? Continuer l’offensive en passant le Dniepr ? Personne n’y croit, et les forces de l’Otan continuent à se faire lentement défoncer sur le reste du front.
À l’Ouest l’on dit que les Russes devraient se dépêcher de négocier avant de devoir encore céder du terrain ; mais c’est à l’Ouest qu’on commence à parler sérieusement de négociations. En effet, l’occupation de Kherson serait un excellent avantage s’il était question de cesser le feu et de négocier maintenant. Ce n’est certainement pas la raison pour laquelle les Russes l’ont cédé.
Le troisième argument pour ne pas abandonner Kherson aurait été la difficulté de retraverser le Dniepr pour reprendre l’offensive vers l’ouest. Ce franchissement n’est peut-être plus nécessaire maintenant que les forces de l’Otan y sont bien calées ; il serait plus simple de redescendre le long de la rive ouest.
Peu de temps après avoir fait allusion au traitement de texte AbiWord, je suis passé sur son site. J’avais écrit qu’il n’était plus développé et très bogué. Eh bien pas du tout. Je m’en sers en ce moment même, et il marche très bien. Il a été porté en français, et la correction orthographique est très satisfaisante.
Je ne l’ai plus bien en main depuis tant d’années que je m’en étais d’ailleurs si peu servi, mais il est justement si intuitif que j’y suis déjà à l’aise. Il se pourrait aussi que je puisse avoir un, des correcteurs grammaticaux.
Mon travail d’hier testé ce matin sur une autre machine, je déchante un peu. La gestion des styles n’est pas au rendez-vous quand j’ouvre sur LibreOffice le travail que j’avais prolongé dans la nuit sur AbiWord. Je suis très désappointé. Je n’ai pas pris le temps de faire un tour complet et j’ai peut-être sauté quelque-chose.
Il me semble que le travail de base sur un ordinateur est l’écriture de journaux. De journaux ? Tout ce qu’on appelle légitimement journal : journal de bord, journal de voyage, intime, de recherche… À partir de là, l’on doit être en mesure de jongler avec les exportations web et pdf ; en mesure d’y puiser les éléments de travaux postérieurs. Il me semble difficile d’échapper à ce travail de base.
Pour cela, les grosses suites bureautiques ne conviennent pas, d’abord parce que ce n’est pas exactement un travail de bureautique ; ni non plus les traitements de texte trop minimalistes. L’on a besoin de programmes qui fassent tout ce qui est nécessaire, et seulement ce qui est nécessaire. Et nous en manquons.
Penser, au sens très large qui enveloppe toutes les activités humaines, qui fait de tout travail humain un travail intellectuel, suppose des outils scripturaux, et ceux-ci exigent à leur tour des outils numériques. Nous en manquons encore, et peut-être toujours davantage pour travailler confortablement. Nous ne sommes même pas certains que ceux qui existent tiennent leurs promesses. Nous devrions y creuser un peu dans notre cours.
J’ai déjà pu noter qu’AbiWord exporte un excellent code HTML, plus propre que celui de LibreOffice.
Nous ne comprenons rien à ce qu’il serait pourtant le plus intéressant de connaître. Les troupes et les derniers civils ont réussi leur exfiltration de Kherson à l’heure prévue sans perte d’homme ni de matériel. C’est surprenant, car l’Otan avait bombardé les derniers convois. Sans atteindre de cible ? C’est étonnant. Cela semble pourtant avéré.
Ce ne fut pas le cas dans la région de Kharkov, qui aurait dû pourtant être plus facile à évacuer, en principe. L’explication qui s’impose est que la surveillance et le brouillage satellitaire de la Fédération aurait gagné en efficacité ; et celles de leurs adversaire aurait faibli. Cela concorde avec ce que m’avait dit Sariana au début du mois.
Nul ne paraît informé de cet aspect de la guerre qui est pourtant, de loin, le plus important, le plus intéressant et le plus riche d’enseignements pour l’avenir, et pas pour cette seule campagne. Les États-Unis et la Fédération de Russie se testent sur ce terrain depuis le début des hostilités, chacun cherchant autant à évaluer les capacités de son adversaire qu’à lui cacher les siennes.
Le rapport de force ne cesse d’évoluer. Il a changé à plusieurs reprises sans que personne ne soit en mesure de l’évaluer précisément. Sariana et Farzal en savent plus que moi, mais ils ne sont pas prolixes.
Si chacun peut évaluer les moyens dont son adversaire se sert, il ne peut être certain de ceux qu’il préfère garder dans sa manche, ni de ceux qu’il s’apprête à perfectionner grâce à ce qu’il apprend de nouveau. Je n’en sais rien, mais je m’étonne que les États-Unis paraissent dépendre d’un oligarque aussi fantasque qu’Elon Musk.
Depuis le retrait de Kherson, deux options s’opposent dans le camp étasunien : battre le fer pendant qu’il est chaud et poursuivre l’invasion de territoires russes ; ou bien geler le front et entamer des négociations. C’est oublier cocassement que ce choix ne leur appartient pas, et moins encore à la junte de Kiev. Leur adversaire en a certainement un troisième, nimbé encore de mystère. Qu’importe, ce ne sont que des arguments pour racler encore quelques dollars.
J’ai pris froid. Voilà une dizaine de jour que je traîne une toux qui est devenue grasse maintenant. Je me suis soigné mais trop tard, et suffisamment tôt quand même pour échapper aux complications. C’est fini, je ne souffre plus que des meurtrissures de mes voies respiratoires.
Il pleut abondamment, les journées sont brèves. Elles sont typiques de cette période que je n’aime pas beaucoup. Dans moins d’une semaine, le soleil entrera dans la constellation du Sagittaire. Le froid sera plus vif mais plus sain, et la durée des jours ne variera presque plus.
Je suis peu sorti, j’en ai profité pour explorer des logiciels. « Pourquoi perds-tu ton temps ? » m’a dit Shimoun. « LibreOffice est le meilleur. » Je veux bien l’admettre, mais il n’est pas sain qu’un seul domine à ce point les autres que l’on risque d’en devenir dépendant. Et puis il est bien trop compliqué. Même ses manuels le sont. Les explications pour créer un index sont données dans un ordre qui n’est pas logique.
L’on finit par y parvenir, mais après combien de tâtonnements ! Les développeurs de LibreOffice semblent avoir un esprit tordu, qui a quelque-chose de bureaucratique, de bureautique disons. Ceux d’AbiWord ont plutôt la morphologie mentale de chercheurs, inventive et originale, mais peu portée à prendre par la main le débutant. Le manuel est incomplet et peu illustré.
J’ai découvert un autre programme qui permet de saisir directement à même un écran vide. L’on fait apparaître l’interface en déplaçant le curseur en haut de l’écran. Je connais déjà plusieurs personnes qui l’ont adopté. J’ai cru à un gadget ; j’en suis moins sûr. Il possède de très bons outils linguistiques et il est agréable à utiliser.
Je ne le conseillerais pas pour travailler de gros documents, mais il est pratique pour prendre des notes à la volée, et les copier dans un courriel ou sur son traitement de texte. Une option permet de lui faire imiter le bruit de la machine à écrire. J’adore.
Y aurait-il une guerre ? Une guerre en Ukraine ? Mais qui est en guerre ? Les États-Unis sont-ils en guerre ? Non, et ils l’affirment. L’Otan est-elle en guerre ? Et l’Europe ? Et le Royaume-Uni ? Non.
La Fédération de Russie serait-elle en Guerre ? Non plus. Il ne sera pas facile d’avoir des négociations de paix.
Si seule l’Ukraine est en guerre, il serait plus simple de décider qu’elle n’existe pas. Ce ne serait pas beaucoup forcer l’imagination.
Plus de livraisons d’armes, plus de subventions, plus de troupes étrangères : plus d’Ukraine. Les États-Unis pourraient directement faire la guerre à la Fédération de Russie, et l’on pourrait enfin commencer des négociations de paix.
Les États-Unis auraient-ils le culot de négocier dans le dos de Zélinski ? Ben ils se gêneraient. Ils feraient comme avec Ki.
Avec qui ? Ki, le général Ki, le Zélinski du Sud-Vietnam.
Plus personne ne sait qui est Ki. Ce sera pareil avec Zélinski. Les États-Unis négocieront sans lui et l’on oubliera son nom. Comment s’appelait déjà le président afghan ?
Notons que les négociations ne gèleront pas le front. Pas plus qu’au Vietnam, pas plus qu’en Afghanistan. L’on négociera pendant que l’on se battra, et l’Otan finira quand même par se faire mettre dehors et accepter la négociation d’un traité de sécurité en Europe.
Et pourquoi n’y a-t-il pas de guerre ? Qui a si peur de la guerre ?
La peur des armes nucléaires ? Non, les États-Unis n’oseraient jamais. Ils ont déjà peur de faire la guerre. On les comprend.
Grâce au train et à la voiture de Sint, je fais beaucoup de marches en montagne. Je comprends Farzal, marcher en montagne est une expérience forte, même si comme moi l’on craint le vertige, ce qui m’interdit certains lieux.
Sint m’a convaincu de lui laisser un relevé précis de mes trajets. Pour faire bonne mesure, j’en envoie une copie à Farzal. En cas d’accident, l’intervention d’un hélicoptère serait la bienvenue. Tout le monde est ainsi rassuré.
On ne le croirait pas, mais ce sont les descentes qui fatiguent le plus. Elles épuisent les genoux et les mollets. Pour les montées, il suffit de prendre son rythme.
Je parcours surtout des prairies d’altitude où la vue est ouverte. Parfois je marche dans la neige qui est déjà tombée bien bas.
Il n’est pas facile d’évaluer en montagne les distances exactes ni les altitudes. Les montagnes immenses se déplient à chaque pas, découvrant de nouvelles étendues cachées. L’on marcherait des heures ainsi. Je marche des heures.
Je marche pendant les heures ensoleillées, et je travaille pendant la nuit qui est si longue. Je m’installe devant l’âtre et j’entretiens le feu. Il est devenu difficile de trouver une table au soleil tant il a maintenant baissé sur l’horizon. Autant sortir de la ville et en profiter en marchant.
« Nour est très belle », m’a dit Sinta. Je l’ai invitée à déjeuner pour qu’elles se connaissent. Elle avait mis sa veste bleue, d’un superbe bleu touareg que rehaussait son rouge à lèvres garance vif. Le reste était noir comme ses cheveux longs et crépus.
Elle avait gardé ses gros godillots militaires. « Tu dois te lever de bonne heure si tu veux faire ta prière du matin », a relevé Sinta amusée pendant que nous nous déchaussions dans l’entrée. « Je crois que je vais acheter des bottes comme vous tous », sourit-elle.
J’avais aussi invité Shimoun ; le courant passe mieux quand il y a un nombre égal des deux sexes, ai-je souvent remarqué. Nous avons surtout parlé de littérature africaine. Je connais mal celle de l’Afrique occidentale, mais plutôt celle des Comores et de la côte de l’Océan Indien.
Il y a de quoi avoir honte d’être français. Les colonisateurs français ont été les pires pour avoir laissé se perdre ou avoir détruit les acquis culturels des mondes qu’ils avaient pillés, comme Georges Sorel l’avait noté.
Je ne crois pas que l’on trouve beaucoup d’écrits en français de Georges Sorel sur l’Afrique et le colonialisme en général. L’on doit le lire en anglais. Il est beaucoup traduit et publié aux États-Unis car il fut l’un des principaux inspirateurs des Wobblies. Il eut à travers eux une réelle influence sur la révolution des soviets autour de la Mer Noire, en Tauride, dans les régions zaporogues qui viennent d’adhérer à la Fédération de Russie, et où l’on se bat aujourd’hui.
Georges Sorel fut le principal marxiste français, le seul même qui avait une envergure théorique. Joseph Prouhdon pour important qu’il soit dans le mouvement ouvrier, n’était pas marxiste, Pierre Kropotkine non plus.
Des galéjades accréditent que Sorel n’était même pas communiste, bien qu’il fût l’un des fondateurs du Parti Communiste en France ; d’autres qu’il aurait eu des accointances avec le fascisme. Mussolini le citait souvent, et l’ambassade italienne proposa de prendre en charge sa tombe ; mais celle de l’Union Soviétique aussi. Si Mussolini aimait Sorel, Sorel lui, le détestait cordialement avant-même qu’il n’opte pour le fascisme, quand il était encore un leader du socialisme italien. Georges Sorel a écrit un Pour Lénine, et non un « pour Mussolini ».
Sorel a visiblement inspiré Georges Bataille quand il écrivit la Part Maudite, dont une première édition très courte, de la taille d’un long article, parut dans la Critique Sociale qui publiait couramment Sorel.
L’on dit que Sorel était anarchiste, ce qui n’est pas faux aux temps où les deux termes avaient encore un sens qui les rendaient à peu près synonymes. Leur sens n’est d’ailleurs pas très clair pour moi si anarchisme et communisme ne le sont pas.
Sorel n’a jamais pris beaucoup les « ismes » au sérieux. L’avenir lui a donné raison : les mots demeurent mais les significations se corrompent. Il était davantage un théoricien des syndicats, proche de la CGT et des IWW, et des principaux mouvements ouvriers internationalistes. Il n’était pas un homme d’appareil ni de parti.
À sa mort, il fut ostracisé, ce qui était facile puisqu’il n’avait pas de mouvement derrière lui ; des gens de droite et des collabos firent mine de s’en réclamer à la suite de Mussolini. Qu’avait-il bien pu faire pour cela ? Nul n’a jamais compris. La droite n’hésita pas non plus à puiser chez Antonio Gramsci.
Que manquerait-il à Sorel, que pourrait-on lui ôter pour permettre de le retourner ainsi ? Sans doute son internationalisme, et lui donner en retour une touche de suprématisme. Oh l’on devrait bien trouver dans son œuvre quelques phases qui accréditassent une ambiguïté, l’homme avait le verbe leste et la formule carrée ; mais certainement pas une idée.
Je n’ai pas bien remarqué les migrateurs cette année. Il y a longtemps qu’ils ont dû passer. J’ai l’impression que les migrations ont été perturbées cette année, mais je n’en ai pas eu l’information. Je n’ai pas remarqué les arbres des parcs et des boulevards chargés de grappes d’oiseaux. Ils ont bien dû passer pourtant. L’on se croit bien informé mais on ne l’est pas.
J’ai dû les voir mais je ne les ai pas remarqués. Ils font pourtant un sacré vacarme quand ils passent.
Peut-être me déplaçais-je dans les vallées à ce moment-là, mais dans les vallées aussi ils passent. Ils s’en donnent à cœur joie, les parcourant bruyamment dans un sens, puis dans l’autre.
J’ai bien vu les choucas pourtant, et les grands rapaces planant dans les hauteurs. Où étais-je quand ils sont passés ?
L’on ne voit jamais rien, l’on vit comme dans un rêve, et l’on prétend parler des affaires du monde.
« La Fédération de Russie a lancé une frappe de missile sur la Pologne », ai-je entendu dire avant-hier. Diantre ! « Qu’a-t-elle ciblé ? – Un tracteur dans un champ. – Ouf, encore une galéjade. »
L’enquête rondement menée par les États-Unis a conclu rapidement à un anti-missile ukrainien qui a continué sa route après avoir loupé sa cible. Un accident tragique, certes, deux morts, mais pas de quoi déclencher une guerre nucléaire, ni même en débattre. Ces anti-missiles font toujours un nombre considérable de victimes quand ils loupent leur cible. Les reportages de terrain nous montrent systématiquement leurs impacts ou celui de débris, mais sans le préciser.
Le plus important, ce sont moins les faits, que la rapidité avec laquelle les États-Unis ont reconnu un anti-missile ukrainien tombé par accident – ils veulent négocier au plus vite –, et celle avec laquelle les Kiéviens ont affirmé, et affirment encore, une attaque délibérée d’un tracteur agricole, et appellent à activer l’article 4 et 5 du traité de l’Atlantique Nord. Voilà qui fait désordre.
Les États-Unis ont déployé des moyens hollywoodiens à faire passer pour une victoire écrasante ce qui n’était qu’un repositionnement des troupes russes, pendant que les forces kiéviennes subissaient des pertes irréparables et que leurs infrastructures étaient systématiquement détruites. Il serait opportun pour eux d’en tirer profit maintenant en négociant au plus vite sans paraître perdre la face. Les Russes qui cherchent peu à faire dans le symbolique, ne tenteront pas de les humilier davantage devant leurs populations et les autres nations. C’est le moment.
Pour l’heure le simulacre fonctionne encore, peut-être trop bien. « Nous sommes en train de vaincre, continuons l’offensive », surenchérissent d’autres factions, au risque de fragiliser la fugace illusion. Je peine à croire que la junte kiévienne ose contredire ses fournisseurs sans de solides soutiens, notamment chez ces derniers.
Oui, nous sentons des luttes sans merci entre de nombreuses factions dans le camp étasunien. Nous sentons leurs manœuvres contradictoires depuis longtemps, et percevons de moins en moins les buts qu’elles poursuivent. Enfin, ce n’est pas ce qui nous dira par où sont passés les migrateurs.
Ça y est, nous entrons dans le sagittaire. Je conserve quelques séquelles de mon refroidissement, notamment une petite toux grasse de temps en temps, mais tout va bien. Sinon je n’aurais pas tant marché dans la montagne où le soleil m’a rendu mes forces, et dont j’ai respiré à pleins poumons les essences gorgées des dernières pluies.
Nasser, le petit-fils de Sint, et moi avons entretenu une correspondance depuis l’été. Il semble impressionné par mes connaissances sur l’histoire du mouvement ouvrier « par-delà les siècles et les civilisations » comme il dit. « Tu lui associes tacitement celle des hackers », m’a-t-il écrit. « Cela ouvre des perspectives inattendues ; mais je ne comprends pas la distinction, si ce n’est la rivalité, entre les logiciels libres et “open source” », m’a-t-il demandé.
Pour comprendre, lui ai-je expliqué, l’on ne doit pas chercher à être trop intelligent, ou plutôt trop technique. Si je t’accorde la liberté d’utiliser, de modifier et de partager mon programme, encore dois-tu être capable de lire le source. Si tu ne l’es pas, je ne t’accorde qu’une liberté formelle. L’on connaît de nombreux programmes qui sont passés sous copyleft, voire dans le domaine public, et qui n’ont plus été modifiés, car il était plus simple d’en programmer un nouveau que de tenter d’accéder au code. Pour être réellement libre, le source doit être ouvert, c’est-à-dire lisible.
Si je te donne un tel programme, que je t’accorde ou non la liberté de l’utiliser, le modifier et le partager, l’on ne voit pas par quel moyen je pourrais t’en empêcher. Pour être effectivement libre, un programme doit avoir un source lisible, et réciproquement. Alors pourquoi deux sortes de licences agréées par deux organisations distinctes : la Free Software Foundation, et l’Open Source Initiative ?
Si tu y regardes de près, tu verras que l’OSI est entre les mains d’ingénieurs qui gagnent leur vie en programmant, et qui doivent donc se protéger de pirates en col blanc. Ces derniers seraient tentés de privatiser leur travail, en en faisant leurs salariés aussi bien. Les licences de l’OSI sont destinées à leur permettre de programmer des logiciels qui demeurent libres.
La FSF est principalement tenue par des chercheurs qui n’ont pas exactement les mêmes soucis. Lorsque tu l’as compris, tout devient plus clair. La plupart des licences sont de toute façon agréées par les deux organismes.
Les licences libres sont d’une importance insoupçonnée. Leur apparition est certainement l’événement le plus déterminant du changement de civilisation en cours. Elles renouvellent les principaux paradigmes éthiques et industriels. Elles redonnent des significations neuves aux notions de lutte de classes et de socialisme qui commençaient à se vider de sens.
Quel est le modèle de la production industrielle apparue au seuil de la modernité ? L’imprimerie, la reproduction à l’identique exactement d’un objet, le livre imprimé, avec toutes ses spécificités : principalement les frais fixes et les frais variables. (Voir mon dernier cours.) Les frais fixes sont ceux qui ne varient pas quelle que soit la quantité des ouvrages imprimés, c’est-à-dire dire, principalement la composition ; et les frais variables, ceux de l’encre et du papier principalement, avec le prix de la main d’œuvre bien sûr. Voilà, c’est cela le principe.
La chose numérique change tout. Elle réduit les frais variables jusqu’à les faire disparaître. Si vous produisez un logiciel, à moins que vous ne teniez à le proposer dans une boîte somptueuse, gravé sur un disque et accompagné d’un manuels imprimé ; à l’accompagner de quelques auto-collants et autres goodies, qu’aurez-vous encore comme frais variables ? Reproduire un programme à l’identique, ce n’est pas un gros travail. Il suffit de le télécharger, le logiciel se reproduit seul sans dépense notable, du moins monnayable. Une fois son coût de production amorti, ses seuls frais fixes, toute nouvelle vente est un bénéfice net.
Ce n’est pas anecdotique : dix, mille ou dix millions, les coûts sont les mêmes. C’est vrai avec un logiciel, cela le demeure avec toute production numérique à partir d’un programme : livre, film, musique…
Avant, les frais fixes se diluaient, ainsi que les redevances de droits d’auteur et de brevets, parmi les frais variables, ces coûts en étaient un pourcentage qui diminuait progressivement parmi celui des matières premières et de l’énergie.
Bien sûr, l’on continue et l’on continuera à produire des pantalons, des automobiles ou des chaises qui ne seront ni numérisées ni susceptibles de l’être (quoique nous ne sachions pas où nous mènera l’impression 3D), mais un principe a été bouleversé. Qu’advient-il de ce travail de création qui a pris la part du lion, qui est la production à la source de toute production ? Car même un pantalon doit avoir ce que l’on appelle un « patron ».
Ce travail n’entre pas dans la catégorie de ce que l’on désigne par « services ». Il ne se laisse pas enfermer non plus dans le secteur tertiaire, ni même secondaire. Il serait plutôt au cœur-même du primaire, dans le sens précisément où on l’a appelé ainsi, c’est-à-dire celui qui est au départ.
Les travailleurs digitaux, comme j’aime les appeler pour les distinguer des travailleurs manuels, sont plutôt les nouveaux bûcherons, les nouveaux baleiniers, les nouveaux chercheurs d’or…
Ce ne sont pas des détails. Les paradigmes sont changés, retournés.
« La LuttedesClasses.2 que tu dessines a quelques caractères fort intéressants », m’avait répondu Shaïn dans la liste de diffusion. « D’abord, elle laisse enfin de côté la juste rémunération et les moyens d’entraide, auxquels elle préfère la liberté : et pas n’importe laquelle, pas la liberté d’aller et de venir, ni celle de céder à ses envies, ou quelque autre sottise, mais celle de travailler en n’obéissant qu’à sa déontologie. »
Sinta m’a remercié. « Alors Nasser a envoyé en double sa réponse à ton courriel sur la liste de diffusion des métallos ? Vous commencez à tous bien vous entendre. Je suis ravie des portes que tu lui ouvres. »
Sinta a tort des me remercier. « C’est lui plutôt qui me les ouvre, non », lui ai-je fait remarquer.
« Nous passons alors allègrement », continuait Shaïn, « de ce que Karl Marx appelait dans son langage pittoresque, la conscience de la classe “en soi”, à celle de la classe “pour soi”. Celle qui fait se demander au baleinier auquel tu faisais allusion, s’il doit réellement tuer des baleines tant qu’il en reste ; qui le fait interroger sa propre déontologie, et lui suggère de la libérer des subordinations du salariat et de la propriété privée des moyens de production. »
« En vérité, ce que voulait intuitivement obtenir la conscience de classe en soi, étaient les moyens pour cette conscience pour soi. »
« La réponse à ces questions se trouve dans les ateliers, pas dans les parlements. » concluait Shaïn. « Ce fut sur quoi achoppa le mouvement ouvrier au vingtième siècle. »
– Alors, quand tu étais à l’université, tu as principalement étudié la perception ? – Oui, mes études suivaient d’assez près les travaux de William James. – Pourquoi n’as-tu pas continué puisque ce sont manifestement des questions qui t’intéressaient et qui ont continué à retenir ton attention ?
– Oui, mais quelles questions justement ? L’approche était principalement neurologique, mais nous savons très bien que ces dispositifs biologiques fonctionnent en étroites relations avec des prothèses cognitives qui relèvent de la linguistique et de la sémantique, et aussi de la logique et des mathématiques.
La cible passe d’un champ à l’autre, du physiologique au linguistique, du sémantique au mathématique, et elle nous échappe toujours. Tu avances encore plus vite en passant par le récit soufi, ou les dialogues du Tchan, Sohrawardi ou Dôgen. Sans oublier Ludwig Wittgenstein, ni non plus Henri Michaux et Jorge Luis Borges.
– Les mystiques musulmans étaient tous de sacrés médecins, de sacrés philologues et de sacrés mathématiciens, conclut Shimoun.
La presse oligarchique de l’Ouest, chante la défaite « de Poutine ». Ce n’est pas à quoi correspond ce que l’on voit et entend partout ailleurs. Pourquoi raconter ces salades ? Pour s’allier l’opinion ? L’opinion, combien de divisions ? À propos de divisions, c’est l’Ouest sauvage qui se divise, et par l’intermédiaire de sa presse oligarchique, ses factions se renvoient ses contradictions à la figure.
Ce n’est pas proprement de la propagande. La propagande, je n’ai rien contre, ce n’est pas un gros mot. Il est normal que des autorités qui produisent des décisions et des analyses les fassent connaître. Je n’en attends pas moins d’elles. Il est normal qu’elles ne disent pas tout. Je leur demande seulement de bien le faire, clairement et lisiblement, en montrant d’où elles parlent : faire savoir ce qui doit être su, et ne pas dire ce qui doit être tu.
Cette propagande-là m’intéresse. Ce n’est pas ce que fait la presse oligarchique. Non, elle produit des narratives, en français « des fictions ». Elle invente des univers parallèles que les factions de l’Ouest sauvage se jettent mutuellement à la figure, car leurs divisions s’exacerbent. Celles-ci ne m’intéressent pas.
L’Ukraine n’existe plus et les États-Unis ont perdu leur guerre. Rien ne presse les Russes, si ce n’est de réduire les fortifications en aplomb de Donetsk d’où la ville est bombardée. Le reste se joue ailleurs. Regarde donc les cartes.
L’Ouest sauvage n’est pas en mesure de soutenir son industrie de guerre face à la Fédération de Russie ; elle perd la guerre militaro-industrielle. Ses travailleurs manuels et digitaux ne sont plus à la hauteur.
Il a perdu l’Afrique et le Monde Arabe. Il a perdu la main-mise sur le pétrole et l’hégémonie du dollar. Même au sein de l’OTAN, la Turquie qui y est encore le seul pays à avoir une armée présentable, commence à se comporter davantage comme un adversaire que comme un allié, menaçant militairement les régions pétrolifères du nord de la Syrie et de l’Irak, où les Kurdes se sont laissés réquisitionner par les Étasuniens pour en garder le contrôle.
La guerre en Tauride a largement fonctionné comme un leurre.
« Tout a commencé le jour où l’on a confondu Occident Moderne et Ouest Sauvage. Ce n’est pas la peine d’éplucher les détails, les promesses bafouées, les provocations perpétuelles, ni cette manière impudente qu’a l’Ouest de dénier qu’il se soit réunifié, pour affirmer au contraire qu’il a battu l’Union Soviétique. Tout cela ne sont que des conséquences. Conséquences de quoi ? De ce que l’Occident Moderne a cessé d’exister pour devenir l’Ouest sauvage et hollywoodien. Tu comprends que la Russie est une part constitutive de la civilisation Occidentale Moderne, au point que la Fédération en devient la représentante exclusive parmi les autres héritiers des grandes civilisations ; de l’Occident Moderne, mais pas de l’Ouest Sauvage. »
« Tu as peut-être raison », convient Sariana.
« Et comment ! Si tu me comprends, il te sera évident que c’est une menace existentielle, non pas contre la Fédération de Russie comme elle le pense et qui se porte très bien, mais contre la modernité occidentale. »
Rien n’est plus émouvant qu’un pâle soleil de fin d’automne. Il me réchauffe à peine à travers des nuages un peu ocres aussi fins qu’une brume. Il réchauffe cependant et sans doute brunit-il légèrement ma peau.
J’ai mis ma gabardine kaki, celle qui fait davantage habillé que ma canadienne. Avec elle, j’ai plus l’air d’un vétérinaire rural que d’un chasseur. Sinta affirme que c’est mieux pour donner des cours.
La neige est tombée depuis plusieurs jours maintenant. Je ne l’avais pas noté. À quoi bon, c’est tous les ans la même chose, enfin je crois. Je n’y ai pas regardé de trop près.
Rien n’est jamais la même chose, les ans ont-ils fini par me l’apprendre. Si je regardais mieux, je verrais que la neige est très différente cette année. Je n’ai pas bien regardé.
Une campagne de bombardement massif sur les dispositifs énergifuges de l’Ukraine et du Kurdistan syrien, et la neige devient plus menaçante ; mais ceci n’est pas du vrai changement, c’est de l’imaginaire : ça ne change pas la neige.
Elle est blanche, comme des coups de gomme sur du fusain. Voilà comment elle est précisément aujourd’hui, et promesse de longues soirées devant le feu.
« Tu n’as pas froid ? » me demande Nour en s’asseyant à la table devant le café-restaurant de la gare où elle prend son train tous les jours, et où je l’attendais pour déjeuner. « Même pas aux doigts », dis-je en prenant sa main. Les siennes sont glacées.
« Quand il fera vraiment froid, tu le verras à ce que je n’écrirai plus avec mon stylo métallique. – Tu ne veux pas manger à l’intérieur ? – Bien sûr, d’ailleurs le soleil se cache. »
– Ça ne rend pas Sint jalouse que nous nous rencontrions si souvent ? – Mais non. Elle sait que nous sommes un peu compatriotes. Ça rapproche. – La France et le Burkina ! Compatriotes ?
– Si nos parents avaient été aussi intelligents que les Soviétiques, nous aurions fondé une Union des Républiques Socialistes de Conseils : la France, l’Afrique Occidentale, l’Indochine et tous les autres territoires francophones. Ça se serait probablement très mal passé, mais pas plus que la décolonisation. Les crimes du Communisme restent loin derrière ceux de l’anti-communisme. La question est plutôt pourquoi nous ne l’avons pas fait, nous n’y avons même pas songé.
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
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