Sint

Jean-Pierre Depetris, juin 2021.

Décembre - Questions diverses - Attendant le solstice - Noël - Suite

Table des matières





Décembre

Le 2 décembre, ce que les objets disent

Quand le soleil frappe en montagne, il frappe bien. Ce matin je me sentais gelé sous ma canadienne, mon épais gilet de laine et ma chaude écharpe. Maintenant, je suis en chemise au soleil à déguster ma vape.

La vape est une invention extraordinaire. Ici à Dirac, où l’on ne vous empêcherait pas de sortir une pipe ou du tabac à rouler, je lui suis resté fidèle. Elle est pourtant nettement plus chère que le tabac qui ici n’est pas taxé, mais tellement plus appréciable. Les pièces ne sont plus envahies de fumée comme par une cheminée qui tire mal. C’est apparemment aussi l’avis des Dirakïn.

Je ne dis pas qu’une bonne pipe parfois ne me tenterait pas. Je me demande si ce n’est pas l’allumette qui me manque le plus, et les braises rougeoyantes du tabac. La pipe est trop sale cependant ; il suffit d’en fumer une et le goudron envahit le tuyau, la tige et commence à boucher le trou de tirage. On ne parvient pas à nettoyer sans s’en mettre sur les doigts. Quant à la cendre, elle tombe, sur le clavier, sur la chemise.

La vape reste propre. On l’utilise des semaines sans que le tuyau et l’embout ne se couvrent de légers résidus bruns. Le liquide finit par jaunir si l’on ne le vide jamais, mais on le voit bien et on le sent très vite au goût. Le seul inconvénient est qu’on ne peut garder la vape à ses lèvres quand on se sert de ses deux mains, et l’on ne pourrait pas non plus appuyer sur le bouton qui actionne la résistance.

Ensuite, l’on doit trouver de bons arômes. Ici, ils viennent pour l’essentiel de Chine. À ma connaissance, c’est le seul pays qui parviennent à fabriquer des saveurs de tabac crédibles. Il devient impossible d’en obtenir en Europe où l’on déteste les Chinois.

Dans l’Ouest, une superstition vivace veut que les Chinois fassent travailler les enfants, même des gens superficiellement cultivés le croient. En réalité, les Chinois font travailler les machines, c’est plus efficace. Plus vous faites travailler des machines dotées de force programmes, plus vous accroissez les frais fixes et réduisez les coûts variables, et donc les prix.

En principe, cela devrait provoquer une baisse tendancielle des taux de profit, et donc des crises et du chaumage. Pour de mystérieuses raisons, ce n’est pas le cas en Chine, pas seulement depuis que le Parti Communiste est aux affaires, mais depuis des dizaines de siècles.

C’est un vaste mystère que le bon sens suffirait peut-être à expliquer : la réduction du capital variable donne beaucoup de temps pour faire autre chose. On n’est pas obligé de chaumer, il y a toujours bien d’autres choses à faire. C’est ce qu’on appelle le progrès social. Si les organisations ouvrières parviennent à imposer « le progrès social », la conscience de classe « en soi » incline à passer à la conscience de classe « pour soi ». Tout ceci naturellement est vivant, et la vie ne se comporte jamais de façon aussi mécanique ; elle est plus compliquée, mais c’est une tendance, une tendance forte.

La chine est une très vieille civilisation, la plus vieille encore vivante, et elle a accumulé bien plus que les autres des expériences les plus diverses. Certainement les progrès technologiques ont produit des catastrophes en Chine aussi, mais elle en a triomphé. Je ne saurais le démontrer, mais je soupçonne que l’invasion par les Mongols du si technologique empire Song au treizième siècle ait été provoquée par l’une d’elle.

J’ai acheté une nouvelle batterie pour vaper. Son esthétique le dispute à ses performances. Une journée m’a été nécessaire pour prendre en main ses subtils réglages, et depuis deux jours que je l’utilise intensivement, elle est encore à moitié pleine. Cinq mille milliampères-heure, c’est énorme pour une batterie.

Elle est cependant simple à utiliser. Il suffit de l’allumer d’abord, et dès que vous y vissez la partie qui contient la résistance, elle vous indique sur l’écran le nombre optimal de watts. Vous pouvez évidemment en changer, et l’écran vous alertera si vous dépassez la valeur maximale, et le système vous arrêtera. C’est simple et sûr.

Je vape généralement au-dessus d’un milliohm. Rappelons que plus ce nombre est bas, plus la résistance chauffe et la vape dégage une abondante vapeur, mais c’est au détriment des arômes. J’utilise donc peu de ressources.

J’apprécie modérément les vapes trop complexes qui demandent des connaissances d’ingénieur en électronique. À supposer que l’on connaisse les paradigmes, l’on se souvient peu des mesures et surtout de leurs rapports quantitatifs. Il y a bien longtemps que j’ai oublié la loi d’Ohms ; mais si le programme calcule à ma place…

Je commençais à me dire que j’étais comme celui qui achète un quatre-quatre pour faire les courses dans son quartier. Je ne le regrette pas, d’autant moins que cette batterie n’est pas chère. Une batterie s’use en fonction de ses cycles, le nombre de fois où on la remplit et on la vide. Elle devrait donc me servir longtemps, et quand elle aura fait son temps, je pourrai toujours la revendre à un antiquaire pour l’utiliser comme un somptueux presse-papier ; car l’objet est somptueux.

Le corps de la batterie est flanqué de pièces de cuir là où les doigts se posent, leur épargnant le contact froid du métal. Celui-ci est d’une couleur kaki très sombre comme certaines armes à feu. Elle ne lui donne pas pour autant une apparence militaire, mais plutôt « plein air » ou pour le moins sauvage.

Par sa couleur et sa substance, ma vape s’accorde avec mon habillement. L’écran de contrôle n’est pas trop gros mais lisible, j’ai changé la couleur bleue de l’affichage pour du rouge, peut-être pas plus beau, mais mieux accordée à l’objet.

Ces derniers temps, j’ai trouvé un nouvel arôme aux saveurs de fort tabac brun. J’y décèle un petit arrière-goût de noix qui ne me déplaît pas. Je glissais souvent dans ma blague de cuir quelques feuilles de noyer pour que le tabac ne sèche pas.

Le 4 décembre, les jours et les saisons

Les jours passent abominablement vite, à seize heures, c’est comme s’il faisait déjà nuit. Je cours sans cesse après l’heure.

Et les journées se succèdent avec une célérité tout aussi déconcertante. Passer, c’est cela, j’ai l’impression que ma vie ne fait que passer, se dérouler comme d’un touret devenu fou.

Il semble qu’avec l’âge, le temps se déroule plus vite. Plus vite, ou est-ce moi seulement qui deviens plus lent ? Je ne sais quelle réponse est la plus démoralisante.

Je n’avais jamais écrit un ouvrage aussi long d’un seul trait, sans plan, sans parties, sans ordre, si ce n’est celui des jour et des saisons. Cet ordre me convient, c’est celui de la vie.

Le 5 décembre, jeux de l’esprit

Je regarde régulièrement les rubriques du site the duran. Alexander Mercouris et Alex Christophoru y diffusent plusieurs fois par jour de savoureuses vidéos sur la situation internationale. En principe, je préfère lire, et donc relire et ruminer. Eux cependant donnent à la parole une dimension qu’atteint difficilement l’écrit.

Ils emploient un excellent anglais, clair et bien construit, que j’entends sans peine. Les vidéos sont parfois faites par l’un des deux, les deux ensemble qui dialoguent, ou avec un invité. Tout s’y déroule dans une bonne humeur et un réjouissant pétillement d’esprit.

En les retranscrivant, l’esprit n’y apparaîtrait pas, ou peu. Leurs propos sont surtout rigoureux et bien documenté ; l’esprit est dans le ton. Je me suis fait attentif à la façon dont on devrait transcrire cette distanciation humoristique avec du texte seul.

J’ai pensé au bon docteur Freud, à son Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. L’esprit consiste dans le brusque affleurement d’un sens latent qui reposait sous la surface imprévisible d’un sens manifeste. Nos deux gentlemen excellent à ce jeu en utilisant presque exclusivement le ton, et quand ils ont un invité, celui-ci est irrésistiblement entraîné à faire comme eux. Ils y déploient une subtile habileté, toute en finesse, et que l’on ne retrouvera pas dans une transcription scripturale. Nos compères sont d’ailleurs fréquemment cités, traduits et commentés, et personne n’y parvient sans évoquer explicitement le ton. Je ne crois pas que tout le métier d’un auteur dramatique y suffirait.

J’apprécie particulièrement les vidéos de Christophoru. Il est filmé tandis qu’il déambule dans les rues et les parcs d’Athènes, sur le ton de l’improvisation. Il ne se prive pas de s’interrompre pour commenter la vue, un visage gravé sur un tronc, une remarque urbanistique…, et il reprend son développement où il l’avait laissé, ou avoue sans ambage qu’il ne sait plus ce qu’il était en train de dire.

Athènes est une belle ville, étonnamment bien entretenue pour un pays économiquement sinistré.






Questions diverses

Le 7 décembre, question de civilisation

Nadina a bien avancé sa thèse, et j’apprends beaucoup d’elle. Nous nous rencontrons souvent, environ une fois pas semaine, sinon le Protocole de Transfert de Fichier (FTP) y pourvoit.

Je l’ai informée du choix du CNRS en France pour la licence Creative Common CC-BY pour les publications par les éditeurs scientifiques. C’est une demi-mesure intéressante. Nous dirions un progrès, mais qui semble provoquer déjà beaucoup de résistances de la part des revues scientifiques.

Moi, je préfère m’en tenir au strict copyleft. Avec toutes ces licences, l’on n’est jamais sûr de ce que l’on croit avoir donné, ni de ce que l’on souhaitait interdire.

Nous nous rencontrons toujours devant le lac aux baraques de bois. « Tu me dis, en somme », résume Nadina, « que ces questions sont importantes et complexes, car elles sont, sans en avoir l’air, des questions de civilisation. »

Enfin, l’on ne doit quand même pas trop se préoccuper de législations, car les mouvements de civilisation s’arrêtent rarement aux feux rouges. Les lois sont des superstructures qui reposent tout entières sur des infrastructures technologiques.

Le 8 décembre, Abiword encore

Depuis que j’ai redécouvert Abiword, je m’en sers souvent. C’est un programme très agréable à utiliser. Employant peu de ressources, il est très réactif, même sur mon vieux Lenovo qui a plus de douze ans, et j’aime les interfaces que l’on dit spartiates, et qui sont surtout bien lisibles. Je l’adopterais bien s’il ne lui manquait pas un bon correcteur grammatical. C’est rédhibitoire pour un traitement de texte. Les développeurs y travaillent, le module est là, mais encore instable. C’est fou les fautes de grammaire que l’on peut faire, qui ne sont que d’inattention, carrément des « actes manqués » !

J’ai déniché en ligne un bon manuel en français pour Abiword, très clair et complet, au point d’expliciter des évidences. Il s’adresse à celui qui ne saurait même pas ce qu’est un traitement de texte, et n’en aurait jamais vu. Je ne critique pas un tel choix, quelques-uns de mes étudiants en auraient bien besoin.

Le 9 décembre, chute d’empire

La Fédération de Russie est portée par un renversement de civilisation, et qui n’est en rien de son fait, bien au contraire. Elle a plutôt tenté de le ralentir, si ce n’est de l’empêcher. Elle a plutôt cherché à être portée par la vague de ce renversement plutôt que d’en être emportée, mais pas autant qu’elle aurait pu le tenter. Pas plus que les Chinois, la Fédération de Russie n’a cherché à en tirer avantage au détriment de l’empire étasunien : la chute de celui-ci, comme chacun peut le comprendre, ferait un raz de marée dont peu ne pâtiraient pas. La Fédération a choisi de surfer sur cette vague, mais elle doit être attentive à ne pas aller plus vite qu’elle.

Les dirigeants de l’Empire que nul n’ignore être un peu bas de plafond, ne comprennent pas. Ils infèrent que ce qui leur paraît être des hésitations de la Fédération, serait causé par la crainte de la puissance impériale. L’Empire qui sent probablement que le temps ne joue pas en sa faveur, que les rapports de forces s’inversent rapidement sur tous les fronts, ou peut-être par seul réflexe d’adopter la posture la plus opposée à celle de son adversaire, tente, quoi qu’il lui en coûte, toutes les provocations, cherchant à pousser la Fédération à agir plus vite, trop vite.

L’on ne devrait cependant pas s’y tromper : l’événement important qui se déroule, ce n’est pas la chute de l’empire ; celui-ci n’est qu’un dommage collatéral. Ce n’est même pas non plus la fin de la modernité occidentale, ou peut-être simplement sa métamorphose, c’est la nouvelle civilisation qui s’apprête à naître.

Le 10 décembre, un drame

Ce matin, le vent est glacial et revigorant. Je me sens habité d’une puissance neuve dans la lumière du soleil et l’air pur. Le soleil a cessé de se coucher toujours un peu plus tôt ; maintenant le crépuscule ne varie plus. Dans quelques jours, il viendra plus tard, et cette perspective m’enchante.

J’ai étendu le linge au point du jour. Le vent et le soleil l’auront vite séché avant la nuit. J’avais mis mon blouson fourré. C’est le vent surtout qui sèche, même quand il est humide, mais il ne le paraît pas. Le temps est sec, on le voit quand on verse le sel : les grains sont fins et tombent avec fluidité ; quoique je subodore que la cause efficiente en soit plutôt le chauffage central et le feu de bois dans la cheminée.

Mes bottes préférées sont en train de s’user. Elles commencent à prendre l’eau. La semelle est bonne, ce sont autour de ses coutures avec le cuir de chameau retourné que celui-ci se fendille. Je peux marcher sans crainte sur un sol humide, mais sous une pluie forte, l’eau passe.

Les objets s’usent, c’est normal. Ils deviennent plus beaux en vieillissant quand ils sont bien entretenus ; les vêtements s’adaptent au corps, et en prennent la forme. Ma gabardine kaki me fait maintenant paraître plus élancé que lorsque je l’avais achetée.

Les formes de mes bottes que je trouvais passables quand elles étaient neuves, se sont moulées à mon pied, à ma marche. Mes bottes sont devenues très belles, patinées, mais elles commencent malheureusement à prendre l’eau. Je ne les ai pas bien entretenues. Je dois dire que je ne savais pas comment entretenir le cuir de chameau retourné. Je n’allais pas les cirer.

Les bottes ne sont pas très chères ici. Ce n’est pas de devoir en acheter de nouvelles qui me chagrine, c’est qu’elles étaient devenues si belles ; et que les neuves mettront autant de temps à le devenir aussi.

« Oui, c’est dommage », compatit Sinta. « Tu aurais dû immédiatement faire comme je te l’ai expliqué. »

Le 13 décembre, de l’amour

Arthur Schopenhauer avançait que le sexe joue un rôle déterminant chez les humains, leur vie personnelle comme leur histoire. Il constitue pourtant un angle mort de la philosophie.

Je n’hésite pas à le suivre sur cette piste, cependant, dès ma première lecture dans l’adolescence, je n’ai pu l’accompagner longtemps. Schopenhauer associe unilatéralement la libido à la reproduction de l’espèce. Bien sûr que les deux sont liées, mais pas de manière à se recouvrir complètement. La libido est peut-être la condition sine quoi non de la reproduction, mais pas seulement.

Sur ce point précis, Schopenhauer ébauche son concept d’inconscient : je recherche (inconsciemment) une bonne reproductrice, dit-il à peu près. Ce n’est pourtant pas ce dont j’aie jamais vécu l’expérience. L’inconscient a bon dos.

Je n’ai jamais pu le suivre dans cette voie où l’amour serait l’illusion d’une cause finale : la reproduction. Je n’en crois pas un mot. Je pense plutôt que la libido préempte les organes reproducteurs, comme la locution, par exemple, préempte la cavité buccale dont la fonction première est d’ingérer la nourriture.

La bouche avec ses dents, sa langue, sa glotte…, se fait organe de phonation à l’aide de tous ceux de mastication, de gustation…, sans que ces doubles fonctions n’entretiennent de relations plus particulières. Toutes les espèces ne produisent pas des sons par la bouche ; certaines frottent leurs pattes postérieures contre leurs élytres, d’autres agitent leurs ailes ; leurs fonctions vocales préemptent leurs organes locomoteurs.

J’en conçois donc que la libido, je préfère dire l’amour, est une fonction autonome envers la reproduction, et non l’illusion d’un hypothétique instinct au service d’une cause finale. Ma critique de Schopenhauer en réalité prolonge la sienne, car non seulement la philosophie est coupable d’avoir ignoré le sexe alors qu’il commande la vie des hommes, mais il n’a pas vu l’amour qu’il cache derrière lui. Alors, de celui-ci, si central, si puissant, si autonome, qu’en est-il ?

Je pense que sur ce point, la philosophie islamique, et même hébraïque, sont plus avisées que les autres. Schopenhauer, lui, se préoccupait surtout de philosophie hindouiste. Il n’est pas douteux que celle-ci a nourri les deux autres, et la pensée des Indes mogholes contient des trésors.






Attendant le solstice

Le 15 décembre, le rouge te va si bien

L’esprit s’agite, l’esprit ne cesse de s’agiter. L’esprit est écervelé. Si nous étions de purs esprits, nous serions de purs idiots.

« Je n’y avais jamais songé », me dit Sint, la tête contre ma poitrine, au creux de mon épaule. « Comment fais-tu alors pour discipliner ton esprit ? »

« Je n’y songe même pas. C’est comme un gosse, on doit le laisser vivre. » Sint rit en se serrant davantage contre moi.

Sinta aime se serrer contre moi, même quand nous ne sommes pas seuls. J’aime aussi la prendre contre moi.

J’avais davantage de retenue quand j’étais plus jeune. J’aurais craint que nous fussions pris pour des adolescents écervelés. Plus maintenant. Nous n’avons vraiment plus l’air d’adolescents. J’aurais craint que plus personne ne nous prît au sérieux. Aujourd’hui, je n’ai plus ces craintes, Sint non plus.

« Tu n’as pas trop chaud dans ta doudoune sans manche ? – J’aime avoir chaud en cette saison. – Ce rouge te va si bien », dit aussi Sinta.

Parfois le vêtement ne parvient plus à se faire un obstacle à la peau qu’il recouvre. Il ne la couvre plus, c’est comme s’il la découvrait au contraire. Alors vous en venez à vous demander ce que vous cherchez à travers la peau que vous touchez.

Oui, que cherches-tu sous la peau ? Derrière des lèvres ? Que caresses-tu ? Que pénètres-tu à l’aide de ta langue et de ton membre ? Qu’espères-tu atteindre ? Qu’atteins-tu ?

Tout n’est à côté que jeu idiot de l’esprit, agitation d’écervelé.

Le 16 décembre, les vertus révolutionnaires

Le temps est à l’orage et le ciel est bas. On doit laisser allumé toute la journée. Le coucher du soleil est déjà plus tardif d’une minute, mais nous ne pourrons même pas le mesurer. Nous sommes quand même heureux de la savoir.

Sint et moi avons regardé une conférence récente de François Recanati au Collège de France. Récanati est un philosophe qui m’a longtemps accompagné et qui a eu pour moi une fonction quelquefois cathartique. Je pense à la préface à un livre de John Austin que j’évoquais lors de ma polémique avec Shimoun et Sint l’an dernier.

Nous avons à peu près le même âge et il a bien changé depuis le temps de sa casquette et de sa barbe un peu hirsute ; à l’âge où l’on se serait plutôt attendu qu’il nous parlât de révolution. En fait, il parlait de la langue, sujet révolutionnaire s’il en est.

Récanati a toujours ses airs d’anarchiste italien et son sourire un peu malicieux, mais il est beaucoup mieux sapé, sa barbiche est bien taillée et son front un peu chauve.

J’avais trouvé Récanati injuste envers Jacques Lacan dans les années quatre-vingt. Au début très proche, jusqu’à participer au Séminaire, il l’a, comme Brutus, poignardé avec les autres conjurés.

Moi, j’aimais bien Lacan. Il m’a toujours fait penser à Sacha Guitry. Un Sacha Guitry qui se serait pris pour un prophète ? Non ; plutôt le contraire, un prophète qui se serait pris pour Sacha Guitry. Jacques Lacan avait des paroles prophétiques, mais il n’avait rien d’un prophète, n’en déplaise à ses disciples qui lui en voulaient peut-être pour cela.

François Récanati est prophétique lui aussi, mais peut-être avisé par les mésaventures lacaniennes, il est prudent. Il a compris qu’il n’était pas bon d’être prophète en France à cette époque ; il a choisi d’écrire ses livres en anglais avant de les faire paraître chez lui, et de travailler beaucoup aux États-Unis où il s’est construit une autorité qu’il aurait eu bien du mal à imposer dans son pays.

Il est pourtant demeuré un révolutionnaire, et il ne craint pas d’employer le mot. Quelle révolution ? La bonne, celle de la langue, du langage ordinaire, de la parole.

La parole de François Récanati dénote les cardinales vertus que l’on attend d’un authentique révolutionnaire : modestie et discipline. J’en fus profondément frappé en l’écoutant ; et le petit sourire malicieux dont il ne s’est jamais départi, semblait là pour le rappeler. Les révolutions ne naissent pas d’un esprit singulier et fantasque, fût-il révolutionnaire. Je le sais moi aussi, quoique je sois incapable de me discipliner.

Les paroles de François Récanati étaient merveilleusement claires et intelligibles, mais elles demandaient à l’intelligence un travail précis, continu et complexe pendant qu’elles s’énonçaient. Je voyais mon esprit, comme si je n’y fusse pour rien, accomplir ces très nombreuses et difficiles opérations cognitives qui me permettaient de me laisser comme emporter.

Le 18 décembre, ainsi va la vie

Le soleil se lève toujours plus tard. Il se couche plus tard aussi, mais deux minutes, ce n’est pas encore très perceptible. Les jours ne continuent pas moins à raccourcir, et l’on attend l’aube avec impatience ; on attend le solstice.

Aux baraques du lac, on a du soleil pendant quelques minutes entre quatorze et quinze heures, et l’on ne doit pas le louper, espérant que des clients ne se soient pas attardés après le déjeuner, et qu’il reste une table libre. Me voilà donc attentif à l’heure comme un employé de bureau.

Le café de la gare près de l’université est plus ensoleillé, mais il est plus éloigné de chez Sint, et le lieu me plaît moins quand je n’y attends pas Nour.

Le 19 décembre, conversation au soleil

« Il y a beaucoup d’agitation ces temps-ci pas loin de chez nous entre le Kirghizstan et le Tadjikistan, autour d’une vallée parallèle à celle du Panchir  », me dit Sanpan qui a eu comme moi l’idée de prendre un café au soleil près du lac. « Oui », dis-je, « j’en ai été prévenu, mais je n’en sais pas grand-chose. Personne n’en parle, ni ici à Dirac, ni dans la presse mondiale. » Sanpan m’a interrompu pendant que je rédigeais mon journal, et que je reprends comme si de rien n’était.

« Il y a beaucoup d’agitation aussi à Oulan-Bator en Mongolie », dis-je encore. « Personne n’en parle non plus, si ce n’est le Quotidien du Peuple. »

« Pourquoi lis-tu le Quotidien du peuple plutôt que Global Times ? » M’interrode-t-il encore. « Parce qu’il a une édition française. »

Sanpan préfère Global Times qui n’est pas le journal officiel du Parti Communiste. « Il défend la même ligne, mais comme il n’engage pas le Parti, il est libre de pousser les analyses et les hypothèses plus loin et d’en dire davantage. »

Il y a quelques années, à l’occasion d’une grande exposition de René Magritte à Pékin, j’avais lu un article remarquable sur le Quotidien. Je ne sais s’il engageait le Parti ou non. L’auteur avait le souci scrupuleux de rendre l’œuvre et le Surréalisme lui-même accessibles au lecteur chinois, et il faisait appel pour cela aux classiques de la Chine, notamment Tchouang-tseu. Il y parvenait sans trahir Magritte ni l’esprit surréaliste de son temps. Au contraire, même à moi, Français et familier du Surréalisme, il avait rafraîchi mon regard.

« Je crois », reprend Sanpan, « que l’on ne parle pas beaucoup de ces régions car chacun sait confusément qu’il ne s’y passera rien de nature à changer le cours que les choses ont pris partout ces temps-ci. »

« Tu sais », me dit-il encore, « Je finis par comprendre ta notion de “westphalisme”. Je crois que des concepts résonnent encore fortement comme des boîtes vides : ceux de cette conception westphalienne qui a inauguré l’histoire de l’Occident Moderne et fondé l’ordre mondial. »

Il semble que le soleil demeure déjà un peu plus longtemps près du lac. Il est plus de quinze heures, et il nous en reste encore un petit rayon.






Noël

Le 24 décembre, Moussorgski

J’ai regardé la chorégraphie d’une Nuit sur le Mont Chauve de Modeste Moussorgski. J’en ai été impressionné.

Moussorgski est l’un des premiers musiciens que j’ai connu grâce à ma professeur de musique quand j’étais au lycée. Elle nous avait fait entendre Boris Godounov, ce qui est curieux pour des élèves aussi jeunes. Nous devions avoir entre onze ou douze ans.

Je me souviens qu’elle était belle. Je la trouvais sans doute habillée et maquillée avec trop d’élégance, mais ses choix musicaux dénotaient plus de profondeur que sa mise.

Je me souviens qu’elle sentait bon le parfum et le rouge à lèvres quand elle se penchait sur moi pour corriger ma dictée musicale. Je crois qu’elle fut la première femme qui éveillât ma sensualité adulte.

La musique de Moussorgski me hante et continue à me tourner en tête.

Le 25 décembre, Moïseïev

La chorégraphie de Moussorgski, une Nuit sur le Mont Chauve, était une réalisation récente du Ballet Moïseïev, le plus célèbre de Russie. Igor Moïseïev, mort peu après à plus de cent ans, est à mes yeux le maître absolu de l’énoncé non verbal.

Une nuit sur le Mont Chauve est présenté comme un poème symphonique. Moi, je dirais plutôt une fable, et plutôt espiègle. Il n’est pas facile de raconter ce qui ressemble à une fable chorégraphique, je vais tenter de me l’épargner.

J’ai été profondément surpris par l’allure qu’avait prise la danse après les vingt premières minutes. Les danseuses n’épousaient plus les figures traditionnelles du folklore russe ; elles s’étaient tournées vers la danse orientale. Ce ne fut pas immédiatement perceptible. Nous en restions quelque peu éloignés. J’ai repassé la bande au moment de la rupture pour m’en assurer. Aucun doute.

Je n’avais pas souvenir de tels pas dans une chorégraphie russe, ni particulièrement chez Noïseïev, sauf très explicitement dans des reprises de folklores des pays du Turkestan, ou plus lointains encore, car Noïseïev se préoccupe des folklores du monde entier pour entretenir la fraternité entre les peuples. Il a toujours eu des idées bien précises sur ces questions, qu’il savait aussi énoncer sans mot. Elles lui ont valu la traversée de plusieurs régimes sans que sa reconnaissance ne soit ébréchée.

Il me semble que c’est lui que l’on devrait interroger sur l’évolution des concepts de nation, de peuple, de culture… Je pense qu’il a davantage l’oreille de Vladimir Poutine que ne l’aurait Alexandre Douguine. Je les ai vus dîner ensemble peu avant sa mort. Ils semblaient bien s’entendre. Ils devaient parler de musique.

L’on percevait un écart entre le caractère sauvage et violent de la musique de Moussorgski, et les mouvements des danseuses qui finalement l’accentuaient.

Je sais que depuis quelques-temps la danse orientale a refleuri en Russie et dans les pays devenus indépendants. On l’observe aussi en Europe de l’Est. L’on utilise en Occident le terme peu élégant de « danse du ventre ». On l’observe ailleurs.

La danse orientale, avec ses techniques particulières, on la retrouve un peu partout, de l’Afrique Occidentale aux îles du Pacifique, au point que l’on peut la considérer comme la façon de danser la plus courante et la plus naturelle de la planète.

Le 26 décembre, l’État et sa propriété

Bien que Noël ne soit pas ici une fête importante, et que les Chrétiens ne la célèbrent que le 7 janvier, Dirac est entrée dans une période festive, avant tout pour l’équinoxe du 23.

Nasser est venu pendant les congés scolaires. Je lui ai laissé mes clés. Je l’ai entraîné au café près de la gare pour déjeuner avec Nour. Je suis certain qu’ils s’apprécieront. Puis, je les laisserai quand viendront Licos et Shaïn pour que nous prenions un café ensemble. Ces périodes où les habitudes se rompent sont idéales pour des conversations impromptues.

« L’idéologie contemporaine semble atrophiée », dis-je. « Parmi les boîtes vides qui lui servent à ranger ses idées, il en est deux qui tiennent une place importante : la “démocratie” et la “dictature”. Étrangement, il n’y en a pas d’autre, aucune alternative, aucun sursaut d’imagination. »

« Plus surprenant encore », continue Shaïn, « concernant la propriété, on en trouve deux encore : propriété “privée” et propriété “publique”. »

« Ce n’est pas la même chose », dis-je. « J’en suis bien d’accord », reprend-il, « mais ce n’est pas la seule alternative. »

« Je l’admets. Si nos moyens de production deviennent la propriété d’un fonctionnariat collectif ou de collectivités d’actionnaires, nous n’en sommes pas moins dépossédés ; à plus forte raison si ces collectivités sont constituées à peu près des mêmes personnes. »

« Il a raison », approuve Licos. « La remarque importante est que l’on ne conçoive aucune autre alternative. Certes une autre serait évidente, mais elle n’entre pas dans les paradigmes de l’idéologie. »

« Vous savez bien que je partage vos vues sur ces questions, et je ne justifie pas l’État-nation ni sa propriété », je les rassure. « La première fonction d’un mouvement ouvrier organisé serait de dissoudre l’État. Cependant, nous ferions bien de comprendre rapidement pourquoi de tels mouvements qui étaient parvenus à s’emparer du pouvoir au siècle dernier, y ont si manifestement échoué. Ils n’ont produit qu’un pouvoir gestionnaire d’un capitalisme monopoliste d’état. Sans vouloir tout mettre dans le même sac, il serait au contraire urgent et nécessaire de comprendre pourquoi. »

Nasser est venu à notre table pour saluer nos amis et me prévenir qu’il allait raccompagner Nour à l’université. Shimoun venait de nous rejoindre, et nous nous sommes replongés dans une critique serrée de la notion d’État.

« Pourquoi une communauté, quelle qu’elle soit aurait besoin d’un centre de décision et de commandement ? » Nous a-t-il demandé. « Cette question est toute semblable à une autre qui ne lui est pas sans lien de parenté : pourquoi toute langue a-t-elle besoin d’une grammaire ; une grammaire bien formalisée, et pas seulement intuitive et telle qu’on l’emploierait sans y penser, ce qui suffit bien pour la parler ? Parce qu’elle est entourée d’autres langues qu’il s’agit d’apprendre et de traduire. Pour une très semblable raison, une communauté a besoin d’un centre d’autorité : pour s’adresser à ceux des autres. »

Ceci laisserait entendre que la dissipation de l’État passerait avant tout par une modification des rapports de voisinage.

Le 29 décembre, sur la neige

Il fait froid mais beau sur la neige blanche. Les jours allongent, maintenant on en est sûr, on a presque gagné dix minutes le soir, et cela se remarque.

« C’est quand même une déclaration de guerre. Elle surprend car elle est rétroactive, ce qui n’est pas courant. » Nous parlons évidemment du dernier discours de Vladimir Poutine et du ministre de la défense de la Fédération. « Une déclaration de guerre à l’Ouest collectif et imprécis ; et l’ouverture à des négociations qui s’apparente alors à une invitation à la reddition. »

« Les autorités étasuniennes se trouvent très isolées maintenant. Abasourdies, elles laissent répondre Zélinsky dans la foulée de son Show au Congrès étasunien, suivi d’un même pas par la presse officielle, mais il devient difficile d’affirmer en même temps que les deux camps sont sur le point de gagner », me répond Sariana. « L’Ouest collectif est loin d’être debout comme un seul homme pour une guerre avec la Fédération, et l’hostilité s’étend ailleurs contre les États-Unis qui ne peuvent plus cacher leurs faiblesses militaires, technologiques, industrielles, … »

« Les États-Unis ne disposent pas moins d’un atout considérable : des centaines de satellites mi-civils, mi-militaires. Parce qu’ils sont les deux à la fois, il est difficile de s’en débarrasser sans causer des catastrophes dans le monde entier. Les autres puissances spatiales n’ont pas les moyens de pallier ce problème, à ce que je crois savoir. »

« Tu es bien avisé pour un civil », me répond Sariana. Je n’en tirerai pas beaucoup plus.

Farzal n’est pas là. Sariana et moi avons tiré la table en fer forgé et en plexiglas, et deux chaises dans la neige devant la grande baie en face de la forêt de mélèzes. Nous profitons du soleil devant nous et de ses rayons qui se reflètent sur la grande vitre par derrière.




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© Jean-Pierre Depétris, juin 2021

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