Jean-Pierre Depetris, juin 2021.
Noël encore - Observations à creuser - Bien dans l’hiver - Au cœur de l’hiver - Suite
Agréable, ce pâle soleil de janvier. Il fait frais mais il réchauffe suffisamment le jour. L’on a gagné douze minutes le soir et les aubes ne varient plus, enfin presque. Je sens en moi des forces nouvelles. La lune est déjà bien grosse. Elle s’arrondit très lentement la semaine qui vient.
C’est étrange cette apparente dyssynchronie de tous les mouvements célestes, comme si tout se passait sans ordre, par hasard. Des horloges, partout des horloges, mais désynchronisées, avec des temps qui s’écoulent différemment les uns des autres.
L’on trouve pourtant dans le ciel des mouvements entièrement stochastiques. Ils sont rares, mais l’on sait calculer qu’ils sont incalculables, celui de je ne sais plus quel satellite de Jupiter par exemple. L’on sait calculer qu’ils sont entièrement déterminés, mais tous les effets de leurs déterminations sont incalculables. C’est le contraire de ce qu’avait affirmé Laplace : « S’il existait un démon omniscient, il connaîtrait l’avenir. »
Nous n’en sommes plus si sûrs ; si chaque cause déterminait l’avenir comme dans un entonnoir où se réduiraient les possibles… Il semble que ce soir précisément le contraire : une spirale toujours plus vaste de virtualités.
Le soleil pâle s’incline toujours plus bas au-dessus du lac, et il devient toujours plus pâle, un cercle de mercure qui traverse les nuages rapides. Je vais rentrer.
La neige n’est pas épaisse. Il en tombe peu, elle tient, elle s’accroche, elle verglace aussi, mais elle ne s’épaissit pas. C’est aussi bien. Je devrais mettre des crampons à mes bottes, et me munir peut-être d’une canne ferrée.
J’ai pris mes bottes fourrées, celles qui sont bien étanches. La texture de leurs semelles ne glisse pas, mais je dois être prudent sur les plaques de verglas.
Le froid aux mains ne m’empêche toujours pas d’écrire à l’extérieur, si du moins je me résous à les glisser de temps en temps dans les poches de ma canadienne, avec le stylo également pour le réchauffer aussi. Le soleil ne sort pas aujourd’hui, mais on voit des traînées de ciel bleu à travers les nuages. Le monde est magnifique, et l’arôme des mélèzes sous la neige, merveilleux.
Il ne fait pas trop froid aujourd’hui ; quoique percé, le couvercle de nuages retient une tiédeur. Je préfère tellement écrire en plein air.
Le ciel se dégage, et le froid va bientôt tomber avec le crépuscule. Je ne vais plus tarder.
J’aime les mots « plein air », ou « grand air », ce sont les petits noms du désert.
« Vous posez mal la question de la vérité. Il me semble qu’une vérité ne peut s’énoncer qu’après avoir défini un domaine de définition. »
« Comment cela ? »
« Tu as bien appris à résoudre des équations… »
Oui, j’avais bien compris ce que disait Licos avant même que Shimoun ne pose sa question. Comment n’y avais-je pas pensé tout de suite ?
Cette idée m’était venue à l’époque où je lisais beaucoup d’ouvrages des Éditions du Progrès. Je l’ai quelquefois évoquée par écrit. Pourquoi n’y avais-je pas immédiatement pensé dès que nous avons commencé à discourir du concept de vérité ?
Aucune vérité ne vaut tant qu’elle n’est pas définie dans un domaine au sein duquel seulement elle fait sens. À propos de cette définition justement et de ses limites, il me semble particulièrement justifié de dire que le qualitatif y serait un quantitatif pauvre.
Ce dimanche, ce sera encore la noël ; la Noël orthodoxe. Nous irons à la messe Sint et moi, car les chants orthodoxes sont particulièrement beaux, et la voix grave des prêtres, et leur façon de dire que Christ est ressuscité avec tant de joie que l’on a envie de la partager.
Je crois que j’ai appris à mieux comprendre ce qu’est une religion, pourquoi les gens s’y accrochent tant. Cela n’a que peu de rapport avec de quelconques croyances. La première fonction d’une religion consiste à consacrer les moments essentiels de la vie : mariage, naissance, mort ; de consacrer les liens entre ces trois moments, et qui sont aussi bien ceux qui se tissent entre les hommes. Cela compte dans une vie d’homme, et nul ne veut y renoncer.
Que Christ soit ressuscité ne fait pas littéralement beaucoup de sens pour moi, mais je peux y reconnaître un air de parenté avec « ami si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place ». Celui qui sort de l’ombre à ma place, au fond je ne m’en soucie guère si je tombe. À lui de s’en sortir, c’est son problème maintenant ; mais ça a quand même des airs de vie éternelle.
Si tu marches suffisamment longtemps dans une même direction, tu ne verras jamais le sol s’incliner, ébauchant le passage à une autre forme, ou s’élever comme les bords d’un récipient. Tu rencontreras peut-être une mer, totalement plane elle aussi. Tu ne descendras pas de pentes sans finir par en remonter, ou bien tu seras devant des plaines ou des étendues d’eau. Si tu regardes d’une haute montagne, tu verras un horizon brisé, mais il conservera une horizontalité relative. La terre est plate.
Cette surface plane est-elle infinie ? Probablement pas puisque le même ciel qui disparaît au couchant apparaît au levant ; mais nul n’en a jamais atteint les limites.
Voilà qui pourrait constituer un domaine de définition pour la proposition « la terre est plate ». Cependant, si tu entreprends une longue navigation en tenant le même cap, et que tu parviennes à rejoindre ton point de départ, tu devras modifier ton domaine de définition et inférer que la terre est ronde.
Cette dernière vérité n’annule pas la précédente, mais la recouvre. Elle n’en est pas plus vraie ni supérieure. L’expérience de l’horizontalité est sans aucun doute supérieure à une simple croyance en la rotondité.
Moi, je dirais plutôt « le cosmos est vivant », mais quand un Orthodoxe me dit « Christ est ressuscité », nous savons reconnaître la même joie. Disons seulement que je ne comprends pas bien alors le domaine de définition.
Il n’y a pas beaucoup d’Orthodoxes à Dirac, mais ils sont totalement partie-prenante de la cité. Ils ne sont pas les seuls chrétiens, parmi d’autres obédiences orientales monophysites. Les Hébreux sont nombreux eux aussi, et divers. La Grande Synagogue de Dirac est fréquentée. Il existe encore à Dirac d’autres communautés plus minoritaires : Zoroastriens, Manichéens, Bouddhistes, Bahaïs, Sikhs…
Pour autant, de nombreux passages dérobés se sont creusés entre les cultes. La tradition moghole est encore vivace ici du Sulh-e-Kul, plus qu’au Pakistan. Rares sont les dirakïn qui n’ont jamais mis les pieds dans les lieux de prière des communautés voisines à l’occasion de mariages, de naissances, de morts ou de circoncisions.
Ceci n’empêche en rien la plupart des fidèles d’appliquer scrupuleusement leurs rites respectifs. Aussi les différences entre les communautés demeurent visibles, mais elles n’empêchent pas les uns et les autres de bien se connaître et de partager beaucoup.
J’apprécie cela : Ici je peux dire que je ne crois en rien sans laisser imaginer aucun rejet, ni que l’on s’empresse de ne pas chercher à comprendre. J’éveille plutôt un intérêt attentif. On n’hésite pas à me citer quelque sage musulman, quelque rabbin célèbre, quelque patriarche ; Al Hindi récemment. Oui, je fus touché par la lecture du philosophe moghol Al Hindi.
La Noël du calendrier julien a une signification particulière pour moi. C’est le jour de la Saint Lucien dans celui grégorien, celui où le soleil commence à se lever plus tôt.
Dans l’empire moghol, j’en parlais hier, avait régné le Sulh-e-Kul, inspiré au tournant du douzième et du treizième siècle par le soufi persan Khwaja Moinuddin Chishti. Ses héritiers en théorisèrent les principes. Ils furent adoptés par l’empire à la fin du seizième siècle. Notons que le Sulh-e-Kul était bien antérieur à l’Empire Moghol.
Il devint une sorte de philosophie religieuse, issue des échanges organisés à l’Ibādat Khāna, la Maison de la Dévotion, fondée en 1575 au palais d’Akbar à Fatehpur Sikri. Des débats confrontaient les points de vue musulmans, hindouistes, bouddhistes, jaïns, chrétiens, juifs, zoroastriens… La Deen-i-Illahi affirmait qu’aucune école ne devait primer dans la quête de Dieu, qu’elle ne devait être fondée ni sur des prophètes ni sur des écritures sacrées.
En somme, il s’agissait des prémisses de la science moderne appliquées aux sciences religieuses. Notons que toutes les sciences étaient religieuses alors, en Asie comme en Europe ou en Afrique.
La méthode scientifique moderne, elle, fonde les certitudes sur la seule inférence et la seule expérience. Elle refuse toutes références au point d’oublier parfois que les sciences aussi ont une histoire. Voilà à peu près ce que j’en avais écrit dans un autre livre.
Nous sommes allés danser. Je n’ai jamais été un bon danseur ; maintenant que mes articulations se sont raidies, c’est pire encore. Ce n’est pourtant pas l’avis de mes amis.
« Tu danses un peu comme les Libanais », m’a dit Sharif qui nous avait accompagnés avec Nadina. Je fus surpris de l’apprendre. Je me suis plutôt efforcé de faire danser Sinta.
Moi, je ne sais pas bouger la tête latéralement sur mes épaules sans la pencher, accentuant ses mouvements par celui de mes yeux. Je ne sais pas prolonger dans mes hanches les mouvements de mes mains jusque dans mes chevilles. Sint, elle, danse parfaitement.
Elle a beaucoup pratiqué la danse dans sa jeunesse et même son enfance, la danse classique, la danse orientale classique, et elle comprend parfaitement que moi pas. Je soupçonne d’ailleurs que la remarque de Sharif ne visait qu’à me mettre à l’aise.
Ici l’on danse comme l’on a toujours et partout dansé dans les bals ; d’abord les femmes ensemble, et les hommes aussi. L’on étend les bras et l’on saisit ses voisins par les épaules pour entamer une ronde ; les femmes font de même. Le groupe des hommes et celui des femmes forment ensuite chacun une ligne, et vont à leur rencontre, finissant par former des couples.
L’on a longtemps pratiqué à peu près ainsi partout dans le monde, en Provence, au Texas avec la country, en Afrique, dans le Pacifique, partout. Nous commençons par un jeu de séduction entre l’ensemble des femmes et celui des hommes, qui se résout en un autre entre un homme et une femme : « les femmes » nous attirent d’abord, avant que ce ne soit « une femme ». C’est charmant.
Les couples ne se reconstituent pas tout de suite, ils se forment un peu par hasard, selon la place de chacun au départ. J’ai dansé avec des femmes que je ne connaissais pas, puis changeant successivement de cavalières, j’ai rejoint Sint.
C’est un groupe kurde qui nous a fait danser hier. Au siècle dernier, le Kurdistan dont j’ai toujours aimé la musique populaire, était prêt à devenir une république socialiste soviétique, sur la foulée de l’Arménie. C’est ce qui permit à Atatürk d’être épargné par les puissances impérialistes qui comptaient sur lui pour faire barrage à l’Union Soviétique ; mais cela nous renvoie un siècle en arrière.
Le Kurdistan, en réalité c’est l’Anatolie, et cela change tout selon que l’on pense à l’un ou à l’autre. L’Anatolie est l’un des quelques cœurs de la civilisation universelle ; pas une capitale particulière, mais le massif tout entier. Que l’on songe aux grands philosophes, savants, poètes, mathématiciens, et tout cela ensemble, qui lui ont associé leur nom : Shihab od-Din Yahya Sohrawardi, Omar Khayyam, Farid ud-Din Attar, Ǧalāl al-Dīn Rūmī, Muhyi d-din Ibn ‘Arabî, Saady…
Qu’est-ce que le Kurdistan en comparaison ? Le peuple, la culture nationale kurde ? Les enjeux territoriaux de l’impérialisme font pâle figure ; simples aléas de l’Histoire.
Quoi qu’il en soit, la nation kurde avait un sens quand le pays fut écartelé entre quatre pays par les empires : la Turquie, la Syrie, l’Iran et l’Irak. Or depuis, l’identité nationale s’est morcelée, elle s’est diffractée entre les quatre territoires. Les laisserait-on s’unifier qu’ils n’y parviendraient plus.
Tout s’est accéléré ces derniers temps, où les divers mouvements kurdes se sont laissés piéger, instrumentaliser, où ils perdent jusqu’à leur base populaire. Les mouvements kurdes sont devenus les jouets des Étasuniens. Nous savons que les États-Unis cassent leurs jouets. « Il est dangereux de s’opposer aux États-Unis », disait à peu près Henri Kissinger, « Il est fatal d’en être complice. »
Les Étasuniens et les Kurdes se sont laissés piéger ensemble en ce début d’année par la Fédération de Russie. Elle est parvenue à engager sous son égide des négociations fructueuse entre la Turquie et la Syrie.
Les mouvements kurdes ont trop fait confiance à l’Europe. Bien sûr, ils y voyaient des avantages immédiats. Ils ont trop fait confiance dans les États-Unis. Bien sûr, ils les croyaient maîtres du jeu. Les voilà piégés ensemble entre Turquie, Syrie et Irak, où ils ne comptent pas que des amis.
Les États-Unis ont encore perdu une manche, ou la face, appelons cela comme nous voudrons. Cela leur arrive maintenant presque chaque semaine, et cette fois douloureusement, comme si la Fédération de Russie les avaient déjà remplacés dans leur rôle de puissance diplomatique mondiale, et envers un membre de l’Otan militairement le plus puissant ; et un pays ennemi. Les États-Unis vont assurément chercher à se venger ; les prochaines élections en Turquie font une bonne occasion pour y tenter une révolution de couleur.
Nous pouvons donc être certain qu’Erdogan restera au pouvoir. Pourquoi ? Parce que le scrutin sera saboté avant même d’être achevées. Pour les États-Unis l’affaire est pliée : ou Edogan le perd, ou il est truqué. Ils tenteront donc leur coup avant même que l’on ne sache qui l’aurait gagné, et ils échoueront. Un renversement du pouvoir sera probablement tentée aussi en Arabie Saoudite.
Je deviens douillet comme un chat. Je me mets à aimer la chaleur et les coussins doux. J’adore regarder le matin le soleil qui entre toujours plus généreusement dans la grande pièce. Je n’ai pas renoncé pour autant au plaisir d’un café dans la fraîcheur d’une matinée avancée, au grand air, assis sur une chaise de bois.
Le métal du stylo devient quand même bien froid ces jours-ci, et je ne répugne pas à rentrer m’installer près de la cheminée.
J’ai fait d’étranges cauchemars ces trois dernières nuits. Les souvenirs m’en sont confus. Les trois fois, mon premier ordinateur, un Mac Classic, y tenait la place centrale.
Dans mon premier rêve, ce n’était pas tout de suite un Macintosh ; il avait seulement, et je ne m’en aperçus pas immédiatement, l’interface Mac OS 2 ou 3, mais en couleur, un très beau vert émeraude en fond d’écran et des icônes sable, comme l’appareil lui-même.
Le procès d’impression venait de se déclencher sans que j’y sois pour rien, et comme un gros fichier était ouvert, je m’empressais de l’interrompre avec la commande dont je me souviens encore, « Pomme+Point », et qui ne marchait jamais.
Les feuilles de papier qui tombaient devinrent du liquide, de l’eau qui coulait et paraissaient d’une même nature que la belle interface émeraude qui, quelques versions de systèmes plus tard, fut mieux connue sous de nom de « aqua ». J’ai refait ce rêve, à quelques variantes près, les deux nuits suivantes.
Le plus curieux est que ces trois cauchemars m’ont réveillé dans un état de terreur persistante, bien que des rêves plus effrayants soient imaginables. Réveillé, je me suis levé pour prendre un chocolat chaud afin de me rasséréner. Je me suis finalement rendormi de fatigue avant l’aube. Ces deux dernières nuits, j’ai dormi paisiblement, mais je ressens encore un épuisement des précédentes.
Une brume recouvre la vallée de Dirac, et le froid n’est pas vif. Cependant la météo est affirmative : le soleil va sortir en début d’après-midi.
Le système satellitaire étasunien ne semble pas beaucoup gêner les forces russes après les dégâts que leurs missiles ont causés au sol. L’on ne craint donc plus qu’ils se sentent forcés de s’en débarrasser.
L’on imagine bien que c’est à quoi faisait allusion le président des États-Unis quand il a menacé de réponse nucléaire toute attaque non conventionnelle. Quoi d’autre ? Le président de la Fédération lui avait rappelé la supériorité de celle-ci en la matière, qu’elle n’hésiterait pas à riposter au même niveau, et que ce n’était pas du bluff. Bien sûr que Biden bluffait, qui en doutait ? L’Ouest avait aussi montré des signes de nervosité au sujet des câbles sous-marins en cours d’année. La Fédération ne sera pas contrainte à de telles extrémités.
Ces derniers jours, l’Ouest qui ne peut plus cacher sa déroute, s’évertue d’expliquer que la chute de l’énorme complexe militaire d'Artemovsk qui barre du nord au sud la République de Donetsk, n’a aucune importance stratégique. L’on se demande pourquoi la Fédération s’y est acharnée sans cesse depuis les premiers jours, pourquoi s’y sont concentrés jusqu’à quatre-vingt pour cent des forces armées de l’Ouest, et pourquoi continue-t-on à y acheminer des renforts, dilapidant les dernières réserves.
Voilà un résumé de ce que m’a appris Sariana sans surprise. Nous nous sommes retrouvés pour déjeuner au superbe restaurant où elle m’a entraîné quelquefois. Nous ne sommes pas sortis dans le patio ; nous sommes restés à l’intérieur quoiqu’un beau soleil l’inondait.
« Dis-moi, Sariana », lui ai-je demandé, « Farzal n’est-il jamais inquiet que nous nous rencontrions si souvent en début d’après-midi ? »
« Pas du tout », rit-elle. « Et chasse ce regard inquiet », ajoute-t-elle. « Il ne doute pas de ton charme viril. Il a seulement remarqué comme moi, même si ton regard s’égare quelquefois machinalement sur ma poitrine et sur mes hanches, que tu n’avais d’yeux que pour Sint. »
« C’est peut-être dommage », ai-je ajouté en la regardant et en riant aussi.
L’on ne se débarrasse pas de cauchemars persistants sans les comprendre. Je m’en suis heureusement débarrassé.
Comme je l’avais noté, j’ai fini l’année sur les genoux. J’ai mieux commencé la nouvelle. Le premier signe en est que j’ai repris un pas plus vif et plus ferme.
« Je me demande comment tu as bien pu interpréter tes rêves ? », m’interrompt Sinta.
Les rêves possèdent un langage bien à eux. Ils ne racontent pas, ils n’expliquent pas, ils ne prouvent pas. Ils activent des traces mnésiques de percepts de telle sorte qu’elles réveillent les inférences que tu opérais quand elles se sont imprimées. Personne ne peut donc les interpréter à ta place. Ils ne parlent que pour toi.
Je continue à penser qu’il n’y a pas de solution pour l’humanité tant que nous ne sortirons pas de l’ère du feu. Ce n’est pas moi, hélas, qui m’y collerais. Je n’ai pas assez d’espace chez Sinta, comme elle le dit plaisamment.
Depuis le début, l’humanité s’est construite sur la découverte du feu. Elle s’en est peu écartée et y revient toujours. Qui dit énergie pense combustion. Il est temps que ça s’arrête.
La houille blanche, je me souviens de la photo pleine page d’un barrage sur mon livre scolaire de géographie au chapitre « la houille blanche ». Il y eut un rêve d’énergie hydraulique alors ; puis l’on passa au nucléaire. Toujours et encore la combustion !
J’étais encore enfant et je n’ai pas compris tout de suite les dangers du nucléaire. Pendant que je comprenais, un fort mouvement anti-nucléaire naissait quand il était trop tard. On parla de sortir du nucléaire. J’ai trouvé cette idée plus dangereuse encore.
Sortir du nucléaire ne résoudrait plus rien après y être entré. Les déchets étaient là, et l’on espérait au moins que les recherches et les revenus engendrés par l’exploitation seraient utilisés pour résoudre le problème. Abandonner le nucléaire ne résoudrait rien. L’on en est arrivé à n’avoir plus de personnel pour démonter les centrales. On conserve les dangers mais avec, en prime, un déficit d’énergie.
L’on approche du moment où l’on n’aura plus rien à brûler. Ce danger est bien plus grand qu’un éventuel réchauffement climatique contre lequel nous sommes démunis, et ne tentons de toute façon rien d’efficace. Ce à quoi nous assistons est dérisoire et sans effet.
Ce n’est pourtant pas l’énergie qui manque, il y en a partout. Peut-être ne sait-on pas comment en rentabiliser le commerce.
N’avoir d’yeux que pour une personne est une expression qui dit bien ce qu’elle veut dire mais qui peut être trompeuse. N’avoir d’yeux que pour une femme n’empêche pas de regarder les autres, comme le mettent en scène les bals populaires. Les femmes m’attirent, évidemment, et j’aime aussi attirer leurs regards, mais elles m’entraînent aussitôt, imperceptiblement, vers celle qui a capturé le mien.
Tout se dirige naturellement vers sa plus haute perfection, comme le disait Maître Eckhart, et le désir comme le reste. Cependant le pluriel joue aussi son rôle dans ces magiques tropismes.
Sinta, elle, n’est pas indifférente aux regards des autres homme non plus. Elle aime les séduire. Elle aime voir leurs regards s’égarer sur son corps et ses gestes. Et c’est plutôt flatteur pour moi, qu’elle me préfère malgré tout à de plus grands, de plus forts, de plus beaux, de plus jeunes. La vie manquerait de sel si, après avoir séduit, on ne se sentait plus capable de séduire encore.
L’esprit est volage, et je le laisse voler, mais qu’on ne s’y trompe pas, je ne suis pas ce que l’on appelle un coureur. Ce ne sont pas pour moi des choses bien sérieuses. Ce sont toujours les flèches d’Éros seules qui m’ont surpris à l’improviste.
Nous retournerons danser, j’en ai parlé à Sint.
Il faisait un beau soleil tout à l’heure chez Sint, et le voilà maintenant qui se cache derrière des nuages rapides. Il fait maintenant un froid vif ; trop vif déjà pour écrire avec un stylo métallique, trop même pour se priver de gants.
Je n’aime pas trop les gants, ou alors des gants de laine qui accordent plus de souplesse aux doigts. Je pourrais me mettre au chaud à l’intérieur, mais j’ai du café chez moi, et si ce n’est pas pour profiter du grand air, autant le prendre à la maison.
Enfin mon soleil ressort. Je m’y attendais, ces nuages filent vite, le vent est fort en altitude. Ici, j’en suis bien abrité.
Dans l’échancrure des nuages, j’ai cru reconnaître un piton rocheux qui dominait les monts. Il n’était pas à sa place. Il se tient d’habitude bien plus au sud. C’était encore un nuage, un nuage plus lointain et plus haut, et bougeant donc plus lentement. D’habitude, les pitons rocheux ne se déplacent pas.
Les choucas volent haut aujourd’hui. Minuscules points noirs qui se laissent porter par des courants d’altitude.
Les nuages sont immenses au-dessus des montagnes, et l’on ne voit pas lesquels donnent aux autres leur ton de pierre humide. Le ciel redevient bleu et ensoleillé, et c’est encore un autre monde.
L’on ne vit pas dans une société, l’on vit sur une planète ; et une société est soumise aux lois de la terre et du ciel.
– Voilà qui rappelle l’antique sagesse chinoise.
– Ce n’est que ma propre sagesse, pas si antique, bien qu’elle remonte à mes jeunes années, quand je n’avais pas encore lu les Chinois.
Le problème de la Modernité est qu’après avoir découvert qu’une monade humaine, toi, moi, est capable de comprendre les lois de la terre et du ciel comme s’ils entretenaient entre eux une intimité particulière, elle s’est mise à confondre la monade leibnizienne avec le citoyen hobbesien.
– Je comprends, me répond Sint. Ceci a donné deux définitions bien différentes et même opposées de l’individu.
L’esprit, c’est comme un gosse, on doit le laisser vivre, je sais. Cependant, l’on doit quand même le surveiller. Les œuvres de l’esprit ne sont jamais sans conséquences.
Le corps est plus grave, il gravite. Les corps exercent un gravité, une attraction, une attirance.
Que veux-tu dire ? – Rien, mon esprit joue avec le mot « corps ».
Les branches au-dessus de nos têtes n’ont plus de feuilles. Elles sont devenues noires, et les choucas les font craquer en y marchant sous le ciel d’un gris pâle uniforme. Nous avons pris soin qu’il n’y en ait pas au-dessus de nos têtes. Parmi la hachure des branchages, l’on devine quelques nids de choucas, petites taches noires hérissées.
Il commence à faire froid dans le parc du Palais de Justice où nous espérions le soleil ; très froid, d’un froid qui est tombé d’un coup.
Sint et moi nous faisons toujours une fête du repas du soir ; de la préparation du repas du soir. L’idée seule de cuisiner ensemble enchante quelquefois notre journée.
Le repas de midi, c’est différent. Il est plus improvisé, et parfois nous ne déjeunons pas ensemble.
Quand l’heure du repas du soir approche, nous savons que tout le nécessaire est prêt, tous les ingrédients ont été amenés, il ne manque plus rien. La fête alors commence des couteaux et des hachoirs. Il est bon de savoir que tout est prêt, que pendant la journée, nous avons pensé à nous procurer le nécessaire, que rien n’a été oublié. Quel plaisir de déguster ensuite ce que nous avons préparé avec soin, tout en parlant d’art, de rhétorique, de musique…
Ce soir nous avons parlé de Carl Orff et de ses Carmina Burana. Contrairement à l’idée reçue, l’ouvrage ne fut pas si bien reçu par le parti nazi. Il était certes difficile de faire plus germanique, mais ce n’était pas l’idée que le nazisme se faisait de la germanité. Cependant la réception enthousiaste du public rendait l’ouvrage difficile à condamner.
Qui trouvait Orff nazi, qui le trouvait trop décadent, proche de l’art et de la musique russe, et, de là, un peu juif. L’invention musicale de Orff planait au-delà, et lui-même bénéficia, pendant et après la guerre, de la protection de ces ambiguïtés.
(Un livre serait à écrire sur la manière dont les Européens depuis le dix-neuvième siècle ont été tentés d’assimiler les Juifs et les peuples eurasiens par opposition aux Indo-européens. Pour s’en convaincre sans s’imposer de lectures trop stupides, l’on se reportera à l’Unique et sa propriété de Max Stirner (1844), et à la Généalogie de la morale de Nietzsche (1887). Ni l’un ni l’autre ne les reprenait à son compte, ni davantage ne les réfutait, tout en s’y référant explicitement.)
J’aime les poèmes en latin et en vieil allemand des Carmina Buraba que j’ai la chance de comprendre. En vérité, je les comprends pour les avoir déjà lus et en reconnaître sans trop de peine les paroles chantées.
Il est possible que l’Europe entière se fasse ukrainiser. C’est une menace que je vois se dessiner depuis 2014. Pour l’heure, l’Union Européenne n’existe plus déjà ; comme l’Ukraine elle n’est plus que le jouet des États-Unis. Elle se dit unie, bien sûr, plus que jamais, tous ligotés les uns aux autres. Nul ne sait ce que les États-Unis veulent en faire. Les États-Unis ne le savent probablement pas.
Les États-Unis ne peuvent décider grand-chose. Les si mal nommées « élites » des pays occidentaux sont des benêts. Ils ont décidé une guerre contre ce qui me paraît la première puissance militaire, sans s’être assurés de disposer de suffisamment d’armes et de munitions en réserve, ni de la capacité d’en produire rapidement en grand nombre. Comment les militaires ont-ils pu ne pas réagir ? Je pense qu’on les a rassurés en leur promettant qu’une vaste offensive de sanctions économiques allait mettre très vite la Fédération à genoux.
Pour que tous les autres pays s’alignent sur les sanctions, il aurait au moins fallu que les opérations militaires parussent probantes. Ne le parurent-elles pas ? Pendant une courte période, la Fédération tomba dans des pièges, comme à Gastomel, mais le compte n’y était pas.
Les pièges ont tué beaucoup de combattants, mais la junte n’a su en tirer aucun avantage stratégique. Les pièges étaient tramés de réseaux satellitaires principalement civils, ce qui ne facilitait pas leur destruction. Ce fut la preuve que l’Ouest collectif ne manquait pas de petits malins, mais certainement de stratèges.
À partir de là, la Fédération a au contraire montré des capacités stratégiques impressionnantes, déplaçant ses unités sur un front immense avec l’habileté d’un joueur d’échec. La situation aujourd’hui, avant même que les Russes aient utilisé leurs réserves, ressemble beaucoup à un pat.
Ce mois-ci, Emmanuel Todd a publié au Japon un livre à propos de l’affrontement avec la Russie. Il a dû penser qu’en France sa publication aurait été immédiatement enterrée, si elle avait seulement pu paraître. Elle a d’ailleurs été saluée par un silence remarquable. L’on a bien dû cependant en parler un peu, et j’ai depuis entendu plusieurs fois répéter qu’aux États-Unis, avec une population deux fois plus importante, l’on trouvait deux fois moins d’ingénieurs que dans la Fédération de Russie.
Je répète que ce livre n’a presque pas été lu dans le monde atlantique, où l’on n’a eu que deux ou trois brefs entretiens avec l’auteur. Pourtant, ces chiffres simples et faciles à retenir ont frappé les esprits. Voilà qui démasque la vanité de la guerre de propagande et de ses beuglements en cœur, quand une simple information, claire et pertinente, sait s’ouvrir seule son chemin.
Pas question d’étendre le linge dans le jardin, ni seulement sur le balcon ensoleillé. Il gèle immédiatement. Le linge gelé devient cassant comme du verre. Il risque de se briser ; dans tous les cas, les fibres des tissus, sans que ce soit immédiatement visible, deviennent cassantes, fragilisant le linge qui résiste moins alors aux déchirures.
Tous les jours, je ramène du bois, des branches cassées par la neige sur le lit du cours d’eau, et qui l’obstrueront au dégel. Le bois est un excellent moyen de chauffage. Il réchauffe déjà avant même de le brûler quand on le ramasse, quand on le scie, qu’on le fend, qu’on le range.
L’Ouest Collectif a choisi de se démilitariser lui-même, semble-t-il. Il avait fourni une armée conséquente en Ukraine, mais disposant de peu de réserves en armes et en munitions : de quoi tenir quelques semaines, un mois ou deux, le temps pour que la Fédération tombe dans le piège satellitaire et succombe aux sanctions. Depuis, les forces otano-fascistes doivent puiser dans leurs réserves, avec une industrie incapable de les renouveler. Elles doivent dégarnir d’autres fronts pour alimenter celui-ci.
La fédération n’a pas eu à détruire l’industrie européenne sous des tapis de missiles, elle avait déjà été annihilée par les gouvernements européens eux-mêmes. Je ne sais qui y a seulement songé.
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
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