Sint

Jean-Pierre Depetris, juin 2021.

Des hommes et des choses - Bruits de guerre - Si loin - Critique de la tradition -

Table des matières





Des hommes et des choses

Le 29 janvier, mon stylo

J’ai acheté un nouveau stylo. L’encre ne coulait plus avec une fluidité suffisante dans l’ancien. Il commençait à se faire vieux. Les stylos s’encrassent inévitablement avec le temps. Le nouveau glisse comme seul sur le papier ; c’est un plaisir. L’on est prêt à écrire n’importe quoi pour le plaisir, comme je suis en train de le faire.

C’est un Parker. Je suis parvenu à en trouver un a bazar de Dirac. Il est en tout semblable à l’ancien, même forme, même dimensions, si ce n’est que son corps est en plastique noir, avec le même capuchon métallique orné de la flèche caractéristique de la marque. Il est ainsi plus élégant, mais surtout moins froid entre les doigts.

J’achète toujours des Parkers. Comme je l’ai déjà dit, j’écris très vite, mal mais très vite, et les stylos des autres marques ont du mal à alimenter ma plume avec assez d’abondance, même quand ils sont neufs, même quand ils sont chers.

Celui-ci est une entrée de gamme, mais qui me satisfait pleinement, me confirmant ce que j’ai souvent remarqué, que la qualité n’est pas nécessairement en rapport avec le prix.

Le 31 janvier, mouvements assez lents

Les Kurdes de Syrie viennent de reprendre langue avec le gouvernement. C’est une bonne nouvelle. J’ai de la sympathie pour les Kurdes, et c’est ce qu’ils avaient de mieux à faire. Les États-Unis apprécient moins. C’est encore une de leurs défaites hebdomadaires.

Les tensions demeurent encore vives entre la Turquie et le PKK. Je ne comprends pas le PKK depuis longtemps, même si je les connais bien tant ils sont nombreux à Marseille. Je ne comprends pas que des gens qui arborent le portrait de Staline dans leur cuisine à côte de celui de l’imam Hussein, nouent des alliances aussi suspectes, aussi suicidaires avec les États-Unis.

Nul ne sait où cela conduira. Tout bouge vite ces temps-ci dans la région, quoique fort lentement aussi d’une certaine façon. Comme les lents mouvements tectoniques, l’on ne voit rien bouger ; l’on voit ce qui s’est accompli sans le voir s’accomplir. Les tremblements de terre ne sont que de lointaines résultantes.

Je vois reprendre vie la grande Anatolie, cet immense massif, plus grand que les Alpes, est le cœur du monde arabo-persan. Il est tout à la fois arabe et persan, et pas seulement. Il est grec, il est romain, il est hébreux, il est arménien…

Pour l’heure, il est turc politiquement. C’est un formidable défi, car la Turquie politique n’est pas turque ; elle est anatolienne. La plupart des Turcs ne peuplent pas la Turquie, ils habitent le Turkestan, que coupe en deux la frontière chinoise. Tout cela impose au président Recep Tayyip Erdoğan une subtilité quasi métaphysique.

Mais non ! Il ne cherche pas à rétablir l’Empire Ottoman, pas plus que d’autres l’Empire Russe. C’est plus compliqué, plus subtil, et cela pousse les anciens rivaux à s’entendre. Tant pis pour l’Otan qui compte les blindés sur ses doigts avec des projets de maquignons westphaliens.

Les nations d’Asie Centrale ont ceci de particulier qu’elles se chevauchent, et très largement ; l’essentiel d’une nation se trouvant souvent hors des frontières. D’une façon ou d’une autres elles n’ont d’autre choix que de partager leur territoire entre plusieurs nations. Les états et les nations d’Asie Centrales le savent.

Le 2 février, sur la parenté

Ce que j’ai noté l’an dernier sur les rapports de parenté à Dirac me paraît maintenant largement légendaire. Ils sont comme partout ailleurs emportés par les modes de vie contemporains. Les travaux fort intéressants au demeurant d’Emmanuel Todd, négligent cet aspect provisoire. Je pense que ce sont moins ces formes elles-mêmes que leur effondrement, qui a favorisé l’adoption du socialisme ici ou de l’économie de marché là-bas.

Cela revient un peu au même n’est-ce pas ? Pas tout à fait. Je note d’abord que cette remarque nous fait passer de la très longue durée, celle des relations de parenté, à celle d’une révolution rapide. L’on ne peut pas enchaîner de telles évolutions comme si elles étaient d’un même ordre.

Voilà : la famille patrilinéaire favorise le socialisme. C’est probablement vrai si l’on ne s’y arrête pas, cela s’observe, mais le diable est dans les détails. Disons que cette structure de parenté facilite l’acceptation de nationalisation des moyens de production, mais qu’en est-il de leur collectivisation ? Je ne le sais pas. Les propagandes communistes et anti-communistes m’ont déjà assez trompé. Ces mouvements sont rapides et provisoires.

Des changements aussi brefs ne sauraient se stabiliser. Probablement sommes-nous au milieu du gué, et je soupçonne que les si anciennes structures de la parenté ne lui survivront pas longtemps, ni même les diverses et récentes évolutions qu’elles ont inspirées.

Je les crois plus fragiles, plus fugaces, que ne le laisse entendre Todd. Cela est promis encore à de nombreux changements, surtout maintenant qu’État et nation se découplent.

Le 5 février, senteurs

Sinta m’a offert de l’eau de toilette. Elle a trouvé au bazar une eau de toilette Hermès qui a dû lui coûter une petite fortune. On trouve de tout au bazar de Dirac.

Je ne suis pas particulièrement bien disposé envers les parfums de luxe parisiens, mais là, je fus impressionné par l’arôme qui m’a immédiatement séduit, comme il avait charmé Sint.

Il s’harmonise avec les saveurs de tabac que je vape, et de son subtil goût de feuilles de noyer. Cette eau de toilette sent la vieille grange montagnarde ; elle dégage un goût de pin, de bois un peu sec.

Elle donne l’impression que l’on respirerait mieux, que l’on se trouverait en plein air (le petit non du désert). Mon jugement a surpris Sint, mais elle est heureuse que son cadeau me plaise et, à l’évidence, que je ne feigne pas.

Je suis un peu étonné qu’un parfum parisien imite des senteurs de vieilles granges auprès des cimes. Voilà qui est inattendu. J’identifie de nombreux autres arômes, principalement végétaux.

Le petit dépliant en caractères minuscules dans le fond de la boîte évoque des senteurs de cuir. De cuir ? Les cuirs ont tant de senteurs diverses. Une grange ensoleillée dans la montagne, avec des plantes aux larges feuilles près de la source et du bassin de bois. Un noyer tout proche peut-être… Non, c’est la saveur de mon tabac.

Les nez parisiens connaîtraient-ils l’odeur d’une grange en pleine montagne ? Qu’importe, ça me plaît. Dans un froid profond et délicat…, me semble-t-il, qui rendrait son arôme rafraîchissant… J’aime.

Il est viril, précise la notice.

Le 6 février, inerte hostilité

Je suis fatigué. Il y a des jours comme ça, des jours fatigants. Depuis ce matin, tout va de travers. J’ai dû perdre une heure à mettre à jour mon système.

Je dis bien mettre à jour, pas mettre à niveau en passant d’une version à une autre. Mon vieux Lenovo est lent, mais le problème ne venait pas de la mémoire vive ni du processeur, il venait de la connexion. Pourquoi ? Je ne sais pas. Ça n’en finissait plus, comme au temps des premiers modems.

Puis j’ai vu que mon téléphone mobile ne reconnaissait plus sa carte. Assurément, il suffirait de la sortir pour la repositionner. Pas si simple : trouver d’abord un trombone plus fin. Sortie trop vite, elle est tombée sur la table, me forçant à tester plusieurs fois sa bonne position.

Il y a des jours comme ça, je passe sur tout le reste, où les objets paraissent se liguer pour briser l’ardeur de nos résolutions. Je n’ai rien fait, j’avais perdu l’élan.

Tout s’est dénoué au mieux, heureusement. Ça ne se passe pas toujours ainsi, je devrais être content. Je ne le suis pas ; une matinée perdue, où se rompit mainte fois mon entrain : ça fatigue les nerfs.

Je suis fatigué, je n’ai rien fait. Je me suis calmé en regardant glisser les nuages. Que pourrais-je encore écrire d’intéressant dans mon journal ?

Effrayante hostilité des choses inertes ! Auriez-vous donc une âme ?






Bruits de guerre

Le 8 février, tremblement de terre au Levant

J’évoquais un tremblement de terre, et voilà qu’il a eu lieu, précisément dans la région dont je parlais. J’en ai été bouleversé, et même, ne doutant pourtant pas que j’y fus pour rien, un peu culpabilisé. Je ne suis pas comme les États-Unis qui eux, pour se venger de leurs revers, maintiennent les sanctions contre la Syrie ; mais la Turquie envoie de l’aide aux Kurdes par-delà la frontière.

Le 9 février, propagande

Je contemple avec intérêt le lent rétropédalage de la propagande otanienne. Les objectifs sont lentement revus à la baisse. Jusqu’où cela ira-t-il ? Peut-être l’avancée russe est-elle si lente pour laisser à l’ennemi tout le temps nécessaire à réfléchir. Il le leur faut bien.

La propagande instille une peur panique de la guerre si elle éclatait : que ferait la Fédération, que ferait l’Otan, que ferait le reste du monde ? L’Otan ne se dit pas en guerre, mais la Fédération si, et nous voyons bien ce que font les uns et les autres.

Il est étrange que des pays en guerre n’osent l’avouer à leur population, et qu’ils préfèrent les effrayer qu’en appeler aux sentiments patriotiques. Ils ne sont pas près de la gagner.

La propagande de guerre prétend que la Fédération perd plus de combattants qu’elle n’en engage. Elle en a engagés peu depuis l’arrivée des réservistes. Ils se jetteraient « comme à Verdun » en vagues humaines sur les positions fortifiées, dit-on, mais on n’est pas obligé de le croire. Pourquoi le feraient-ils ?

La Fédération n’est pas pressée. Seuls les néo-cosaques wagnériens le sont et les milices du Dombass. L’on a senti des tensions à ce sujet. « Doucement les gars », semble leur dire l’état-major. « Laissez arriver les renforts pour que nous les hachions. »

Le 10 février, Mink

Les chefs de l’Ouest sont des benêts. Ils ont reconnu qu’ils n’avaient pas pris les négociations de Minsk au sérieux, qu’ils s’étaient moqués des Russes et n’avaient cherché qu’à gagner du temps pour se préparer à la guerre. Ils auraient mieux fait de se taire, surtout pour l’avoir préparée si mal ; à peine pour quelques semaines, quand les Russes, eux, étaient fin prêts : armée, industrie, finance, diplomatie…

Vladimir Poutine semblait embarrassé lors de son dernier grand discours, pour plaider sa bonne foi naïve : il toussotait beaucoup, même si l’on peut le juger honnête, trop peut-être pour savoir feindre l’honnêteté. Craignait-il que ses ennemis l’accusent lui-même de s’être servi des négociations pour gagner du temps, ou qu’on le croie lui aussi un peu benêt ? Mais c’était trop tard. En face, l’on avait déjà avoué. Que la Russie se soit bien préparée ne prouvait pas de toute façon qu’il n’aurait préféré un accord.

Le 11 février, le complot

Il en est qui voient des complots partout. Il en existe bien pourtant, et que l’on ne voit pas même quand ils sont éventés : le complot ukrainien.

En quoi consistait-il ? Prendre le contrôle de tous les gouvernements du monde atlantique, et il a quasiment réussi. Qui en sont les cerveaux ? Nuland, Kagan et d’autres dont je ne retiens pas les noms. L’on hésite à leur propos pour parler de cerveaux.

Le 12 février, précision archangélique

Je l’avais déjà remarqué : la guerre fait bien peu de victimes civiles, comparée à toutes les autres. Les Russes s’efforcent férocement d’épargner les populations.

L’on se demande comment cela est possible malgré les obusiers de l’Otan qui visent délibérément les habitants de Doneskt, malgré les débris de missiles et les antimissiles qui tombent à l’ouest au petit bonheur, malgré les bombardements russes massifs sur la ligne de front…

Bien sûr les chiffes sont à prendre avec des pincettes, mais ils viennent du Mossad qui n’a pas de réelles raisons de mentir, et ils donnent un ordre d’idée.

Les armes russes sont d’une précision diabolique, peut-être angélique pour la circonstance : archangélique.

Je n’ai pas beaucoup écrit la semaine dernière. J’ai repris des bribes de conversations, tenues ici où là, pour prendre date principalement.

Le 14 février, bruits de paix

Il n’y a pas un mois, l’Ouest parlait de livrer des blindés lourds, puis des avions de chasse à l’Ukraine pour lui permettre d’envahir les territoires russes fraîchement libérés ; puis l’on a continué à en parler, mais pour aider l’Ukraine à résister aux poussées russes ; enfin l’on a dû admettre que l’Ouest n’en possédait pas assez, et moins encore de munitions.

« Si l’Ukraine ne reçoit pas assez d’armes, elle perdra la guerre ; on doit donc s’empresser de l’armer. Mais si elle ne gagne pas, ce ne sera que prolonger l’agonie de l’Ukraine. On hésite, on tergiverse, et l’on sait maintenant qu’il serait trop tard. D’ailleurs nul ne possède ces armes en quantité suffisante. » L’on en est à peu près là. À mon avis, l’on ne verra pas beaucoup de chars lourds allemands, britanniques, français, étasuniens, avant longtemps en Ukraine.

Il importe de négocier. Mais avec qui ? Avec qui Sergueï Lavrov peut-il ouvrir des négociations ? Je pense que conviendraient mieux des négociations entre militaires. Guérassimov et de bons officiers supérieurs du Pentagone. Nous verrons. Je prends le pari que les opérations ne seront pas interrompues par les négociations, comme au Vietnam, comme en Afghanistan.

L’Ouest restera paralysé tant qu’il ne saura pas quoi faire des conjurés ; le complot est maintenant éventé, mais il demeure en cours.

« Votre eau de toilette sent bon », me dit la femme que je croise dans l’étroite ruelle. Elle a dû me le dire dans la langue locale, que je commence à comprendre un peu maintenant. « Votre parfum personnel », précise-t-elle en arabe, car tout le monde comprend un peu l’arabe ici

Elle n’est pas très jeune et ses cheveux sont tout blancs sous son voile. Elle devait être blonde, et de sa teinte naturelle ne restent maintenant que des éclats d’or. Elle a les yeux bleus, d’un bleu ciel de neige, et un séduisant sourire mélancolique.

Elle marchait lentement, et ses gestes aussi étaient lents. Ils avaient la lenteur et la beauté de ceux d’une magicienne, qui m’avaient laissé étonné. Bloquées, mes réflexions sur la guerre mondiale en cours.

Le 15 février, la guerre aujourd’hui

Les forces prétendument ukrainiennes sont devenues aveugles. Elles ne parviennent plus à cibler les Russes comme elles le faisaient encore avant leur retrait de Kherson, ni à communiquer entre elles avec fluidité.

J’ai entendu dire que le propriétaire de Starlinx leur avait coupé son réseau, jugeant que la vocation de ses installations n’était pas militaire. Nous peinons à le croire. Malgré les apparences, je sais qu’Elon Musk est afro-américain, qu’il est né en Afrique du Sud et en a toujours la nationalité. Qu’il ait un tel pouvoir est cependant peu vraisemblable. D’ailleurs les forces prétendument ukrainiennes étaient déjà aveugles avant qu’il n’en soit question. Selon toute vraisemblance, des ingénieurs russes ont fait preuve d’imagination.

Je ne sais pas exactement ce que les Russes ont trouvé : Nouveau satellite ? Destructions de bornes sur le terrain par des missiles ? Systèmes de détection ? Un peu de tout cela ? Probablement. Le résultat est là.

Cet aspect de la guerre m’intéresse vivement, mais il est celui dont on est le moins informé.

Le 16 février, impressions

J’ai repensé à la femme qui m’avait parlé hier dans l’étroite ruelle. J’y ai repensé en prenant mon eau de toilette.

Elle était belle, cette femme, surtout dans cette ruelle. Le bleu de neige du ciel allait bien à ses yeux, et le blanc de ses chevaux m’avait fait remarquer les premiers bougeons des amandiers. Déjà ? Est-ce possible ?

Cette ruelle est ensoleillée dès le levé du jour, et le soleil levant est le plus profitable à la végétation.

La ruelle lui allait bien, avec sa palissade d’un bois si sec qu’il en était devenu blanc, comme les fleurs d’amandier qui allaient la recouvrir bientôt.

J’espérais la rencontrer encore ce matin en descendant vers les restaurants de bois, avec sa marche lente et sensuelle.






Si loin

Le 18 février, conférence de Munich

« Odessa et les territoires qui l’entourent de Kherson jusqu’à la Transnistrie, les Russes ne sont pas obligés de les prendre par la force pour les libérer », me dit Farzal.

Autour de la haute forteresse de Dirac, là où il habite avec Sariana, les amandiers ne bourgeonnent pas encore. Le soleil s’y lève tôt, mais il doit d’abord pointer de derrière les cimes de l’Actar.

Je pense comme Farzal. Maintenant que l’Ukraine est détruite, il faudra bien songer à la reconstruire, et prendre en charge les populations. La Fédération n’a pas d’intérêt à s’avancer dans les territoires qui sont les débris de l’ancien empire Austro-hongrois, et préférera peut-être en laisser la gestion et la facture à l’Ouest. Au nord-ouest de la Mer Noire, les populations demanderont certainement elles-mêmes leur secours.

L’hiver n’est pas bien froid cette année pour peu que je puisse en juger : ce n’est que la deuxième année que le passe à Dirac.

Nous avons parlé de la conférence de sécurité de Munich qui se tient ces jours-ci, où s’opposent les dirigeants de l’Otan. S’opposent, oui : le complot est éventé, et les chefs de gouvernements ne veulent plus suivre les conjurés.

Cependant, plus personne ne veut suivre les gouvernements ; ils vacillent tous plus ou moins, quelques-uns tombent et se ramassent. Personne ne suit plus personne à l’Ouest, et les conjurés en profitent. Victoria Nuland prêche de plus belle la reconquête de toute l’Ukraine, le renversement du gouvernement russe, le démantèlement de la Fédération, et d’autres folies dont nul ne voit l’ombre d’un fugace espoir du moindre moyen pour y parvenir.

« Pourquoi dit-elle ça ? » demande Sint. « Soit elle y croit, et elle serait crétine à un point que l’on ne peut imaginer ; soit elle ment, et ceux qui l’écoutent devraient être aussi crétins. Alors pourquoi dit-elle cela ? »

« La raison en est évidente », lui répond Sariana. « Elle prépare sa défense. Elle s’apprête à accuser les dirigeants qui ont tant de mal à avouer qu’ils ne la suivent plus, d’avoir abandonné et trahi l’Ukraine dès qu’ils l’oseront. »

« Ça n’a aucun sens », insiste Sint. « Peut-être », reprend Farzal, « mais que peut-elle dire d’autre ? Que le complot dans lequel elle et ses complices les ont tous compromis était un piège mortel ? Et que peuvent répondre ces dirigeants qui s’y sont laissés compromettre ? »

Le 19 février, sur l’attraction des corps

Je repense à la femme apparue dans la ruelle aux palissades blanches. Elle était elles-mêmes tout de blanc vêtue : une robe et un manteau de laine décorés de broderies. Avec son collier de cristal, elle était comme une allégorie de l’hiver, ce que l’Aphrodite de Botticelli était au printemps.

J’ai toujours été attiré par les femmes de mon âge. Quand j’étais enfant, je n’étais attiré que par les petites filles ; puis adolescent, par les adolescentes, et ainsi à vingt ans, trente, quarante.

À quarante ans, j’ai commencé à m’en étonner, et toujours plus en vieillissant. Comment pouvais-je découvrir de la beauté là où je n’en avais jamais vu ?

C’est pratique quand on y songe ; ça simplifie le quotidien. J’imagine ma tristesse si à mon âge, je n’avais d’yeux que pour de jeunes femmes. Je ne dirais pas qu’elles me laissent toujours indifférent, bien sûr ; et si elles pouvaient lire dans mes pensées, beaucoup souvent rougiraient. Non, ce n’est pas cela, c’est que mon imagination n’y trouve pas commodément de prises.

De toute façon, je ne prends jamais ce genre de choses au sérieux. Ceci paraît contradictoire avec ce que j’ai pu écrire par ailleurs. C’est ma raison qui parle ici, et elle n’accorda jamais d’importance à ces pulsions. Elles sont fougueuses et puissantes, mais fugaces. J’ai un caractère trop sérieux pour m’y abandonner.

Au bout d’un certain temps, toute femme devient ennuyeuse, et l’idée d’en avoir une quotidiennement sous la main ne m’a jamais emballé, quoiqu’elle soit de nos jours très partagée dans tous les coins du monde, en ce moment-même où l’idée de faire des enfants s’y dissipe.

Dis-je le contraire de ce que j’ai affirmé ailleurs ? Pourquoi pas ? L’on peut bien dire et se contredire avec la même sincérité. Peut-être n’est qu’à oublier la loi universelle de l’attraction des corps.

Le 20 février, ma suffisance m’agace

Rien ne m’agace plus que ma façon péremptoire d’affirmer ce que je prétends savoir. « Tous ce que je sais est que je ne sais rien. Je ne le dis pas par modestie. Ma seule allusion à Socrate l’atteste. » Voilà ce que je me suis permis d’affirmer ce matin lors de mon cours sur l’édition.

Ma suffisance m’agace. Je dois cacher ainsi combien je me sens perdu si loin en plein cœur de l’Asie. Je me sentais déjà perdu si loin au nord-ouest de la Méditerranée.

La vérité est que je prends des poses. Si je me sentais si perdu, je n’aurais pas le cœur de faire le malin.

Le 21 février, nettoyer la douche

Je suis épuisé ; je viens de nettoyer la douche. Cet exercice est éprouvant, l’on doit s’accroupir, tendre les bras… Je ne le fais jamais.

Sint s’en charge ; mais il n’y a pas de raison, n’est-de pas ? Si, il y en a une : elle y réussit mieux que moi. Elle est plus souple ; c’est la danse orientale.

Le 22 février, un rêve

J’ai fait un rêve curieux. J’étais allé chez Sanpan pour utiliser son ordinateur. Qu’en avais-je besoin, puisque j’en ai déjà deux et une tablette, sans compter celui de Sinti ?

Bon, j’ai donc utilisé l’ordinateur de Sanpan, et lorsque j’ai eu fini, je ne trouvai plus mon travail. Je me suis mis à le chercher partout.

Il arrive fréquemment que l’on ne retrouve plus ce que l’on vient de faire sur un ordinateur. En général, on le retrouve dans les partions du disque dur. Ce n’est pas où je le cherchai, mais à côté ; sur la table, sur d’autres tables, sur d’autres meubles, dans d’autres pièces…

L’appartement devenait immense, et il était toujours plus peuplé : les enfants de Sanpan, ses frères, ses cousins, leurs familles…

Les couloirs, les escaliers prenaient des allures de rues, avec des tables contre les murs où du monde était attablé devant des verres. Je trouvai même une salle de bal avec une billetterie à l’entrée.

« Drôle de rêve », dit Sint. « Tu en comprends le sens ? – Je me sens peut-être un peu perdu si loin de chez moi. »

Le 24 février, rester jeune

Sint marche d’un pas de chasseur alpin que j’ai parfois du mal à tenir. Elle a de bonnes jambes, c’est à cause de la danse orientale. En côte, c’est elle qui a du mal à me suivre. J’ai plus de souffles qu’elle. Marcher ensemble nous aide ainsi à entretenir nos forces et à nous maintenir relativement sveltes.

Tant mieux, j’ai acheté une nouvelle veste rembourrée sans manche, d’une couleur kaki qui s’accommode à la plupart de mes vêtements. Elle est très ajustée, et il ne faudrait pas que je reprenne les deux kilos que j’ai perdus depuis Noël.

– Ça sent le poisson. – Le poisson ? s’étonne Sint.

Oui, la constellation des poissons dans laquelle nous venons d’entrer. L’air y devient comme plus confortable. Il n’est pas plus doux, non. Il est encore frais, mais, c’est cela, plus confortable. La vie paraît plus douce, plus fluide et plus imprévisible.

La veste rouge que j’avais achetée cet automne, je l’avais prise trop grande. Ce genre de vêtement doit se porter plus près du corps, c’est ce que m’a expliqué le vendeur du bazar. La nouvelle veste est comme faite sur mesure ; elle me maintient comme un corset, mais sans rigidité, un corset aérien qui m’invite à me tenir plus droit moi-même, et à élargir mes épaules. Sint n’en tarit pas d’éloges.






Critique de la tradition

Le 28 février, il a neigé dans la nuit

Il a neigé dans la nuit. Il faisait froid. Maintenant tombe une fine pluie, et le temps s’est adouci. L’on ne sait plus où mettre le linge à sécher.

« Tu n’as pas un bureau près de l’université, à côté de la petite gare ? » me demande Leïli, la jeune et sympathique serveuse du restaurant à la terrasse de bois devant le lac. « Il est ici mon bureau », lui ai-je répondu en plaisantant.

« À force de débiter des sornettes, l’Ouest s’est fait sortir du jeu. Il a permis à la Chine de retourner le Conseil de Sécurité de Munich à son profit », venait de m’expliquer Leïli. « Je prends les paris », continue-t-elle, « la Chine va dicter les conditions de la paix. Pour le dire, autrement, à force de vouloir faire de la Chine un complice non assumé de la Fédération, l’Ouest en a fait un arbitre. »

« Les Chinois », dis-je, « comprennent mieux les énoncés performatifs chers à John Austin que les nations anglophones : Quand dire c’est faire, ou, pour prendre le titre original How doing things with words ? Les koans du Tchan nous apprennent combien ils avaient de l’avance. Ils ont vite trouvé la juste posture. »

« Nous avons donc un juge et un plaignant » reprend Leïli ; « il en manque un second. Il ne peut être le président Ukrainien, qui ne saurait négocier pour l’Ouest tout entier. Comment pourrait-il seulement décider du déplacement des ogives nucléaires vers l’ouest ? »

« Il ne saurait être non plus le président des États-Unis, dont on ne sait s’il représente le Gouvernement de l’Union, ou la bande de conjurés qui l’entoure. Que l’Ouest se débrouille, c’est la position de la Fédération et de la Chine. Un bon coup de torchon dans les institutions sera nécessaire. »

« L’Ouest est mis en demeure de cesser d’armer les belligérants. Il ne s’y résoudra pas facilement. En attendant il accuse la Chine de vouloir le faire. Pendant ce temps, la Fédération a presque fini de libérer les territoires russes. Si elle y était pressée, elle le ferait en quelques jours. Elle s’emploie pour le moment à démilitariser l’ennemi méthodiquement. Le choix de la lenteur se comprend à la lumière des autres champs du combat. L’on peut toujours prendre une ville rapidement si l’on a les moyens d’y mettre le prix ; la construction d’un gazoduc, par exemple, ou encore l’institution d’une monnaie commune avec d’autres nations, sont nécessairement plus lentes. La guerre dure pendant que la Fédération renforce sa position mondiale, et que la Chine peaufine sa posture de première puissance », conclut Leïli.

Si l’arrêt des livraisons d’armes est un préalable à un cesser-le-feu, la Fédération dispose de tout son temps.

Le premier mars, les énoncés performatifs

Si vous dites « belote » en déposant la dame et le roi d’atout, vous gagnez trente points ; du moins si vous jouez à la belote et si vous possédez bien ces deux cartes. Si vous dites « je vous unis par les liens du mariage », ça marche aussi si vous en avez l’autorité et si vous êtes dans la situation nécessaire. Ce sont les derniers détails qui échappent souvent aux étasuniens à propos des énoncés performatifs. Ils supposent qu’au besoin déposer un revolver sur la table peut y suffire.

L’on se souvient de la célèbre phrase d’un conseiller de Georges W. Bush qui donne une idée de comment on conçoit les énoncés performatifs aux États-Unis : « Nous sommes un empire maintenant et quand nous agissons nous créons notre propre réalité. »

Le 2 mars, profondeurs de l’histoire

Je connais bien l’histoire de la Civilisation Occidentale Moderne. Je connais ses dates clés ; mais je connais mal celle des autres. Il en résulte que je ne connais pas si bien en fin de compte l’histoire de l’Occident.

L’histoire que je connais au sein de cet Occident, de l’Europe Occidentale précisément, n’est que sa partie émergée : celle où elle se confond avec les autres civilisations plonge, quand l’Occident moderne apparaît, dans les abysses de la Sonde et de l’Océan Indien. Oui, je sens que cette histoire est enfouie dans les grandes fosses océaniques.

J’espérais m’instruire davantage ici. Il est vrai qu’ici même je suis aux antipodes des abysses, dans les contreforts des massifs d’Asie Centrale.

Le grand empire khmer a disparu entièrement, digéré par la jungle. Le plus intéressant, ce serait de connaître les interactions entre toutes ces histoires. Je n’ai jamais cru aux traditions, nous sommes tellement métissés ; puis nous tranchons les liens dans le vif.

Le 5 mars, les lumières de l’Orient

Les cultures sont poreuses, et c’est bien naturel si l’on réfléchit un peu. Qu’est-ce en réalité qu’une culture ? Pensons à des sauvages isolés dans un coin perdu du monde. Dira-t-on qu’ils n’ont pas de culture ? Bien sûr qu’ils en ont une, et qui en vaut bien une autre. Les dira-t-on cultivés ? Non, ce n’est pas le sens que l’on donne à ce mot.

Qu’entendons-nous quand nous disons d’un homme qu’il est cultivé ? Nous disons seulement qu’il n’est pas savant qu’en la sienne. Sinon nous disons qu’il est un idiot, et c’est le sens littéral de ce mot.

Dans l’Europe de l’Ouest, on a commencé à dire qu’un homme était cultivé quand il ne connaissait pas seulement la Bible, les prophètes et les Pères de l’Église, et qu’il était aussi instruit dans les lettres gréco-latines. L’on n’est cultivé qu’en pensant le mot « culture » au pluriel.

Les docteurs ont bien tenté d’unifier ce pluriel, d’en faire une scolastique, mais c’était du raccommodage sans fin. Thomas d’Aquin a relu Aristote à travers Averroès. Il en a critiqué et retaillé cette lecture pour la faire entrer dans le cadre de sa scolastique. En face, les oulémas s’y évertuaient aussi, comme l’avait entrepris Averroès en relisant Aristote à travers Avicenne.

Par cela, on voit bien que la posture du Sulh-e-Kul constituait un tournant décisif.

C’est toute la question de la querelle entre Roger Caillois et Claude Levi Strauss : ce n’est pas que la culture chinoise serait intrinsèquement supérieure à celle des Trobriandais ; c’est que cette dernière se réduit à peu près à elle-même, alors que la première est une extraordinaire construction qui a récolté et semé dans le monde entier.

Le 6 mars, la science moderne

« La Chine a beaucoup semé », me dit Sinta, « et l’Occident Moderne a beaucoup récolté. » Sa remarque me laisse songeur : « Je n’en sais rien. Il a surtout semé la méthode scientifique moderne. Ce n’est qu’un principe assez simple finalement : généralisation de l’inférence mathématique et systématisation de l’expérience ; mais qui a une puissance heuristique étonnante. »

« Il a surtout semé la technologie », me renvoie Sinta.

« Ce n’est pas négligeable si l’on ne confond pas la technologie avec la production d’objets technologiques. »

Il me semble qu’à mon tour, je rends Sint songeuse : « Factuellement », conclut-elle, « la technologie est aujourd’hui l’ensemble des connaissances utiles à la généralisation de la production salariée et à la privatisation des moyens de production et du travail intellectuel, et leur soumission à la domination totalitaire d’une petite caste cleptocrate et totalitaire. »

« Je suis d’accord. »

Le 7 mars, à propos de moi

Nous n’avons pas d’identité. Le plus souvent, nous répondons seulement à celle que l’on nous donne.

Nous répondons par politesse, pour couper court, pour ne pas faire d’histoires ; mais nous n’y sommes pas autant obligés que nous le croyions la plupart du temps.

Les Dirakïns sont peu contraignants pour ce qui est de répondre à l’identité qu’ils nous prêtent. D’ailleurs il n’y a pas de carte d’identité à Dirac.




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© Jean-Pierre Depétris, juin 2021

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Adresse de l’original : http://jdepetris.free.fr/Livres/sint/




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