Jean-Pierre Depetris, juin 2021.
Dégel - Goûts de printemps - Fondations sans fondements - Chez les humains - Suite
Les retraités m’ennuient. Ces gens n’ont pas d’heure. Si vous échangez quelques mots au café, l’on ne vous quitte plus. Si vous ne vous dérobez pas assez vite, un autre se joint au premier. Vous n’en finissez plus.
« Tu n’as pourtant pas tant à faire », me dit Sinta. « Et tu passes trop de temps à préparer tes cours. »
« Je recherche une certaine perfection. » Ma réponse la fait rire. « Qu’en as-tu à faire ? Que tu les prépares consciencieusement, c’est louable, mais quelle folie de chercher la perfection. Si seulement tu envisageais de les éditer. »
« Éditer laisse tout le temps de parfaire. Les cours ne se rattrapent pas. – Au contraire, chacun s’améliore quand on recommence. – Ce n’est alors plus le même, mais un autre, ailleurs, plus tard… Chacun est unique et doit tendre à la perfection de l’éternité. »
« L’éternité ? – L’éternité de l’instant. »
Nous rions. Sint et moi disons souvent n’importe quoi, par jeu, comme pour tester la consistance d’énoncés irréfléchis.
Soixante-dix ans aujourd’hui. J’en suis étonné. Comment le temps a-t-il pu me filer ainsi entre les doigts.
Le plafond des nuages est bien haut, que parfois quelques rayons parviennent à percer donnant l’impression qu’une pâle lumière vous enveloppe. Le temps me donne un peu de vague à l’âme. Il fait bon dans le jardin du Palais de Justice où Sinta m’a quitté.
Le bon soleil d’un printemps précoce est en train de se cacher maintenant que je me suis assis à une terrasse pour lui.
Comment trouver encore toujours à dire dans ces pages ? Honnêtement, n’ai-je pas déjà écrit tout ce que je pouvais dire, et davantage ?
Le plus intéressant à mes yeux, ce sont ces différences que l’on ne voit pas distinctement, ce qui semble ne pas bouger mais se modifie subrepticement.
Ce sont des détails difficiles à remarquer, car leur intérêt se dessine après coup ; quand il serait trop tard pour les noter à la volée. Qu’est-ce qui aujourd’hui, en cet instant semblerait important ? Cela le sera-t-il encore un peu plus tard ?
C’est ainsi généralement que l’on change d’époque, par un déplacement du sens de l’importance.
Ce sont des changements lents, mais des déplacements nécessairement plus rapides. C’est ainsi que tout change.
La veille du jour où Hiroshima fut bombardé, ce jour précédent, n’était pas intrinsèquement la veille ; il n’était à ce moment-là le jour précédent de rien du tout. Il ne devint proprement la veille que le lendemain.
Comment attraper cela au vol ? … S’il y a seulement un intérêt à la faire ?
Ce jour d’été de 1789 où Louis Capet put écrire dans son journal : « Rien ».
On évoque souvent la fanatisation du peuple allemand quand le Reich menait sa résistance désespérée contre l’avancée des alliés. Mes découvertes de fragments de presse de l’époque ou d’actualités cinématographiques m’ont convaincu du contraire. Il me semble plutôt que le peuple allemand n’y croyait pas, ne croyait pas que l’Allemagne se trouvât dans une situation aussi critique ; qu’il ne pouvait tout simplement pas croire la vérité. Une victoire des grossiers et brutaux cosaques et des rustiques cow-boys du Far West ? Insensé.
Il semblait voir dans les défaites répétées, les bombardements destructeurs, une sorte de ratée de l’Histoire qui allait se corriger d’elle-même, et cela semble avoir duré longtemps. Les peuples du Reich étaient confrontés à l’incroyable, à l’impensable, sans que la propagande ni la fanatisation n’y fussent pour beaucoup.
Les chefs de l’État-major et de l’industrie savaient l’effondrement de l’armée, la déroute de la production et le tarissement des matières premières. Ils étaient les seuls.
C’est exactement la situation de l’Europe actuelle, maintenant alliée, et même vassale, des États-unis et de la Grande-Bretagne. La réalité est impensable, incroyable.
Je me suis assoupi en regardant la dernière chronique d’Alex Christophoru. Je le voyais déambuler dans les rues d’Athènes, et je l’entendais toujours distinctement ; et je voyais en même temps une jeune fille pleurer.
Elle ne me rappelait personne de particulier, je ne la connaissais pas. Elle n’était pas précisément quelque part, ni à Athènes ni où que ce soit, sans aucun rapport évident avec les analyses pertinentes et sarcastiques de Christophoru.
Sa peine me touchait profondément. Elle était là, sous mes yeux, mais hors de toute portée. Et Chistophoru parlait, et le jeune fille pleurait sans aucun lien explicite. Les rêves ne font pas dans l’explicite.
Elle était jeune, vêtue avec élégance ; une étudiante apparemment, en commerce probablement, et sa peine m’accablait, comme mon impuissance à y pouvoir quoi que ce fût.
Je continuais à entendre distinctement Christophoru et à comprendre ses propos. Ce fut bref, ce fut fugace avant que je ne me rende compte que je m’endormais. Je me retrouvai dans les lueurs de fin d’après-midi illuminant la pièce d’une enveloppante lumière d’or pâle.
Christophoru parlait toujours en traversant un parc. Qu’avait-il dit ? Ce n’est qu’en me réveillant tout à fait que ce que je venais de suivre et qu’il me paraissait avoir compris s’effaça comme de la craie sur un tableau noir.
Quel rapport cela avait-il avec les chaudes larmes de la jeune étudiante de commerce à quoi se réduisait tout ce que j’avais suivi ?
Une petite place avec une fontaine. J’y suis déjà passé sans m’arrêter. Une librairie y propose quatre tables et du café, du thé, des sucreries. Je n’y ai pas résisté.
La place a une vue dégagée sur le boulevard, large quoique plutôt désert, qui grimpe vers la forteresse, et un autre, formant un angle d’environ cent-vingt degrés, qui descend vers le centre-ville sous un tunnel d’arbres bourgeonnants à peine. J’aime les vues dégagées.
En 2008, personne, moi le premier, ne songeait à rapprocher la crise en Géorgie avec l’effondrement des prêts hypothécaires et la panique bancaire qui ont suivi. Aujourd’hui, il en va tout autrement entre l’écrasement de l’armée ukrainienne autour d’Artiomovsk et la faillite des banques occidentales. L’on ne retient pas les noms des multiples localités dont s’emparent les cosaques de Wagner chaque jour, mais ceux des banques qui tombent les unes après les autres, comme si elles-mêmes étaient les véritables cibles des attaques par les troupes d’assaut. C’est ce qui aujourd’hui s’impose à l’esprit.
Le temps est printanier. On en est surpris de voir la neige encore si proche sur les flancs des montagnes.
Combien le monde a changé depuis que je suis ici. Il me semble méconnaissable.
Ce n’est pas le monde de tous les jours tel que je le vis ici, qui est différent. Au contraire, il me rappelle étonnamment là où j’ai toujours vécu. Il me le rappelle même tel que je l’ai toujours connu plus que tel qu’il commençait à devenir.
C’est le monde en grand qui a changé, le monde mondial, depuis que je suis arrivé.
Après-demain, trois cents millions de personnes s’apprêteront à fêter la veille de Norouz.
– La Cour Criminelle Internationale m’a plaisamment rappelé les facéties des Monty Python.
– Un mandat d’arrêt contre le président de la Fédération est une initiative cocasse en effet, mais n’en néglige pas les conséquences.
– Les quelles ?
– Il n’a aucune légitimité juridique certes, et seuls les dirigeants Européens sont tenus de le prendre au sérieux. Il va donc compliquer leur faculté de négocier au moment-même où ils en ont un besoin crucial.
Sinta a raison, l’Europe s’exclut du jeu diplomatique au moment le plus critique ; et c’est ce même moment qu’a choisi le président Biden pour rejeter le plan de paix chinois, plongeant des deux pieds dans le piège tendu.
La Chine se place en arbitre et en défenseur du droit international. Les États-unis lui cèdent ainsi la place pour prendre celle de belligérants, s’opposant de front, à la place du pouvoir ukrainien, au plan de paix qui ne leur était pas proposé.
La mode masculine à Dirac s’affirme plus encore que l’an dernier dans des motifs calligraphiques colorés : des tricots de coton imprimés aux teintes printanières qui offrent de la lecture ; des floraisons de lettres. De longs chèches jetés autour du col offrent encore d’autres possibilités d’en multiplier les effets de couleurs et de sens.
Dirac est un monde reposant. Le plus apaisant, et que l’on ne remarque pas tout de suite, est l’absence d’enseignes lumineuses, voire clignotantes, notamment en plein jour, ainsi que de la plupart des sollicitations de l’attention, lumineuses ou sonores, fortement énergivores, terriblement agaçantes surtout, et funestes pour la concentration.
Bien sûr, comme ailleurs dans le monde, les affiches sur papier, les vitrines, sollicitent les regards. L’on voit bien alors combien elles sont en comparaison peu absorbantes pour l’attention.
Comme ailleurs dans le monde, les ordinateurs de poche sont sollicités. L’on en fait un large usage, mais si l’on y prend garde, peut-être moins compulsif qu’ailleurs, en partie probablement à cause de ce qui précède. Il semble en conséquence que la plupart des gens soient capables de suivre le fil d’une idée pendant une période raisonnable, ou encore une conversation.
– Un déca ? m’interroge Leili.
Un décaféiné ? Ai-je bien commandé un déca ? Je l’interroge et m’interroge moi-même. Je ne prends jamais de déca.
Oui, c’est une bonne idée, j’ai déjà bu trop de cafés depuis ce matin. Ce qui me surprend, c’est que cette idée n’avait pas surgi dans ma conscience. Elle est pourtant la mienne puisque je l’ai énoncée et que je l’approuve.
Il est curieux de voir comment parfois nos idées nous viennent. « Automatiquement » dirait Breton, « machinalement » dirait James, et pourtant grammaticalement articulées.
Mon exemple est simple, mais il m’est arrivé d’articuler des idées bien plus complexes avant de les avoir proprement pensées, m’imposant quelquefois de solides réflexions pour bien les comprendre, et n’étant au fond pas du tout sûr qu’elles fussent justes.
Je crois bien être le premier à avouer une telle chose, et j’en suis finalement surpris car elle me semble des plus naturelles. Si ce n’est pas ainsi que nos pensées nous viennent, alors comment naissent-elles ?
Parfois, vous ne devez pas vous y tromper, c’est simplement la langue qui parle à votre place. Des pensées vous viennent seulement parce que des us grammaticaux leur ont tracé le chemin. En principe vous ne vous y trompez pas, vous voyez vite qu’elles ne sont pas les vôtres ; parfois non, surtout si votre attention est perpétuellement déroutée par des sollicitations diverses.
Les mots n’ont pas que des dénotations, ils ont aussi des connotations. Les mots affinent leur sens selon ceux qui les accompagnent, c’est un caractère essentiel des lexiques, mais ils devancent ainsi parfois de loin vos idées. C’est pourquoi une certaine attention soutenue reste nécessaire, même pour laisser divaguer votre esprit ; sinon vous finissez par vous retrouver bien loin de vous-mêmes.
C’est pourquoi celui qui est davantage rompu à la plume qu’à la parole ressasse plus volontiers les phrases qui lui viennent, et bredouille même dans sa tête. C’est pourquoi je passe un temps trop considérable à préparer mes cours, mais ce n’est pas pour me déplaire, c’est comme un jeu, un jeu passionnant.
L’Ouest collectif croit qu’il a poussé la Russie dans les bras de la Chine. En réalité c’est le glissement de terrain dans la vallée des Trois Gorges qui a poussé les deux pays dans les bras l’un de l’autre. Les Russes avaient dépêché un nombre considérable de matériels et de sauveteurs au point qu’on aurait pu croire que la catastrophe se fût passée chez eux. Avec cela, les équipes des deux pays semblaient coopérer parfaitement, aussi bien entre elles qu’avec la population et les autorités locales. J’avais lu à l’époque des articles dont le Quotidien du Peuple s’était fait l’écho.
J’ai connu plusieurs occasions de travailler avec des Russes et avec des Chinois, et je n’en étais pas autrement surpris. Pour ces gens, il existe toujours une solution. Sur un chantier, il y a toujours des avaries, des malfaçons ; ils ont un art achevé de trouver des solutions, et qui étaient toujours, selon la formule consacrée, « gagnant-gagnant ». Pas question de se défausser sur un partenaire, mais, comme un réflexe, résoudre le problème au profit de tous. Ce fut toujours pour moi un plaisir de travailler avec eux ; comme c’en était un encore de violenter la langue de Shakespeare autour d’un thé au réfectoire pour se conter des anecdotes savoureuses.
C’est à partir de ce moment-là je crois que la relation entre les deux peuples s’est fortement réchauffée, et que j’ai commencé à lire des échanges d’articles écrits par des intellectuels russes et chinois dans les journaux des deux pays, évoquant de nouvelles vision de la vie et du monde.
Bien sûr les intérêts stratégiques, économiques, énergétiques, technologiques…, je ne le nierais pas, ont leur importance, mais à eux seuls ils ne suffiraient pas.
Les jeunes gens font ici de choses un peu folles. Pendant le dégel, ils sautent sur des plaques de glace que les rivières emportent, et ils se laissent dériver par le courant.
C’est dangereux, bien que l’on m’ait assuré que des accidents mortels y soient rares. C’est un peu comme reste dans mes souvenirs la Feria à Arles, où les jeunes gens couraient en excitant les taureaux quand ils étaient lâchés dans la ville.
C’était impressionnant mais ceux qui se livraient à ces jeux étaient suffisamment à leur affaire et auraient su secourir celui qui, tombé à terre, aurait été pris à partie par un animal furieux.
À Dirac aussi, l’on saurait secourir celui qui serait tombé à l’eau et risquerait d’avoir le crâne fracassé par une plaque de glace ou un rocher contre lequel le courant le projetterait. C’est bien dangereux tout de même, mais la jeunesse de Dirac aime goûter à ces frissons, et se griser d’adrénaline au point de ne plus ressentir les éclaboussures glacées.
La saison commence dans la plaine après les derniers ponts au sortir de la ville, et se poursuit au fil du dégel, jusqu’aux scieries en remontant la Garous.
Mon journal laisserait croire que notre séminaire soit au point mort, et qu’il ait cessé de m’intéresser. Il n’en est rien. Je rencontre régulièrement mes collègues, Shimoun, Sharif, Sanpan, et Licos qui lui a été associé et dont nous apprécions tous les lumières sur l’épistémologie des mathématiques.
Nous publions nos travaux en ligne, et les vidéos des rencontres publiques. Voilà pourquoi je n’ai pas éprouvé le besoin d’en rendre compte dans mon journal.
Whu m’a écrit à propos de ma dernière intervention sur le forum du séminaire. En fait elle m’a répondu sur le forum lui-même, mais d’une façon très personnelle : « Dear JP, it’s always fabulous to read your posts… »
Je parlais bien sûr de mes remarques sur le déca que j’avais commandé l’autre matin dans le restaurant près du lac. « Je suis admirative », précisait-elle, « de ta tournure d’esprit qui retient son attention sur les événements minuscules de la vie quotidienne pour les soumettre à la question. »
Elle trouvait significatif, comme je l’avais noté dans mon journal, que personne ne paraissait avoir fait déjà une telle remarque. C’est sur cet aspect que la discussion était devenu bien vite la plus serrée.
Whu m’avait aussi envoyé le soir-même un courriel. Il m’était adressé, mais n’avait rien de plus personnel que ses posts sur le forum, au contraire. Elle me reprenait sur ce que j’avais noté dans mon journal à propos du prétendu plan de paix chinois. « Il n’existe pas proprement un tel plan », m’expliquait-elle, « seulement les grandes lignes de ce qui constituerait les préalables à une relation apaisée dans le sous-continent européen. »
« Comme tu l’as plusieurs fois relevé avec perspicacité, un plan de paix supposerait que l’on s’entende sur qui est en guerre et contre qui, et de quelle guerre il s’agit. Il est clair que pour l’heure ni la Maison Blanche, ni le parlement européen ni les gouvernements du sous-continent, et moins encore la junte de Kiev, ne font des interlocuteurs crédibles ni acceptables. L’Ouest collectif ? Quel numéro doit-on appeler ? »
« Peu de gens lisent Giorgio Agamben. Ils ont certainement tort mais on peut les comprendre. Est-il bien utile d’aller chercher dans la patristique occidentale les fondements de la pensée politique moderne ? »
« J’imagine que si je croyais à l’ordre mondial comme aux saints sacrements, c’est ce que je ferais, » dis-je. Shimoun qui est un puits de science s’est mis en tête de m’introduire à la lecture d’Agamben. « J’imagine que si je partageais de telles croyances, remonter jusqu’à leurs sources conduirait à les démasquer et me mettrait dans une position embarrassante », conclut-il.
« Agamben est un philosophe embarrassant », continue Shimoun. « Ces fondements dont il fait l’archéologie, ou plutôt la généalogie, sont un violent déni de la Modernité Occidentale. »
« En effet, qu’importe la table si l’on fait table rase. » Shimoun a tout à fait raison : l’Ouest Collectif est en opposition radicale à l’Occident Moderne. L’expression plaisamment imagée d’Emmanuel Todd me vient à l’esprit : « catholiques zombies ». L’authentique modernité s’était installée à Moscou puis à Pékin. (Pourquoi pas à Nankin et à Ekaterinbourg est une question à laisser tranquillement reposer dans un coin de son cerveau.)
Shimoun habite lui aussi quelque part entre l’université et le lac au bord de la rivière. Il s’installe le plus souvent dans le dernier restaurant de bois. Qu’il y en ait trois nous permet plus aisément de nous y rejoindre ou de nous isoler. Je l’ai retrouvé aujourd’hui dans son repaire. Il y fait un peu plus frais.
« Rien ne change du jour au lendemain, et la modernité est restée embrumée de la vieilles métaphysiques ; mais le Marxisme s’en est fait un remède radical. Les anges et la trinité peuvent bien hanter le grenier, tout repose sur des infrastructures bien plus solides. »
« Je comprends, la modernité s’était solidement implantée dans l’Eurasie, et elle aurait aussi bien pu le faire en Iran ; mais les Iraniens ont préféré, rejetant la patristique du Saint Empire déguisée en droit constitutionnel contemporain, aussi bien que la moderne table rase, faire leur propre généalogie de la métaphysique arabe », reprends-je. « Je dis bien arabe, non pas dans le sens national mais linguistique. »
Tout ceci explique l’attrait particulier de Foucault pour la République Islamique. Il était bien inouï d’appeler les docteurs pour faire la généalogie de l’Islam. Pour le monde atlantique, c’était l’horreur absolue. Pour moi, ce fut une perspective inattendue. Elle rompait avec le rôle purement réactionnaire qui avait contaminé l’Islam notamment en Indonésie, et ouvrait une perspective moins désespérée que tenter les conciliations que l’on avait connues en Afrique et en Asie. De là à demander aux Oulémas de se faire un conseil constitutionnel de la république, c’était dur à avaler, mais une voie était ouverte.
« Je t’entends », me répond Shimoun ; « mais une question demeure : s’agit-il pour nous de revenir aux traditions ou de secouer nos rêves de nos cheveux ? »
« N’oublie pas », avait insisté Shimoun, « que ce qu’exhume Agamben dans ses généalogies n’est pas dans le passé. Elles ne ramènent rien au jour qui aurait été perdu dans le passé, mais perdu dans le présent. »
Toute philosophie, toute vision du monde, dort tranquillement pliée dans la langue. Je notais l’autre jour, dans mon journal puis dans le forum, que la langue parle parfois à votre place. C’est justement ce qui a conduit Shimoun à m’entraîner dans la lecture d’Agamben.
Il regarde volontiers le monde par le grand angle, contrairement à moi qui emploie plus volontiers la macro.
J’en ai un peu marre des fêtes, le Noruz, le Ramadan. Elles nous donnent de bonnes occasions de nous voir et de bavarder, plutôt que d’échanger sur le forum. Celui-ci a cependant des avantages sur la parole ; il l’épure. Il est si facile de manipuler le texte et ses incises que la pensée en est accélérée tout en conservant la rigueur de l’écrit.
La Chine non plus n’a pu faire l’économie de ruminer le confucianisme. Je l’avais observé avec curiosité, n’y comprenant strictement rien à l’époque où s’était élevée une hostilité contre lui ; mais les temps ont changé. La cérémonie des Jeux Olympiques en 2008 l’a figuré avec pertinence.
J’ai des affinités particulières avec la Chine, et avec sa poétique où j’ai tant puisé. J’aime son « ciel » qui n’est pas peuplé d’entités mystérieuses, de puissances angéliques et archangéliques hiérarchisées ; sa « terre », plus étendue que profonde. Je me sens bien dans la culture chinoise, pour un peu, je dirais que je m’y sens chez moi.
En Chine, le monde n’obéit pas à des lois. Les philosophes y ont démontré l’absurdité de cette bizarrerie occidentale. Le monde incréé n’obéit à rien du tout. Il n’y a pas proprement de lois en Chine, plutôt des mesures et des proportions. Elles sont évidemment inspirées par la nature et formulées par l’homme lui-même.
Ce qui y tient lieu de pouvoir, de gouvernement, serait plutôt comme un bureau d’enregistrement des unités et des mesures, notamment de la musique, le plus important, comme ne l’aurait pas réfuté Pythagore, le plus chinois des Grecs.
Les Chinois ne se sont jamais soucié que leurs lois fussent mauvaises. L’on se disait qu’elles décourageaient ainsi de chercher le règlement des différents dans les tribunaux. Le droit musulman n’était pas si différent malgré ce à quoi l’on se serait attendu, malgré les hiérarchies d’anges et d’archanges réparties dans les échelons des cieux.
Le droit musulman divise d’abord les choses en deux : l’interdit et l’obligatoire. Entre eux, se trouve le licite, ce qui n’est ni interdit ni obligatoire. Plus la part du licite est étendue, et celles de l’interdit et de l’obligatoire, réduites, mieux c’est.
Parmi le licite, l’on a le louable et l’on a le blâmable. Les actes louables sont approuvés de tous, mais ceux qui s’en abstiennent ne sont pas punis. Les actes blâmables sont réprouvés par tous, mais ceux qui s’y livrent ne le sont pas non plus. C’est le domaine du licite, et l’idée est qu’il soit le plus étendu possible.
Naturellement, les lois musulmanes (j’entends le droit positif) sont aussi mauvaises que celles des autres civilisations, et elles ouvrent autant de champ à l’hypocrisie, au sophisme et à la casuistique ; du moins y en a-t-il peu et il est plus facile de s’y retrouver que dans les réglementations européennes, encourageant aussi à chercher des solutions techniques plutôt que procédurales.
Voilà de quoi alimenter nos prochaines conversations, Shimoun et moi. Il m’a déjà parlé de François Julien, dont le travail ne m’est depuis longtemps plus inconnu.
Quotidiennement de nouveaux traités commerciaux consacrent des échanges en yuans, en roubles, en monnaies locales plutôt qu’en dollars. La part de celui-ci sur le marché mondial reste forte, mais ce n’est pas le plus important. Les trous qui la grignotent s’élargissent lentement, et il devient plus difficile de les mesurer pour la banque des États-Unis ; mais n’est pas encore le plus important.
L’important est qualitatif : passer du contrôle de la totalité des marchés à une part seulement, c’est cela l’important. Cela suffit pour faire de la dette des États-Unis une vraie dette, de celles que l’on doit finir par payer. Certains, optimistes, disent que le système économique de l’Ouest sauvage en a encore pour trente ans ; d’autres, plus réalistes, une dizaine d’années. La question est, à quoi faire. En matière de finance, les anticipations jouent un grand rôle. On dirait avec autant de raison que le système est déjà mort.
L’Ouest sauvage n’a rien vu venir. La Fédération de Russie non plus, ni le reste du monde. La Fédération est la principale bénéficiaire de la situation, mais elle n’y est pour rien. Les mesures brouillonnes de l’Ouest l’ont entièrement provoquée ; et cela, personne ne pouvait le prévoir.
Depuis tout s’accélère. D’excellentes raisons apparaissent pour que les anciens ennemis se réconcilient, et que les anciens vassaux de l’Empire lui tournent le dos. Voilà qu’aujourd’hui-même l’Arabie des Saoud abandonne le navire pour se rapprocher du Traité de Shanghai. Suprême ironie : un premier avril.
Farzal et Sariana sont venus dîner. Le feu ronronne dans la cheminée. Il n’est pas encore temps de s’en passer.
« La stratégie nucléaire », nous explique Sariana, « ne consiste certainement pas à utiliser l’arme atomique. Elle consiste à maintenir l’équilibre, décourageant chaque camp de frapper sans risquer une catastrophe réciproque ; dans le meilleur des cas, d’obtenir une supériorité suffisante pour convaincre l’adversaire qu’il risque une frappe qui le décapiterait l’empêchant de riposter. »
« Là encore », reprend Farzal, « il suffit que l’adversaire le croie, sans qu’il soit nécessaire de mettre la menace à exécution. C’est là où nous en sommes. La Fédération domine l’Otan, mais a-t-elle les pouvoirs d’une frappe qui la décapite ? Ce n’est pas sûr, mais ce n’est pas impossible. Comment s’en assurer si le principe consiste précisément à ne pas utiliser l’arme atomique ? Comment la Fédération peut-elle en convaincre l’Otan ? À partir de quel moment la probabilité obtient-elle le même résultat qu’une certitude ? »
« Il est donc extrêmement improbable que l’arme nucléaire soit employée par les États-unis, même pour faire face à un danger existentiel », conclut Sariana. « Quant à la Fédération, elle n’a qu’à poursuivre sa stratégie : renforcer ses moyens sans les utiliser, comme nous venons de vous l’expliquer. »
Il fait encore frais. Comme on dit chez moi : en avril ne te découvre pas d’un fil. C’est malheureusement ce que j’ai fait. J’ai ressorti mes pantalons de printemps en coton plus léger, et j’ai froid aux genoux quand je m’assoie dehors.
Un peu de neige est tombée, saupoudrant les toits et les trottoirs de Dirac. Elle ne tiendra pas longtemps quand le soleil ressortira.
Les choucas ont une réelle élégance, et le blanc visible de leurs yeux qui révèle où leur regard se déplace, leur donne une touche d’intelligence surprenante. Leur costume noir et leur plastron blanc auxquels ne manquerait plus qu’une cravate ne les rendent pas fiers.
Rien à voir avec les pigeons qui s’oublient sur les tables des buvettes. Prenez un pigeon, ignorez le bec et les plumes, vous avez une sorte de rat. L’on en trouve chez moi par dizaines, qui ne donnent aucune envie de déjeuner dans un parc. Rien à voir avec ces maîtres d’hôtel aussi inutiles qu’accueillants que sont les choucas de Dirac.
J’ai commandé un couscous devant l’étang du Palais de Justice. Le soleil s’est adouci.
Depuis que j’ai changé mes lunettes, j’écris nettement moins gros. L’an dernier à la même saison, un cahier manuscrit contenait un chapitre tapuscrit. Maintenant il en contient deux.
Depuis longtemps, je ne rêvais plus, du moins je ne me souvenais plus de mes rêves. Rêver me manquait.
Dans mon rêve de la dernière nuit, je circulais avec Sint dans une ville à la campagne. En fait, il n’y avait pas de ville, seulement la campagne, et particulièrement accidentée, sinon quelques bribes de murs détruits, des briques à peine visibles sous les ronces, beaucoup d’arbres, des rochers abrupts. Pas de ville donc, mais des passants, des commerces, dont surtout des librairies, des cafés, des galeries. Je ne m’interrogeais pas, ne me demandais pas comment des livres étaient conservés en bon état sur des étagères de planches clouées entre deux troncs, offerts aux intempéries.
Sint m’avait devancé, et je me retrouvais au bord d’une petite falaise, me demandant par où je pourrais poursuivre ma route. J’avais suivi ce qu’il restait d’un escalier qui me conduisait devant le vide. Il me suffit de me pencher sur ma gauche pour voir un étroit sentier herbu et raide qui descendait sur la clairière. Je sautais de la plateforme de pierre et je le dévalai en courant, me laissant emporter par ma masse. Au dernier virage, je m’accrochai à une branche souple qui plia en m’accompagnant pour sauter dans la clairière.
La clairière était pentue elle aussi et je me dirigeai vers Sint qui consultait des livres sur une étagère entre deux troncs en interrogeant la vendeuse. Je marchais vite, je courrais presque en pliant les genoux sur l’herbe dense et les cailloux, parmi des passants.
J’aime rêver, et j’aime me souvenir de mes rêves. Ils me réveillent à une réalité plus vive. Si l’on veut, c’est la vie diurne qui en est rendue plus réelle : l’herbe et les cailloux qui roulaient sous mes bottes.
La vie ne serait-elle pas moins intensément réelle si l’on ne la rêvait pas ?
« Les nations n’ont pas d’amis, aime-t-on dire dans l’Ouest sauvage, elles n’ont que des intérêts. Les nations occidentales nous prouvent pourtant immédiatement le contraire, faisant fi de leurs intérêts les plus évidents, pour leurs amis d’Amérique. Est-on bien sûr pourtant que le premier des intérêts ne soit pas d’avoir de vrais amis ? »
« Voilà une belle parole de sagesse, Sint », dit Sharif, « et j’en retiendrai la formule. »
Pensons au territoire du Turkestan de part et d’autre de la frontière chinoise. De qui est-il peuplé ? De Turcs évidemment, qui parlent des langues turques, ont des cultures turques, et auxquels le président de la Turquie Recep Tayyip Erdogan n’est pas indifférent. Il est aussi peuplé de bien d’autres nations : Russes, Iraniens, Chinois, Kazakhs, Mongols…
L’intérêt de chaque nation qui peuple ces territoires depuis des temps immémoriaux, ou plus récemment, serait-il d’en chasser toutes les autres ? Et qu’en ferait-elle ? Elle les chasserait ? Les exterminerait ? Les assimilerait ?
« Jean-Pierre pense que les autorités chinoises sont complètement paranoïaques avec les Ouïghours », dit Sinta.
« Je n’en suis pas convaincu », répond Sharif. « Le massacre à l’arme blanche d’ouvriers qui attendaient leurs cars pour aller travailler était particulièrement odieux. Qu’allaient faire leurs camarades sinon s’armer de ce qu’ils trouveraient et partir lyncher les Ouïghours qui croiseraient leur chemin ? La Chine n’est pas armée pour de telles situations comme le sont les états occidentaux. Ils n’ont que des agents de police avec leurs képis et leurs petits bâtons blancs, ou bien l’armée, avec ses fusils et ses chars. »
« J’en suis conscient, » dis-je, « et j’ai vu ce qu’il s’était passé au Tibet quelques années plus tôt, avec ses lynchages de musulmans. Un soulèvement ouïghour au Xinjiang était cependant très improbable, et il est devenu carrément impensable depuis la libération de l’Afghanistan, la stabilisation du Kazakhstan et l’apaisement du Moyen-Orient. »
« Tu admets toi-même que ces évolutions étaient imprévisibles. – Oui, si rapidement, mais la tentation de déstabiliser le Xinjiang avait déjà fait long feu. J’exagère un peu en évoquant la psychose », dis-je en plaisantant, « mais ne me conteste pas la névrose : les autorités chinoises ont été obsessionnelles. »
© Jean-Pierre Depétris, juin 2021
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