Home
Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

»

Cahier VIII
Face au Darmir

 

 

 

 

Le 23 mai

La thèse de Ziddhâ

Sur le pont du voilier, Ziddhâ ne se dénude pas comme moi pour profiter du soleil, au contraire, elle cache jusqu'à son nez sous son large foulard. « Trop de soleil est mauvais pour la peau, un peu lui fait du bien » ai-je beau lui dire.

Ziddhâ m'a parlé de sa thèse de doctorat : Matière et langage. Elle travaille en ce moment sur le chapitre consacré à l'éthique : Éthique matérialiste et éthique du bien-dire. Elle travaille lentement. L'an dernier, elle en était au chapitre sur le formalisme et l'intuitionnisme. J'y ai travaillé avec elle lorsque nous sommes partis ensemble dans la vallée de l'Oumrouat.


Le formalisme mathématique de Hilbert est un genre de nominalisme qui identifie la mathématique à son langage : les objets mathématiques sont des objets linguistiques, et la discipline est entièrement autothélique.

On peut résumer cela en disant que s'il y a dans les mathématiques matière à expérience, celle-ci ne saurait être que linguistique, ou du moins sémantique. Pour une grande part, c'est une évidence. Pour autant, cette expérience aboutit à la démonstration, c'est à dire à un « c'est ça », dans lequel le « ç » et le « ça » ne veulent pas dire grand chose d'autre qu'un « voilà » (un « vois là »). Je force à peine la traduction du vocabulaire propre de Ziddhâ : It's this ; that is.

La conception hilbertienne semble assez facile à tirer vers un matérialisme linguistique. Pour autant nous ne sommes pas très loin d'un idéalisme du signe. Inversement, l'intuitionnisme de Gödel semble de prime abord avoir quelque affinité avec l'idéalisme platonicien. Pourtant l'intuition laisse ici entière la question de la nature ce qui est effectivement intuitionné.

Or le plus intéressant dans cette impasse où était tombée la philosophie des mathématiques au début du vingtième siècle, est la façon dont un disciple de Hilbert, Von Neumann, perturbé par les théories de Gödel, déplaça entièrement la question en inventant l'informatique. C'est à dire en introduisant dans un dispositif matériel tout ce qui relevait d'un formalisme mathématique, avec le succès que l'on connaît.


— Dis-moi, Ziddhâ, c'est nouveau cette idée de rajouter à ta thèse un chapitre sur l'éthique. Tu ne m'en avais pas parlé l'an dernier.

— L'an dernier, je n'y songeais pas encore. C'est toi qui m'en a donné l'idée.

— Moi ?


La crise du matérialisme au vingtième siècle

La mécanique quantique a provoqué une crise du matérialisme depuis la fin du dix-neuvième siècle. Jusque là, deux voies conduisaient à la connaissance de la matière : la chimie et la mécanique. La grande révolution scientifique de la modernité n'avait emprunté que la seconde. La première, la chimie, avait fait de grands progrès à la fin du Moyen Âge, mais elle demeurait irréductible aux modèles géométriques des nouvelles sciences. La mécanique quantique a produit les nouveaux paradigmes qui font des deux disciplines une seule. Elle a unifié la chimie moléculaire et la mécanique des particules.

La connaissance de la matière a évolué, or cette matière elle-même finit par se dissoudre dans cette connaissance.


Qu'était la matière dans l'antique chimie ? Elle était des corps composés que l'on cherchait à purifier jusqu'aux éléments les plus simples ; elle était des corps purs que l'on cherchait à fusionner, à marier pour fabriquer des matériaux composites. On ignorait cependant combien existaient de corps simples.

La chimie s'occupait de matériaux plus que d'une problématique matière. Cette « matière » n'a jamais été qu'une abstraction générique des différents matériaux, comme on dit « le nombre » alors que nous ne connaissons que des nombres particuliers, ou « la couleur » quand n'existent que des couleurs particulières. On pouvait toujours imaginer une matière unique dont seraient faits les multiples matériaux. Une telle conception s'accorde cependant fort mal avec le matérialisme, qui suppose au contraire un nombre fini de matériaux pouvant donner cours à une combinatoire.

La physique ne connaît pas non plus une matière unique, mais des matériaux que caractérisent leurs propriétés mécaniques. Cependant, elle cherche des lois qui s'appliquent universellement à tous. Cette physique s'est affinée en quatre siècles, jusqu'à pouvoir déterminer l'ensemble des éléments simples par leurs propriétés mécaniques.


En cela, il n'y a jamais eu de crise réelle du matérialisme, sauf à en faire la croyance en une matière unique et transcendantale. Justement, la réalité de la matière n'a jamais été ailleurs que dans les matériaux, dans les propriétés chimiques et mécaniques des matériaux, et la capacité pour l'homme de les percevoir et de les utiliser.

Bien sûr, on apprécie mieux ces remarques en grimpant sur le pont en bois d'un voilier chauffé par le soleil, après avoir surgi de l'eau glacée avec un poisson qui s'agite encore à la pointe de son harpon.


Le port de Gourdâl

La vallée du Bénarophon se jette dans la mer d'Argod, de l'autre côté du port de Gourdâl. La mer ici n'est presque plus salée. On l'appelle le Lac Supérieur. La vallée du Bénarophon s'enfonce en direction du nord-ouest. Elle est coupée après son premier quart par la vallée du Darmir qui donne son nom à la péninsule, à peu près orientée sud-ouest.

On trouve dans Gourdâl l'architecture militaire traditionnelle tasgarde, avec ses épaisses tours de pierres surmontées de bulbes pointus. Le bois ici est plus utilisé dans la construction, même des remparts, et donne à la ville un air différent des autres régions. La péninsule du Darmir est peu peuplée, très boisée, et il est assez facile de faire flotter des troncs jusqu'à la mer.

J'ai bien fait d'accepter la proposition du pêcheur. Son bateau n'est pas bien gros mais permet d'y dormir confortablement sous le pont. En accostant à la tombée du jour, nous n'avons pas eu à chercher un hébergement. J'ai échangé à l'auberge trois beaux poissons contre deux repas.


L'Évangile de Thomas

Jésus a dit : Si la chair a été à cause de l'esprit, c'est une merveille. Si l'esprit a été à cause du corps, c'est une merveille de merveilles. Mais moi je m'émerveille de ceci : comment cette grande richesse s'est mise dans cette pauvreté.

Évangile selon Thomas, 29


Thomas a été appelé « l'apôtre des Parthes ». Les historiens sont divisés pour décider s'il partit d'abord pour la Perse, puis prêcha au-delà de l'Anatolie et de l'Indus, ou s'il descendit d'abord en Égypte, remonta le Nil et s'embarqua d'Afrique vers le Golfe Persique. Ce sur quoi presque tous s'accordent est que son évangile est le plus ancien, et le seul écrit par un apôtre ayant côtoyé Jésus.

On connaît surtout sa version copte retrouvée en Égypte. Il en existe une plus ancienne en farsi. On suppose que la version originale était en araméen.


L'Évangile copte de Thomas appartenait aux Ophites, une église gnostique qui était la branche égyptienne des Naassènes (de l'hébreux nahash, serpent), proches des Caïnistes, appelés encore Béni Khaïn. Ils tenaient en grande estime le serpent qui avait offert à l'homme le fruit de la connaissance.

Ses disciples lui demandèrent : Qui es-tu, toi qui nous dit cela ? Il leur répondit : D'après ce que je vous dis, vous ne savez pas qui je suis ? Vous êtes devenus comme les Juifs, car ils aiment l'arbre et haïssent le fruit. - Évangile selon Thomas, 43

L'Évangile selon Thomas ne contient aucune information biographique. On n'y trouve que des paroles de Jésus, la plupart conformes ou ressemblantes à celles des quatre évangiles romains.

— Dis à mes frères qu'ils partagent les biens avec moi. — Ô homme, qui a fait de moi un partageur ? Se tournant vers ses disciples : Suis-je donc un partageur ?


Le Christianisme antique au Marmat

Il a existé aux premiers siècles dans le Marmat une littérature constituée de recueils de paroles de Jésus, comparables aux Hadith du Prophète. On ne possède aucune indication historique fiable sur eux. Ils contiennent aussi parfois des paroles attribuées aux quatre frères de Jésus : Jacques, Joseph, Simon et Jude.

Simon : Après ma mort, serais-je près de toi en présence du Père ?

Îs'â : Quand tu m'as rejoint, Simon, t'ai-je dit que je t'enseignerai ce qui est après la mort. - Évangile palanzi de Jude

Ces paroles attribuées à Îs'â et son frère rappellent celles du Bouddha Gautama à un disciple qui l'interrogeait sur la réincarnation. Ceci ne plaide pas beaucoup en faveur de leur authenticité.


Le Christianisme se serait introduit dans le Marmat bien avant l'Islam, du vivant de Jésus, après sa fuite de Jérusalem. Le Bouddhisme a cependant largement dominé la vie spirituelle jusqu'au douzième siècle.

Il semblerait que le Bouddhisme et le Christianisme ne furent jamais réellement en concurrence. Les deux traditions sont sur des plans trop différents. Elles n'ont pas le même objet, pas les mêmes pratiques, pas les mêmes concepts, les mêmes méthodes ni les mêmes buts. Chrétiens et Bouddhistes pouvaient entendre et assimiler bien des choses les uns des autres ; les deux traditions n'en suivaient pas moins leur voie sur des plans différents.


Le Bouddhisme était tout prêt à assimiler Jésus, et voulut même en faire de son vivant un Boddhisatva. Lui-même parut de son vivant s'y refuser. L'Évangile palanzi éminemment apocryphe de Jude, le frère de Jésus, lui prête ces paroles : « N'écoutez pas ceux qui me disent parfait. Les créatures du Père sont imparfaites, car elles sont libres et vivantes. Combien plus ses enfants. »

Son frère Jacques aurait dit aussi : « Ne vous souciez pas de l'Éveil. En rêvant, Îs'â marcha sur l'eau. La lumière du Père se révèle sous des images. Si tu vois l'image, tu ne vois pas la lumière qu'elle cache. Si tu voyais la lumière, elle te cacherait l'image. Le mouvement du rêve brûle l'image dans la lumière. »


Petit déjeuner à Gourdâl

J'étais déjà éveillé sur le pont quand la prière de l'aube a retenti. D'ici, j'ai du mal à évaluer la taille de la ville. Elle ressemble à un vieux village de pêcheurs surgi du fond des temps.

Les vieux murs, dont un soleil qui n'a pas encore pointé rosit les pierres, se reflètent dans l'eau.

Si je tourne la tête dans la direction du jour, je vois les installations portuaires plus modernes, avec leurs hangars et leurs grues, où s'alignent de petits cargos en ombres chinoises.

J'ai faim.


On ne mange pas ici des escargots, on mange des criquets. Ça me convient très bien ; je n'ai jamais pu ingurgiter ces mollusques, de quelque façon qu'ils aient été cuisinés, et la simple idée de le faire m'écœure. Je ne répugnais pas de manger des insectes crus quand j'étais tout petit, à la grande horreur de ma mère lorsqu'elle s'en aperçut et tenta de m'en inculquer la répulsion.

Ici, on ne mange pas les criquets crus. On les fait cuire, et on les vend dans des cornets de papiers ou des barquettes comme des frittes. J'en ai pris une double assiette avec de la salade pour petit-déjeuner.

Voir un port sans voiliers de plaisance, sans coques blanches et couleurs vives, voilà à quoi je n'étais plus habitué.


Un chevalier du Marmat

À l'auberge, j'ai fait la connaissance d'un chevalier. Abou l'Gabor est un petit quinquagénaire rondouillard qui a encore belle prestance. Il porte une paire de fines moustaches aux pointes dressées, et le manteau à capuchon de laine traditionnel du Marmat. Son crâne est serré dans un turban de soie noire où est épinglée une sorte de camée surmonté d'un court plumet. C'est un étrange bijou de pierre noire où est taillé un lézard aux contorsions soulignées d'une fin sertissage d'argent qui, le long des doigts et de la queue, rejoint la monture.

Il porte sur la bedaine un long sabre et un poignard. Il paraît pourtant pacifique, même doux, poussant la politesse à la préciosité. Quelque chose du rapace dans les yeux et le nez, que renforce encore la barre de ses sourcils sur un regard acéré, contraste avec cet air débonnaire et un perpétuel sourire de bouddha.


Qu'est-ce qu'un chevalier dans la république contemporaine du Gourpa ? C'est bien ce que je ne suis jamais arrivé à savoir au cours de mes voyages. Je n'étais même pas certain qu'il en existât encore, et voilà que j'en tiens un devant moi.

La chevalerie du Marmat s'apparenterait-elle à un ordre honorifique, comme chez nous la Légion d'Honneur, à une fraternité secrète comme la Franc-maçonnerie, ou aux vestiges d'une vieille aristocratie ? À rien de tout cela semble-t-il.

« Être chevalier, m'assure mon voisin de table, c'est être en possession de capacités qui ne sont pas celles de tout le monde. » Voilà qui nourrit ma curiosité. Quelle sorte de capacités ? Physiques, intellectuelles, spirituelles ?

Un chevalier doit être un lettré, un parfait maître d'arme et un homme de foi. « Si tout ceci est nécessaire, ce ne saurait être essentiel, » affirme-t-il. « Ce qui fait un chevalier, c'est qu'en tout acte, il met sa vie dans la balance, sinon il n'accorde même pas son intérêt. » Cela reste pour moi abstrait. « Ça ne l'est pas pour les gens d'ici, croyez-moi. »

« Non, répond-il à mon étonnement. Il ne s'agit ni d'effrayer les gens ni de les dominer d'une façon quelconque. C'est une question de posture devant la vie. »

« Si vous cessez d'accorder de l'importance à ce pour quoi vous ne sauriez être prêt à mourir, mon ami, ajoute-t-il avec un sourire jubilatoire, vous verrez naturellement votre sagesse et votre bravoure devenir plus tranchantes et acérées qu'une lame d'acier. Votre esprit deviendra plus libre et plus vif, et votre corps plus détendu et plus prompt. » Il achève sa phrase manifestement très satisfait de lui.


J'avais tenté l'an dernier d'en apprendre plus sur la chevalerie du Marmat et, de là, d'en comprendre mieux ce que fut la chevalerie au cours du Moyen Âge dans toutes les civilisations.

« Aussi loin que vous remontiez dans l'histoire, me dit-il, la chevalerie repose sur une posture personnelle, pas sur une appartenance à une quelconque caste ou communauté. Elle est avant tout une quête et une initiation. Elle suppose donc aussi un armement personnel. » Cet homme ne cesse de me surprendre. Qu'entend-il par là ?

« Pensez à l'armée des Huns, mon ami. Leurs chevaux étaient rapides et leurs arcs puissants. Pensez-vous que ces armes eussent suffi contre des armées qui les dominaient par la tactique, la stratégie, la discipline et la logistique ? La supériorité des Huns tenait à ce que chacun constituait avec son cheval, son arc et son sabre, une unité parfaitement autonome, légère, rapide, et opératoire même en tout petit nombre et coupée de tout commandement. » 


« Les empires devaient occuper et administrer les territoires conquis. Les Huns n'avaient qu'à détruire les conditions de cette administration. À cela de petites unités suffisaient, annihilant l'ennemi si elles réussissaient, ou se dispersant sans perte si elles échouaient. »

« Les armées des empires étaient bien incapables de se battre ainsi. Sans état-major ni encadrement, on aurait retrouvé chaque légionnaire endormi sous le robinet d'un tonneau d'alcool ou le ventre d'une prostituée. » Finit-il en un petit rire.

— Vous faites donc remonter aux Huns la chevalerie ?

— Pas si vite, mon ami. Demandez-vous d'abord pourquoi les Huns n'avaient pas à occuper et administrer les territoires conquis.

Sur ces entrefaites, Ziddhâ est arrivée pour emprunter mon portable, et nous nous sommes replongés dans une longue conversation sur l'histoire mondiale du premier millénaire.


Les grandes invasions

En 114, l'empereur romain Trajan envahit l'empire parthe des Indes. En 115, les légions romaines écrasèrent la révolte juive d'Égypte. À peu près à la même époque, elles envahirent la Mésopotamie.

De 132 à 135, Hadrien écrasa la révolte conduite par Simeon Ben Koseva en Palestine. Il fit aussi construire le mur d'Angleterre qui marqua la frontière septentrionale de l'empire romain à son apogée.

Pendant le siècle et demi qui suivit, Rome aura été un immense, riche et puissant empire, bien administré et bien protégé. Le peuple avait du pain et des jeux ; et les lions du cirque, des hommes libres.

La Pax Romana fut pour les esprits une paix des cimetières. Jamais sur une aussi longue durée, un empire ne demeura aussi stérile pour ce qui est des sciences, des techniques et des arts.


J'ai appris beaucoup avec mon nouvel ami que j'ai revu l'après-midi. Plus exactement, j'ai moins acquis des informations neuves, qu'un autre regard qui les renouvelle.

« Vous êtes très savant sur la fin du monde antique en Occident, me disait Abou l'Gabor, mais vous cloisonnez trop l'histoire des grandes invasions de celle du Christianisme primitif. Vous ethnicisez trop les premières, et ramenez trop les secondes aux seules décisions de conciles. »

« Vous séparez artificiellement cette première époque de celle de l'explosion de l'Islam, et vous l'isolez aussi de l'histoire des autres civilisations. » Continua-t-il avec son curieux mélange de politesse et de satisfaction excessives. « Avec un peu de jugeote, mon ami, vous en savez assez pour en comprendre bien davantage. » 

Abou l'Gabor est un puits de science, et j'ai pris quelques notes sur ce qu'il m'a appris. Il n'a pas cessé lui-même d'écrire pendant que je parlais.

 

 

»