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Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

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Cahier V
Rencontres inopinées

 

 

 

 

Le 12 mai

Délicieuse odeur de terre humide ce matin après l'orage de la nuit, où vient se mêler par endroits celle du feu de bois.


L'arc du Marmat

L'arc est fait de lamelles de bois collées les unes sur les autres à chaud par une résine végétale. L'arme est relativement lourde pour sa taille généralement inférieure à quatre-vingt-dix centimètres. Une fois fini, l'arc est convenablement poli, et recouvert à chaud d'une dernière couche de colle qui lui donne un aspect vitrifié, assez semblable à celui des arcs modernes de compétition.

On a utilisé très tôt des balanciers pour stabiliser le tir, dès le seizième siècle. Pourquoi perfectionner encore l'arc quand les armes à feu étaient déjà depuis longtemps connues en Asie ? Car longtemps, les mousquets, trop lourds, encombrants, bruyants, lents à charger et à armer, ne purent rivaliser avec la rapidité des flèches et leur précision.

Au musée de la guerre où je suis retourné ce matin, j'en ai essayé un. On en construit toujours, qu'on emploie pour la chasse et même pour la pêche en rivière. Dans la cour du musée, sous l'œil vigilant d'un gardien qui veille à prévenir tout accident, et qui prodigue les conseils élémentaires, quelques arcs, un pas de tir et une cible sont mis à la disposition du public.


L'arme est lourde, ai-je dit, et passablement épuisante à bander. Mon premier tir se fige dans la pelouse bien avant la cible, et l'aurait largement évité s'il avait été plus puissant.

Un officier en tenue de combat qui vient d'entrer dans la cour s'approche de moi pour me montrer comment m'y prendre. Trop préoccupé par le tir pour lui prêter une réelle attention, une part obscure de moi se dit pourtant quelque chose comme : « Quel bel officier ! » Ce qui distraitement me surprend, car de ma vie, je n'ai jamais nourri de goût particulier pour les beaux militaires.

Pendant qu'une voix ferme, où se mêlent pourtant des accents d'une étrange douceur, commente le mouvement, j'admire la silhouette qui s'étire avec une saisissante élégance. Hissant l'arc au-dessus de la tête, le rabaissant en le bandant jusqu'à ce que les mains soient à hauteur des yeux, alors que le corps se projette en avant de trois pas rapides comme s'il devait tout entier s'envoler, elle décoche la flèche sans même avoir visé.

Celle-ci se plante au cœur de la cible à deux cents mètres de là. La cible est curieuse : une simple planche de bois devant laquelle une tige est plantée en terre, surmontée d'un anneau au centre duquel la flèche reste fichée.


En retrouvant Kouka

Quand la corde se détend, c'est comme si toute mes impressions éparses se rabattaient d'un coup les unes sur les autres, et je sais brusquement que l'officier est une femme.

« Kouka ? » fais-je surpris en reconnaissant l'amie que Ziddhâ m'avait présentée l'an dernier, le jour de mon départ. Droite dans sa tenue de camouflage que serre à la taille un épais ceinturon, elle est très différente. Elle était vêtue alors d'une salopette noire, telle qu'aurait pu en porter une européenne en vacances.

Je la découvre plus grande qu'elle m'était apparue, presque de ma taille, les cheveux cachés sous un turban kaki, immobile dans une sorte de raideur militaire s'accommodant pourtant d'une totale décontraction, les épaules basses et tout le corps en repos sur une paire de godillots surmontés de guêtres de cuir.


Tous ces contrastes sont soulignés encore par le regard de ses yeux légèrement bridés, aussi droit que sa prestance, où la joyeuse surprise paraît planer, rayonnante, sur un abîme de tranquille indifférence. « Yé-Bâ ? » fait-elle aussi, car on ne peut attendre beaucoup mieux d'une palanzophone qui essaye de prononcer les initiales « j-p » avec lesquelles j'ai coutume de signer mes courriels. « Je ne t'avais pas reconnu avec tes cheveux hirsutes. » Puis elle ajoute en souriant : « Tu ressembles à Boddhidharma. »

Je n'en ai pas encore parlé dans mon journal, mais Manzi m'avait déjà trouvé un air de pirate et Hammad, de prophète. Mais Boddhidharma... Je me dis que, venant d'une bouddhiste, c'était peut-être un compliment. « Je te garde à déjeuner », tranche-t-elle en me serrant vigoureusement la main avec une force que je soupçonnais déjà.


Le 13 mai

Des nombres et des hommes

Ramener des objets aux nombres est le moyen pour l'esprit de les digérer et de les assimiler. L'algèbre est la langue par laquelle nous commandons à la nature et nous en faisons une création : la nôtre.

Ramener des objets à des nombres conduit cependant aussi à les dénombrer. Nous produisons ainsi de très grands nombres, bien trop gros pour qu'ils aient encore une signification dans notre esprit. Nous devons alors les soumettre au même travail de réduction que nous avions appliqué aux objets.


Plusieurs milliards d'humains, plusieurs dizaines de milliards si l'on compte aussi les générations passées et qui valent toujours pour ce qu'elles ont transmis, constituent des nombres qui ne veulent plus rien dire. Le million de Marseillais, les centaines de milliers de Bolgobolis, font déjà des nombres trop élevés pour être intuitifs.

Prenons plutôt le nombre "16", par exemple. Il peut correspondre à un cercle familial, à un dîner d'amis, à un groupe de recherche, un séminaire, un atelier, un peloton, bref, il dénombre un groupe dans lequel la relation peut être qualifiée d'intime. Élevons-le à la puissance "8", et nous approchons déjà de la population de la planète.


N'est-ce qu'une vue de l'esprit ? Si l'on veut, mais comprenons laquelle. Elle veut dire que celui qui participe au cercle familial peut ensuite dîner avec des amis, puis rejoindre ses compagnons de travail, etc. Huit niveaux à peine sont nécessaires pour que se maillent ainsi toutes les relations humaines à l'échelle de la planète, et le nombre des hommes devient alors très intuitif. Énoncez-le en bibinaire pour qu'il le devienne totalement : "HAHOHOHOHOHOHOHOHO".


Kouka m'a surpris alors que je saisissais ces notes, car je suis finalement resté dormir chez elle.


Nuit du 13 au 14 mai

Couché tard

Un feu dans la montagne en pleine nuit ? Peu probable en cette saison, avec la pluie d'avant-hier et cette forte odeur d'herbe et de terre qui plane sur la ville. Pourtant, de la terrasse de ma chambre d'hôtel, à l'est, sur l'ubac de la vallée de l'Ardor, un feu semble prendre et grandir rapidement.

La nuit est obscure et l'humidité donne au ciel des lueurs rouges. Je ne distingue rien du paysage. Je vois seulement une grande flamme immobile s'élever comme une corne : ce n'est donc pas du feu.


C'est la lune qui se lève à son dernier quartier, je ne sais dire si c'est des nuages ou des monts. Le temps de bourrer ma pipe et d'en tirer deux ou trois bouffées, elle est toute sortie. La nuit s'en trouve brutalement changée. J'étais dans une sorte de quelque part indéfini, et maintenant, je sais exactement où je me trouve.

Je vois mentalement la situation du soleil, sous mes pieds, qui éclaire son flanc, et qui doit descendre, à l'heure qu'il est, sur la rade de Marseille.

Mars ne doit pas être bien loin en cette période. Je ne tarde pas, en effet, à voir une étoile rouge vif qui me confirme que le ciel est en train de se dégager, le vent commence d'ailleurs à me faire voler les cheveux dans les yeux.


Le 14 mai

Levé tôt

Le vent de la nuit est complètement tombé, et les forêts gorgées d'eau ont noyé de brume toute la vallée de l'Ardor que domine Bolgobol. Le parc ibn Rochd en est métamorphosé au petit matin. Ni ombre ni surface ensoleillée, tout est baigné d'une lumière douce, dont les tons dorés laissent deviner que la couche brumeuse est légère et qu'elle va bientôt dévoiler un ciel clair.

Des bancs de brume planent encore de l'autre côté du lac. Ils agrandissent l'espace proche en masquant le lointain, et tout en est changé. Seul à la buvette, j'ai déjà commandé mon déjeuner quand Manzi me rejoint.


Un courriel reçu la veille

Delivered-To: online.fr-j-p.depetris@free.fr - Date: Fri, 13 May 2004 16:54:46 +0200.

From: Hervé Delboy <delboy@club-internet.fr>

Subject: traité de la terre céleste

 

Cher Monsieur,

J'ai beaucoup apprécié votre texte où vous citez Alphidius, l'un des vieux auteurs avec Artephius et Senior. Peut-être serez-vous intéressé par ces pages où je développe quelques idées sur l'alchimie :

<http://perso.club-internet.fr/hdelboy/>

Bien cordialement,

Hervé Delboy

« Alphidius est un très grand savant » m'affirme Manzi à qui je viens de faire lire ce courriel. « Comment le connais-tu ? »

 

Le Traité de la Terre Céleste

Le site de Hervé Delboy est un monument sur l'alchimie et l'hermétisme. L'édition en est soignée. J'en ai déjà lu l'équivalent de plusieurs dizaines de pages imprimées, et n'ai rencontré que deux coquilles. Les liens internes qui ne fonctionnent pas sont malheureusement très nombreux, et l'on ne s'en étonne plus lorsqu'on jette un coup d'œil au code source.

Qu'importe, je suis surpris qu'un auteur si bien accompli me soit totalement inconnu, et je n'en suis que plus satisfait qu'il ait apprécié mon ouvrage. Ce Traité de la Terre Céleste (http://jdepetris.free.fr/Livres/terre_celeste/apropos.html)a été écrit il y a maintenant plus de vingt ans. Je m'y étais amusé à utiliser des formes anciennes pour énoncer des idées neuves.

Son titre fait explicitement référencer au Traité du Ciel Terrestre, un célèbre ouvrage d'alchimie du moyen âge. Le « ciel terrestre » désignait les métaux, qu'il était alors d'usage d'associer à des planètes : Mars pour le fer, Vénus pour le cuivre, la lune pour l'argent, etc. Quant à la forme de mon écrit, elle épouse celle de La Tourbe des Philosophes. Comme ce dernier ouvrage, qui ne contient pas un mot de son auteur, il est fait d'un collage de citations d'origines diverses qui dialoguent entre elles et reconstituent une pensée originale.

Je n'y cite pas directement Alphidius ; seul un court passage le mentionne au second degré.


Alphidius

« Je dois t'avouer, Manzi, que je ne sais strictement rien d'Alphidius. » Dis-je. « Je ne savais même pas qu'il était Arabe. Je connais seulement ce qu'en ont dit d'autres auteurs, notamment Salomon Trimosin qui le cite plusieurs fois dans le Splendor Solis. Il y est généralement question de listes de corps chimiques non identifiables dans leurs dénominations anciennes. »

« Alphidius était un matérialiste atomiste, lointain héritier de Démocrite. » M'apprend-il. « Il avait une façon très originale d'associer la musique à la chimie. Il affirmait que les proportions de matière et de température devaient progresser comme les intervalles musicaux. »

« Quelles proportions ? » M'étonné-je. « En poids, en volume ? Étalonnées comment ? »


« Eh bien, explique-t-il, je suppose que la température était étalonnée par une tige de mercure, comme on le fait aujourd'hui. La technique en est connue depuis Héron d'Alexandrie. Quant au calcul du poids spécifique, on devait utiliser une balance hydraulique. Elle mesurait en même temps le poids et le volume déplacé par le corps immergé, selon la loi d'Archimède. C'est le principe d'Al Khâzini : Tout corps plus petit de la même substance entretient le même rapport avec son poids qu'un corps plus gros de la même substance. »

« Je ne suis malheureusement pas en mesure de te renseigner davantage, confesse-t-il, et je crains que personne ne le soit jamais. On ne connaît de lui qu'une version latine du Liber Météorum, qui, malgré son titre, est moins une critique des Météorologiques d'Aristote, que De la génération et de la corruption. Je ne crois pas qu'il demeure autre chose de lui que des citations faites par d'autres auteurs. Il semble qu'il avait une conception de la matière très proche de celle que Mendeleïev a établi au dix-neuvième siècle. Il existait pour lui quelques dizaines de corps simples avec lesquels étaient constitués les corps composés. »


Ils font ici des fromages très proches par le goût et la forme de ce qu'on appelle chez moi la brousse. Ils le mangent souvent accompagné de raisins secs, une spécialité du pays qui en produit abondamment dans les territoires très ensoleillés de l'est et au sud, près de la mer d'Argod, et d'une sorte de pâtisserie qu'ils appellent le melt. Le melt est une sorte de petit pain couvert de graines de sésame, de tournesol ou de pavot, ou de toutes à la fois. Il rappellerait le pain italien s'il n'était légèrement plus salé. Comme il est fréquent en Asie, on joue ici d'étonnant accords avec le salé et le sucré.

« Alphidius distinguait les éléments par leurs masses atomiques, qu'il n'avait naturellement pas la possibilité de calculer, continue Manzi. Il était cependant en mesure d'établir une relation entre la densité des corps et leur réaction à la température. C'est sur ce point qu'il observa des proportions comparables à celles des intervalles musicaux. »


« Tu veux dire que ce serait à partir de là que les mathématiques auraient déplacé leur terrain d'expérimentation privilégié de la musique à la chimie ? »

« Il est évident que les mathématiques et la chimie ont fortement progressé ensemble entre le dixième et le onzième siècle. » Je sais que Manzi aime venir déjeuner ici lorsqu'il donne des cours le matin à l'université toute proche, et y tenir des conversations comme nous le faisons. « Ce qui est admirable dans l'Occident Moderne, ajoute-t-il, c'est que les savants ne l'ont pas découvert en accédant à d'anciens savoirs qui leur étaient devenus inaccessibles, et dont de toute façon ils ne se souciaient pas. Ils y sont parvenus au contraire en oubliant ce qu'ils savaient. »


Alchimie et grammaire

Mon propre titre, Traité de la Terre Céleste, fait implicitement allusion à la révolution copernicienne qui a définitivement placé la terre... dans le ciel, et j'en tire les conséquences à l'aide de paroles d'auteurs aussi bien postérieurs qu'antérieurs.

Je devrais peut être préciser que mon approche de l'alchimie consiste à la prendre plutôt comme un genre littéraire. « Tu pourrais préciser cette dernière remarque » me demande Manzi.


« On connaît surtout l'alchimie par les éditions en latin et en langues vernaculaire, pontifié-je un peu, qui se sont multipliées en Europe Occidentale après l'introduction de l'imprimerie. Je suis admiratif pour ceux qui cherchent, et parfois semblent trouver, une consistance chimique dans ces écrits mal traduits et parfois carrément apocryphes. Je ne suis pas moins surpris par ceux qui y cherchent une cohérence spirituelle. Moi, je leur trouve surtout un point commun : une extraordinaire invention littéraire. Elle fait subir à la langue un traitement si étonnant qu'on pourrait y chercher le noyau de l'expérience alchimique elle-même. » Je sens à son écoute que Manzi a saisi là une graine d'idée qui va peut-être germer dans son esprit, et dont je ne devrais pas tarder, quand je n'y penserai plus, à avoir les échos.

« Je doute que notre ami Delboy me suive entièrement dans cette voie, continué-je. J'en apprécie d'autant plus son jugement. Ta propre approche se situe à mi-chemin, puisque ton séminaire qui regroupe des linguistes, des mathématiciens et des chimistes, cherche justement à interroger la matière pour éclairer le sens des mots. »


« En fait, répond-il, nous désoccultons l'occultisme, qui n'a en réalité été occulté que par la répression obscurantiste et doctrinaire. »

Le 15 mai

Deux courriels de Ziddhâ

Tu ne comprends pas ce qu'est le Marmat parce que tu veux le saisir dans l'espace bidimensionnel de la politique internationale. Les frontières de celle-ci ont une réalité : ce qui sépare les humains sur un même territoire quand les uns sont étrangers et les autres citoyens ; ce qui fait que le cours de la vie humaine et du sang n'a pas la même côte selon la portion de surface à laquelle ils sont rattachés.

Si tu penses plutôt la frontière en trois ou quatre dimensions, elle prend déjà une figure et une consistance tout autre. Tu dois la penser dans l'espace multidimensionnel de la topologie.


Voici la traduction partielle du dernier courriel que m'a envoyé Ziddhâ. Je crois avoir déjà dit dans mon journal de l'an dernier que Marmat vient du palanzi marmon (col). Le Marmat serait donc, dans un espace à n dimensions, ce que la topologie appelle un point col ? Ou encore, plus généralement, ce qu'elle désigne du joli non d'attracteur étrange ?

Encore une fois, je reste d'abord séduit par l'usage des mots, la pression qu'ils permettent à la pensée d'exercer pour tordre les rapports entre les choses. Le sens littéral du mot trope désignait aussi en grec l'acte de bander un arc.


En sauvegardant ces dernières notes sur mon serveur, je relève un nouveau courriel de Ziddhâ. Manzi et Douha descendent pour quelques jours à Tangaar, la ville dans laquelle je suis arrivé pour mon premier voyage. Ils nous proposent d'y aller avec eux.

Ils doivent assister à un congrès de chercheurs, et c'est une excellente occasion de profiter des deux places qui restent dans la voiture pour découvrir des régions qui me sont encore inconnues.

Je leur confirme que nous partirons ensemble demain soir.

 

 

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