Cahier V Rencontres inopinées
Le 12 mai
Délicieuse odeur de terre humide ce matin
après l'orage de la nuit, où vient se mêler par
endroits celle du feu de bois.
L'arc du Marmat
L'arc est fait de lamelles de bois collées
les unes sur les autres à chaud par une résine
végétale. L'arme est relativement lourde pour sa taille
généralement inférieure à
quatre-vingt-dix centimètres. Une fois fini, l'arc est
convenablement poli, et recouvert à chaud d'une dernière
couche de colle qui lui donne un aspect vitrifié, assez
semblable à celui des arcs modernes de compétition.
On a utilisé très tôt des
balanciers pour stabiliser le tir, dès le seizième
siècle. Pourquoi perfectionner encore l'arc quand les armes à
feu étaient déjà depuis longtemps connues en
Asie ? Car longtemps, les mousquets, trop lourds, encombrants,
bruyants, lents à charger et à armer, ne purent
rivaliser avec la rapidité des flèches et leur
précision.
Au musée de la guerre où je suis
retourné ce matin, j'en ai essayé un. On en construit
toujours, qu'on emploie pour la chasse et même pour la pêche
en rivière. Dans la cour du musée, sous l'œil
vigilant d'un gardien qui veille à prévenir tout
accident, et qui prodigue les conseils élémentaires,
quelques arcs, un pas de tir et une cible sont mis à la
disposition du public.
L'arme est lourde, ai-je dit, et passablement
épuisante à bander. Mon premier tir se fige dans la
pelouse bien avant la cible, et l'aurait largement évité
s'il avait été plus puissant.
Un officier en tenue de combat qui vient d'entrer
dans la cour s'approche de moi pour me montrer comment m'y prendre.
Trop préoccupé par le tir pour lui prêter une
réelle attention, une part obscure de moi se dit pourtant
quelque chose comme : « Quel bel officier ! »
Ce qui distraitement me surprend, car de ma vie, je n'ai jamais
nourri de goût particulier pour les beaux militaires.
Pendant qu'une voix ferme, où se mêlent
pourtant des accents d'une étrange douceur, commente le
mouvement, j'admire la silhouette qui s'étire avec une
saisissante élégance. Hissant l'arc au-dessus de la
tête, le rabaissant en le bandant jusqu'à ce que les
mains soient à hauteur des yeux, alors que le corps se
projette en avant de trois pas rapides comme s'il devait tout entier
s'envoler, elle décoche la flèche sans même avoir
visé.
Celle-ci se plante au cœur de la cible à
deux cents mètres de là. La cible est curieuse :
une simple planche de bois devant laquelle une tige est plantée
en terre, surmontée d'un anneau au centre duquel la flèche
reste fichée.
En retrouvant Kouka
Quand la corde se détend, c'est comme si
toute mes impressions éparses se rabattaient d'un coup les
unes sur les autres, et je sais brusquement que l'officier est une
femme.
« Kouka ? » fais-je
surpris en reconnaissant l'amie que Ziddhâ m'avait présentée
l'an dernier, le jour de mon départ. Droite dans sa tenue de
camouflage que serre à la taille un épais ceinturon,
elle est très différente. Elle était vêtue
alors d'une salopette noire, telle qu'aurait pu en porter une
européenne en vacances.
Je la découvre plus grande qu'elle m'était
apparue, presque de ma taille, les cheveux cachés sous un
turban kaki, immobile dans une sorte de raideur militaire
s'accommodant pourtant d'une totale décontraction, les épaules
basses et tout le corps en repos sur une paire de godillots surmontés
de guêtres de cuir.
Tous ces contrastes sont soulignés encore
par le regard de ses yeux légèrement bridés,
aussi droit que sa prestance, où la joyeuse surprise paraît
planer, rayonnante, sur un abîme de tranquille indifférence.
« Yé-Bâ ? » fait-elle aussi,
car on ne peut attendre beaucoup mieux d'une palanzophone qui essaye
de prononcer les initiales « j-p » avec
lesquelles j'ai coutume de signer mes courriels. « Je ne
t'avais pas reconnu avec tes cheveux hirsutes. » Puis elle
ajoute en souriant : « Tu ressembles à
Boddhidharma. »
Je n'en ai pas encore parlé dans mon
journal, mais Manzi m'avait déjà trouvé un air
de pirate et Hammad, de prophète. Mais Boddhidharma... Je me
dis que, venant d'une bouddhiste, c'était peut-être un
compliment. « Je te garde à déjeuner »,
tranche-t-elle en me serrant vigoureusement la main avec une force
que je soupçonnais déjà.
Le 13 mai
Des nombres et des hommes
Ramener des objets aux nombres est le moyen pour
l'esprit de les digérer et de les assimiler. L'algèbre
est la langue par laquelle nous commandons à la nature et nous
en faisons une création : la nôtre.
Ramener des objets à des nombres conduit
cependant aussi à les dénombrer. Nous produisons ainsi
de très grands nombres, bien trop gros pour qu'ils aient
encore une signification dans notre esprit. Nous devons alors les
soumettre au même travail de réduction que nous avions
appliqué aux objets.
Plusieurs milliards d'humains, plusieurs dizaines
de milliards si l'on compte aussi les générations
passées et qui valent toujours pour ce qu'elles ont transmis,
constituent des nombres qui ne veulent plus rien dire. Le million de
Marseillais, les centaines de milliers de Bolgobolis, font déjà
des nombres trop élevés pour être intuitifs.
Prenons plutôt le nombre "16", par
exemple. Il peut correspondre à un cercle familial, à
un dîner d'amis, à un groupe de recherche, un séminaire,
un atelier, un peloton, bref, il dénombre un groupe dans
lequel la relation peut être qualifiée d'intime.
Élevons-le à la puissance "8", et nous
approchons déjà de la population de la planète.
N'est-ce qu'une vue de l'esprit ? Si l'on
veut, mais comprenons laquelle. Elle veut dire que celui qui
participe au cercle familial peut ensuite dîner avec des amis,
puis rejoindre ses compagnons de travail, etc. Huit niveaux à
peine sont nécessaires pour que se maillent ainsi toutes les
relations humaines à l'échelle de la planète, et
le nombre des hommes devient alors très intuitif. Énoncez-le
en bibinaire pour qu'il le devienne totalement :
"HAHOHOHOHOHOHOHOHO".
Kouka m'a surpris alors que je saisissais ces
notes, car je suis finalement resté dormir chez elle.
Nuit du 13 au 14 mai
Couché tard
Un feu dans la montagne en pleine nuit ? Peu
probable en cette saison, avec la pluie d'avant-hier et cette forte
odeur d'herbe et de terre qui plane sur la ville. Pourtant, de la
terrasse de ma chambre d'hôtel, à l'est, sur l'ubac de
la vallée de l'Ardor, un feu semble prendre et grandir
rapidement.
La nuit est obscure et l'humidité donne au
ciel des lueurs rouges. Je ne distingue rien du paysage. Je vois
seulement une grande flamme immobile s'élever comme une
corne : ce n'est donc pas du feu.
C'est la lune qui se lève à son
dernier quartier, je ne sais dire si c'est des nuages ou des monts.
Le temps de bourrer ma pipe et d'en tirer deux ou trois bouffées,
elle est toute sortie. La nuit s'en trouve brutalement changée.
J'étais dans une sorte de quelque part indéfini, et
maintenant, je sais exactement où je me trouve.
Je vois mentalement la situation du soleil, sous
mes pieds, qui éclaire son flanc, et qui doit descendre, à
l'heure qu'il est, sur la rade de Marseille.
Mars ne doit pas être bien loin en cette
période. Je ne tarde pas, en effet, à voir une étoile
rouge vif qui me confirme que le ciel est en train de se dégager,
le vent commence d'ailleurs à me faire voler les cheveux dans
les yeux.
Le 14 mai
Levé tôt
Le vent de la nuit est complètement tombé,
et les forêts gorgées d'eau ont noyé de brume
toute la vallée de l'Ardor que domine Bolgobol. Le parc ibn
Rochd en est métamorphosé au petit matin. Ni ombre ni
surface ensoleillée, tout est baigné d'une lumière
douce, dont les tons dorés laissent deviner que la couche
brumeuse est légère et qu'elle va bientôt
dévoiler un ciel clair.
Des bancs de brume planent encore de l'autre côté
du lac. Ils agrandissent l'espace proche en masquant le lointain, et
tout en est changé. Seul à la buvette, j'ai déjà
commandé mon déjeuner quand Manzi me rejoint.
Un courriel reçu la veille
Delivered-To: online.fr-j-p.depetris@free.fr -
Date: Fri, 13 May 2004 16:54:46 +0200.
From: Hervé Delboy
<delboy@club-internet.fr>
Subject: traité de la terre céleste
Cher Monsieur,
J'ai beaucoup apprécié votre
texte où vous citez Alphidius, l'un des vieux auteurs avec
Artephius et Senior. Peut-être serez-vous intéressé
par ces pages où je développe quelques idées sur
l'alchimie :
<http://perso.club-internet.fr/hdelboy/>
Bien cordialement,
Hervé Delboy
« Alphidius est un très grand
savant » m'affirme Manzi à qui je viens de faire
lire ce courriel. « Comment le connais-tu ? »
Le Traité de la Terre Céleste
Le site de Hervé Delboy est un monument sur
l'alchimie et l'hermétisme. L'édition en est soignée.
J'en ai déjà lu l'équivalent de plusieurs
dizaines de pages imprimées, et n'ai rencontré que deux
coquilles. Les liens internes qui ne fonctionnent pas sont
malheureusement très nombreux, et l'on ne s'en étonne
plus lorsqu'on jette un coup d'œil au code source.
Qu'importe, je suis surpris qu'un auteur si bien
accompli me soit totalement inconnu, et je n'en suis que plus
satisfait qu'il ait apprécié mon ouvrage. Ce Traité
de la Terre Céleste
(http://jdepetris.free.fr/Livres/terre_celeste/apropos.html)a
été écrit il y a maintenant plus de vingt ans.
Je m'y étais amusé à utiliser des formes
anciennes pour énoncer des idées neuves.
Son titre fait explicitement référencer
au Traité du Ciel Terrestre, un célèbre
ouvrage d'alchimie du moyen âge. Le « ciel
terrestre » désignait les métaux, qu'il
était alors d'usage d'associer à des planètes :
Mars pour le fer, Vénus pour le cuivre, la lune pour l'argent,
etc. Quant à la forme de mon écrit, elle épouse
celle de La Tourbe des Philosophes. Comme ce dernier ouvrage,
qui ne contient pas un mot de son auteur, il est fait d'un collage de
citations d'origines diverses qui dialoguent entre elles et
reconstituent une pensée originale.
Je n'y cite pas directement Alphidius ; seul
un court passage le mentionne au second degré.
Alphidius
« Je dois t'avouer, Manzi, que je ne
sais strictement rien d'Alphidius. » Dis-je. « Je
ne savais même pas qu'il était Arabe. Je connais
seulement ce qu'en ont dit d'autres auteurs, notamment Salomon
Trimosin qui le cite plusieurs fois dans le Splendor Solis. Il
y est généralement question de listes de corps
chimiques non identifiables dans leurs dénominations
anciennes. »
« Alphidius était un
matérialiste atomiste, lointain héritier de
Démocrite. » M'apprend-il. « Il avait
une façon très originale d'associer la musique à
la chimie. Il affirmait que les proportions de matière et de
température devaient progresser comme les intervalles
musicaux. »
« Quelles proportions ? »
M'étonné-je. « En poids, en volume ?
Étalonnées comment ? »
« Eh bien, explique-t-il, je suppose
que la température était étalonnée par
une tige de mercure, comme on le fait aujourd'hui. La technique en
est connue depuis Héron d'Alexandrie. Quant au calcul du poids
spécifique, on devait utiliser une balance hydraulique. Elle
mesurait en même temps le poids et le volume déplacé
par le corps immergé, selon la loi d'Archimède. C'est
le principe d'Al Khâzini : Tout corps plus petit de la
même substance entretient le même rapport avec son poids
qu'un corps plus gros de la même substance. »
« Je ne suis malheureusement pas en
mesure de te renseigner davantage, confesse-t-il, et je crains que
personne ne le soit jamais. On ne connaît de lui qu'une version
latine du Liber Météorum, qui, malgré son
titre, est moins une critique des Météorologiques
d'Aristote, que De la génération et de la
corruption. Je ne crois pas qu'il demeure autre chose de lui que
des citations faites par d'autres auteurs. Il semble qu'il avait une
conception de la matière très proche de celle que
Mendeleïev a établi au dix-neuvième siècle.
Il existait pour lui quelques dizaines de corps simples avec lesquels
étaient constitués les corps composés. »
Ils font ici des fromages très proches par
le goût et la forme de ce qu'on appelle chez moi la brousse.
Ils le mangent souvent accompagné de raisins secs, une
spécialité du pays qui en produit abondamment dans les
territoires très ensoleillés de l'est et au sud, près
de la mer d'Argod, et d'une sorte de pâtisserie qu'ils
appellent le melt. Le melt est une sorte de petit pain couvert
de graines de sésame, de tournesol ou de pavot, ou de toutes à
la fois. Il rappellerait le pain italien s'il n'était
légèrement plus salé. Comme il est fréquent
en Asie, on joue ici d'étonnant accords avec le salé et
le sucré.
« Alphidius distinguait les éléments
par leurs masses atomiques, qu'il n'avait naturellement pas la
possibilité de calculer, continue Manzi. Il était
cependant en mesure d'établir une relation entre la densité
des corps et leur réaction à la température.
C'est sur ce point qu'il observa des proportions comparables à
celles des intervalles musicaux. »
« Tu veux dire que ce serait à
partir de là que les mathématiques auraient déplacé
leur terrain d'expérimentation privilégié de la
musique à la chimie ? »
« Il est évident que les
mathématiques et la chimie ont fortement progressé
ensemble entre le dixième et le onzième siècle. »
Je sais que Manzi aime venir déjeuner ici lorsqu'il donne des
cours le matin à l'université toute proche, et y tenir
des conversations comme nous le faisons. « Ce qui est
admirable dans l'Occident Moderne, ajoute-t-il, c'est que les savants
ne l'ont pas découvert en accédant à d'anciens
savoirs qui leur étaient devenus inaccessibles, et dont de
toute façon ils ne se souciaient pas. Ils y sont parvenus au
contraire en oubliant ce qu'ils savaient. »
Alchimie et grammaire
Mon propre titre, Traité de la Terre
Céleste, fait implicitement allusion à la
révolution copernicienne qui a définitivement placé
la terre... dans le ciel, et j'en tire les conséquences à
l'aide de paroles d'auteurs aussi bien postérieurs
qu'antérieurs.
Je devrais peut être préciser que mon
approche de l'alchimie consiste à la prendre plutôt
comme un genre littéraire. « Tu pourrais préciser
cette dernière remarque » me demande Manzi.
« On connaît surtout l'alchimie
par les éditions en latin et en langues vernaculaire,
pontifié-je un peu, qui se sont multipliées en Europe
Occidentale après l'introduction de l'imprimerie. Je suis
admiratif pour ceux qui cherchent, et parfois semblent trouver, une
consistance chimique dans ces écrits mal traduits et parfois
carrément apocryphes. Je ne suis pas moins surpris par ceux
qui y cherchent une cohérence spirituelle. Moi, je leur trouve
surtout un point commun : une extraordinaire invention
littéraire. Elle fait subir à la langue un traitement
si étonnant qu'on pourrait y chercher le noyau de l'expérience
alchimique elle-même. » Je sens à son écoute
que Manzi a saisi là une graine d'idée qui va peut-être
germer dans son esprit, et dont je ne devrais pas tarder, quand je
n'y penserai plus, à avoir les échos.
« Je doute que notre ami Delboy me
suive entièrement dans cette voie, continué-je. J'en
apprécie d'autant plus son jugement. Ta propre approche se
situe à mi-chemin, puisque ton séminaire qui regroupe
des linguistes, des mathématiciens et des chimistes, cherche
justement à interroger la matière pour éclairer
le sens des mots. »
« En fait, répond-il, nous
désoccultons l'occultisme, qui n'a en réalité
été occulté que par la répression
obscurantiste et doctrinaire. »
Le 15 mai
Deux courriels de Ziddhâ
Tu ne comprends pas ce qu'est le Marmat parce
que tu veux le saisir dans l'espace bidimensionnel de la politique
internationale. Les frontières de celle-ci ont une réalité :
ce qui sépare les humains sur un même territoire quand
les uns sont étrangers et les autres citoyens ; ce qui
fait que le cours de la vie humaine et du sang n'a pas la même
côte selon la portion de surface à laquelle ils sont
rattachés.
Si tu penses plutôt la frontière
en trois ou quatre dimensions, elle prend déjà une
figure et une consistance tout autre. Tu dois la penser dans l'espace
multidimensionnel de la topologie.
Voici la traduction partielle du dernier courriel
que m'a envoyé Ziddhâ. Je crois avoir déjà
dit dans mon journal de l'an dernier que Marmat vient du
palanzi marmon (col). Le Marmat serait donc, dans un espace à
n dimensions, ce que la topologie appelle un point col ?
Ou encore, plus généralement, ce qu'elle désigne
du joli non d'attracteur étrange ?
Encore une fois, je reste d'abord séduit
par l'usage des mots, la pression qu'ils permettent à la
pensée d'exercer pour tordre les rapports entre les choses. Le
sens littéral du mot trope désignait aussi en
grec l'acte de bander un arc.
En sauvegardant ces dernières notes sur mon
serveur, je relève un nouveau courriel de Ziddhâ. Manzi
et Douha descendent pour quelques jours à Tangaar, la ville
dans laquelle je suis arrivé pour mon premier voyage. Ils nous
proposent d'y aller avec eux.
Ils doivent assister à un congrès de
chercheurs, et c'est une excellente occasion de profiter des deux
places qui restent dans la voiture pour découvrir des régions
qui me sont encore inconnues.
Je leur confirme que nous partirons ensemble
demain soir.
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