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Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

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Cahier IV
Le Marmat et la Gnose

 

 

 

 

Le 8 mai

L'ombre du serpent

Ici les aubes sont aussi glacées que sont torrides les après-midi. Je promenais près d'un ruisseau qui serpentait à l'ombre clairsemée de noisetiers dans la chaleur de midi, quand je vis une chose étonnante.

Il est ici un serpent de la sous-espèce des prothéroglyphes qui, comme tous les autres, change de peau de temps en temps. Il possède une autre particularité, unique dans tout le règne animal, de perdre aussi son ombre. Par quelques contorsions, il s'en débarrasse, et une nouvelle la remplace, parfaitement adaptée à sa taille.

J'ai vu l'ombre d'un serpent près du ruisseau. J'ai d'abord cru à celle d'une branche. Non, les branches ne volent pas dans le vide et sont généralement accrochées à un tronc. Elle conservait parfaitement la silhouette du serpent, à peine déformée par les anfractuosités des cailloux et du sol. Elle était toute fraîche. Les ombres commencent à se dissoudre au bout d'un jour ou deux.

J'ai dû rêver de serpent à cause de ce que j'ai appris des Ophites dans le Marmat. L'Ophisme était une école gnostique égyptienne qui rendait un culte au serpent (ophis en grec) pour avoir donné à Ève le secret de la connaissance. Gnose signifie justement « connaissance » en grec.


La Gnose au Marmat

Comme je l'ai déjà expliqué au cours de mon premier voyage, le Marmat n'est ni une nation, ni une culture, ni une ethnie, ni une religion, ni un territoire... Nul ne sait dire où il commence ni où il finit, ni ne sait expliquer exactement en quoi il consiste. Quelqu'un avait défini une nation comme « une communauté de destin » — idée que le général De Gaulle a plus tard largement reprise à son compte. Supposons donc que le Marmat soit une communauté de destin dépourvue des attributs qui lui donnent généralement sa consistance : institutions, mœurs, lois, frontières, langues, etc. Que reste-t-il ? Voilà bien la question à laquelle je n'ai toujours pas trouvé la réponse.


Quoi qu'il en soit, la Gnose a pénétré dans le Marmat dès le premier siècle de l'ère Chrétienne.

Le calendrier chrétien a d'ailleurs eu cours dès cette époque-là dans la région, et a perduré même après l'introduction de l'Islam. On ne parle cependant pas ici d'ère chrétienne, mais d'ère du Poisson. La datation part précisément du moment où le soleil est entré dans la constellation du Poisson, en sortant de celle du Bélier.

Au dix-neuvième siècle seulement, le calendrier a sauté onze ans pour se synchroniser avec la datation occidentale. L'autorité apostolique romaine avait manifesté son refus catégorique de tout changement, et comme la datation exacte du passage du soleil d'une constellation à l'autre est contestable, on trouva plus simple de changer le calendrier local. Il sauta précisément dix ans et neuf mois, pour faire passer le début de l'année du 21 mars au premier janvier. L'an 1837 écourté a donc été suivi de l'an 1848.

L'imam Fardouzi, avec qui j'ai déjeuné hier m'a appris cela inopinément.


Hammad Fardouzi assure la double fonction de guide spirituel et de guide de montagne dans une vallée proche d'où est originaire sa nièce Douha, la femme de Manzi. Nous avions rapidement sympathisé l'an dernier. Il s'apprête à faire un pèlerinage sur le tombeau de Jésus.

« En Israël ? » lui ai-je demandé surpris. « Non, m'a-t-il répondu amusé, dans la vallée de Bénarophon, à quatre cents cinquante kilomètres. »


Jésus et le Marmat

Je savais déjà qu'il existe des tombeaux et des mausolées de Jésus de-ci de-là, mais je ne me doutais pas qu'il en était un si près.

L'histoire romaine de la crucifixion est peu crédible, elle est même incroyable, et peu de gens l'ont cru hors des empires d'Occident et d'Orient. Jésus aurait été arrêté par les Romains, jugé et condamné par les Juifs pour blasphème à un supplice que les premiers réservaient aux esclaves évadés. Les Romains auraient exécuté la sentence en le clouant sur la croix au lieu de l'attacher, ce qui est plutôt inhabituel et certainement impossible. Naturellement, tout ce qui est crédible n'est pas vrai, ni faux tout ce qui est incroyable.


Pour certains, Jésus (Î'sâ) serait allé à Damas, dont il correspondait déjà avec le roi ; pour d'autres, il serait allé au Yémen avec son disciple Barnabé ; pour d'autres encore, en Abyssinie avec son disciple Thomas. Beaucoup disent qu'il est d'abord allé à Damas, d'où il joignit Bassora pour s'embarquer vers la Mer Rouge. Plus tard, il serait remonté vers l'Océan Indien, aurait débarqué dans le delta de l'Indus qu'il remonta au moins jusqu'au Karakorum.

Tous les habitants du Tasgard sont convaincus qu'il est venu chez eux, qu'ils soient musulmans ou bouddhistes, et même les incroyants ne voient aucune raison d'en douter.

Les plus anciens symboles du Christianisme sont des poissons. Il paraît que la croix symbolisait le mat de son navire. — De son navire ? — Oui, embarqué à Bassora après avoir quitté Damas, il aurait navigué longtemps entre le Golfe Persique, la Mer Rouge et l'Océan Indien.

Le 9 mai

Déjeuner avec Manzi

Le vent agite les ramures des cèdres au-dessus de nos têtes d'une respiration lente et puissante. De notre place, nous ne sentons qu'un souffle léger qui remue à peine le bord des parasols à l'armature de bois.

Nous sommes dans un de ces quartiers retirés de Bolgobol qui, proches pourtant du centre, semblent au bout du monde. Bâtie sur la pente accidentée du Mont Kûrûssoun, la ville est comme un plan plié et déchiré : nous sommes au bord d'une déchirure.

Ici, la roche monte à nu vers les remparts qu'on ne distingue pas. Au-delà du Parc Ibn Roshd, le Boulevard Timour Lang se prolonge d'une voie sinueuse, qui n'est bientôt plus goudronnée. Elle aboutit au bord d'un gouffre, d'où monte le bruit ténu d'une chute. L'abîme est protégé d'un massif de framboisiers dont je n'ai pas osé approcher de crainte du vertige.

Le petit restaurant est passablement délabré. Les tables sont réparties sur une petite pelouse caillouteuse où s'arrête la voie, en face d'une grotte fermée par une grossière porte de bois qui laisse assez de jour avec le sol pour se glisser sous elle.


Manzi travaille sur un curieux problème ces temps-ci. Il a observé qu'à force de multiplier des autorisations, on produisait un maillage inextricable d'interdiction. « C'est un truisme de dire que les dictatures ont été instaurées au nom de la liberté », me dit-il. « Compte tenu des impasses où conduisent des telles constatations, ce n'est certainement pas par là que nous devons aborder la question. »

« Je cherche une sorte de loi, précise-t-il, comparable à celle dont nous avons parlé l'an dernier, selon laquelle la multiplication des déterminations produit la profusion des possibles, et non pas, comme on l'a longtemps cru, une chaîne causale unique. »


— Tu veux dire que, a contrario, l'indétermination supprime des possibles ?

— Ce n'est pas si simple. Je pense spécifiquement à l'interdiction et à la permission, à l'obligation et à l'autorisation. Le problème que je pose concerne le « comment on doit faire » ; non pas le « comment les choses se passent selon des lois naturelles ». Je pense à des systèmes normatifs, tels qu'ils s'exercent dans l'usage et l'élaboration de langages. On est dans un tout autre registre.


Entre nous et les remparts, on distingue un bout du dôme rond d'une chapelle partiellement taillée dans la roche. Manzi m'a promis que nous irions la visiter après le repas.

— Oui, dis-je, je comprends bien la différence entre obligation et nécessité. En quoi le principe y serait fondamentalement changé ? Il est évident que ce que tu diras dans un formulaire avec des cases à cocher sera sûrement plus pauvre qu'en employant les règles d'une langue naturelle.

Le repas est composé de boulettes de viande et de riz avec des raisins secs. Je me sers des baguettes que j'ai pris l'habitude d'amener avec moi, car j'ai horreur de manger avec les doigts.

— Justement, reprend Manzi, le jeu de règles « oui - non » est plus simple que celui de la grammaire, et l'effort cognitif pour répondre est plus faible, comme la possible diversité des réponses. Alors, comment formuleras-tu cela : la contrainte est-elle moindre ou supérieure ?

— Elle est supérieure dans le sens où les possibilités sont supprimées, elle est moindre dans le sens où les contraintes sont peu nombreuses ?

— Et comment traduirais-tu cela en terme de liberté ? As-tu plus de liberté si tu réponds par oui ou par non, ou si tu recours à la complexe grammaire des langues naturelles, et même à la diversité des figures de rhétoriques ?


— Je crains que nous brassions ici des platitudes, Manzi, le coupé-je.

— Nous devons donc introduire d'autres paradigmes, me répond-il. Déplaçons d'abord notre concept de liberté vers celui de pouvoir, et distinguons l'agent et le dispositif par rapport à la règle. Demandons-nous alors ce qui optimise le pouvoir de l'agent.

— Intuitivement, je dirais que plus le dispositif est simple, prévisible, et plus celui qui s'en sert le maîtrise vite. À l'inverse, si ce dernier l'utilise comme un outil, comme un prolongement de son corps et de son esprit, plus le dispositif aura de déterminations, plus il lui donnera de pouvoir dès qu'il en aura acquis la maîtrise automatique.


— Automatique, tu as dit le mot, me renvoie Manzi. En somme, par l'automatisme, l'agent met à son service les multiples possibilités d'un système fortement déterminé. Si, au contraire, il veut agir sur le dispositif lui-même, il doit d'abord en limiter les déterminations pour le contrôler sciemment.

« Quand tu le dis ainsi, ajoute-t-il, ça paraît si bête qu'on se demande pourquoi des générations de philosophes et de savants se sont cassé la tête à expliquer le contraire. »

— À cause des langues naturelles, supposé-je, et de leur complexité. Tous les penseurs qui se sont engagés dans cette voie, et je t'assure qu'il n'en manque pas dans l'Occident Moderne, ont négligé ou sous-estimé le langage ordinaire. Je te renvoie à ta thèse sur le Non-Aristotélisme.


« Tu comprends alors que c'est un réel problème pour les mathématiques. » Précise Manzi. « Les langages des mathématiques visent en effet le double et contradictoire objectif de faire le raisonnement à notre place, et de nous le rendre en même temps intuitif. »

En me resservant, j'ajoute interrogateur : « C'est également un problème politique, puisqu'il est aussi celui de la contrainte, non ? » 

« Tous les problèmes politiques viennent de ceux des mathématiques, même en Occident » répond-il en me regardant attentivement remplir mon assiette. « Prends simplement Hobbes ou Leibniz. »


Manzi est amusé de me voir manger avec des baguettes. « Ton voyage par la Chine t'a beaucoup marqué », plaisante-t-il. « Non » rectifié-je. « Dans ma jeunesse je me suis cassé le poignet, et j'ai pris goût depuis à la cuisine asiatique. On a besoin d'une seule main et on ne se salit pas les doigts. C'est très pratique en plus pour lire en mangeant. »

Comme il rit, je rajoute : « Tu sais, les habitudes alimentaires changent beaucoup en Europe. Le couscous, par exemple, est devenu le plat favori des Français. Les restaurants le proposent tous les vendredis en plat du jour. » 

« Le jour de la prière ? » S'étonne-t-il. « Je croyais que le jour du Seigneur était le dimanche pour les Chrétiens. »

« Oui, mais le vendredi est jour de jeûne » dis-je la bouche encore pleine. « Et ils jeûnent avec du couscous ? » demande-t-il en éclatant de rire.

Le 10 mai

L'Évangile Palanzi de Baruch

On considère généralement la Gnose comme un phénomène presque exclusivement égyptien couvrant les premiers siècles du Christianisme. Pourquoi ? — Parce que la majeure partie des manuscrits gnostiques ont été découverts en Égypte.

Et pourquoi y ont-ils été découverts. — Pour trois principales raisons. La première est que l'Égypte a mieux échappé que le reste de l'Empire aux persécutions que les Romains ont fait subir aux premiers chrétiens, puis aux hérétiques, après que Rome se soit convertie à la religion qu'elle combattait. La deuxième est que le climat chaud et sec y est particulièrement favorable à la conservation du papyrus. La troisième enfin est qu'on n'a jamais voulu chercher hors de l'Empire, d'Orient ou d'Occident, dans les profondeurs du désert d'Arabie, dans les régions du Haut-Nil et de la corne de l'Afrique, en Perse et au-delà dans le continent asiatique.

D'autre part, comme le souligne l'Encyclopædia Universalis : Le mot « gnostique » est une étiquette commode qu'ont utilisée les anciens compilateurs de catalogues d'hérésies pour désigner toutes formes d'interprétation de la Bible fondées sur le rejet partiel ou total de l'interprétation reçue dans l'Église, et à laquelle ont recouru les modernes pour décrire une constante ou une convergence d'idées qui sous-tend la plus grande partie de la littérature philosophique et religieuse des premiers siècles de l'ère chrétienne.

Ce qui s'entend généralement ici par Gnose est plus large et plus simple. C'est tout à la fois la propédeutique et l'implicite de l'Écriture Sainte. Cette gnose est constituée d'un corpus de traditions apocryphes et de l'interprétation des écritures canoniques (ta'wîl) qui en est plus ou moins inspirée.


Je me suis plongé dans une édition bilingue palanzi-anglais, de l'Évangile de Baruch : une volumineuse liasse de feuillets photocopiés en A4, trouvée dans une boutique de la vieille ville. Le livre pourrait s'appeler « L'Odyssée de Jésus », tant sont saisissants les points communs avec Ulysse et ses aventures maritimes. Même la langue, très belle s'il faut en croire la traduction, n'est pas sans rappeler Homère.

On n'y trouve cependant pas trace d'irrationnel ni, bien évidemment, des dieux. Les misères qu'ils provoquaient sont maintenant causées par les prêtres et les princes. Comme l'antique héros, face à des forces qui dépassent les siennes et celles de ses compagnons, Jésus (Î'sâ) fait preuve de la même endurance et de la même ingéniosité. Attentif aux siens, attentif à ceux qui l'aident et à ceux qu'il combat, comme attentif aux choses, sa pénétration égale sa détermination.

Son Père ne l'aide-t-il donc pas ? C'est ce que lui demande le roi des Abyssins : Pourquoi n'envoie-t-Il pas des armées d'anges sous tes ordres ? — Avec la permission de Qui crois-tu que je sois venu jusqu'à toi ? répond-il.


Tout ceci n'est pas sans me faire penser à l'Exégèse sur l'Âme, un texte parmi ceux trouvés dans la région de Nag' Hammadi en Haute Égypte, en 1945. Ils constituent la collection gnostique du Caire qui compte treize livres. L'Exégèse sur l'Âme fait partie du second, qui contient six autres manuscrits importants, dont Le Livre Secret de Jean, l'Évangile de Thomas, celui de Philippe et le Livre de Thomas l'Athlète. L'ouvrage prétend démontrer l'identité de vue concernant la destination de l'âme entre les prophètes juifs et Homère.

Le 11 mai

Évangile Palanzi de Baruch

Alors que la ville aux murs blancs, au-delà de la solide poupe de bois, disparaissait déjà sous la frange des vagues, Nérias, le vaillant timonier, s'adressa au clairvoyant Î'sâ que le vent du large, agitant ses cheveux, faisait ressembler à un lion.

Nérias. — Ô Seigneur, réponds-moi. Le Père parla pour créer l'homme afin que chacun sût qu'il n'avait pas été créé pour le monde, mais le monde pour lui. En réalité je vois le monde fait pour nous demeurer, tandis que nous disparaissons.

Î'sâ aux bras puissants et au cœur généreux répondit par ces mots.

Îs'â. — Vois les vagues qui vont mourir sur les digues du port d'Al Dawha (Doha, sur le Golfe Persique). Un jour pourtant, la digue, le port, la ville tout entière ne seront plus, quand les vagues déferleront encore. Vois par les yeux de la certitude : Les immortels sont morts quand les mortels vivent toujours. Regarde la vie comme si elle devait ne jamais finir, regarde la mort comme si elle t'attendait maintenant, et n'hésite pas, tel la vague que l'écume couronne.

Baruch, XLI, 30-37.


Un passage antérieur qui décrit la sortie du port est, sous un autre aspect, plus intéressant encore. Pour profiter d'un vent du désert, Î'sâ fait virer la vergue à l'aide des drisses, pour l'abaisser sur le bord, alors que le timonier met la barre dans la même direction, de manière à emprisonner toute sa force. La description d'une telle manœuvre fait soupçonner que l'ouvrage serait assez tardif, au moins contemporain des premières felouques.

 

 

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