Home
Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

»

Cahier III
Observations sur la
représentation et l’intuition

 

 

 

 

Le Bo mai BIDABO

Manzi et la langue de Boby Lapointe

Depuis plus d'un an, Manzi a fait d'importants progrès en français, et dès que nous nous retrouvons seuls, il saisit l'occasion de le parler. Personnellement, je préfère utiliser l'anglais avec lui, que nous maîtrisons à peu près à égalité. Son français me limite à des phrases simples, et me force à reprendre souvent mes explications.


Ses incursions dans la langue française lui ont ouvert des portes inattendues à travers lesquelles Douha n'a pas tardé à le suivre : celles du langage bibinaire inventé par Boby Lapointe en 1968, qui permet de nommer à l'aide d'un jeu assez simple de phonèmes, les nombres des systèmes binaire et hexadécimal. Part exemple, le 3 mai 2004 se dit en bibinaire : le HI mai BIDABO. Ce qui est tout à la fois plus court et plus intuitif qu'en tout autre langage — du moins dès qu'on s'est familiarisé avec le système.

Manzi et Douha me fascinent ; tout en restant dans la discipline qu'ils enseignent et dans laquelle ils cherchent — respectivement la grammaire et les mathématiques —, ils trouvent toujours, et apparemment sans peine, les moyens de collaborer.


Le Bibinaire

Fibonacci a introduit le système décimal en Occident en 1202 avec son ouvrage Liber Abbaci. Tout le monde connaît cette ingénieuse méthode de numération qui repose sur dix chiffres, de 0 à 9, et permet de poursuivre à l'infini en plaçant les mêmes à gauche des premiers pour marquer les dizaines, les centaines, milliers, milliards, et milliards de milliards.

Rien ne nous oblige pourtant de nous limiter à ces dix chiffres. Nous pouvons prendre pour base la suite que nous voulons, des deux chiffres seulement du système binaire, aux seize de l'hexadécimal. Les géomètres babyloniens avaient même utilisé une base de soixante — toujours en cours pour la mesure des minutes et des secondes.

Pour des raisons évidentes d'intuitivité, il vaut mieux se contenter d'un nombre raisonnable de chiffres : six, huit, dix, douze, seize, vingt au plus. Les langues naturelles portent d'ailleurs les traces de tels choix. Le français, par exemple, a un nom spécifique pour les seize premiers nombres ; au-delà seulement ils commencent à recevoir des noms composés : dix-sept, dix-huit... Il en va de même jusqu'à douze pour l'anglais ou l'allemand. L'arabe s'arrête à dix. Le gallois a manifestement été influencé par une base quinze, et le danois par vingt.

Notons que les langues modernes restent malgré tout sur une base décimale, puisqu'après seize, nous disons « dix-sept » et non pas « seize et un » ; ou après twelve, thirteen, et non pas twelfty-one. Ceci nous laisse une vision un peu raide des nombres. Les langues naturelles n'ont évidemment pas la souplesse des langages mathématiques, conçus précisément pour les manipuler.

Or, les langages des mathématiques et des logiques sont essentiellement écrits — je voudrais dire exclusivement. En effet, si nous pouvons écrire une équation de la même façon partout sur la planète — mais il n'en va pas ainsi depuis bien longtemps —, chaque langue prononce ces signes à sa façon. Par là, les langues conservent un pouvoir caché sur ces langages, qui croient pourtant s'en émanciper au point même de savoir « numériser » tous leurs caractères comme tous leurs phonèmes.


Ce n'est pas moi qui contesterais l'importance décisive du signe écrit, mais enfin, il doit toujours finir par être couplé avec un système phonologique, ou, si l'on préfère, être prononçable. Le mot « entendement » nous laisse soupçonner que l'intelligence humaine « entend » mieux qu'elle ne « voit ». Qu'importe d'ailleurs, il nous faut les deux.

Les langues naturelles ne sont pas à la hauteur du calcul contemporain, surtout depuis que Boole a inventé la base binaire, et qu'elle a pris une telle importance pratique avec la programmation, à égalité avec la numération hexadécimale. J'ai répété moi-même que les machines comptaient en langage binaire ; que c'était en somme « leur langage ». C'est naturellement une image, qui est donc littéralement fausse. Ce sont les hommes qui pensent les machines, et qui pensent donc le langage qu'ils leur donnent. L'esprit humain comprend très bien le binaire, mais il l'entend mal en voulant l'écrire et le prononcer avec des signes décimaux.


Ce qui s'entend bien se conçoit clairement

Le système binaire commence d'abord comme le décimal : 0, 1. Puis, là où vient le 2 dans ce dernier, celui-ci recommence : 0, 1, 10, 11, 100... Le système hexadécimal repose, lui, sur une base 16. 16, c'est (22)2. Aussi, les deux systèmes sont intimement couplés. Le problème est que nous nous y aventurons avec nos chiffres décimaux. C'est là que Boby Lapointe intervient.

Il suffit d'attribuer une paire de voyelles fermées (O et E) pour 0 et les nombres pairs, et ouvertes (A et I) pour les impairs ; puis une paire de consonnes utilisant l'arrière-gorge (H et K) ou l'avant de la bouche (B et D) pour créer un système à seize (HAHO) chiffres.


Observons que ces seize phonèmes existent dans toutes les langues du monde. Pas de 'V', imprononçable en arabe, pas de 'R' inconnu du japonais, pas de son 'ui' inimitable pour quiconque n'est pas un bon francophone : seize phonèmes universels et aisément mémorisables.

Le nom des nombres forme un seul mot invariable sans tiret. Les plus grands demeurent relativement courts et s'écrivent et se prononcent sans difficulté particulière. « 584 623 705 671 » se dira et s'écrira « KOKOHADEBOKADODEBOBI », ce qui est manifestement plus simple que « cinq cents quatre-vingt-quatre milliards six cents vingt-trois millions sept cents cinq mille six cents soixante et onze ».


Pour peu qu'on se soit familiarisé avec le Bibi, la dénomination du nombre nous renseigne mieux sur sa nature. Nous sommes trop portés à oublier que les nombres ont une existence totalement autonome de la façon dont on les nomme ou les écrit. Nous nous habituons, par exemple, à notre « huit ». Nous l'associons à son image '8', ce signe de l'infini redressé. Nous oublions que le son ou l'image ne nous apprennent par grand chose sur lui, qui a son existence propre ; qu'ils lui demeurent essentiellement étrangers et ne nous montrent en rien '23' ou '1000' — au contraire de 'KO'.


Quelques références

Voilà ce que Manzi et Douha m'ont appris, et je me demande s'il est bien raisonnable d'aller découvrir si loin un système inventé par un natif de Pèzenas.

En effet, ce génial mathématicien, ce Fibonacci d'une ère nouvelle est bien ce même auteur compositeur interprète qui, à l'instar d'Omar Khayyâm, demeuré plus connu lui aussi par ses quatrains que ses travaux mathématiques, se rendit célèbre par les vers inoubliables de Ta Kathy t'a quitté.

Quiconque voudrait en savoir plus peut aller sur le site du lycée Jean Moulin de Pèzenas (http://perso.wanadoo.fr/lyceejmoulin.pezenas/Pedagogie/maths.htm) ou encore sur celui de Nicolas Graner (http://www.graner.net/nicolas/nombres/bibibinaire-exp.php) Il trouvera sur ce dernier un programme pour convertir les nombres décimaux en bibinaire.

Pour être complet, se dira-t-on, ce système devrait posséder des signes graphiques, comme les chiffres arabes ou indiens du système décimal. Ceux-ci existent. On les trouvera en suivant les liens.


Le 5 mai

Mon nouvel hôtel

Les hôtels ne sont pas chers à Bolgobol. J'ai abandonné le premier, près de la gare des cars, pour me rapprocher du centre.

Ziddhâ m'a proposé de sortir le soir. Il est vrai que je ne connaissais pas encore Bolgobol la nuit. Les soirées, je les passe plus volontiers devant mon ordinateur, à travailler, étudier ou partager avec de plus ou moins lointains correspondants, et plus précisément, à faire les trois en même temps. Je préfère me lever à l'aube. C'est une vieille habitude que j'ai prise à Marseille, où il est presque impossible de se faire servir un café après un dîner tardif. Les sociétés de consommation offrent certainement de quoi consommer, à la condition toutefois qu'on consomme ce qu'elles offrent sans discuter.


Les nuits froides du climat de montagne n'empêchent pas les Bolgobolis de sortir le soir. Ces gens-là sont d'une nature solide, et même les terrasses ne sont pas désertées.

Les femmes se débarrassent du foulard qui leur voile souvent le visage en plein jour. Elles le portent attaché sur la nuque, tenant leurs cheveux en arrière, dégageant entièrement leur face. Elles ne craignent alors plus rien du soleil de plomb qui, à cette altitude, ravage la peau et la vieillit prématurément.


L'hôtel que j'ai choisi fait l'angle de l'avenue Timour Lang et du Chemin de l'Éden. Ce nom de chemin ne doit pas tromper, c'est un boulevard aussi, qui monte tout droit vers les remparts et la vieille ville. Bordés de marronniers, les trottoirs de l'avenue Timour Lang sont larges. Face à l'hôtel, de l'autre côté du croisement, un bar-tabac-quincaillerie-librairie y étale, tôt le matin et tard le soir, ses tables et ses chaises.

La façade nord de l'hôtel domine le carrefour de ses quatre étages, tandis qu'il offre au sud trois grandes terrasses en espaliers, garnies d'arbustes et de fleurs dans d'immenses jarres ou de petits carrés de terre bordés de ce qui me parait être de fines briques d'ardoise taillée. On les distingue de trois-quarts, assis à la terrasse du tabac où je vais lire le matin sur mon portable le courrier que j'ai relevé avant de sortir.


Le toit de l'hôtel qui couvre le quatrième étage occupe donc une bien plus petite surface que celle du bâtiment. Ses bords sont soutenus par des étais de bois grossièrement taillés, débordant très largement sur la rue.

Les trois terrasses au sud sont des parties communes, librement accessibles à tous les clients de l'hôtel, quel que soit l'étage de leur chambre. Des escaliers extérieurs les relient. Une fontaine artificielle alimente une rigole d'où l'eau tombe en cascade entre chaque palier, et produit un reposant murmure.

Des instruments de musique sont disposés dans un kiosque de bois sur la deuxième terrasse au troisième étage. Les clients de l'hôtel en jouent parfois, seuls ou en petits groupes. J'ai moi-même essayé du luth. Deux personnes n'ont pas tardé à échanger des accords avec moi, très intriguées d'abord d'entendre sous mes doigts une antique mélodie chinoise de l'époque de Tcheou, avec ses modulés passant de doubles rondes à des croches, dont je n'aurais pas eu la moindre idée avant mon voyage.

L'un était un jeune représentant de commerce venu du sud. Il composait en amateur. Il me parla en Anglais de la synthèse granulaire. L'autre semblait être un vieux montagnard taciturne qui parlait une langue qu'aucun de nous n'a su identifier. Il jouait parfaitement des airs de l'Hindû Kûch sur lesquels il chantait des poèmes de Farîdoddîn 'Attar. Nous sommes malgré tout parvenus à improviser ensemble


On trouve sur les terrasses des tables et des fauteuils de bois confortables, et quelques parasols. Ils sont faits aussi de bois, et de papier, d'un papier extrêmement résistant, même à l'eau, gris sombre, d'un aspect buvard sur une face et un peu glacé sur l'autre. Il me rappelle celui qu'utilisaient les poissonniers dans mon enfance.


Les voies sont larges dans ce quartier, entre les remparts de la vieille ville et l'université, bien trop pour la circulation rare. Par instants, le bruit d'un moteur poussif se mêle à celui des branches.


Le théâtre de marionnettes de rue

Les montreurs de marionnettes ne se cachent pas, par deux ils soutiennent et animent leur pantin. Très vite, on ne leur prête plus attention.

Les marionnettes ne sont pas très réalistes, même pas très figuratives. Les faces de bois sont aplaties longitudinalement, le nez et le menton proéminents, mais à peine ébauchés. Seuls deux gros yeux fixes sont dessinés, qui rappellent les sculptures grecques les plus antiques.

Les montreurs tirent parti des attitudes, qu'ils magnifient par le tissu : de la soie qu'ils savent faire voler avec virtuosité.


La couleur des tissus change à chaque scène. Chacune a la sienne. Soudain la représentation s'interrompt, les montreurs se retournent vers leurs caisses, y rangent la soie blanche, par exemple, puisent de la rouge, dont ils revêtent la carcasse de leur pantin, et ils reprennent sans autre procédé.

Un peu de vent améliorera la représentation, beaucoup compliquera son exécution. Tout est dans le mouvement des tissus, lui seul permet de distinguer le sexe du personnage, puis sa personnalité, et enfin, l'histoire elle-même, car le théâtre est muet.

Même les faces inexpressives finissent, à l'aide d'infimes mouvements, par rendre lisibles des sentiments complexes. Parfois, l'un des montreurs dit quelques paroles, apparemment rimées. Je n'y comprends rien car elles sont en palanzi, ou parfois en un farsi dialectal que de nombreux Bolgobolis connaissent.


Toutes les histoires, m'a expliqué Ziddhâ, reposent sur le conflit entre l'amour et le devoir. Deux amants se trouvent dans des camps opposés. Non seulement les personnages sont déchirés, comme dans notre propre théâtre classique français, mais le devoir repose aussi sur des choix qui ne sont pas faciles. Aucun des camps n'est entièrement bon ou mauvais, comme dans le théâtre classique indien.

Plus étrange encore que le spectacle des marionnettes est celui qu'offrent les spectateurs. Alors qu'on peut voir de telles représentations dans les rues presque à toutes les heures, ils les regardent toujours comme pour la première fois. Si vous étiez incapable de lire tous les déchirements et le désarroi humain dans les marionnettes, vous pourriez toujours vous retourner vers le public. J'ai vu des hommes pleurer doucement, les lèvres tremblantes entrouvertes. Les gens d'ici ne sont pourtant pas émotifs ni frustes. Ils sont d'ordinaire plutôt retors et habiles à l'ironie.

Le jeu des marionnettes est étrangement prégnant. Il a hanté mon sommeil.


Le 6 mai

Civilisation et conscience

Ce qui fait l'essence d'une civilisation est tout à la fois étrangement simple et complexe, accessible et inaccessible : Simple, parce que ce sont les hommes qui font une civilisation, et ce qui les assemble doit être accessible aux plus rustres ; et complexe aussi, car ce qui fait une civilisation doit rester largement enfoui sous la conscience pour en constituer les soutènements.

Que se passerait-il si cette surface de conscience s'érodait ? Si elle dévoilait son sol ? Certainement, se déroberait-il. C'est ce qui m'a donné très tôt, en étudiant l'histoire, cette impression qu'une civilisation n'est jamais plus saine et plus vivace que lorsqu'elle est supportée par des esprits bornés.

Je me rends parfaitement compte que de telles réflexions mènent à des conclusions proprement intenables.


Le 7 mai

La musique granulaire

La synthèse granulaire construit des événements acoustiques à partir de centaines ou de milliers de grains sonores. Un tel grain dure un court instant, de une à cent millisecondes, approchant la limite perceptible de la durée, de la fréquence et de l'amplitude. Le grain est une représentation adéquate du son, car il concilie les informations temporelles (temps, durée, forme, onde) avec celle de fréquence (la période de l'onde dans le grain et son spectre).

La synthèse granulaire répand les grains sonores comme en suspension sous forme de nuages à travers le spectre sonore. Les modulations de la durée des nuages provoquent des effets d'évaporation, de condensation et de métamorphoses provoquées par la fusion des nuages les uns dans les autres.


On peut retracer l'histoire d'une conception atomiste du son depuis l'origine de la révolution scientifique occidentale. Isaac Becman proposait en 1616 une Théorie corpusculaire du son semblable à celle que Descartes exposait pour la lumière dans sa Dioptrique.

Quelques siècles plus tard, entre 1946 et 1947, Dennis Gabor écrivait deux articles combinant la vision quantique de la physique avec la pratique expérimentale. Selon sa théorie, tout phénomène sonore peut être décrit comme un nuage de grains. Cette hypothèse reçut une confirmation mathématique de la part de Baastian entre 1980 et 1985. Dans les années quarante, Gabor construisit une machine granulaire électro-optique. Il l'utilisa pour des expériences sur la compression et l'extension des temps, c'est à dire le changement de la durée d'un son sans en modifier le ton.


Les procédés de la synthèse granulaire ne sont pas sans analogie avec ceux des images de synthèse dans le domaine visuel, tels qu'ils sont utilisés pour créer la transparences et la réverbération de l'eau, la brume et la nébulosité, ou des textures rocheuses et végétales. On en retrouve l'équivalent dans les effets sonores, tels que le craquement du feu, le clapotis de l'eau, le sifflement du vent.

Le cybernéticien Norbert Wiener et le théoricien de l'information Abraham Moles proposèrent aussi une représentation granulaire du son.


Iannis Xénakis a été le premier compositeur a étudier les travaux de Gabor et à élaborer une théorie de composition granulaire. Il commença par adopter le lemme suivant dans son ouvrage Musiques formelles : « Tout son, même une variation musicale continue, est conçu comme l'assemblage d'un grand nombre de sons élémentaires disposés dans le temps de façon adéquate. »

J'ai retranscrit cette phrase déjà traduite en anglais. Je peux en citer une autre tirée de son avant-propos de 1963, qui donne une idée des enjeux réels de son approche. « Ce n'est pas tellement l'emploi fatal des mathématiques qui caractérise l'attitude de ces recherches, c'est surtout le besoin de considérer les sons, la musique, comme un vaste réservoir [...] de moyens nouveaux, dans lesquels la connaissance des lois de la pensée et les créations structurées de la pensée peuvent trouver un médium de matérialisation (= communication) absolument nouveau. »


On remarquera la référence explicite à l'ouvrage de George Boole de 1854, Les lois de la pensée, auquel on doit le système binaire. Je remarque aussi que la nouvelle théorie musicale de l'occident commence, à une génération près, quand s'achève la recherche mathématico-musicale chinoise.

 

 

 

»