Home
Voyages à Bolgobol

EN REVENANT À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2004

»

Cahier II
Le marxisme et l’Orient

 

 

 

 

Le 29 avril

Arrivé hier à Bolgobol

Il fait encore froid en cette saison, tout particulièrement au lever et à la tombée du jour.

La place Zawafî (prononcer Zavafi comme en farsi) où m'a déposé le car hier, m'était encore inconnue. J'ai refait la route parcourue l'an dernier, non sans émotion.


J'éprouve toujours un plaisir particulier à écrire lorsque je me déplace. Les inévitables temps morts, les attentes, m'incitent à tout moment à sortir mon cahier, ou encore mon Powerbook lorsque je peux suffisamment bien m'installer.

J'ai du mal pourtant à tenir mon journal depuis que j'ai passé la frontière chinoise. Pendant les trois jours passés chez Tchandji, j'ai surtout été occupé par nos conversations avec ND, et par la lecture de traductions en anglais des Grundrisse de Marx et des écrits d'Engels sur l'Algérie, récupérés sur l'internet.


Construite à flanc de côte, la place Zawafî est découpée en deux niveaux reliés par un monumental escalier de pierres. À sa droite en montant, est la gare des cars. À gauche, un petit jardin occupe un palier intermédiaire. Un restaurant de planches y nourrit les voyageurs, la plupart du temps des ouvriers qui vont travailler dans les usines du nord de Bolgobol, sur les rives de l'Ardor. C'est là que j'ai dîné hier en arrivant, et que je suis revenu ce matin prendre un petit-déjeuner.

Je n'avais pas remarqué d'abord ces balcons, cachés derrière des croisillons de fines lattes de bois sur ma droite. Ce sont des bâtiments massifs, coiffés de toits en pente, évasés à la base. Ils devaient m'être invisibles hier, derrière les tilleuls.


Le 30 avril

Une silhouette enveloppée de noir

Elle est vêtue d'une tunique et d'un pantalon de toile. Un châle cache son visage, ne laissant voir qu'une paire de lunettes fumées, et retombe sur ses épaules. Du corps, on ne distingue que les mains, et les pieds chaussés de sandales indiennes. Je reconnaîtrais pourtant cette silhouette entre toutes : c'est Ziddhâ.


Comme à mon habitude, je n'ai prévenu personne de mon arrivée. J'ai peine à me sentir chez moi, là où l'on m'attend. Mes amis savaient seulement que j'étais en route. J'ai surpris Ziddhâ à la sortie de l'université qui attendait son car.

Elle est d'abord restée étonnée, bien qu'elle pouvait s'attendre à me voir d'un jour à l'autre. Ce sont mes cheveux, que je n'ai plus coupés depuis l'an dernier, qui lui ont demandé une fraction de seconde pour accommoder son souvenir à mon image, puis elle en a saisi une mèche en disant : « Ça te va bien, on dirait un trappeur. »


Le premier mai

Engels et l'Orient

« ... L'absence de propriété foncière est en effet la clé de voûte de tout l'Orient. C'est là-dessus que repose l'histoire politique et religieuse. Mais d'où vient que les Orientaux n'arrivent pas à la propriété foncière, même pas sous sa forme féodale ? Je crois que cela tient principalement au climat, allié aux conditions du sol, surtout aux grandes étendues désertiques qui vont du Sahara, à travers l'Arabie, la Perse, l'Inde et la Tatarie, jusqu'aux hauts plateaux asiatiques. L'irrigation artificielle est ici la condition première de l'agriculture, or celle-ci est l'affaire, ou bien des communes, des provinces, ou bien du gouvernement central. »

Voilà ce qu'écrivait Engels à Marx le 6 juin 1853. On pourra juger la généralisation bien réductrice, quoique plus excusable dans une correspondance privée que dans un texte publié, l'hypothèse n'en mérite pas moins d'être examinée.


« ... Cette fertilisation artificielle du sol, qui cessa dès que les conduites d'eau se détériorèrent, explique le fait, autrement bien étrange, que de vastes zones soient aujourd'hui désertes et incultes... Ceci explique également qu'une seule guerre dévastatrice ait pu dépeupler un pays pour des siècles et le dépouiller de toute civilisation. C'est dans cet ordre d'idée que se situe également, je crois, l'anéantissement du commerce de l'Arabie méridionale avant Mahomet. »

On peut lire, intimement mêlées dans ces lignes, toute la pertinence et la caducité de la vision marxiste qui, un siècle et demi plus tard, demeure, il faut bien le dire, incontestée en Europe, aux États-Unis et en Russie — la curiosité et la perspicacité en moins, évidemment.


La source libre

Tchandji m'a donné avant mon départ les URL d'une quantité d'écrits de Marx et d'Engels peu connus. Ils me replongent dans des lectures que j'ai délaissées depuis de longues années.

On pourra toujours me dire que rien ne vaut le papier, le cahier ou le livre, pour écrire et pour lire ; rien n'égale pourtant cette possibilité de copier et coller qu'offre le document numérique. Et puis, un document numérique est toujours imprimable. Autrement moins commode est la numérisation d'un imprimé. Qu'attend-on pour que la littérature universelle soit accessible en source libre sur l'internet ?


Le gaspillage de la lumière

Maintenant que je les ai remarqués, je découvre partout ces croisillons de bois qui cachent les balcons ou les fenêtres. On aperçoit parfois des silhouettes derrière. Ils permettent de voir sans être vu. Ils doivent cependant prendre beaucoup de jour.

Les gens ici aiment les maisons sombres, les coins obscurs. La situation de la ville à flanc de montagne, sur l'adret, favorise tant l'ensoleillement qu'on peut gaspiller la lumière, et que l'ombre est un luxe.

Mon journal est tout décousu.


Le 2 mai

Évolutionnisme social

Marx et Engels ont reproduit, comme il était logique, l'idéologie de leur temps, et l'ont même popularisée en rédigeant de nombreux articles sur l'Orient dans l'Encyclopédie Américaine, avant même de devenir par la suite les inspirateurs du dogmatisme de l'URSS.

Cette vision de l'Histoire est comparable à celle de Lamarck pour ce qui concerne l'évolution des espèces. Pour Lamarck, l'homme étant l'animal le plus évolué, il ne fait aucun doute que toutes les autres formes de vie ne sont que des étapes transitoires vers la perfection humaine. Pour Marx et Engels, comme pour tous les Européens, l'Occident étant la forme la plus achevée de la civilisation, toute autre ne pourrait être qu'à un stade antérieur de développement.

Pour erronée que soit une telle conception, deux choses au moins sont à mettre à son crédit. La première est qu'elle n'est en rien raciste, et peut revendiquer la fraternité révolutionnaire sans hypocrisie. Pour Marx, pour Engels, comme pour tous les Européens progressistes d'hier et d'aujourd'hui, le développement inégal n'a rien à voir avec un patrimoine génétique. Une bonne éducation suffit à un migrant des contrées les plus exotiques pour en faire un parfait occidental. Si une société tout entière aura plus de mal à rattraper son retard, l'échelle d'une vie humaine en reste la mesure.

La seconde est que cette supériorité de l'Occident est bien réelle. — Alors en quoi cette conception est-elle erronée ? — En ceci simplement que cette réelle supériorité ne remonte pas si loin dans le temps. À l'époque où Engels écrivait ces lignes, elle ne datait que d'un ou deux siècles, mettons même trois pour compter large. Trois siècles sur cinquante, ça laisse 94% des temps historiques sans domination occidentale.


C'est pourquoi l'Occident Moderne tente de se convaincre que l'Europe Occidentale est l'héritière directe de la Rome antique, en oubliant quelque peu que celle-ci fut au moins autant africaine qu'européenne. Elle veut se croire aussi celle de la Grèce antique, en oubliant cette fois que le monde hellénique était au moins autant oriental qu'occidental, et que l'empire d'Alexandre s'étendit en Asie.

Je ne nierai pas que l'Europe doive beaucoup à Rome et à la Grèce, mais de là il y a loin pour s'en faire le dépositaire exclusif. On devrait également pouvoir expliquer pourquoi la Grèce antique aurait été le « berceau de la civilisation » et comment elle aurait été la dépositaire de l'évolution antérieure. On doit justifier surtout que la régression du moyen-âge n'ait pas été seulement un phénomène local, mais mondial.

Il est dur pourtant de qualifier d'obscure une période où apparurent des inventions aussi décisives que l'algèbre, le papier, l'imprimerie, l'optique et l'art de tailler les lentilles, la boussole, la voile triangulaire qui permet d'avancer contre le vent, l'horloge, la première chimie des métaux, la pression hydraulique, la propulsion des bateaux par des roues à aubes, la poudre et la balistique, et tant d'autres.


L'émergence de l'Occident Moderne

Pendant le Moyen-Âge et la Renaissance, les auteurs européens — toutes les bibliographies l'attestent — citaient bien plus les auteurs arabes, qu'ils soient musulmans, juifs ou chrétiens, que les latins et les grecs. Ces auteurs grecs, ils les lisaient d'ailleurs en latin, traduits par les Arabes. Comment cette dette a-t-elle pu être effacée de la Renaissance au dix-septième siècle ?

J'ai longtemps cru à une sorte d'orgueil national, mais je me trompais. L'explication se trouve plutôt dans le nouvel esprit scientifique né avec Galilée, Bacon et Descartes. Ces derniers se souciaient bien peu de ce que l'Occident Moderne devait ou non à d'autres temps ou d'autres mondes. Ils voulaient fonder la certitude sur l'expérience et la déduction, et sur rien d'autre. Qu'importe la table quand on fait table rase. La Science Moderne prétendait révoquer en doute toute connaissance établie, encouragée en cela par les succès de Galilée qui avait réfuté les cosmologies de Ptolémée et d'Aristote.

La méthode fut si efficace qu'en quelques décennies les savants d'Occident firent plus de progrès que ceux du monde entier en plusieurs siècles. Cent ans plus tard, ces découvertes commençaient à porter leurs fruits dans l'émergence de l'Europe de l'ouest comme nouveau pôle de civilisation. Un siècle encore, et elles modifiaient radicalement la vie quotidienne, la conscience et les institutions des Occidentaux.


L'Orient des Occidentaux

Influencés par leurs contemporains, Marx et Engels ignoraient l'extrême jeunesse de leur civilisation. Peut-être qu'à trop attendre la révolution qu'ils voyaient devant eux, ils ne soupçonnaient plus celle qui était derrière. Pour comprendre donc l'effondrement de leur monde du nord-ouest de la Méditerranée au Moyen-Âge, à moins que ce soit justement pour ne pas l'expliquer, ils devaient d'abord regarder celui du sud et de l'est du monde gréco-latin.

Il aurait été certainement plus simple d'admettre que seul le nord-ouest de la civilisation méditerranéenne s'était effondré en se laissant absorber par la profondeur du continent. Le refoulement des peuples continentaux sous la pression des empires d'Orient, la longue période de guerres, de pillages et de famines que provoquèrent ces grandes migrations violentes, y suffisait très bien.


... Il est une chose en tout cas qui ne fut certainement pas sans grande conséquence : c'est la sécurité relative des caravanes dans l'empire persan bien gouverné des Sassanides, alors que le Yémen fut, de 200 à 600, constamment asservi, envahi et pillé par les Abyssins. Les villes d'Arabie méridionale, encore florissantes sous les Romains, n'étaient plus au septième siècle que de véritables déserts de ruines...

On voit bien ici qu'Engels ne peut pas ignorer complètement le déplacement de la civilisation occidentale vers l'Asie. Il se refuse pourtant à en tirer toutes les conséquences.


Dans les articles qu'Engels écrit quarante ans plus tard, publiés entre 1894 et 95 dans la revue Die Neue Zeit, intitulés « Contribution à l'histoire du Christianisme primitif », il revient sur le rôle de l'Islam dans les conflits entre Bédouin et citadins.

Les soulèvements du monde « mahométan », notamment en Afrique, forment un singulier contraste. Avec cela, l'Islam est une religion faite à la mesure des Orientaux, plus spécialement des Arabes, c'est à dire, d'une part, de citadins pratiquant le commerce et l'industrie ; d'autre part, de Bédouin nomades.


On observe bien là cette propension à expliquer l'Orient par l'Occident africain, c'est à dire par la survivance décadente de l'Empire Romain.


Mais il y a là le germe d'une collision périodique. Les citadins devenus opulents et fastueux, se relâchent dans l'observance de la « Loi ». Les Bédouins pauvres et, à cause de leur pauvreté, de mœurs sévères, regardent avec envie et convoitise ces richesses et ces jouissances. Ils s'unissent sous la direction d'un prophète, un Mahdi, pour châtier les infidèles, pour rétablir la loi cérémonielle et la vraie croyance, et pour s'approprier comme récompense les trésors des infidèles. Au bout de cent ans, naturellement, ils se retrouvent exactement au même point que ceux-ci ; une nouvelle purification est nécessaire ; un nouveau Mahdi surgit ; le jeu recommence. Cela s'est passé de la sorte depuis les guerres de conquête des Almoravides et des Almoades africains en Espagne jusqu'au dernier Mahdi de Kartoum qui a bravé si victorieusement les Anglais. Il en fut ainsi, ou à peu près, des bouleversements en Perse et en d'autres contrées mahométanes.


Le flou de la dernière formule mérite d'être soulignée. On voit là encore comment l'Occident africain (le Maghreb) est systématiquement présenté comme la clé de l'explication de l'Orient.


Ce sont des mouvements nés de causes économiques bien que portant le déguisement religieux. Mais alors même qu'ils réussissent, ils laissent intactes les conditions économiques. Rien n'est donc changé, la collision devient périodique. Par contre, dans les insurrections populaires de l'Occident chrétien, le déguisement religieux ne sert que de drapeau et de masque à des attaques contre un ordre économique devenu caduc : finalement cet ordre est renversé ; un ordre nouveau s'élève, il y a progrès, le monde marche.


On peut faire sur ces dernières lignes une double remarque. D'une part, on ne voit pas pourquoi, ni surtout en quoi, ces insurrections seraient toujours évolutives d'un côté, et de l'autre, toujours répétitives. Elles ne devinrent révolutionnaires en Europe qu'avec les guerres de la Réforme, c'est à dire au seizième siècle, et ce n'est qu'à ce moment-là, en Allemagne, en Hollande et en Angleterre, qu'elles entraînèrent un réel progrès des connaissances, des mœurs et des institutions. Dans le monde islamique, elles ne devinrent répétitives, là encore, qu'assez tard.

La deuxième remarque concerne le prétendu « masque religieux ». Que masque-t-il en réalité ? Parlerait-on encore d'un « masque religieux » pour l'œuvre de Descartes, de Spinoza ou de Newton ? Voudrait-on dire alors que les mêmes choses seraient dicibles sans référence chrétienne ? Soit, mais en quoi la religion y aurait-elle alors fonction de masque, puisqu'elle ne masque rien ? Pourquoi ne dirait-on pas aussi bien le « masque du latin », ou encore « le masque de la langue naturelle » sous prétexte que ces écrits sont traduisibles ?

Le discours chrétien, de même que le discours musulman, étaient tout à fait capables d'énoncer leurs buts économiques, politiques, et leurs critiques des institutions. Que je lise Münzer ou Liburne, Al Farabî ou Al Ghazâlî, je distingue très bien ce que le discours religieux me montre, ce qu'il dessine, ce qu'il construit. Je me demande ce qu'il peut encore cacher.


Engels avait finalement une vision très folklorique du monde musulman, dans lequel il exagère caricaturalement la place de la société bédouine. Le monde musulman n'a jamais été que minoritairement arabe, et même le monde arabe ne fut arabe que très symboliquement. Jamais les tribus bédouines d'Arabie n'eurent la force ni les moyens de coloniser le pourtour méditerranéen. Ce furent au contraire les peuples du sud et de l'est de la Méditerranée qui se tournèrent vers la péninsule arabique parce qu'ils y avaient vu la Terre Sainte, celle où Dieu s'était révélé à Abraham. Ils se sont tournés vers la langue arabe car ils y ont vu celle de la Révélation, et ils ont pris les tribus bédouines comme modèle linguistique et culturel.

Jamais la Mecque ne fut un centre, mais bien plutôt, littéralement, une excentricité, avec la fonction quasi explicite de contrebalancer tous les autres centres possibles et successifs : Jérusalem, Damas, Alexandrie, Bagdad, Istanbul, Samarcande...


« L'absence de propriété foncière est la clé de voûte de tout l'Orient. » Tout l'Orient, c'est bien grand. Pour ce qui est du monde islamique, le droit de Oumar paraît d'abord être une arme contre l'accumulation foncière, et l'Islam lui-même, une lutte contre celle-ci.

Mais se bat-on contre ce qui n'existe pas ? Fait-on des lois contre ce qu'on ignore ? Les juristes firent d'ailleurs toujours preuve de beaucoup d'ingéniosité pour les contourner.

Le monde islamique, et peut-être bien une part importante de l'Orient, me semblent avoir dépassé le stade de l'accumulation foncière depuis bien longtemps. — Serait-ce donc ce qui le figea dans l'immobilisme ? — Certainement pas. C'est seulement l'Occident qui veut se persuader que le monde était immobile avant son propre éveil. C'est l'Europe qui dut brûler les étapes en deux ou trois siècles, créer une accumulation foncière pour l'investir dans le commerce, puis l'industrie ; c'est ce qu'elle veut à tout prix se cacher.


Le 3 mai

Dîner chez Manzi et Douha

Avant hier, Ziddhâ et moi avons rencontré Manzi et Douha sa femme. Ils revenaient de la manifestation du premier mai. Nous avons déjeuné ensemble au Parc Ibn Rochd. Ils nous ont invités à dîner hier soir chez eux, où nous avons passé une bonne part de la nuit ensemble.

Ils savaient que j'étais déjà arrivé à Bolgobol. Ils avaient même lu les dernières pages de mon journal, mises en ligne hier. En fait, nous nous sommes tous très peu quittés depuis mon départ.

« Tes remarques sur Engels sont instructives », m'a dit Douha. « Elles vont au cœur d'un malentendu entre l'Orient et l'Occident, surtout aujourd'hui que le centre de gravité de la lutte des classes s'est déplacé en Asie. »

 

 

»