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Problèmes contemporains de l’écriture

Jean-Pierre Depetris



Comment ne pense-t-on pas le numérique

1. Que signifie « support électronique » ?

Ces jours-ci, en parcourant le catalogue des Classiques Garnier, j'ai lu que les titres en étaient aussi accessibles sur « supports électroniques ». « Support électronique », voilà une expression bien plus problématique que l'habitude autorise à le croire. Que peut bien être un support électronique ? Un disque, soit : un texte, une image, une bande-son, une vidéo… sont écrits sur un disque et y sont lisibles. Soit, mais quel disque ? Celui d'un serveur lointain, un disque compact, celui d'un périphérique ? Car sitôt que des choses numériques ont pour support des disques connectés, les voilà susceptibles de sauter de l'un à autre comme des morpions, sans que seulement quiconque s'en aperçoive.

Dire qu'une œuvre de l'esprit est sur « un support électronique », ce pourrait être comme dire que l'or des Incas fut poussé jusqu'en Europe pas les vents de l'océan, ce serait faire une image, car on peut tout dire, du moment que l'on se comprend. Il est toutefois improbable que l'expression « support électronique » soit utilisée délibérément comme une image.

Le mot « disque », appliqué indistinctement au numérique et à l'analogique, induit lui aussi en erreur, car il ne serait plus alors un « support » dans les même sens du terme. Un enregistrement analogique, ce sont des traces, des marques matérielles gravées sur un support. Si je les recopie, elles seront sensiblement différentes, et à force d'être recopiées, elles seront sensiblement altérées. Il n'est rien de semblable avec une copie numérique : les nombres restent totalement inaltérables. Il s'agit bien pourtant aussi de l'inscription sur un support matériel, et elle peut tout aussi bien être effacée ou détruite, mais d'une façon essentiellement différente. « 1 » demeure « 1 » ou disparaît, mais il ne devient jamais « 0,9999… ». Autant de fois qu'il sera recopié, il demeurera inaltérablement « 1 », ou ne sera plus rien. Cela veut dire qu'il ne s'agit plus à proprement parler d'une copie, mais d'une duplication, ou pour le moins que « copie » a acquis un autre sens.

Même si la matérialité des traces, sur un disque dur, un CD ou une clé USB, n'est pas identique, ce qu'elles contiennent l'est absolument. De même, le nombre que le professeur inscris à la craie au tableau demeure strictement le même que celui que l'élève recopie sur sa feuille au stylo, et même si on le prononce dans une autre langue, ou encore si on l'écrit en chiffres arabes ou indiens.

2. Du point de vue économique

Apparemment, très peu de choses ont changé : rien ne ressemble plus à un support analogique qu'un support numérique, notamment un disque vinyle et un disque compact. Ce qui s'applique à l'un paraît sans doute alors devoir s'appliquer à l'autre. En fait, il n'en est rien, ils n'ont rien de semblable, et au sens où l'on peut entendre « support analogique », un « support numérique » n'est plus proprement un « support », pas plus que « copier » ne signifie encore « copier ».

Cela change quoi exactement ? Cela change déjà beaucoup d'un point de vue économique. Quand on imprime, que l'on presse des « copies » de quoi que ce soit sur un quelconque support matériel, cela a un coût que l'on peut diviser en deux parts. On a d'abord la part des coûts fixes, ce sont ceux qui ne varient pas quelle que soit la quantité de copies que l'on envisage de faire. On a ensuite les coûts qui seront proportionnels à la quantité des tirages. Une fois que l'on sait de combien de copies on a besoin, il est aisé d'additionner ces deux coûts et d'en déduire celui à l'unité. Il est aisé de comprendre que plus on produit d'unités, plus la part des coûts fixes devient négligeable, et fait en conséquence baisser les coûts à l'unité.

C'est exactement sur ce modèle, qu'à partir de l'imprimerie, s'est développée l'ère industrielle. Un tel modèle encourage à produire le plus possible d'unités, et donc à produire du besoin, pour faire baisser les coûts unitaires ; mais il impose aussi de ne pas produire au-delà de la demande, et donc de la prévoir au plus près.

On remarquera aussi que le coût attribué au travail intellectuel — la fameuse « œuvre de l'esprit » qui est associée au « support matériel » — n'est ni une composante des coûts fixes, ni du coût total, mais du prix à l'unité. L'auteur reçoit un pourcentage sur les ventes, c'est-à-dire sur le prix à l'unité, et non pas un pourcentage sur le coût total du tirage, ni davantage un coût forfaitaire pour son travail, indépendamment du tirage et des ventes.

Reproduire un objet numérique est très différent : la copie n'est plus du tout la même sorte de copie, plutôt une duplication. Il n'y a plus à proprement parler de support matériel, ni de coût. Glisser une icône ne coûte rien et peut difficilement être appelé du travail. Une fois qu'est produit un document numérique ou une application, plus aucun travail n'est nécessaire à sa reproduction. Si l'on maintient la coutume que l'auteur, le concepteur, l'inventeur, soit payé à l'unité, il ne peut alors que revendiquer un pourcentage de… rien.

3. Le petit bout de la lorgnette

J'ai réfléchi à cette question il y a une douzaine d'années, quand il fut question d'une édition numérique d'À Travers Champs. J'ai fait alors ce qu'on fait toujours dans ce cas, j'ai compté combien il nous en coûterait, quel prix de vente était raisonnable, et comment accommoder les deux au plus sage.

Nous n'avons jamais cherché à gagner de l'argent avec ATC, seulement à ne pas trop en être de notre poche. Le tirage sur papier était au début facile à compter : photocopies1, frais de poste, achats de livres et de revues quand il n'y avait pas d'échange de presse… Une telle comptabilité commençait déjà à devenir problématique avec l'ordinateur puis l'internet. Ordinateurs, périphériques, connexions, sont trop polyvalents pour déterminer finalement à quoi ils servent, le prix qu'ils coûtent, et ceux qu'ils font économiser. Avec l'édition numérique, il commençait à ne plus y avoir aucun repère du tout. Sur quel élément fixer un prix ? Entre rien du tout et le prix d'une édition sur papier, tout choix devenait carrément arbitraire.

Ces remarques peuvent paraître triviales, et c'est d'abord ainsi que je les ai ressenties. J'ai vu pourtant très vite qu'à travers elles, je touchais à quelque-chose de fondamental qui allait à l'encontre de coutumes et de croyances ancestrales. Cette reproduction sans travail supplémentaire n'allait pas seulement à l'encontre de ce qui était acquis depuis les débuts de l'ère industrielle. Je voyais bien là un tournant radical, mais qui se manifestait par le petit bout de la lorgnette. Il s'agissait à l'évidence d'un saut qualitatif, même s'il se dévoilait encore sous du quantitatif.

Cette rupture était qualitative sans pour autant être brutale. Toutes ces questions avaient commencé à se poser déjà avec l'électronique analogique : photocopies, magnétophones, magnétoscopes. ATC était déjà une revue faite à la photocopie, et qu'il était donc déjà possible de reproduire à l'identique quasiment au prix coutant, ce que nous autorisions, et même encouragions.2

Nous avions d'ailleurs d'abord envisagé une version numérique d'ATC sur disquette, ce qui supposait donc le coût d'un support matériel (l'internet était moins généralisé qu'aujourd'hui). La version sur papier se rapprochait déjà aussi des pratiques en ligne et en copyleft, et soulevait les mêmes questions.

Quant aux questions spécifiques à une édition numérique, elles restaient pour nous comme pour presque tous, largement contaminées par celles de la reproduction analogique de la période précédente. C'est en effet à l'époque de la photocopie, du magnétophone et du magnétoscope que s'est proprement posée la question des copies privées et des contrefaçons, mais sans rien de commun, quant au fond, et c'est ce qui était dur à voir, avec la duplication, la démultiplication numérique.

4. De la copie manuscrite à la copie digitale

Nous avons sans doute tous sous-estimé ce qu'il y avait de réellement nouveau. En le reconnaissant nous pouvons voir aussi que ces nouveautés ne sont pas si profondément en rupture avec ce qui était  bien plus ancien. Quand nous replaçons cette nouveauté dans la longue durée, elle nous révèle plus de continuités que de ruptures. La copie numérique est, par certains aspects, plus éloignée de la copie industrielle que de la copie manuscrite.

Tout ceci est largement ignoré, et même dénié, dans cette période où se généralise pourtant dans toutes les activités les techniques numériques. Cette époque fait tout pour ignorer le numérique, dirais-je en la personnifiant. Comment s'y prend-elle ? D'abord en ne le nommant pas, en utilisant plutôt le terme « électronique », support électronique, courrier électronique, livre électronique, cigarette électronique… En utilisant comme une image le terme « électronique », qui désigne son support incontournable, on dénie en quelque sorte au numérique son caractère essentiel, fondamental : son indépendance envers le support. L'usage du mot « électronique » est une métaphore pour relier les objets numériques à leurs supports, et associer ces supports aux objets de la période antérieure, celle de l'électronique analogique. C'est une façon de penser le numérique comme une simple amélioration du monde hi-tech, comme le sans fil, par exemple, le wifi.

Considérons une partition musicale : la musique actuelle, réelle, n'est pas plus dans l'encre et le papier que dans l'instrument qui l'exécute, elle n'y est pas du moins comme dans le disque et la bande analogique : la musique est dans l'exécution. Quand j'affirme que la copie numérique est plus proche de la copie manuscrite que de la copie industrielle, je veux dire que le fichier numérique est plus proche de la partition que du disque vinyle, même si l'on se sert d'un CD à peu près comme de ce dernier. La copie du fichier numérique est plus proche de celle manuscrite d'une partition que d'un enregistrement sur bande analogique.

La musique n'est pas plus dans le fichier numérique, dans son support, dans le programme qui le lit, ni dans la machine et ses périphériques qui tiennent alors lieu d'instruments. Le modèle s'est compliqué par rapport à la simple paire « œuvre de l'esprit » et « support matériel » qui régnait entre Gutenberg et la cassette vidéo. Il s'est compliqué en redevenant peut-être aussi simple qu'il l'était avant.

Avant l'imprimerie, quand quelqu'un avait devant les yeux un texte, à supposer qu'il sût lire et écrire, il avait tout loisir de le recopier, le citer, le gloser… et la distinction entre copie privée et publique n'avait aucun sens, pas plus qu'entre privée et commerciale — ne serait-ce que parce que chacun pouvait à son tour copier la copie, et qu'on ne pouvait de toute façon qu'en faire une à la fois. Le numérique rend un tel acte instantané, ou presque, mais ne change rien à son principe. D'ailleurs l'idée qu'on puisse copier, citer, gloser… n'était pas conçue ni concevable comme un droit, mais comme la propriété inhérente d'une œuvre de l'esprit — quasiment sa définition. Sans de telles propriétés, elle n'en aurait tout simplement pas été une.

Naturellement, la reproduction industrielle n'allait pas ôter aux œuvres de l'esprit ces propriétés qui lui sont inhérentes. Le droit d'auteur qu'elle a inspiré visait principalement la reproduction industrielle et commerciale (droit de copie, copyright). D'autre part, avant la reproduction industrielle des livres, tout n'était pas permis, comme s'attribuer l'ouvrage d'un autre, ou lui attribuer des idées qui n'étaient pas les siennes, évidemment. Il y avait des règles à respecter concernant les citations et les références, etc. Bref, toute cette déontologie de la vie intellectuelle, littéraire et scientifique n'avait pas attendu la reproduction industrielle.

5. De l'idéologie assistée par ordinateur

Le mode de production industriel repose sur cette distinction : œuvre de l'esprit et support matériel. Cette distinction est sans doute idéologique, elle n'en est pas moins technique. L'ère industrielle peut bien être regardée comme la mobilisation de toutes les techniques à cette idéologie. Le numérique bouleverse cette idéologie, il la bouscule, et pour cela, il n'est pas moins techniquement outillé.

Si l'on dit « support numérique », on doit comprendre un support susceptible d'héberger des données numériques, et certainement pas qu'une improbable matière numérique pourrait constituer un quelconque « support », même sous le forme d'un « espace » et de « mémoire ». C'est précisément pourquoi l'on préfère, semble-t-il, le terme « électronique », certainement pas parce qu'il serait plus clair, mais parce qu'au contraire il ne l'est pas et maintient toutes les confusions. Nul ne saurait dire si l'on doit entendre que le « support électronique » désigne un matériel destiné à supporter des flux d'électrons, ou si ces flux eux-mêmes sont le support de l'œuvre de l'esprit.

Le numérique, lui, dans la mesure où l'on serait bien en peine de le désigner comme « matériel », paraît tomber du côté de « l'esprit », du moins des « biens immatériels ». Il y tombe alors sous au moins trois formes : celle de langages (Java, Python, XML…), celle de programmes et celle de documents. On admettra cependant qu'en aucun cas on ne saurait réduire une musique, un chant, un discours, un tableau… à un langage, un programme ni un document, ou plusieurs, cela pour l'excellente et précise raison qu'ils peuvent tous s'émanciper du langage, du programme et du document.

Cependant, il existe bien peu de choses de nos jours qui ne soient pas réalisées à l'aide de langages, de programmes et de documents numériques (la distinction entre les trois n'étant d'ailleurs pas très nette : il n'est qu'à ouvrir le paquet d'un programme pour voir qu'il est constitué de documents dont le langage n'est exécutable que par un programme, etc.)

Ces observations me faisaient plutôt pencher à l'époque où j'ai commencé à écrire Problèmes contemporains de l'écriture, pour maintenir une distinction assez nette entre les ouvrages numériques, quels qu'ils soient, et leurs reproductions industrielles sur quoi que ce soit. C'est ce qui me faisait regarder du côté de l'Open Source Initiative avec le plus vif intérêt. Il me paraissait risqué de vouloir appliquer les mêmes règles que celles des objets numériques aux objets manufacturés, après avoir précisément rejeté le chemin inverse : appliquer le copyleft aux objets non numériques après avoir refusé l'application du strict copyright aux objets numériques. À l'évidence, on ne m'a pas suivi sur cette distinction, et l'on n'a pu refuser de l'admettre qu'en refusant de penser le numérique.

Depuis toujours, le principal caractère d'une « œuvre de l'esprit » est d'être copiable, traduisible, adaptable, glossable, etc. Sa numérisation n'y change bien évidemment rien, mais facilite au contraire la copie, la diffusion, la modification. Ces caractères ne lui sont pas donnés par des lois, mais constituent son essence, font que la possibilité de tels usages est ce qui la caractérise en son essence. Ce n'est qu'à partir du moment où l'on a la possibilité de lire, de copier, d'annoter, de traduire, de commenter, de citer, etc. qu'on peut envisager une déontologie et peut-être commencer à formuler des règles.

6. La phénoménologie du travail de l'esprit

Qu'est-ce que les outils numériques m'apportent exactement ? C'est-à-dire comment je m'en sers précisément ? Je me sers pourtant toujours d'un stylo, éventuellement d'un porte-mine.

J'aime l'encre. J'aime l'encre car elle ne pardonne pas. Sur le papier, l'encre est toujours à peu près indélébile. Comme on ne peut pas reculer, on doit avancer. C'est tout particulièrement périlleux quand on dessine à l'encre. Bien souvent, ce qu'on voudrait effacer est le coup de génie sur lequel toute la suite s'articule.

À l'encre, disons, on ne peut pas se tromper. Cela peut s'entendre d'abord comme : à l'encre, on n'a pas la possibilité de se tromper ; l'encre ne permet pas l'erreur. L'usage de l'encre apprend très vite comment on peut le comprendre autrement : avec l'encre, on est automatiquement juste.

L'encre est une propédeutique pour toucher au numérique dont le premier piège consiste à convaincre que tout peut être aisément annulé. On n'annule pas le cheminement de l'esprit, même à l'aide du numérique, on n'annule tout au plus les opérations d'un programme. Quand on sait cela, on peut tirer tout le parti des annulations multiples.

Pour autant, je n'ai rien terminé quand j'en ai fini avec la plume. Il me reste à saisir mon texte, et c'est faire bien plus que ne dit le mot. En saisissant, je corrige, mais bien plus que cela encore : je réarticule, je mets en page, j'édite…

Avec un traitement de texte, on est maître de tout, du choix des polices, des styles, des espacements. Ces choix peuvent être importants ou totalement accessoires : on doit en décider aussi. Ces décisions peuvent être lourdes de conséquences, vouloir qu'elles n'en aient pas est une décision aussi.

On agit sur la lisibilité du texte, voire sur sa « lecturabilité » comme dirait Ricardou. Cet accroissement de lisibilité dont l'auteur se fait le premier témoin ne peut que le conduire à améliorer son texte, le creuser, le peaufiner. Ce ne serait pas possible, du moins pas ainsi, pas autant, s'il confiait ce travail à un autre.

Je ne peux pas saisir mon texte sans le modifier, mais c'est encore quand je l'exporte pour le mettre en ligne que je vois le mieux des modifications à lui apporter ; et je les lui apporte souvent sur la page web, avant de les reporter sur le traitement de texte. Sans doute les auteurs travaillaient avant sur les épreuves, mais avec combien plus de limites !

Rien n'est plus facile que de passer de la page web au traitement de texte, au courriel. Il y a aussi bien d'autres options : blogs, forums, wikis, et pourquoi pas des machins comme Facebook et Tweeter ? Mais à quoi bon ?

Un texte brut assez court, sans mise en page, comme une lettre dactylographiée ou manuscrite, et qu'il est toujours possible d'éditer mieux, et dont on pourrait encore envoyer l'adresse par courrier, avec entre les deux le traitement de texte qui permet d'exporter dans un sens ou dans l'autre, pour le courrier, l'édition en ligne, l'imprimeur : voilà de quoi il s'agit, de textes et de toute autre forme de documents, et qu'on souhaiterait pouvoir travailler et retravailler aussi loin qu'il sera possible, seul ou à autant que l'on pourra être.

Le web regorge aujourd'hui de solutions intermédiaires, à la fois plus lourdes et moins polyvalentes, destinées à simplifier la prise en main, mais rendant problématique le travail de longue haleine, alors que c'est lui finalement qui est au cœur de la question. Le plus grand intérêt du numérique, ce n'est pas la mise en commun, le partage, la facilité à collaborer, c'est le long terme, le long cours — le long cours plutôt que le surf.

Le long cours, la puissance, l'autonomie, voilà ce dont on a d'abord besoin, et dont au fond, le partage et la mise en commun ne sont que les conséquences permises ou des moyens.

7. Commun, libre et lisible

Il est bon d'être parfois attentif au vocabulaire, et d'observer si son choix est juste ou non. Graver et imprimer sont des mots liés à la reproduction analogique, et l'on sent bien qu'ils sont très juste, ils ont été imposés au cours des siècles par ceux qui en possédaient l'usage et les techniques. Il s'agit de creuser des sillons, des creux, au fond desquels l'encre puisse couler, ou des reliefs où elle puisse s'accrocher, pour être ensuite déposée par pression sur un support.

On parle d'analogie dans la mesure où la forme est projetée comme un reflet inversé. Des quantités de procédés ont été imaginés pour inverser encore une fois ce reflet, soit avant (par exemple en collant la feuille manuscrite sur le support à graver après que les Chinois eussent inventé le papier) soit après (par la technique du double rouleau notamment). Des tablettes d'argile babyloniennes à l'héliogravure et l'offset, le principe technique est pratiquement le même.

On n'emploiera pas un tel vocabulaire pour le transfert de données numériques. On dira « écriture » : lecture et écriture. Un programme écrit sur le disque, il lit sur le disque. Les termes sonnent très juste, ils sonnent si juste qu'on se sent forcé de les adopter, même s'ils introduisent une évidente ambiguité avec les mêmes mots appliqués à une activité humaine — peut-être est-ce bien parce que leur sens est si différent qu'il nous répugne moins de les employer.

De même que les techniques analogiques sont toujours de la gravure, et qu'elles avaient fini par apprendre à tout graver, les techniques numériques sont de l'écriture, et elles finissent aussi par savoir tout écrire : textes et algorithmes, bien sûr, mais aussi sons, images, volumes, espace-temps… Naturellement, cette écriture peut aussi continuer à être gravée avec les mêmes anciens procédés analogiques, notamment électroniques, sur les diverses sortes de disques compacts.

On comprend bien ici la critique que fait l'Open Source Initiative, de la notion de libre, qui s'entend bien trop comme « gratuit », mais qui surtout n'entend pas lisible : open. Sans doute, open ne signifie pas seulement « ouvert à la lecture », mais aussi à l'écriture. C'est encore un point commun avec l'écriture manuscrite, que, dès qu'un document en code source est accessible à la lecture il l'est ipso facto à l'écriture. Voilà pourquoi l'important est ce qu'entend open source, et non pas libre (les licences libres), ni communautaire ou commun (Creative Commons).

8. Gauche de copie ou gauche d'auteur ?

Le terme copyright, devenu mondial, est double : droit de copie, l'équivalent du droit d'auteur français. Le GNU a changé le terme right (droit) par left (gauche). C'est un jeu de mot un peu bête qui ne veut rien dire. (Est-ce si sûr finalement ?)

Je remarque que « gauche d'auteur » n'a pas eu le même succès que copyleft. Je ne crois pas que cela tienne seulement au règne du franglais. « Gauche d'auteur », ça ne marche pas, ça ne veut rien dire.

— Et pas copyleft ? C'est bien la question : le mot paraît remettre en question right, « droit » : Que veut dire « droit » ? — Le contraire de « gauche ». Et si l'on se demandait plutôt ce que veut dire « copie » ? Et si un droit de copie appliqué à des sources numériques avait à peu près autant de sens qu'une gauche de copie ? Inévitablement, le jeu de mot absurde sur « droit » se reporte sur « copie », interroge son sens.

Et qu'est-ce que ça donne avec « gauche d'auteur » ? C'est incontestablement plus français, plus structuraliste, plus derridien et lacanien, mais ça mène à quoi ? À mettre en question l'auteur, pas la copie.

On peut avoir les meilleures raisons de mettre en question l'auteur, si ce n'est qu'il était déjà bien mis en péril par les distributeurs, producteurs, boutiquiers du marché de l'immatériel, et démarcheurs de ses droits. La gauche d'auteur, cela fait alors plutôt penser à un contre-courant envers les velléités de défendre le droit d'auteur, apparues au tournant du siècle avec la fameuse « exception française ». Inversement, ce malentendu permet de retourner ce qui reste de cette sympathique jacquerie plumitive à la défense de leurs exploiteurs.

Que veux-je dire en fin de compte ? Que l'écriture et la lecture numériques sont définitivement en amont de la copie, et que le droit (et donc d'abord le pouvoir) de lecture et d'écriture du code source (c'est-à-dire écriture sur un disque) ne sauraient pas préjuger de celui de graver ou d'imprimer (et sans doute, inversement).

Ce que je soulève ainsi place devant une question de droit extraordinairement difficile. Cette question ne m'intéresse absolument pas, et d'abord parce que je ne la crois pas soluble. Elle me semble insoluble sur le plan juridique parce qu'avant cela elle soulève des questions scientifiques, techniques, épistémologiques, et aussi socio-productives et politiques. Elle suppose aussi que s'établissent des usages qui demeureront longtemps marginaux et avant-gardistes et le resteront peut-être toujours avant de disparaître et d'en engendrer de nouveaux. Même les questions politiques et sociales qui en résultent ne m'intéressent pas beaucoup, car elles sont encore trop contingentes.


Le 28 juin 2011



1 ATC était tiré à la photocopieuse, mais nous utilisions aussi la photocopie pour communiquer entre nous.

2 « [ATC] a un tirage illimité grâce à la photocopie, qui nous permet de répondre à la demande en investissant le moins possible et sans nous encombrer de stocks. Nous considérons que toute l'importance, dans une publication, doit être donnée au texte, et nous cherchons dans tout ce qui doit le servir les formes et les moyens les plus sobres, les plus neutres et les plus économiques. Si nous le pouvions, nous préférerions payer les auteurs plutôt que le papier et l'impression. Nous sommes soucieux de trouver les lecteurs auxquels notre travail s'adresse, mais aucun souci pécuniaire ne nous contraint à en accroître le nombre au-delà. Nous n'hésitons pas non plus à abonner ceux dont nous souhaitons être lus. Nous avons pensé nos publications de manière à réduire au minimum les problèmes matériels et financiers. Nous ne pouvons cependant pas les faire disparaître. Nous les réduirons d'autant mieux que plus de lecteurs voudront bien s'abonner. Nous assurons toute personne qui s'aviserait de photocopier nos publications et de les diffuser, même gratuitement, (nous épargnant ainsi un ennuyeux et onéreux effort) qu'elle ne subira aucune poursuite de notre part (à la condition que les copies soient conformes à l'original), mais que nous ne renonçons pas pour autant à ce droit. » - (http://jdepetris.free.fr/pages/bultin.html)


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© Jean-Pierre Depetris 2004, 2011
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