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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Cinquième carnet
Le côté sauvage

Le 11 juin

Postcards from the wildness

Mon nouvel appareil-photo me fait redécouvrir la ville très différemment avec son zoom puissant, surtout quand je le pointe vers l'Est, vers le massif de la Sainte Baume, la vallée de Saint Pons, Roquevaire.

La ville semble alors sur le littoral d'un pays bien sauvage. J'ai fait tout cet hiver, avec mon nouvel appareil, des photos qui m'ont surpris par leur sauvage étrangeté, si éloignée de l'image qu'on se complaît à donner de Marseille.

D'une première série, j'ai fait un montage sous le nom de Postcards fom the wildness. J'ai choisi l'anglais en songeant à mes relations non-francophones bien trop souvent limitées par la barrière des langues.

J'ai rassemblé depuis une deuxième série de photos où j'ai davantage cédé à la beauté des premières fleurs, puis une troisième, montrant la ville sous la brume, comme on ne la voit jamais.

J'en viens à me demander si ce côté sauvage est réellement dans le lieu, ou s'il n'est pas plutôt en moi. Au fond ma question est un peu rhétorique, car je connais bien la part de ma propre wildness que j'ai mise dans mes cadrages et mes retouches, et je sais aussi que ce côté sauvage est bien là dans tout l'espace qui m'environne.

Au Nord, la Chaîne de l'Étoile et celle de la Nerthe, sont, elles, beaucoup moins sauvages avec un zoom que vues à l'œil nu de ma fenêtre. J'en ai été déçu.

En réalité, nous ne voyons jamais les lieux tels qu'ils sont. Nous les réinterprétons toujours à travers des représentations qui nous sont données. Mais ces lieux, ces collines sauvages que l'on voit de la ville, elles ne sont jamais représentées, sauf peut-être par quelques maîtres anciens de l'école provençale, comme Émile Loubon, par exemple.

Ma photo de la Sainte Baume n'était pas sans rapport avec les toiles de Loubon, la substance du terrain, les sols. L'impression sauvage vient de ce que l'on ne peut rattacher l'image à rien de culturel, ni récit, ni événement, ni même époque. La peinture américaine du dix-neuvième siècle donne souvent cette impression.

Des photos plus anciennes que j'ai prises dans ces mêmes lieux, sans zoom donc, et qui ne montrent plus ces lointains, sont curieusement presque aussi sauvages. Ce sont pourtant des vues toutes prises d'un quartier plutôt central, le septième, certes un peu isolé par la mer et le relief.

J'ai sans-doute l'œil pour capturer le côté sauvage, mais on peut quand même être surpris qu'il soit autant à portée de main.


aube  aube  aube

Le 12 juin

Marseille baroque

À quelque endroit qu'on se trouve à Marseille, on peut apercevoir au loin, dans l'enfilade des façades et des toits, de lointaines collines, un relief passablement déchiqueté et convulsif.

On me dira qu'à Nice on voit les cimes alpines. Or justement, on distingue sur leurs contreforts des agglomérations qui s'y accrochent. En partant de Nice, on peut se retrouver rapidement en pleine montagne, au milieu de paysages splendides et sauvages ; mais de la ville, c'est plutôt l'impression contraire qu'on a, d'un paysage très urbanisé et surtout touristique, cerné d'une nature pacifiée.

À Marseille, c'est l'inverse. On trouve peu de paysages vraiment sauvages dans les Bouches-du-Rhône, c'est pourtant l'impression qu'on a en regardant au-delà de la ville : des paysages hostiles et désolés, garrigues et cailloutis abruptement déchirés d'arêtes calcaires contorsionnistes, et tachetés de pinèdes parcimonieuses, dont le vert, vu de très loin, vaut du noir.

C'est ce qui donne le côté baroque de Marseille.


Le style baroque et la Belle Époque, ça ne va pas très bien ensemble. Ça se bagarre, ça se rejette, et c'est au fond ainsi que ça finit par s'accorder, car un tel combat est au cœur-même du baroque qui oppose à l'esthétique géométrique la beauté convulsive. Il n'est pas non plus étranger au monde industriel qui y opère comme un renversement.

Un renversement ? Comment cela ? Tout l'art baroque met en contraste un chaos minéral et végétal avec l'architecture qui en triomphe périlleusement. À la Belle Époque, c'est le contraire, et ça se voit dans la peinture. La luxuriance et le chaos, métallurgiques, sont passées du côté de l'architecture industrielle et productrice jusqu'à l'exubérance, et du côté de l'homme aussi, le côté sauvage et désordonné des classes subversives.

C'est plutôt alors le minéral et le végétal qui, dans le paysage, assurent le côté paisible et ordonné. C'est maintenant dans le paysage champêtre que résiste la géométrie naturelle de la perspective ; et dans le paysage industriel et urbanisé où elle est née, qu'elle commence à se diffracter dans le Cubisme.

Ce qu'il y a de plus sauvage dans la nature et dans l'industrie se rejoignent au même point.

Mais les paysages marseillais sont irrémédiablement baroques.


aube  aube

Le mentalage

J'ai été souvent attentif au rapport entre l'homme et le pays(age), entre le paysage et le mentalage. On a un grand pouvoir de changer un paysage, mais enfin, même de nos jours, il est relatif, surtout pour moi qui n'ai de cesse à regarder au plus loin que je peux. Qu'on le veuille ou non, on est cerné par un horizon qui ne cesse de dire où nous sommes.

Quand les hommes bâtissent des villes, ils tirent le meilleur parti du site. À Marseille, une crique parfaitement protégée, au milieu d'une grande rade qui l'est déjà par son orientation et ses îles. Le côté Nord de la crique est bien exposé au soleil et protégé du mistral. Les vents du sud, plus rares mais parfois violents, sont partiellement brisés par le massif des calanques.

On comprend donc que la ville ait été fondée entre la rive Nord du Vieux Port, la Porte d'Aix et la Joliette, et qu'elle ne soit pas sortie de ces limites jusqu'au dix-huitième siècle. Fondée là, la ville devait bien épouser le relief, avec ses grand-rues un peu tortueuses qui en suivaient les lignes de côte, et ses petites ruelles pentues qui les coupaient.

Un tel lieu n'aurait certainement pas plu aux Romains quelques siècles plus tard. Ils se seraient plutôt évertué d'assécher les marécages à l'extrémité du Vieux Port où est aujourd'hui le centre-ville, pour y construire au cordeau leur ville, comme ils le firent à Arles, à Vaison, et où finalement les Marseillais le firent au dix-septième siècle.

Les Goths du Moyen-Âge, eux, n'auraient pu résister à coiffer la colline de Notre Dame de la Garde d'un château-fort, et la ville se serait construite autour de la route qui l'aurait relié au port. La ville aurait donc été construite sur le Quai de Rive-Neuve, qui se serait peut-être alors appelé Rive-Vieille, avec des rues en pente et tortueuses, grimpant à flanc de côté et fermée de hauts murs comme les villes moyenâgeuses.

Cela n'aurait peut-être pas changé grand-chose, puisqu'aujourd'hui la ville s'est étendue partout. Ou peut-être cela aurait-il tout changé. Peut-être au Nord seraient les plages et les quartiers chics, et au Sud les quartiers ouvriers, le port et l'industrie.

Ça n'aurait du moins pas changé la vue qu'on a dans l'enfilade des façades et des toits, et l'impression qu'elle donne de se trouver quelque part au bout du monde, sur le rivage des Syrthes, par exemple.

Tout le monde ne regarde peut-être pas au loin comme moi, certains ne regardent que leurs pieds. Admettons, mais le lointain est là. Et il est toujours possible le changer un peu en modifiant des détails tout proches. Si vous regardez l'horizon à travers les ramures de platanes, de pins parasols, le pennage de palmiers ou une rangée de parasols bariolés, vous le verrez différemment. Tout dépend aussi de quelle place exactement les lointains sont visibles ou cachés.

L'architecture et l'urbanisme sont pour une grande part l'art d'accommoder les lointains, qu'ils en soient conscients ou non. L'architecture et l'urbanisme ici sont souvent mensongers à cet égard.

Les lieux sont énigmatiques. Ils portent toujours leurs mystères. Ce dont j'essaie de parler, je crois que seules les cultures polythéistes et animistes, les Japonais, les Romains, sont capables de le comprendre, qui savent que les lieux sont habités, ont leur propre vie, leurs esprits, je pourrais dire leur intelligence.

Il me semble que si j'étais architecte et urbanisme, c'est aux esprits que j'ouvrirais les portes des villes, que j'offrirais l'espace. J'ai l'impression que l'architecture européenne a fait l'exact contraire. On soupçonne que les portes des villes avaient pour première fonction de les fermer aux esprits.

En cela je vois aussi dans la Belle Époque un retournement du baroque. Elle fut l'époque où l'on se débarrassa des fortifications, où l'on détruisit les murs d'enceinte entre ville et campagne, où l'on supprima la frontière entre rues et paysage.

Le 13 juin

Ailleurs

Les hommes viennent toujours d'ailleurs, et ils cherchent à donner aux lieux où ils arrivent des airs de déjà vu, ceux d'où ils viennent. D'où viennent-ils ? Avant même de venir ils ont bien dû arriver quelque-part avant qu'ils n'en repartent. De quelle mythique Babylone, de quelle Égypte primordiale viennent les hommes pour être à ce point étrangers ?

Notre terre, nos racines, nos ancêtres ? Les hommes en font trop pour être crédibles quand ils feignent de se convaincre du contraire.

Qu'en sait-on de sa terre et de ses racines ? Qu'en reste-t-il ? Des architectures décousues qui tentent plutôt de dire où nous ne sommes pas.

Rajab 2, 1431

Courriel à Pierre Petiot

Objet : Du peu de vérité. Date : 14 juin 2010 01:02:54 HAEC

Salut,

J'ai repensé à ce que tu m'as dit hier après-midi, que les gens finissaient par s'habituer à savoir qu'ils entendaient des mensonges, mais en arrivaient seulement à un certain relativisme de la vérité, à la façon de l'ère brejnevienne.

Je ne peux pourtant pas m'empêcher de trouver sympathique ce relativisme de la vérité ; penser que dans le fond, tout pourrait être différent. Ça ouvre des portes à l'imagination. Le problème est encore que l'imagination veuille s'en saisir. Très concrètement, cela signifie qu'on soit capable de pousser assez loin des inférences, certes sur des bases incertaines, mais qui puissent être très solides du point de vue des déductions, inductions, abductions…

Je crois que c'est plutôt là qu'est la faiblesse. Depuis aussi loin que remontent des traces écrites, les hommes ont cru n'importe quoi. Ce qui a fait la différence, ce n'est pas ces n'importe quoi, mais la rigueur et l'endurance avec laquelle des hommes ont été capables d'en tirer des inférences.

Les hypothèses sont toujours fausses, souvent l'est aussi là où elles conduisent, mais pas les cheminements de la pensée. Moi, je serais pour se débarrasser complètement de l'hypothèse même de vérité. L'esprit humain est bien capable de bâtir sans elle, et même mieux.

C'est mon côté sophiste et pragmatiste. :)

j-p

Juin

Cariatides

Que signifient les visages gravés aux frontons des portes ? Visages barbus, parfois figés dans l'effort, ou peut-être la colère, ou encore la douleur…

Il n'est pas toujours facile de les dater, probablement du dix-septième siècle, à l'époque où la ville a été agrandie vers le Sud ; mais le style a été imité bien plus tard.

Pierre Puget est l'artiste le plus représentatif de ce style, héritier de Michel-Ange, il trace un lien discret entre Marseille et Florence.

Ces visages brutaux de barbus m'impressionnaient enfant. Les expressions saisies dans des attitudes éloignées de toute pose, les barbes, tout était bien étranger à ce temps-là, autour des années soixante, où la mode était aux hommes proprets, aux séducteurs hollywoodiens, et aux jeunes yéyé. N'en étaient que plus énigmatiques ces visages, ces bustes, parfois ces corps entiers.

J'ai d'ailleurs vite appris qu'ils ne correspondaient pas non plus à la mode marseillaise du dix-septième siècle, ni du suivant, ni des précédents.

C'est ainsi qu'on se figurait les prophètes, les philosophes, les dieux grecs, ces résurgences de l'antiquité.


cariatide  cariatide  Pierre Puget

La légende des nations

Je trouve finalement erronée cette façon convenue d'opposer le baroque au classicisme français.

Le baroque, comme d'ailleurs la modernité, est né à Florence, sous le burin de Michel-Ange. Tant de choses y sont nées, à l'ombre de Rome toute proche, c'est incontestable, jusqu'à ce que cette ombre les ait empêchées de pousser.

Michel-Ange, Léonard de Vinci, Galilée, Pic de la Mirandole, Marsile Ficin, Savonarole… tout était là, les arts, les sciences, la richesse, la critique de l'Église, mais tout s'est déplacé : Rubens, Rembrandt, Bach, Purcel, Descartes… plus au Nord.

L'État français a suivi un chemin tortueux entre ces deux pôles, celui où la Réforme nourrissait la modernité, et l'autre, plus obscur, du Saint-Empire. Mais dire que ce chemin fut tortueux, qui devait quand même conduire à la République, n'en fait pas une troisième voie, et moins encore la seconde.

On exagère l'importance de la monarchie française à l'époque moderne, pour laquelle on a inventé le mot « classicisme ». Il est d'ailleurs symptomatique qu'on lui associe systématiquement le nom de Descartes, qui n'a pourtant rien à y voir. Descartes a principalement inspiré l'Empirisme anglais, et son œuvre complète n'a d'ailleurs jamais été accessible qu'en anglais.

C'est justement cela la légende des nations, cette volonté de ne pas comprendre que ce qui naît par hasard chez une peut très bien aller se déployer en une autre ; elle n'en est pas propriétaire.

Et d'abord, qu'est-ce que la nation, le peuple ou le territoire ? Car les hommes toujours viennent d'ailleurs, et leur langue, leur art, leurs lettres, leurs techniques et leurs croyances peuvent se déplacer sans eux, ou bien encore ne pas les suivre quand ils se déplacent.

Je sais bien cependant que les lieux existent. Qui donc déjà a dit : « Rien n'a lieu que le lieu » ?

Ils existent et demeurent quels que soient les décors dont on les aura successivement affublés. On les habite, mais ils nous habitent bien eux aussi.


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