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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Sixième carnet
Où l'on envisage que tout
pourrait être différent

Fin juin

Sur la conscience et la liberté

Au fond la conscience tient une faible part dans la volonté et la décision, pour ce qui est de la vie des hommes.

Certains en concluraient que ce serait la part de décision et de volonté qui serait faible, et qu'à défaut de volonté et de décision, nous ne serions pas libres, alors que c'est le contraire.

Pour qu'une conscience soit libre, pour qu'elle ne soit pas déterminée par un travail de l'inconscient, elle devrait être une conscience omnisciente. Or, elle n'est qu'une conscience qui se fie, à des opinions, des convictions, voire des commandements. Comment pourrait-elle être libre ?

Au-delà de la conscience, nous sommes beaucoup moins limités par l'inconnaissance. Tout ceci est particulièrement évident dans le magnétisme amoureux.

Sacrificiel et superficiel

Il y a parfois quelque-chose de « gangétique » dans les bords de mer ici en été. Il y a quelque-chose de discrètement sacrificiel. Mais il n'y a strictement rien de mystique, de mystérieux, ni rien qui ressemblerait à de la divinité ; seulement le superficiel quotidien.

Le sacrificiel et le banal sont souvent très proches ici. On ne le distingue nulle-part mieux que dans les crèches provençales. Les crèches évoquent les installations des magasins de jouets à l'approche de Noël. Mais elles sont la mise-en-scène de la banalité quotidienne. Les personnages d'argile sont posés là, dans leurs décors provençaux où strictement rien ne se passe. Même la naissance de l'enfant-dieu n'émeut pas cette vie tranquille, le meunier continue de porter son sac de farine sur le dos, le rémouleur remoule, le berger garde ses moutons. On cherche en vain quelque-chose d'extraordinaire. Les grands Mystères de l'Église sont descendus devant les portes ― celles où chacun peut voir son midi. D'un peu exceptionnel, on trouvera tout au plus le chameau d'un roi-mage ― rien que ne saurait apporter un cirque de passage.

 Pourquoi les crèches se sont-elles figées dans un « ancien temps » imprécis ? Pourquoi pas la station-service, le cybercafé, l'antenne Pôle-Emploi, le livreur Darty ? Poser la question est y répondre : Ce serait ouvrir la porte à toutes ces petites divinités qui chercheraient à capter le sacrificiel. Imaginons une crèche avec des publicités et des logos : BP, Apple, La CAF, Schweppes

L'espace réel, lui, n'y échappe pas. Ces efforts, on le voit bien, ne parviennent pourtant pas à capter ce côté sacrificiel, cette étrange densité de la tranquille surface des choses. Ils en tuent tout au plus la magie.

Même les incitations à consommer ne troublent pas non plus les couples, les familles, les groupes ou les solitaires ; et même s'ils y cèdent, ils paraissent toujours s'occuper paisiblement de leurs lares.

Les premiers habitants

Il y a des milliers d'années, mais pas autant tout de même pour que l'homme ait eu le temps de changer, la mer était plus basse de cent-trente mètres. En ce temps-là, c'était une époque glaciaire, une plaine s'étendait au moins jusqu'aux îles, et elle était, de toute évidence, habitée. À supposer que l'homme ait évolué un petit-peu plus vite, la ville aurait été construite là, entre la côte actuelle et le phare Planier. Qui sait ce qu'on y trouverait si l'on pouvait y fouiller tranquillement ?

Ville engloutie

Il manque un véritable centre-ville à Marseille, avec des monuments anciens, et une longue histoire. C'est comme si Marseille n'avait pas existé entre Jules César et la Révolution Française. Ce centre, on l'imagine volontiers englouti sous les eaux de la rade.

La rade

Dès qu'on passe le Cap Couronne, on quitte les hauts-fonds sablonneux. La profondeur atteint alors facilement les vingt mètres. On est pourtant toujours sur le même plateau continental depuis le golfe du Lion et jusqu'à la Catalogne. Sa largeur est très variable, et, au-delà, les fonds plongent très vite à plus de mille mètres. À partir des Goudes, de Marseille à Cassis, ce plateau devient de-plus-en-plus étroit.


mer  mer

Le 25

Imaginons que tout ait été différent

Je descends de bon-matin le Boulevard Alexandre le Gand jusqu'à la Place Diogène, en face des vieux quartiers sur les pentes des collines du Frioul. Le soleil inonde déjà les platanes de la large contre-allée, en face. Moi, je cherche l'ombre dans ce jour de début d'été. Les lauriers sont en fleurs de part-et-d'autre des rails du tramway, et exhalent un fort et suave parfum.

Le vent modéré souffle encore du Nord, entraînant de petits nuages blancs, peut-être les bribes du lourd duvet gris qu'on a vu monter du Sud pendant toute la semaine dernière.

Il y a quelques dizaines de milliers d'années, paraît-il, le niveau de la mer était de cinquante mètres plus haut. Des hommes déjà s'étaient établis sur le flanc sud de la colline du Panier ; on y a trouvé récemment des nappes souterraines de coquillages brisés. Elles laissent imaginer une population importante, ou, pour le moins, une longue occupation.

Bien des gens se demandent pourquoi rien n'est droit à Marseille ; même les plus grands boulevards suivent d'étranges courbes. Le Boulevard Alexandre s'incurve pour contourner la butte du Pharo, puis il décrit deux arcs d'ellipse contraires pour rejoindre la place Diogène, entre les collines de Pomègues et de Ratonneau.

La place Diogène, dessinée au dix-septième siècle par Pierre Puget, est l'une des plus belles réussites de l'art baroque. À gauche, côté Est, sur les premiers contreforts de la colline d'If, est un bassin dans lequel tombe une chute d'eau artificielle par dessus un passage couvert aménagé en forme de grotte. Au milieu du bassin est la célèbre sculpture du Centaure Chiron qui porte sur son dos le jeune Achille.


Achilles et Chiron

En face est le non moins célèbre bas-relief représentant Diogène devant son tonneau, répondant à Alexandre à cheval avec ses gens, venu lui accorder tout ce qu'il désirait : « Ôte-toi de mon soleil. »

Je traverse la place pour prendre en face la grande mais sinueuse rue des Amandiers. Elle se faufile entre les deux buttes pour rejoindre le Vieux Port, montant d'abord, puis redescendant doucement sur les contreforts de Ratonneau. C'est la plus célèbre rue de Marseille, avec ses hôtels particuliers du dix-septième siècle, ses galeries d'art, ses magasins de luxe et son tout nouvel Apple Center.

Elle est coupée sur sa gauche par la rue des Ombres Errantes, celle qui rejoint l'autre côté du port, vers les anciens arsenaux des galères. C'est là qu'on trouvait les quartiers pittoresques et mal-famés du siècle dernier, et dont une partie fut rasée pendant l'Occupation.

Je m'y engage pour prendre tout de suite à droite, vers l'Ouest, la rue des Vents du Large qui descend tout droit sur la place Pierre Puget en face du Vieux Port. C'est une des rares rues droites de Marseille, tellement en pente que ses trottoirs sont en escaliers.

Au dix-septième siècle, on abandonna les galères et leurs arsenaux, et l'on agrandit les remparts jusqu'au boulevard Alexandre. C'est alors que Pierre Puget redessina complètement le Vieux Port, lui donnant la figure qu'il a encore aujourd'hui.

 C'est à lui qu'on doit ces enfilades d'arcades sous ces grandes façades de pierre, ces colonnades, ces hauts tilleuls, ces grands espaces coupés de marches entre le quai et les rues. Il s'était  manifestement inspiré du Lorrain pour faire un bouleversant écrin de pierre aux crépuscules flamboyants.

Aux alentours des équinoxes, quand le soleil se couche presque exactement dans l'entrée du port, les pierres prennent des tons ocre-rose.

Les éminences qui dominent les rives du Vieux Port se prolongent en un massif calcaire du crétacé jusqu'à la colline Notre Dame de la Garde et bien plus loin encore, coupant complètement la ville en deux, chaque partie ayant comme sa propre rade.

Au dix-huitième siècle, la ville s'est répandue au Sud. Un nouveau port a été construit dans la crique abritée par la Colline de Pomègues. Au dix-neuvième siècle, il était déjà bien trop petit, et il n'a cessé de s'étendre jusqu'au Cap Croisette, avec ses entrepôts, ses industries qui se répandaient vers l'Est le long de la vallée de l'Huveaune jusqu'à Aubagne.

Le Nord était resté assez champêtre jusqu'à l'Estaque. Fermes et bastides s'y disputaient le terrain. Les Marseillais ont toujours aimé les résidences secondaires, pas très loin de chez soi, à deux ou trois heures de calèche. Celui qui réussissait en affaire, s'achetait du terrain et construisait un cabanon, une bastide, ou s'il le pouvait, un château. Évidemment,  à ce train-là, la campagne finit par devenir la ville sans même qu'on s'en aperçoive.

Quand le tramway monta enfin jusqu'aux pieds de la Nerthe, les rues avaient définitivement remplacé les chemins, même s'ils en ont gardé le nom. Chemin des sables, chemin des vagues, chemin des nuages… qui sinuent maintenant entre les hautes tours résidentielles.

Le 26

Le quartier-latin

On sait bien que les Romains aimaient les rues droites. Quand Marseille se latinisa, au premier siècle de l'ère chrétienne, la ville fut étendue au-delà de ses collines, avec des angles de rues bien droits.

Le nouveau quartier fut construit perpendiculairement au thalweg de Pomègues, contre lequel on trouve encore les arènes et le théâtre antique. À l'autre bout du quartier est la plus ancienne université de médecine d'Europe sur les contreforts du Pharo. Le savant juif Ibrahim ibn al-Majid ibn Ezra (Tolède 1092, Marseille janvier 1167) y enseigna. On lui prête l'introduction du Serment d'Hippocrate, en réalité imaginé plus tôt dans le Khorassan par Abu Bakr Mohammad Ibn Zakariya al-Razi (865-925), mieux connu sous le nom latinisé de Razes.

Les Romains, sûrs d'eux, n'éprouvaient pas le besoin de construire leurs villes sur des sites faciles à défendre. Ils étaient plus accoutumés à détruire leurs ennemis qu'à chercher réellement à s'en protéger. Ils choisissaient des lieux abrités mais ouverts, accueillants, apaisants, ensoleillés et bordés de basses collines. La nouvelle ville avait devant elle toute la plaine de l'Huveaune pour la nourrir, jusqu'aux massifs de Marseilleveyre.


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Le 29

Lu en ligne sur le site de Clansco, une critique de mon dernier livre

« J'ai en tête une idée qui pourrait paraître étrange. La voici : Si l'on essayait de faire tenir à la poésie une place comparable à celle qu'ont occupée les mathématiques dans notre civilisation dès son origine ? » Jean-Pierre Depetris, Éléments pour un empirisme poétique.


« Or l'homme ne pense pas avec des nombres, ça ne lui est pas naturel. » L'homme ne pense pas avec des nombres, il pense avec des images, exactement comme l'ordinateur le fait. La différence entre l'ordinateur et l'humain réside dans la qualité des images utilisées. Les images du cerveau humain sont molles et floues. Elles n'ont pas deux dimensions, ni trois ni quatre, mais assurément plus.

Et la pensée ? La pensée humaine ne semble fonctionner elle que sur un mode binaire, elle contient ou exclut, ensemble intersecte, ajoute, soustrait, divise… Pas plus pas moins, pas mieux pas pire que la machine à calculer.

La limite de l'humanité c'est sa pensée, et son infinité se nomme art.

« L'homme pense avec des mots, avec des langues naturelles. » L'homme ne pense pas avec des mots, il pense avec des images. L'écrivain croit que l'homme pense avec des mots, le plasticien sait que l'homme pense avec des images. Les mots sont des images. Images binaires dans l'ordinateur, multi-dimensionnelles dans le cerveau humain. La difficulté pour l'écrivain c'est qu'il confond mot et pensée. La pensée est un processus, ce n'est pas une image. La pensée, toute vanité, se conçoit elle-même comme méta-image, alors qu'elle n'est qu'un instrument très frustre.

ff

Ce que j'en pense

Cher Frédéric,

Au risque de te surprendre, je t'avouerai que je ne suis pas en désaccord avec ta critique, du moins pour ce qui en est de l'esprit. Si je voulais couper les cheveux en quatre, je pourrais quand même te répondre que si tu veux que je comprenne ta notion d'image de façon suffisamment large pour qu'elle englobe des images sonores, binaires, etc. je devrais exiger que tu comprennes aussi ma notion de langue de façon suffisamment large et précise à la fois.

À ce compte, je suis plutôt convaincu qu'on se sert d'images sonores pour penser, qu'on pense avec du son, et qu'on navigue avec les yeux dans la pensée construite. Peut-être parce que le son est ce qu'il nous est le plus facile de produire directement avec nos organes, ou encore parce que la voix et l'audition sont intimement couplées dans notre corps.

Cependant, je veux bien qu'on pense avec des images, mais en s'en servant comme des signes. Qu'est-ce à dire ? ― Ça veut dire qu'on établit des relations entre. ― Entre quoi ? ― Entre tout ce qu'on veut, justement, une dent et une voile, par exemple, comme je l'évoque dans mon livre.

Mais pourquoi alors seulement des images ? Pourquoi pas plutôt des percepts ? Comme lorsque nous rêvons, et que des perceptions vives de la veille, des lointaines qui nous-ont fortement marqués, s'articulent (comme un langage, disait Jacques Lacan).

Mais pourquoi s'arrêter encore à des percepts lorsque nous sommes éveillés ? Pourquoi pas les choses réelles du monde réel que nous percevons ? Et penser est bien en faire des signes, et les utiliser comme des signes, c'est-à-dire en effet, produire un mouvement, en faire un processus.

Pour me comprendre, il n'est qu'à s'imaginer les trous d'une flûte ou la tablature d'une guitare, et y chercher l'improbable frontière entre un monde des signes et celui de la mécanique acoustique. Moi, je ne l'ai pas trouvée. En jouant, et en composant, on manipule pourtant bien ce dispositif comme des signes.

Voilà pourquoi, dans le fond, je ne suis pas en désaccord avec ce que tu veux dire. Certes, j'ai écrit « mots » et « langues », et pas « signes ». C'est que les mots sont des signes absolument fantastiques, fait d'autres signes, qui ne signifient rien et qui peuvent être aussi bien visuels, les lettres, que sonores, les phonèmes, et ni l'un ni l'autre aussi bien. Ils permettent tout autant de voir avec les oreilles que d'entendre avec les yeux, de dessiner avec la langue et de chanter du bout des doigts. Et même des suites binaires sont encore des mots (surtout grâce au Bibi de Boby Lapointe).

Le 30

Le possible fait partie du réel

— Le possible fait partie du réel, dis-tu, je veux bien, mais le réel, c'est aussi l'irréversible qui détruit les possibilités concurrentes. Est-ce que tu ne finis jamais par t'embrouiller en gardant toujours des possibilités à l'esprit ?

— Le possible est pourtant toujours bien là, actif, au cœur du monde, et même les possibles qui ne se sont pas accomplis continuent à le travailler.

Ce matin, la voilà engloutie sous les flots, cette ville où je promenais hier. Plus rien que ces quelques îles pelées ; plus rien de cette capitale du Sud. Les universités sont reparties à Aix-en-Provence, je suppose ; les arènes, en Arles, le théâtre antique, à Orange… Et les canaux du quartier de la Porte Julien, qui faisait appeler Marseille « Venise Provençale », ils ont dû eux aussi rentrer à Martigues. Quant au Musée du Vide, je ne sais où il est passé.


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