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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Septième carnet
Du travail et de l'imaginaire

Le 30

Les temps

La langue arabe a bien compris l'irréversible. Je veux dire qu'on le saisit bien à l'aide de la langue arabe, qui aide à le penser. Le français sait fort bien arranger les événements le long de la flèche du temps : ce qui est avant, ce qui est après, et encore un peu avant, ou juste avant après, plus tard qu'ensuite, et qui dure, ou s'accomplit pendant… La conjugaison arabe distingue surtout ce qui est définitif et ce qui est ponctuel. Par exemple : « il pleut pendant l'automne » et « il pleut ce matin », ou « il a plu hier ».

Naturellement, on parvient toujours à dire les deux dans les deux langues. Les deux modes, parfait et imparfait, dans la langue arabe, contiennent aussi des temps. Il est parfois difficile de faire sentir en français de telles nuances, mais en règle générale, quand nous disons « deux et deux font quatre », nous n'avons pas besoin de préciser qu'avant aussi, et à l'avenir. Au besoin, nous saurions trouver les tournures.

De toute façon, les habitudes ont été prises d'employer la conjugaison n'importe comment. Ce n'est pas de l'ignorance mais de la rhétorique. « Charlemagne sera sacré empereur en 800. » Pourquoi un futur ? Pour rendre vivant. On place le présent au huitième siècle et l'on regarde venir le sacre, dans le futur donc.

 En somme, c'est une façon de remplacer le madi de la langue arabe ; le remplacer alors par un futur : un irrémédiable avant, pendant et après. Historiens et journalistes raffolent de ces tournures qui deviennent la marque obligée du genre. Les récits n'y gagnent malheureusement pas toujours en clarté.

Le 14 Messidor

L'aménagement de l'imaginaire

Pour être tout à fait sérieux, Marseille n'existe pas. La municipalité de Marseille n'est qu'un machin administratif sans autre réalité que ses « services ». Les Jacobins furent visionnaires en appelant Marseille « Ville Sans Nom », car cette ville sans nom existe bel et bien, elle, entre Port-Saint-Louis, Aix et la Ciotat ; tous les travailleurs le savent.

La ville Sans-Nom est plus cloisonnée que les quartiers de Bagdad, avec ses multiples localités, ses ZAC, ses ZUP, ses variétés de zones, où la vie humaine n'est définitivement plus unifiable. On erre de zone en zone, ou pire encore, on n'en sort plus.

 Les zones sont faites pour cela : là on habite, là on travaille, là on circule, là on se distrait. Cela s'appelle l'aménagement du territoire. Et qu'y aménage-t-on ? L'imaginaire, bien sûr.

Ce territoire n'est pas aménagé pour y vivre, mais pour consommer. Et que consomme-t-on ? De l'imaginaire. C'est aussi ce qu'on y produit, c'est-à-dire : rien.

 C'est Matrix moins la technologie ; et comme la technologie n'est pas assez high pour se reproduire seule, il doit bien y avoir des travailleurs qui circulent d'un bout à l'autre de la ville Sans-Nom. À l'aube, tout à fait réveillés, ils voient bien comment on circule entre ces zones. Malheur à qui n'est pas motorisé.


Sainte Baume  Garlaban  nuage

Le travail

Le mot « travail » recouvre les significations les plus contraires. Avec un portique à conteneurs il est possible de transborder dix fois plus de marchandises avec dix fois moins de personnes, ou peu s'en faut. Dira-t-on qu'il y a plus ou moins de travail ? Eh bien on sait justement quoi dire.

De toute évidence, plus de travail aura été accompli à l'aide des conteneurs, mais avec bien moins de temps de travail. En somme, accroître le travail, c'est l'abolir. Il n'est pas nécessaire pour expliquer cela de passer, comme le faisait Karl Marx, par la dialectique hégélienne. L'arithmétique y suffit : travailler plus pour un même temps, c'est travailler moins longtemps pour une production identique. Niveau CEP.

Question subsidiaire : combien d'heures supplémentaires devrait faire en docker travaillant comme dans les années soixante pour concurrencer ceux qui travaillent avec des conteneurs ?


Imaginons qu'un travailleur puisse faire en une journée ce que son père aurait fait en un mois. Il travaille donc objectivement beaucoup plus. Mais, subjectivement, son travail est-il plus dur, plus éprouvant ? On serait d'abord tenté de répondre non en songeant aux ponts de pierres bâtis sous le soleil. Dans l'ensemble, il est plus confortablement installé, il fait moins appel à sa musculation… Mais le travail humain est-il bien affaire de musculation et de dépense corporelle ?

J'ai chargé des camions sur les quais quand j'étais étudiant. Je me souviens d'un petit moustachu qui avait l'âge d'être mon père. Je le dépassais d'une tête et il lui manquait un bras. Il allait pourtant bien plus vite que moi sans fatigue. Lui et ses collègues m'ont montré comment faire. Il y a tout un art de déplacer un sac de soixante kilos en utilisant un minimum de force motrice. On se sert de la force d'inertie du sac et de la statique de son squelette.

J'ai fait alors plusieurs découvertes : ces opérations me demandaient une forte concentration qu'une fatigue mentale me faisait vite perdre au début, et je me rabattais alors sur les efforts musculaires. Plus mon esprit travaillait, moins je sollicitais mes muscles, et c'est lui alors qui fatiguait, qui rapidement ne parvenait plus à diriger la précision de mes mouvements. Il m'aurait peut-être fallu des années, au moins des mois pour que ces efforts deviennent des réflexes.

Alors, quand je pense à celui qui pilote son portique dans sa cabine, je me demande si son travail intellectuel n'est pas plus éprouvant. Car finalement, à l'époque, pendant que je travaillais mentalement, je me musclais et je bronzais.

En réalité, je n'ai jamais eu peur de l'effort physique. Cette déclaration surprendra ceux qui me connaissent et savent combien je suis partisan du moindre effort. C'est justement ainsi que j'ai appris : tirer le maximum de travail du moindre effort.

Le 3 juillet

Changer l'image

L'imagination est une sorte de sixième sens, ou plus exactement ce dédoublement de tous les sens qui permet de percevoir, à travers leurs données, ce que nous pourrions faire du réel.

L'imaginaire est, au contraire, un filtre sur les données des sens qui ne laisse passer que ce qui est proposé à la croyance. Ainsi, on « change l'image ». Il est perpétuellement ici question de « changer l'image ».

Personne ne songe jamais à changer réellement le monde. Cela s'appellerait travailler, et l'on ne veut surtout pas que des travailleurs changent quoi que ce soit. On veut qu'ils travaillent sans rien changer. On ne veut que changer l'image.

Le secteur de l'image est florissant. On l'appelle la communication.

Naturellement, ça n'empêche pas le monde de changer réellement. Le monde change sans se soucier des images, il change de toute façon. Et toutes les images ne nous-empêchent pas de voir comment il change quand il n'est pas travaillé par l'imagination.

Le 4 juillet

De la pluie et du beau temps

Le climat méditerranéen est moins réjouissant que les agences touristiques et immobilières le proclament. La forte chaleur n'est pas seule en cause. Elle ne dure que trois mois, et la proximité de la mer la tempère malgré tout.

L'été offre un climat propice aux fêtards nocturnes qui dorment le jour dans des chambres climatisées, et qui peuvent s'offrir le plaisir de se jeter à l'eau en pleine nuit sans risquer un mauvais rhume.

La saison réellement agréable est l'automne à ses débuts. L'herbe repousse, la végétation reverdit, et les feuilles caduques commencent à virer à un rouge de feu. La mer tiédit les soirs. Le soleil est plus bas et redescend se coucher vers le sud sur la rade.

C'est aussi la saison des gros orages, qui laissent des parfums de terre humide au matin, et où l'air frais porte mieux les chants d'oiseaux.

Le printemps est bien moins agréable. On ne sait où se mettre. Le soleil déjà haut commence à devenir insupportable, alors qu'à l'ombre, on est glacé par le mistral descendu des cimes neigeuses, ou par les vents du large dont l'humidité nous pénètre jusqu'aux os.

C'est comme s'il faisait presque toujours à la fois trop chaud et trop froid, sans que le climat ne se décide à se faire tempéré.


Sainte Baume

Ciné de quartier

On peut s'ennuyer le soir dans une ville, et tout prétexte est bon pour sortir et bavarder entre amis en levant le coude. La culture en est un comme un autre. On s'ennuie bien un peu pendant le spectacle ou à planter dans une exposition, mais enfin, comme en d'autres temps on aurait attendu la fin de la messe. C'est le prix à payer pour être parmi des gens de son milieu.

Ce soir on sort. Quand j'étais enfant, on allait presque tous les samedis au cinéma de mon quartier. Pour moi, c'était une fête. C'était sortir le soir : après le repas, on s'habillait pour sortir, plutôt que se déshabiller pour se coucher. 

C'était quelque-chose : La nuit, dehors, les grands arbres dont les branches s'agitaient sous la lune. Les odeurs de la salle. Et toutes ces images qui changeaient ma façon de regarder le monde en sortant.


lune

Cours d'eau

Le plus beau, ici, ce sont les cours d'eau, ruisseaux, sources, rivières. Mais on n'en trouve plus guère. Je crois bien qu'il n'y en a plus. Ils sont canalisés.

L'eau qui coule dans un canal de béton, souvent couvert, n'abreuve plus beaucoup la terre. Alors, il ne reste plus beaucoup de forêts. De toute façon, elles brûlent. Alors on les élague. Les buissons coupés ne protègent plus guère la terre, qui se dessèche et ravine autour des racines. On n'aime plus trop les forêts ici. On ne sait ce qui pourrait s'y cacher, et puis, vu de l'autoroute, une simple haie bien taillée fait l'affaire, ou les jardins arrosés de résidences.

Il faut dire que tous les cours d'eau avaient la mauvaise habitude d'être à sec en été, et de déborder pendant les orages. Les canalisations débordent aussi cependant.


Les cours d'eau, les sources, les cascades, une peinture traditionnelle en témoigne, était ce qu'il y avait de plus précieux et de plus typique. Même aux trois-quarts à sec, les lits des rivières, perdus dans leurs larges berges pierreuses, étaient des lieux au bord desquels il était bon de s'asseoir à l'ombre.

Rien n'était plus merveilleux qu'un plan d'eau, abreuvé par une petite cascade murmurante, avec quelques roseaux et d'épais feuillages.

Je me souviens d'une peinture que j'avais vue enfant : de jeunes femmes qui se baignaient nues dans un plan d'eau, s'enfuyaient effrayées par un faune surgi des épais feuillages. Cette image m'avait profondément troublé, et m'a toujours fait rêver. J'aimerais la retrouver.

Les images nous font voir autrement ce que nous avons sous les yeux. Naturellement, c'est notre affaire, c'est à nous de le voir. C'est ce que voulait dire Marcel Duchamp : que celui qui regarde fait sa propre œuvre. Ce n'est pas la peinture qui est réussie ou non, c'est ce qu'elle nous fait voir ailleurs, quand on cesse de la regarder.

Je ne suis pas sûr que cette peinture dont je me souviens fût si intéressante ; seulement ce qu'elle me faisait voir, entre les eaux et les feuillages ; ce qu'elle me montrait quand je ne l'avais plus sous les yeux.


Les westerns de mon quartier me montraient aussi des choses intéressantes, ou les films de pirates, ou les péplums.

Quand on est enfant, on a l'imagination vive. Tout nous sert à affiner l'acuité de nos perceptions. Cette aptitude se perd vite. Ce qui accentuait en vient à atténuer.

 Je veux dire que le western qui, tout enfant, m'aurait fait voir les Indiens, là, tout prêts à surgir derrière les cactus de la colline, qui me faisait voir alors ces cactus sous le soleil avec une intensité dramatique, à quatorze ans déjà, m'aurait peut-être empêché de les remarquer.

Le 5 juin

Le compte n'y est pas

Ce n'est pas d'hier que je m'intéresse à l'histoire d'ici. J'ai beau avoir ouvert des livres et des pages web, le compte n'y est pas. Il manque douze siècles.

Douze siècles, ce n'est pas rien. C'est une histoire plus longue que celle qui la précède, et que celle qui la suit, et à peu près égale à leur somme. Il ne reste même pas de traces architecturales, si ce n'est la crypte de Saint-Victor. Est-ce bien croyable ?

Qu'est-ce qu'il a pu se passer ici pendant douze siècles ?

Entre l'architecture romaine et l'architecture romane, on ne trouve rien, et elles n'ont pourtant de semblable que le nom. Peut-on le croire ?

 Au premier siècle, le pays était un grand foyer de civilisation. En témoignent, les aqueducs, les théâtres, les voies et le fameux moulin de Barbegal, près d'Arles, qui n'avait pas beaucoup d'équivalents en ce temps-là. Et douze siècles plus tard, on passe aux villages perchés autour d'un château-fort ; une architecture de guerre chronique, et une littérature occitane qui en témoigne.

Que s'est-il passé avec les Wisigoths et les Burgondes, puis les Francs ? Comment disparaît une civilisation ?

 Les Maures et les Sarrasins allèrent jusqu'aux Alpes. Serait-ce le seul endroit au monde où ils n'auraient fait que piller et où ils n'auraient rien laissé ? Les moujahids seraient-ils venus ici pour convertir de force, alors qu'ils ne l'avaient jamais fait ailleurs ? N'était-ce pas plutôt l'Église Romaine qui pratiquait ainsi ?

Que firent les Francs ? Quelles traces laissèrent-ils du huitième au douzième siècle ? Les hommes étaient-ils retournés avant même l'âge de pierre, puisqu'on n'y trouve même pas de pierres taillées ?

La crypte souterraine de Saint Victor nous-apprend que des hommes ont vécu là. Qu'ils ont prié sous terre, car l'église actuelle et les fortifications ont été bâties plus tard. Quand ils sortaient à la lumière du jour, qu'y voyaient-ils ? Quel était ce monde qui les forçait à s'enterrer vivant ? Peut-on l'imaginer ?

Le plus étonnant est que personne ne se le demande.

 Ce n'est pas faute pourtant de s'intéresser au patrimoine. Les monuments du passé sont souvent illuminés le soir mieux que des Quiqs. On trouve sans peine de la documentation avec des dates et des détails, et personne ne paraît voir qu'il manque douze siècles.

On ne peut pourtant pas dire qu'il ne se soit rien passé sur terre pendant ces douze siècles : la voile triangulaire, l'acier, l'algèbre, la poudre, le papier, l'imprimerie, la boussole, l'astrolabe, et j'en oublie beaucoup.


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