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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Huitième carnet
À propos de navigation

Le 6

Le peuple des oiseaux

Les mouettes dans la nuit poussent des cris réellement inquiétants. Combien sont-elles pour produire une telle clameur. Elle remonte du centre de la ville jusqu'à la colline où je l'entends, comme les cris d'une horde de démons. Que font-elles exactement dans la nuit qui les-cache ?

Parfois, quand elles sont moins nombreuses, moins excitées, on croirait des pleurs d'enfants, des miaulements de chats, des aboiements étranglés, des caquètements de canards, des bêlements de brebis… Leur langue est relativement élaborée.

Les mouettes pêchent de moins-en-moins. Il y a bien longtemps que je n'en ai plus vues piquer dans la mer. J'aimais les regarder dans mon jeune âge, les voir sortir de l'eau un poisson dans le bec. Elles s'enfoncent toujours plus loin dans les terres. Elles sont par nuées sur la décharge de Miramas. J'en ai vu au-dessus d'Avignon, et l'on m'a dit qu'elles allaient bien plus haut.

Les mouettes sont particulièrement attirées par la nourriture qu'on donne aux chats. Dès que vous remplissez une gamelle, elles arrivent. Les chats les tiennent à distance, malgré leur bec solide et leur air peu commode. Elles ne s'y frottent pas et se dispersent s'il fait mine de les attaquer, malgré leur taille. Les pies, c'est le contraire. Même une horde de chats se disputant un repas, s'écartent devant le petit animal en smoking.

Des pies, il y en a beaucoup. Partout où l'on voit quelques arbres, on trouve des pies. Leur bec acéré inquiète tous les autres animaux qui restent à une distance respectable. La pie semble s'en excuser en passant. Elle se déplace discrètement, détournant son bec de tout être vivant qu'elle pourrait blesser malencontreusement.


Mouette  Mouette  Mouette

Le 7

L'art d'accommoder la douleur

C'est très sensible dans tout le nord de la Méditerranée, le Christianisme a été un art de s’accommoder de la souffrance, et même de l'accommoder ; une manière de la mettre à profit. L'Église a poussé cet art très loin, de faire de la douleur une expérience, l'expérience essentielle, déterminante et salvatrice, celle pour laquelle il valait de vivre.

Toutes les représentations de la foi sont des représentations de la douleur. On voit encore des statues de mères éplorées dans l'angle des anciennes rues. Civilisation en extase dans sa douleur, elle n'était pas avare non plus de tortures.

Sade en est le plus typique représentant, celui qui en ôtait les derniers voiles.

On ne doit pas oublier qu'il était un gentilhomme provençal, et qu'il commença ses exploits à Marseille. On ne comprend pas Sade, si l'on ne voit pas que son originalité n'était pas son sadisme. Il était dans un monde sadique, et masochiste, dont on perçoit mal aujourd'hui à quel point la jouissance et la douleur étaient intriquées jusqu'à être indissociables. Son originalité était de le voir en face, de voir que les représentations de la souffrance étaient le miroir de la jouissance.

Mais tout était déjà en place, suintant des murs de Marseille. Les murs des forts et des prisons sentent encore le sang et la chair brûlée des suppliciés. Tout respire ici une cruauté obscène. Artaud aussi la connaissait bien.


Puget

Le 19 Prairial 218

La douleur diffuse

Aujourd'hui, ce serait plutôt des temps morts et des entraves dont tous ont pris le parti de s'accommoder.

Le 8

Ce qu'il se passe dans le ciel

Hier soir, avant que le soleil n'atteigne l'horizon, le ciel offrait un arrangement complexe de nuages entre lesquels la lumière jouait, les dessinant déjà de liserés roses, et déclinant ailleurs toutes les gammes d'un bleu désaturé.

Une photo aurait donné un air de fraîcheur malgré la chaleur encore très forte du jour.

Dans ce ciel, évoluaient très lentement et très haut, des mouettes, silencieuses, immobiles, au point qu'il était dur de croire que, malgré l'envergure de leurs ailes déployées, fines, mais bien plus longues que leur corps du bec à la queue, des êtres puissent comme flotter si haut ; au point qu'on perdait en les regardant toute impression de gravité.

Je suis rentré chercher mon appareil-photo, et quand je suis revenu, les lueurs dans le ciel avaient disparu, les nuages avaient fondu dans une brume vague, et les oiseaux volaient beaucoup plus bas, à peine au-dessus des toits de la ville, en contrebas.

Dans le ciel encore

Entre les deux forts à l'entrée du Vieux-Port, placé devant le palais théâtral qui, vu du Quai-des-Belges, paraît immense, on distingue à peine, à contre-jour, la statue aux naufragés. Au creux d'une proue de barque fracassée, des hommes tendent leurs bras vers le ciel ― les soirs d'été, vers le soleil baissant.

L'ensemble n'occupe pas une très grande partie du champ visuel, mais si l'on s'y laisse prendre, malgré toutes les autres sollicitations du regard, l'attention en est toute absorbée. C'est comme si cette minuscule installation au loin avalait tout le reste, et le noyait dans le ciel immense.

Le 9

Encore sur la conscience et la liberté

Nous agissons souvent dans un état de conscience vague, que ce soit seul ou en très grand nombre. Il est probable que ce soit le plus souvent ainsi qu'on agit. C'est également ainsi que les animaux agissent, sans conscience, et plus évidemment encore, les êtres inanimés. On n'oserait cependant pas dire que les êtres inanimés agissent. On dit qu'ils réagissent, car rien ne semble venir d'eux.

Ainsi, la vague réagit au vent, mais le vent est lui aussi inanimé, et donc agi. Dans ce cas, imaginerait-on de remonter jusqu'à une source animée de l'action ? Oui, c'est bien ainsi qu'on a longtemps compris. Il fallait bien quelque-chose comme une « âme universelle » qui agisse. Pour qu'elle agisse, c'est-à-dire pour qu'elle ne soit pas elle-même agie, comme un nouvel élément placé dans une mise en abyme, cette âme devait être consciente, posséder un dessin, et avoir l'intelligence de tous ses actes.

Tout cela est concevable, intelligible, et a bien servi de base aux sciences modernes. Cependant une question en surgit, totalement obsédante : « Et moi, je fais quoi là-dedans ? »

Cette conception ne manque pas de cohérence, sauf qu'elle ne laisse aucune place à tout ce qui pourrait être un « moi » ; à moins d'imaginer une forme de relation intime et secrète entre ce « moi » et ce « il » (ou « elle »).


Imaginer un tel lien, avec une âme créatrice et intelligente de tout, un lien direct, et même une forme d'unicité, est incontestablement une façon de voir exaltante, à moins que ce ne soit qu'une façon de dire, mais qui ne nous avance en réalité à rien. Au mieux, cela pourrait me suggérer de prendre appui sur un « super-moi », de m'y fier, et de ne pas trop m'inquiéter si je ne sais pas bien où je vais.

Même si je suis près à reconnaître qu'une telle attitude peut bien être efficace, le penser ne m'avance encore une fois à rien, car je peux très bien éprouver quelque-chose de tel sans que ma conscience en soit effleurée, ou chercher à m'en convaincre sans y parvenir. Autant se dire plutôt que la conscience est très surestimée.

Il n'est qu'à songer à ce que je suis en train de faire en ce moment-même. Je poursuis une idée qu'on pourrait sans exagérer qualifier de complexe. Je pioche dans un lexique tous les mots qui peuvent me servir à la fixer, et je les articule dans une syntaxe qui modifie et ajuste leur sens. J'en trace les lettres du bout de la plume avec une célérité peu commune, dont chacune dessine un sens bien particulier avec celles qui l'environnent, et elles figurent aussi des sons qui s'articulent, et que j'entends d'une manière ou d'une autre résonner, etc.

Tout cela est-il réellement à la portée d'une conscience humaine ? En oubliant la construction de la pensée pour ne retenir que celles des propositions grammaticalement correctes, on peut déjà se faire une idée des lignes de commandes que cela demanderait à un programme ; et des calculs, à un processeur.

Je suis pourtant bien capable de faire tout cela, et je dis bien « je ». Je suis capable de bien plus de pensées, de calculs, de perceptions, d'intuitions, de combinaisons, d'émotions, de précisions… que je ne serai jamais capable d'en avoir conscience.

Je sais même que ce que je fais en toute conscience est sommaire, simple, généralement appris et bien répété, et que si j'en attends beaucoup plus, je vais devenir singulièrement bête. Même le succès dans un jeu-de-société enfantin me demande généralement un peu plus que de la réflexion consciente, et fait appel à ce qu'on nomme des « coups de génie ».


Ce que j'avance prend un sens particulier pour les actes collectifs. On est tenté pour des groupes de parler d' « intelligence collective », et de ne pas s'inquiéter donc si l'on ne la trouve dans la conscience de personne. Où la trouverait-on alors ? Penser une « intelligence collective » conduit presque inévitablement à imaginer des chefs, des sages, des penseurs, des leaders, des décideurs ou des élites. Ceci revient toujours à rationaliser leurs décisions et leurs raisonnements, qui découlent évidemment d'une conscience sommaire et fantaisiste.

Lorsque des actions collectives possèdent une réelle intelligence, on voit bien, lorsqu'on y regarde de plus près, que celle-ci habite les actes de chacun. Et si chacun ne paraît pas très conscient de cette intelligence, c'est qu'elle n'est encore qu'un mouvement fugace dans son imagination.

C'est pourquoi les actes collectifs sont plus intelligents s'ils sont faits par des hommes libres.

Le 13 juin

Un rêve

Un rêve très inquiétant m'a tiré de mon sommeil ce matin. J'étais en ville, Marseille probablement, bien que rien n'y rappelait un quartier réel. C'était une construction composite, un peu de la rue d'Endoume, un peu de la Viste, un peu de la Capelette. C'était donc un quartier périphérique, mais pas encore un faubourg, et une rue relativement importante. On y trouvait plus de vitrines de magasins, et de fabriques dans les rues adjacentes qu'il n'en reste en réalité.

Ceux avec qui je parlais, étaient aussi des personnages composites. Il était question de mes écrits et de leur cohérence sur la durée, qui ne paraissait pas aussi évidente à mes interlocuteurs qu'elle l'était pour moi.

À un croisement, je remarquais à quelques centaines de mètres, un groupe d'ouvriers casqués, et des étais qui étaient placés de part et d'autre d'une rue perpendiculaire, entre deux pâtés de maisons, à moins que ce ne soient plutôt des hangars, comme pour les empêcher de se rapprocher. Les tubulures de métal étaient placées à un mètre ou un mètre cinquante du sol, et ne pouvaient certainement pas empêcher un mur de s'effondrer, seulement d'avancer.

Je les vis d'ailleurs se rapprocher dans un sourd grondement, tordant les tubes ou les faisant riper, tandis que les ouvriers se dépêchaient de les renforcer. Je trouvais bien dangereux de m'avancer par là, et je remontais la rue. J'étais seul alors.

J'aperçus la même installation un peu plus haut. On m'avisa ― je ne sais qui ― que la ville s'écrasait sur elle-même, que je ne pouvais plus passer par là. Seul le premier passage que j'avais vu restait praticable.

Les murs s'étaient encore rapprochés, et m'avancer me paraissait plus périlleux que la première fois, mais je ne me voyais plus d'autre choix. Et puis les ouvriers étaient encore là, eux. J'admirais leur courage, me demandant pourquoi ils ne fuyaient pas, au risque de se faire estropier par les étais qui pliaient, ou écraser finalement par les murs. J'en étais d'autant plus étonné que j'étais apparemment le seul à abandonner cette ville qui s'écrasait horizontalement sur elle-même.

Ma hâte était si grande qu'elle me paralysait, J'avais le plus grand mal à avancer, je craignais de n'avoir pas le temps et faisais d'immenses efforts pour remuer mes membres. Je passai le point le plus dangereux, sans être pourtant certain d'être hors de danger. Jr continuais à monter le long d'une longue et large voie, bordée de murs noirs, et je voyais seulement devant moi, peut-être à cinq-cents mètre encore du haut de la pente, un ciel bleu immense, et je me demandais où j'allais bien me retrouver.

Je me suis retrouvé dans mon lit, ni haletant, ni angoissé, avec peut-être un fond de satisfaction d'avoir osé passer entre ces murs, d'être arrivé à remuer mes membres qui ne voulaient plus avancer. Je regrettais pourtant de n'avoir pas osé rêver jusqu'à voir ce qui m'attendait en haut de la côte.

Le 14 juin

Encore un rêve

Encore un rêve ce matin, qui pourrait être la suite de celui qui m'a réveillé hier. Je montais à pied une longue voie, au début, bordée de murs. Puis cette rampe aveugle devenait une route qui montait toujours en dévoilant un paysage de plus en plus large. Entre temps, j'étais motorisé.

Je roulais à flanc de côte, et un paysage de collines boisées et de falaises s'élargissait toujours. Ce pouvait être la Côte-d'Azur, la Ligurie, la Grèce.

Finalement, à force de monter ainsi… j'arrivais au bord de la mer.


mer

Le 17 août

À propos de navigation

N'est-il pas étonnant qu'on puisse se sentir seul dans une grande ville ? Et ce n'est pas si mal, quoi que l'on puisse en dire. Imaginons un instant le contraire.

Le plus étonnant encore est qu'en s'en écartant, en prenant le large, en allant aussi loin qu'il soit possible, on puisse ne pas se retrouver seul ; savoir toujours où l'on est ; appeler des secours ; avoir des nouvelles du monde entier ; parler à ses proches. Tout cela est si neuf que ce n'est même pas encore au point.

Est-ce aussi pour ne pas se sentir seuls que les hommes avaient peuplé le monde de dieux, d'anges, d'esprits ? Pour « faire comme si » ?

N'est-il pas plus fascinant encore qu'à force de « faire comme si », on y soit parvenu ?

Rester en contact. Soit, mais avec qui, ou avec quoi ?

Ne serait-ce pas au contraire pour le perdre, ce contact, qu'il nous prend l'envie de longer la mer ?


Je ne savais pas que les livres de Strabon étaient en-ligne en français, me dit la serveuse en posant le café près de mon portable.

Elle connaît Strabon. C'est fou tout ce que les gens connaissent aujourd'hui. Nous savons tous de plus-en-plus de choses, mais ce sont de moins-en-moins les mêmes.

Voila encore qui est nouveau. Il n'y a pas bien longtemps, nous devions tous savoir les mêmes choses, et il était facile d'évaluer qui en savait beaucoup et qui en savait peu.


Pythéas, qui navigua dans les mers boréales, Euthymènes, qui remonta le Don, et d'autres qui explorèrent les côtes océaniques d'Afrique, avaient d'autres façons de garder le contact : le calcul. Par le calcul, ils savaient où ils étaient, d'où ils venaient et où ils reviendraient. Entre la terre et le ciel qu'ils mesuraient, et leur lieu natal, il y avait les dieux : ce lien intime entre l'effigie de l'Arthémis d'Éphèse et l'astre lunaire, car les dieux étaient au monde.

Ça devait marcher aussi bien qu'un GPS ; offrir la même paix de l'âme, mais en faisant soi-même le calcul.


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