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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Neuvième carnet
Histoire antique de Massilia

Juin

La Poléis Massalias

Après que les Perses se soient emparé des rives est de la mer Égée, et que Phocée ait été conquise, la civilisation phocéenne a complètement basculé dans la Méditerranée occidentale, entre la mer Thyrénéenne et le golfe du Lion. Massilia était devenue la nouvelle capitale d'une nation éparpillée en cités côtières : Nikaïa (Nice), Antipolis (Antibes), Tauroeis (Toulon), Agathé (Agde), pour les plus proches, Aléria (en Corse), Vélia, (en Italie), Emporion (en Catalogne), Héméroskopéion (en Espagne)…

Les Massiliotes n'avaient aucun souci du territoire. Ils n'ont jamais songé à conquérir des terres, ni à se soumettre des peuples. Le monde se réduisait pour eux à des côtes et des voies de navigation. Pour eux, conquérir le monde se ramenait à contrôler des points stratégiques sur ces voies. Pendant quatre cents ans après la fondation de Massilia, les Grecs n'ont jamais songé à s'installer dans les terres.

À moins de dix kilomètres de ses murs, là où sont maintenant des quartiers de la ville, comme Saint-Marcel, on trouvait des forteresses barbares. Les Grecs n'ont jamais chercher à s'emparer de terres au-delà, préférant commercer avec les peuples locaux. Ces forteresses d'ailleurs ne se protégeaient pas des Phocéens, mais constituaient plutôt des postes avancés d'une défense commune.

Des Grecs se sont certainement enfoncés très loin et très tôt pour faire du commerce, ou encore pour poursuivre des ennemis qui les menaçaient, mais sans souci de s'y fixer ou de laisser des garnisons. Ils ont hellénisé leurs voisins, chez qui circulait leur monnaie, qui adoptèrent leur écriture pour leurs langues, qui prirent l'habitude de rédiger des contrats, qui empruntèrent quelques techniques de construction, des tactiques militaires, mais chacun gardait son quant-à-soi.

Il s'était ainsi construit une synergie, une communauté de peuples, établis entre le Rhône, la Durance et les premiers contreforts Alpins, suivant la côte jusqu'à Toulon.

L'étrangeté familière

Le Lacydon est un parfait port naturel où les premiers Phocéens n'eurent qu'à s'installer. La nature avait tout prévu pour en faire une base militaire autant qu'un port de commerce. Encore fallait-il arriver jusque là. De l'entrée de la rade à celle du port, la navigation est des plus dangereuses. On doit d'abord éviter les quantités d'écueils qui n'étaient pas alors aussi bien signalés qu'aujourd'hui. On doit prendre ensuite les îles du Frioul par le sud et se faufiler plein nord entre des îles et des récifs, avec un vent presque toujours contraire, souvent très fort, et impossible à remonter avec des voiles rectangulaires. Heureusement, les navires avaient des rames.

On peut trouver là la raison pour laquelle les Phocéens n'eurent pas à conquérir ce site dans une région déjà très peuplée par des tribus guerrières qui se disputaient les bonnes terres. Les terres à proximité de la ville n'étaient justement pas bien bonne non plus : marécages et coteaux abrupts, favorables seulement à la vigne et aux oliviers, ce qui suffisait au bonheur des Massiliotes qui vendaient leurs vins et leurs huiles dans le monde entier et n'étaient pas un peuple d'agriculteurs.

Il fallait certainement beaucoup de courage pour être un Massiliote, à commencer pour se livrer aux éléments dans un navire de l'époque. Il en fallait aussi pour cohabiter avec les barbares locaux, imprévisibles, cherchant dans leurs rêves l'inspiration de leurs actes, et dont on ne pouvait présager s'il allait offrir leur fille aux visiteurs, ou leur trancher la tête en sacrifice à leurs dieux. Il est vrai que les Grecs n'étaient pas si différents dans le fond, si ce n'est qu'ils ne faisaient pas de sacrifices humains mais pratiquaient la chasse aux esclaves.

Ces risques ne suffisaient pas de toute évidence aux audacieux Massiliotes. Il leur fallait encore chercher des émotions fortes en pratiquant la piraterie, jusqu'à devenir l'obsession de la flotte punique, qui contrôlait bien mieux qu'eux la Méditerranée. Il est probable que les Carthaginois s'en seraient débarrassés s'il n'y avait pas eu Rome.

Massalia et Roma

À quelques années près, Rome et Marseille sont aussi anciennes. Pendant cinq siècles, leur relation fut idyllique. Jusqu'à César, l'admiration et la confiance fut sans faille entre les deux villes. C'est à ma connaissance un cas unique de symbiose entre deux civilisations. Pendant longtemps les Massiliotes compensèrent l'incompétence des Romains en matière maritime, et les Romains se firent l'infanterie des Massiliotes.

Ce que les deux civilisations gagnaient à coopérer leur faisait oublier toute rivalité et toute concurrence. Ils ne visaient de toute façon pas les mêmes buts. Les Romains ne pensaient qu'en territoires à agrandir et protéger ― et ils élargissaient et protégeaient celui de leurs alliés ―, les Massiliotes ne pensaient qu'à ouvrir et contrôler des routes maritimes. Les deux peuples avaient beau se mêler, devenir des frères d'arme, partager les mêmes exploits, adorer grosso modo les mêmes dieux, les Massiliotes avaient beau apprendre le latin et les Romains adopter le grec comme langue savante, ils demeuraient dissemblables, étrangers, et s'en appréciaient mutuellement davantage.

C'est pourquoi il est dur de comprendre que Massilia ait pris le parti de Pompée contre César. On peut comprendre que les Massiliotes, compte-tenu de leur esprit scrupuleusement légaliste en ce qui concernait leurs propres institutions, aient eu une préférence pour le sénat romain et fussent choqués que César en ignore les lois, mais cela ne justifiait pas de prendre-parti dans les affaires des Romains qui, eux, n'étaient jamais intervenus dans les leurs.

Si encore l'un des deux hommes avait été l'ennemi de Massilia, on pourrait à la rigueur comprendre, mais Jules César nourrissait les meilleures intentions pour l'antique cité, comme Pompée d'ailleurs ― les deux avaient le titre honorifique de « patron » de la ville ―, et ils avaient tout à espérer les uns des autres.

On sait par ses écrits que César regardait Massalia comme une cité indépendante qu'il ne souhaitait pas impliquer dans son conflit, qu'il aurait très bien compris qu'elle lui interdise l'accès de son territoire, pour peu qu'elle adopte la même attitude envers Pompée. Il prouva d'ailleurs ses bonnes intentions dans la victoire, malgré son ressentiment, en ne livrant pas la ville au pillage comme il était coutume, en faisant reconstruire ses murailles qui avaient été défoncées, et en ne prenant aucun captif. Il ne fit même pas abolir sa constitution. Cependant Massilia avait bien perdu son indépendance. À vouloir s'occuper des affaires romaines, elle était devenue romaine par le fait. Elle cessait d'être le centre des cités massiliotes, comme de ce qui allait devenir la Provincia Romana, la Provence. Elle n'allait plus que gérer ses affaires entre ses murs.


La Poleis massalias

Massalia et César

Le plus étonnant, c'est que le poids des Massiliotes n'eût pas suffi à faire pencher la balance. Il est peu douteux que lorsqu'en avril 49 les sénateurs de Massilia décidèrent de prendre-parti dans le conflit qui opposait le sénat romain au général rebelle, ils étaient persuadés d'apporter la victoire à leurs alliés. C'était si probable qu'on pouvait s'étonner que César n'ait pas lâché prise.

Ce qui arriva était au contraire le plus inattendu. César fit construire à la hâte de mauvais vaisseaux dans la cité d'Arles. Brutus qui n'avait jamais navigué en prit le commandement. Ses marins et ses pilotes venaient de la marine marchande ou n'avaient jamais pris la mer, le reste était composé de fantassins qui la connaissaient moins encore. Ils avaient en face, en nombre supérieur, les meilleurs marins dans les meilleurs vaisseaux de combat de la Méditerranée, auxquels s'étaient joints quelques renforts venus d'Ibérie. Brutus n'avait aucune chance. Pourtant les Massiliotes devaient déjà être surpris que César ait pu si vite leur opposer une flotte, même si dérisoire.

À lire les récits de la bataille navale qui eut lieu dans la rade après les îles du Frioul où Brutus avait d'abord amarré sa flotte, on aurait envie de dire que les Romains se montrèrent de si médiocres marins que les Massiliotes en furent déroutés au point de ne plus savoir quelle tactique adopter. En fait, avec leurs vaisseaux en bois vert qui prenaient l'eau, bien trop lourds et trop lents, et leurs marins inexpérimentés, les Romains inventèrent une stratégie navale géniale, qui tenait d'ailleurs plus à une stratégie d'infanterie sur terrain liquide. Elle consistait à jeter leurs navires contre l'ennemi, se laisser éperonner d'un côté ou de l'autre, se servir de grappins pour amener toute la flotte bord-à-bord, jusqu'à faire de l'ensemble des ponts une plaine de bois où ils puissent manœuvrer.


Frioul

La prise de Massalia

L'abordage était peu pratiqué dans les combats navals de l'antiquité. On employait trois tactiques conjointement pour détruire une flotte. On tentait d'abord d'atteindre les navires ennemis avec des projectiles : boulets qui fracassaient les coques et les mats, épieux hérissés de pointes qui tranchaient les cordages et les voiles, flèches qui rendaient périlleuses les manœuvres sur le pont, et surtout feus grégeois qui enflammaient les navires.

On cherchait aussi à immobiliser les vaisseaux en brisant leurs rames. C'était une manœuvre périlleuse qui exigeait beaucoup d'habileté et de coordination du pilote et des rameurs. Il s'agissait de frotter violemment sa coque contre celle du navire ennemi avant qu'il n'ait eu le temps de retirer ses rames, mais en prenant bien soin, évidemment, de rentrer les siennes au dernier moment. Les rames en cassant pouvaient aussi briser quelques cages thoraciques et colonnes vertébrales.

La dernière tactique enfin était celle de l'éperonnage, pour lequel les navires antiques avaient une proue spécialement conçue. L'assaillant jetait sa proue contre la coque ennemie et battait rapidement en retraite de toute la force de ses rames après l'avoir enfoncée, pour ne pas devenir lui aussi une cible facile.

Les Massiliotes surent se faufiler entre les navires de Brutus, briser quelques rangées de rames et éperonner quelques coques. Le navire amiral de Brutus le fut des deux côtés par deux vaisseaux à la fois. Ils ne s'attendaient pas à se faire immobiliser par les grappins et les coques qui se rapprochaient, tandis que leurs alliés ibères moins habiles étaient restés à l'écart et ne savaient plus où tirer.

Si la victoire maritime de César était très improbable, celle sur terre n'était pas assurée. Il semble que les Massiliotes n'aient pas pu bénéficier d'un grand appui des populations locales, qui avaient toujours été à leur côté quand la communauté était menacée. Elles étaient apparemment moins motivées à se battre pour des affaires romaines. La cité se retrouvait plus seule qu'elle ne l'avait peut-être imaginé, mais même alors ce n'était pas une mince affaire que de la prendre. D'ailleurs les Romains n'y parvinrent pas, et ce fut la faim et la maladie qui forcèrent les Massiliotes à se rendre.

Le choix des sénateurs de Massilia est difficile à comprendre. Même s'ils pouvaient raisonnablement croire à une victoire facile de Pompée grâce à leur aide, on perçoit mal les avantages qu'ils en attendaient, ou quels intransigeants principes ils défendaient. Ils ne s'étaient même jamais occupés des affaires domestiques de leurs voisins, si proches que leurs villages étaient construits là où sont aujourd'hui des quartiers de la ville. En prenant un parti, quel qu'il ait été, ils se comportaient par avance comme des vassaux de Rome, non comme des alliés. Quel qu'ait été ce choix, ou l'issu des combats, il est probable qu'à long terme, le résultat eût été sensiblement identique. Pourtant, aucun Romain n'imaginait encore soumettre Massilia.

L'attraction de l'Orient

 Les Phocéens venaient de Phocée, de Lampsaque, d'Éphèse, c'est-à-dire de la côte orientale de la mer Égée. La prise de ces villes par les Perses entraîna un repli de toute la culture phocéenne entre  la mer Thyrénéenne et la Méditerranée occidentale. Était-ce une rupture définitive avec les origines ? Certainement non, si l'on en croit la cargaison des nombreuses épaves.

Après que la Perse eût échoué à envahir toute la Grèce, les Grecs envahirent la Perse, ouvrant ce qu'on a appelé la période hellénistique. Qu'est-ce que cela signifiait pour les Massiliotes de l'Occident ? En ont-ils profité pour renouer avec leurs cités d'origine, se sont-ils considérés comme des étrangers ? Quels furent les rapports entre les Massiliotes et l'empire d'Alexandre ? Ou encore ceux de leurs nouveaux amis, les Romains ?

En vérité, je n'en sais pas grand chose. Le nord-ouest de la Méditerranée était alors très sauvage, malgré quelques cités côtières et la péninsule italienne. Le sud et l'ouest étaient contrôlés par les Carthaginois. Les Phocéens ont lancé des expéditions dans des mers inconnues, au-delà des Colonnes d'Hercule, sur la côte africaine, dans les mers du nord, mais aussi à l'est, au-delà de la Crimée en remontant le Don. Ils ne furent ni conquérants, ni dominateurs, ils furent explorateurs.

Les Romains étaient différents : ils agglutinaient patiemment des territoires et repoussaient des frontières au-delà desquelles ils n'étaient pas curieux. Fidèlement alliés, les deux peuples se ressemblaient peu.

À quoi marche un peuple ? Tout porte à croire que les Phocéens marchaient à la curiosité. Il fallait déjà un sacré penchant pour l'inconnu pour aller fonder Massilia. Ce qui pourrait d'abord ressembler à un goût du commerce semble en définitive avoir servi à s'assurer les moyens d'expéditions coûteuses, hasardeuses, et aux bénéfices très improbables. Bien d'autres peuples se sont enrichis sans faire de telles découvertes. Les livres de Pythéas contenaient des connaissances inattendues pour un peuple si éloigné des foyers de civilisation. Ces foyers se trouvaient en Orient. Ils allaient d'Alexandrie à Nankin en suivant les différentes routes de la soie.

L'Orient allait prendre une singulière importance pour le nord-ouest de la Méditerranée à l'époque qu'ouvrait la chute de Massilia. Il est probable que le sénat massiliote, à moins qu'il ait été pour la première fois depuis cinq siècles, composé d'idiots, songeait à l'Orient en décidant pour le parti de Pompée.

Rome était devenue le foyer d'un grand empire aux contours aussi vagues, à l'est, que l'ensemble manquait d'un principe fédérateur. Rome, comme Massilia, tenaient leur place dans ce monde, de la fermeté de leurs lois et de leurs institutions, leur dura lex sed lex. À tort ou à raison, c'est ainsi que les sénateurs des deux villes devaient voir les choses. Ils devaient craindre qu'à jouer avec ces lois, à franchir le Rubicon comme on jette des dés, César n'ouvre la porte à d'autres vertus et d'autres vices, à des dieux étrangers, aux prophètes hébreux, aux mages de Zoroastre ou à des adorateurs de Mythra.

Ce que je dis là serait certainement dur à admettre pour un érudit. Dans les années cinquante avant Jésus-Christ, personne dans le monde romain, même pas César ne parlait beaucoup de l'Orient, les textes en témoignent. Cependant, on n'en était pas moins, précisément, cinquante ans à peine avant Jésus-Christ.

Quatre-vingts ans plus tard, la barque qui transportait les trois Marie échouait dans la plaine de la Crau, et l'empereur Hadrien se convertissait au culte de Mythra.

L'empire

En latin imperium signifiait seulement « autorité » et désignait couramment le territoire sous un commandement militaire. Imperator était à l'origine un titre militaire. Le pouvoir romain devint impérial en devenant toujours plus un pouvoir militaire. Pour être empereur, il fallait et suffisait d'avoir la confiance des légions, et être capable de s'en faire obéir.


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