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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Dixième carnet
Dits et faits antiques remarquables
à propos de Marseille

Le 14

Géographie de Strabon, IV, 1,4

« La ville de Massalia, d'origine phocéenne, est située sur un terrain pierreux ; son port s'étend au-dessous d'un rocher creusé en forme d'amphithéâtre, qui regarde le midi et qui se trouve, ainsi que la ville elle-même dans toutes les parties de sa vaste enceinte, défendu par de magnifiques remparts. L'Acropole contient deux temples, l'Éphesium et le temple d'Apollon Delphinien : ce dernier rappelle le culte commun à tous les Ioniens : quant à l'autre, il est spécialement consacré à Diane d'Éphèse. » (http://www.mediterranees.net/geographie/strabon/IV-1.html)

La jeune femme du bar avait bien raison de s'émerveiller qu'on puisse accéder d'un simple geste du doigt à ces textes. C'est assez troublant, lorsqu'on se trouve à peu près sur ces mêmes lieux, du moins juste en face, tant de siècles après qu'ils ont été écrits.

De tels moyens nous séparent en réalité bien plus qu'ils ne nous rapprochent. Comment et avec qui pourrais-je partager mon expérience ? M'assurer qu'elle est partagée ? Au moins comprise ?

Ils nous séparent bien plus que l'Acropole n'assemblait les Phocéens.


« On raconte à ce propos que, comme les Phocéens étaient sur le point de mettre à la voile pour quitter leur pays, un oracle fut publié, qui leur enjoignait de demander à Diane d'Éphèse le guide, sous les auspices duquel ils devaient accomplir leur voyage ; ils cinglèrent alors sur Éphèse et s'enquirent des moyens d'obtenir de la déesse ce guide que leur imposait la volonté de l'oracle. Cependant, Aristarché, l'une des femmes les plus recommandables de la ville, avait vu la déesse lui apparaître en songe et avait reçu d'elle l'ordre de s'embarquer avec les Phocéens, après s'être munie d'une image ou représentation exacte de ses autels. Elle le fit, et les Phocéens, une fois leur installation achevée, bâtirent le temple, puis, pour honorer dignement celle qui leur avait servi de guide, ils lui décernèrent le titre de grande prêtresse. De leur côté, toutes les colonies de Massalia réservèrent leurs premiers honneurs à la même déesse, s'attachant, tant pour la disposition de sa statue que pour tous les autres rites de son culte, à observer exactement ce qui se pratiquait dans la métropole. »

Nous sommes devenus des navigateurs, des marins solitaires. Nous sommes lointains et solitaires. Nous communiquons de loin, de notre longue route, et si nous oublions qu'un monde réel continue à nous réunir, nous sommes perdus.

Le monde réel, ce n'est pas une société, « Notre Société ». Ce n'est pas davantage une culture, une civilisation, une religion, une nationalité, une identité, une façon de vivre, ou même des connaissances, justement. 

Un monde réel, ce n'est pas une entité politique, même internationale, ce n'est pas non plus une économie, même mondiale.


mer  mer  mer 

Géographie de Strabon,IV, 1

5. La constitution de Massalia, avec sa forme aristocratique, peut être citée comme le modèle des gouvernements. Un premier conseil est établi, qui compte 600 membres nommés à vie et appelés timouques. Cette assemblée est présidée par une commission supérieure de quinze membres chargée de régler les affaires courantes et présidée elle-même par trois de ses membres, qui, sous la présidence enfin de l'un d'eux, exercent le souverain pouvoir. On ne peut être timouque, si l'on n'a point d'enfants et si l'on n'appartient point à une famille ayant droit de cité depuis trois générations. Les lois sont les lois ioniennes ; elles sont toujours exposées en public. […]

Beaucoup de trophées et de dépouilles encore exposés dans la ville rappellent maintes victoires navales, remportées jadis par les Massaliotes sur les différents ennemis dont l'ambition jalouse leur contestait le libre usage de la mer. On voit donc qu'anciennement la prospérité des Massaliotes était arrivée à son comble, et qu'entre autres biens ils possédaient pleinement l'amitié des Romains, comme le marque assez, du reste, parmi tant de preuves qu'on en pourrait donner, la présence sur l'Aventin d'une statue de Diane, disposée absolument de même que celle de Massalia.

Par malheur, lorsque éclata la guerre civile entre César et Pompée, ils prirent fait et cause pour le parti qui eut le dessous, et leur prospérité en fut gravement compromise. Ils ne renoncèrent pourtant pas encore complètement à leur ancien goût pour la construction des machines de guerre et pour les armements maritimes. Mais comme, par le bienfait de la domination romaine, les Barbares qui les entourent se civilisent chaque jour davantage et renoncent à leurs habitudes guerrières pour se tourner vers la vie publique et l'agriculture, le goût dont nous parlons n'aurait plus eu, à proprement parler, d'objet ; ils ont donc compris qu'ils devaient donner eux aussi un autre cours à leur activité.

En conséquence, tout ce qu'ils comptent aujourd'hui de beaux esprits se porte avec ardeur vers l'étude de la rhétorique et de la philosophie ; et, non contents d'avoir fait dès longtemps de leur ville la grande école des Barbares et d'avoir su rendre leurs voisins philhellènes au point que ceux-ci ne rédigeaient plus leurs contrats autrement qu'en grec, ils ont réussi à persuader aux jeunes patriciens de Rome eux-mêmes de renoncer désormais au voyage d'Athènes pour venir au milieu d'eux perfectionner leurs études.

Puis, l'exemple des Romains ayant gagné de proche en proche, les populations de la Gaule entière, obligées d'ailleurs maintenant à une vie toute pacifique, se sont vouées à leur tour à ce genre d'occupations, et notez que ce goût chez elles n'est pas seulement individuel, mais qu'il a passé en quelque sorte dans l'esprit public, puisque nous voyons particuliers et communautés à l'envi appeler et entretenir richement nos sophistes et nos médecins. Mais les mœurs des Massaliotes sont restées simples et leurs habitudes modestes, rien ne l'atteste mieux que l'usage suivant : la dot la plus forte chez eux est de cent pièces d'or, à quoi l'on peut ajouter encore cinq pièces pour les habits et cinq pour les bijoux d'orfèvrerie, mais la loi ne permet pas davantage.

Du reste, César et les princes, ses successeurs, en souvenir de l'ancienne alliance de Rome avec Massalia, se sont montrés indulgents pour les fautes qu'elle avait commises pendant la guerre civile, et lui ont conservé l'autonomie dont elle avait joui de tout temps, de sorte qu'aujourd'hui elle n'obéit pas, non plus que les villes qui dépendent d'elle, aux préfets envoyés de Rome pour administrer la province. ― Voilà ce que nous avions à dire au sujet de Massalia.

Le Mistral et la Tramontane

Tout ce qu'écrivit Strabon n'a pas à être cru au pied de la lettre. Voilà ce qu'il disait du Mistral : « Entre Massalia et l'embouchure du Rhône… s'étend une plaine de forme circulaire… Comme le pays qui lui fait suite vers l'intérieur, elle est tout entière exposée aux vents et surtout aux rafales du mélamborée qui est un vent âpre et violent. On prétend que ce vent entraîne ou roule parfois des pierres (…), et qu'il peut, de son souffle, précipiter des hommes en bas de leur cheval et les dépouiller de leurs armes et de leurs vêtements. »

Il ne pouvait cependant pas croire que Pythéas ait pu avoir la responsabilité d'une expédition aussi importante et coûteuse dans les mers boréales, alors qu'il était d'une extraction modeste.

Agence Marseillaise du Suicide

Les Massaliotes avaient de curieuses coutumes. Il peut arriver pourtant de les sentir plus proches de soi que ses propres contemporains. C'est le miracle de la littérature qui, mieux que tout, ouvre une intimité. Voilà ce qu'écrivait Valère Maxime dans Faits et dits mémorables II, sous l'empereur Tibère :

« Un poison à base de ciguë est préparé et conservé par les services publics dans cette cité ; on le donne à qui a exposé devant les Six-Cents ― c'est le nom du sénat là-bas ― les raisons pour lesquelles il doit se donner la mort, procédure courageuse tempérée de bonté, ne permettant pas qu'on quitte la vie sans raison tout en offrant à celui qui sait clairement pourquoi il désire en sortir un moyen rapide de réaliser son destin, de telle sorte qu'après avoir connu suffisamment soit le malheur soit le bonheur ― ce sont en effet les deux situations qui fournissent une raison de terminer son existence, pour éviter soit que l'un persiste, soit que l'autre s'arrête ―, on se voit approuvé d'en finir et on y arrive. »

Avec la distance que met déjà un auteur latin, Massalia prend vite les airs d'une cité de Grande Carabagne. « À Massilia, toutes les fois qu'une épidémie sévissait, un des citoyens pauvres s'offrait, que l'on devait nourrir une année entière de mets rituels, aux frais de la cité. Après quoi, couronné de feuillage, revêtu d'habits sacrés, il était promené à travers toute la ville, au milieu des imprécations, afin que les maux de la cité tout entière retombent sur lui, puis on l'expulsait. » Servius ne rappelle-t-il pas Heuri Michaux, dans ses Commentaires à l'Énéide, III, 57 ?

On trouve de nombreuses allusions à Massalia chez Cicéron

Aristote avait la plus haute opinion sur la constitution des Massiliotes. Cicéron aussi y fait allusion à plusieurs reprises dans le cours de son œuvre.

« Et je n'ai garde de t'oublier, Massalia, […] car cette cité, pour ses institutions politiques et sa sagesse, mérite d'être préférée ― je puis dire à bon droit ― non seulement à la Grèce, mais peut-être même à toutes les autres nations, elle qui, dans un si grand éloignement de tous les pays habités par les Grecs, séparée de leurs coutumes et de leur langue, située à l'extrémité de l'univers, environnée de nations gauloises et comme combattue par les flots de la barbarie, est si bien gouvernée par la sagesse de ses notables qu'il serait plus facile à tous de louer ses institutions que de rivaliser avec elle. » (Plaidoirie pour L. Flaccus, 63)

Dans sa Huitième Phillipique encore, il prend la défense de Massalia contre Marc Antoine et tous ceux qui lui gardent encore rancune pour s'être opposée à César, et sa conclusion est sans appel : « J'estime qu'il n'est aucun ennemi de cette cité qui soit ami de la nôtre. »

La république est pourtant, très loin d'être une démocratie. Dans sa République (I, 43), il note : « Et bien que les Massaliens soient gouvernés selon la plus parfaite justice, par un groupe de citoyens formant une aristocratie, il y a dans la position qu'occupe le peuple quelque chose qui ressemble à de la servitude. »


soir  soir  soir 

Le 16

Marie Madeleine

Dans les années trente, après l'ascension de Jésus, Marie Madeleine, Marthe sa sœur, Lazare son frère, Marie Salomé, mère des apôtres Jacques et Jean, et quelques autres fuirent Jérusalem. Ils furent capturés à Joppé, et jetés dans un navire sans voile ni rames. Ils s'échouèrent en Camargue, après avoir traversé toute la Méditerranée.

Une version plus vraisemblable dit qu'ils auraient été confiés à l'équipage d'un navire, chargé de les abandonner dans le territoire le plus lointain possible pour qu'ils ne puissent jamais en revenir. Quoiqu'il en soit, ils se dispersèrent pour évangéliser la région. On dit que Marie Madeleine partit convertir Marseille. On dit aussi que ce fut son frère Lazare.

Trente années plus tard encore, Marie Madeleine se retira dans la forêt de la Sainte Baume. Elle prit demeure dans une grotte, inaccessible avant qu'on y creusât un chemin dans la pierre et qu'on y construisit une chapelle, douze siècles plus tard. Elle, n'en avait pas besoin car des anges la portait là. Elle vivait dans cette forêt sauvage, vêtue seulement de ses longs cheveux. Sept fois par jours, des anges l'élevaient au sommet de la falaise, jusqu'au Saint Pilon, près de là où se trouve aujourd'hui le grand radar qui régule le trafic aérien.

Toutes ces légendes datent du treizième siècle, et quand on les compare avec les écrits contemporains de Cicéron ou de Servius, on perçoit deux mondes qui n'ont rien de commun. Ils paraissent tout aussi étrangers à celui du Christianisme des premiers temps au Moyen-Orient.

Notons qu'il n'est que l'Église Romaine qui voit dans Marie, sœur de Marthe et de Lazare, la même personne que Marie de Magdala, disciple préférée de Jésus, et dont la sépulture d'après Grégoire de Tours se trouve à Éphèse. Ce n'est ni l'avis des Chaldéens d'Orient, ni des Coptes, des Arméniens, ni même des Orthodoxes et des Protestants.

Marie de Magdala ensevelie à Éphèse ? Voilà qui ramène quand même à Marseille par un autre chemin : Éphèse, l'ancien sanctuaire ionien des Phocéens, dont Strabon nous-apprend qu'avaient été emportés les modèles pour reconstituer les lieux et les objets du culte.

Cette femme, vivant au cœur d'une forêt sauvage, si sauvage qu'elle est la seule qui existe encore aujourd'hui, nue et protégée par des anges, cela ne ressemble pas beaucoup à la culture chrétienne. Ça ressemble plutôt à une synthèse entre l'Artémis d'Éphèse et quelque mythe barbare des peuples locaux.

Le Mythe a pris douze siècles pour se fixer, et c'est très long, surtout dans un pays battu par les flots de la barbarie, pour dire comme Cicéron. Il n'est pas resté local, si l'on en juge par la sculpture de Donatello à Florence, ou la toile du Titien. On trouve des images de Marie-Madeleine dans toute l'Europe catholique et à toutes les époques. C'est un mythe puissant.

Le 20 juin

Les dieux sont morts

Il existe bien un Évangile de Marie, Marie de Magdala. Il n'en reste du moins que la moitié, neuf pages sur dix-neuf. Le tout tient sur une feuille A4 recto-verso bien tassé. Le texte copte est daté du début du cinquième siècle. On en a trouvé des fragments en grec du troisième siècle, qui lui correspondent.

Je ne suis pas sûr qu'on comprenne bien ce qu'annonçaient les Chrétiens aux premiers siècles, du moins dans nos contrées : « Les dieux sont morts. »

« Il n'est pas d'autres dieux que Dieu ». Ce n'était sans-doute pas un message facile à entendre à Massalia. Artémis, Apollon, Athéna, Priape étaient des présences trop prégnantes pour qu'on puisse en douter. Leurs images étaient partout présentes, jusque sur les objets les plus quotidiens, vaisselle, lampes…

Et si ces présences se dissipaient déjà avant même que rien ne vienne les mettre en doute, c'était pire encore. Qu'est-ce qui pouvait encore faire sens ?

Cela laisse planer une certaine ambiguïté sur le Christianisme. Annonçait-il la mort des dieux, ou offrait-il seulement de les remplacer ? Ce n'est pas la même chose. Absolument pas.

L'empire romain a balancé longtemps entre persécuter les chrétiens ou imposer le Christianisme et persécuter les hérétiques. C'est au fond le reflet de la même ambiguïté, elle devient alors, paradoxalement, plus facilement réductible.

Il fallut encore de nombreux siècles pour que Dieu meure aussi.

La religion perse

Il est peu probable que le Christianisme se soit étendu tôt à Massalia ou dans les villes grecques et romaines des environs ; mais peut-être chez les barbares, qui étaient devenus des Gallo-romains, dans les villages des montagnes, ou les esclaves des villas. Ce fut plutôt le Mythraïsme qui se répandit, véhiculé par les légions.

« La religion de la période prézoroastrienne d'Iran et la religion indienne avaient une divinité appelée Mitra par les Indiens et Mithra par les Iraniens (où th est prononcé comme en anglais), qui était une divinité solaire. Elle a évolué de manière très divergente chez ces deux peuples. Mithra était devenu le « fils » et le premier des « archanges » d'Ahura Mazda. Éliminé dans la première religion zoroastrienne, le culte de Mithra aurait été réintroduit par les réformes ultérieures. »

 « La Perse antique, sous la dynastie des Achéménides, n'était plus purement mazdéenne : elle vénérait autant Mithra qu'Ahura Mazda. Les Grecs considéraient ce dernier comme équivalent à Zeus, leur dieu céleste. Selon Hérodote (I, 131), la coutume des Perses « est de monter sur les plus hautes montagnes pour offrir des sacrifices à Zeus, dont ils donnent le nom à toute l'étendue du ciel ». Quant à Mithra, il était étroitement apparenté au Soleil. » (Voilà à peu-près ce qu'on trouve sur Wikipedia.)

La cosmogonie perse

On ne comprend généralement pas le dualisme mazdéen en n'admettant pas les conclusions qui découlent de ses prémisses. Le Mazdéisme règle la question du bien et du mal d'une façon fort intéressante. On ne peut faire disparaître le mal, pas plus que la lumière ne peut définitivement faire disparaître la nuit ; mais elle la domine nécessairement, elle est la plus forte. On voit aisément les implications : il n'est pas question d'éradiquer le mal, seulement de ne pas lui céder, et c'est à la portée de l'homme éclairé. Il peut trébucher, céder momentanément, mais il est toujours en état de vaincre.

C'est un peu comme est décrite la tentation de Jésus : ce n'est pas un combat, Satan ressemble moins à un monstre effrayant qu'à un représentant de commerce. Jésus ne cède pas, c'est tout.

Le dualisme mazdéen, en donnant en apparence une telle place au mal dans la personne d'Ahriman, lui laisse en réalité une part bien mineure en comparaison d'autres traditions.

Le Mazdéisme est bien plus une religion monothéiste qu'on est souvent tenté de le croire, malgré son apparente dualité, et d'autres divinités qui tiennent dans une hiérarchie céleste la place d'anges et d'archanges. Bien sûr il existe des hiérarchies aussi dans les traditions polythéistes, mais elles n'ont pas ce bel agencement concentrique qui est celui du ciel, et dont le plus saint n'est pas le centre, mais enveloppe tout, comme la première entéléchie d'Aristote.

Une telle tradition va avec une connaissance, une gnose, une cosmogonie. Elle tire son parti des sciences de l'époque, qui voient la terre au centre du cosmos, enveloppée d'un étagement de cieux qui tournent autour d'elle, jusqu'au Noüs, au-delà des étoiles fixes. La gnose mazdéenne se confond avec la mécanique de Ptolémée. On retrouve cette cosmogonie et l'élévation de l'âme entre tous les étages des cieux jusqu'à la lumière suprême, dans une bonne part des Évangiles apocryphes, notamment celui de Marie. On le retrouve bien plus tard dans la tradition Chiite.

(Voit l'Évangile de Marie en ligne.)


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