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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Carnet vingt-cinq
Des paradoxes du déterminisme
et du temps

Le 21 décembre

De la consistance du monde réel

Je trouve qu'il est devenu singulièrement dur de partager des aventures. Je suppose que c'est la raison du succès des romans, et aussi des feuilletons télévisés étasuniens. On vit ces partages par procuration. C'est le fantastique contemporain : comme avant on chassait les dragons, aujourd'hui, on partage des aventures… mais dans les contes seulement.

C'est que partager des aventures suppose une réelle intelligence des langages, car, de prime abord, le langage n'aide pas vraiment à partager des expériences, seulement à les vivre et à les approfondir. Pour partager une expérience, il serait plutôt recommandé d'économiser les mots. Hélas, nous n'avons souvent rien d'autre, absolument rien d'autre qui nous relie. Nous n'avons alors pas d'autre choix que d'affûter notre intelligence des langages.

Quand ma chatte vivait, elle me réveillait le matin avec des coups de tête en ronronnant. Je lui donnais à manger et je lui ouvrais la porte devant laquelle elle attendait déjà avec tous les signes de l'impatience et de l'enthousiasme, que j'ai fini de déjeuner. Je la suivais dans la ruelle et nous nous asseyions un instant sur l'escalier pour regarder la lumière du jour dorer les montagnes.

C'était grandiose, et aucun mot n'était nécessaire. On partageait le vent frais qui décoiffait mes cheveux et courbait ses moustaches.

Le miracle d'être au monde est un émerveillement de chaque instant. Les langages nous en distraient s'ils sont utilisés sans intelligence. Un ami de la Belle Inutile, Derek Scefonas, m'a fait éprouver ça des USA en filmant avec sa webcam son chemin pour aller travailler, la route, où l'on distingue à peine des chevaux, dans le petit jour… (http://www.youtube.com/watch?v=mmEpy6Vgg3M)

Pourquoi ça fonctionnait ? Un autre que moi le percevrait-il ? Autant se demander si tout le monde aurait pu voir l'image qui avait attiré mon regard sur le carton déchiré dans l'atelier de Cecca (voir Carnet XI). Sans doute en la leur montrant, ou peut-être pas. Ça ne change de toute façon rien à ce que j'ai vu, ni même à son objectivité.

J'aurais aussi bien pu ne pas voir la moustache de ma chatte caressée par le vent, et le léger plissement de plaisir de ses yeux.

C'était là précisément où un passant avait pris la même photo que moi en me remerciant.


Le 22 décembre

De l'adaptation

Toutes les espèces vivantes se sont adaptées à leur environnement. Imaginons que cette adaptabilité soit plus forte encore. Je tombe à l'eau, par exemple, et immédiatement me viennent des branchies.

Pourquoi l'évolution des espèces n'a pas emprunté cette voie ? Après tout, on peut facilement imaginer un monde où tout irait ainsi, où les êtres seraient dotés d'une capacité d'adaptation quasi-immédiate. Elles s'adapteraient si bien qu'elles n'évolueraient pas, pourrait-on se dire. Je n'en suis pas si sûr. Elles évolueraient peut-être dans le sens d'un plus grand contrôle de cette mutabilité, c'est-à-dire d'une résistance à la causalité.

Oui, on pourrait aussi imaginer une adaptation plus radicale encore : Je tombe à l'eau, par exemple, et je deviens eau. Je m'adapterais si bien que je disparaîtrais.

Voilà peut-être bien les deux termes : résistance et dissolution.

Bichat n'avait pas su mieux définir la vie que sous cette forme négative : les fonctions qui résistent à la mort. Je serais tenté d'aller un tout petit peu plus loin : les fonctions qui résistent à la nécessité.

Le 23 décembre

Du possible

Non, je crois qu'un strict déterminisme ne tient pas, du moins si l'on entend par strict sa complète généralisation. Cette généralisation signifierait à-peu-près que toutes les causes déterminent tous les effets. Il y a alors bien trop de causes pour chaque effet, bien trop d'effets pour chaque cause, bien trop des deux, et bien trop d'effets qui se transforment en causes. Ce qui paraissait être un parangon de science devient une sorte de « tout est en tout et réciproquement ».

Le déterminisme ne marche que dans des enchaînements de causes et d'effets relativement limités. Je peux par exemple étudier toutes les causes qui ont convergé dans un accident de la route. En les décrivant, je ne ferais en réalité que montrer plutôt comment une chaîne causale a résisté à toutes les autres déterminations.

On peut bien me montrer comment des nécessités ont convergé dans l'apparition d'un phénomène, il serait autrement plus difficile de me décrire et de m'expliquer comment cet enchaînement de cause aura pu échapper à bien d'autres déterminations ; comment par exemple, un minuscule champ électrique apparu il y a cinq milliards d'années à l'autre bout de la galaxie n'aurait pas pu rendre impossible la formation du soleil, et donc bien plus tard cet accident de la route.

On pourrait bien me renvoyer que pour que l'événement eût lieu, il fallait bien que toutes les causes qui l'ont provoqué aient eu lieu aussi, ce qui n'est qu'une autre façon de dire que « tout est écrit », ou « quand c'est notre heure… », et donc de ne rien dire.

N'importe quel mécanicien ou simple bricoleur sait pourtant très bien comment on résiste à la causalité, et certainement pas en l'ignorant. Il vérifie ses plaquettes de freins, l'état de ses pneus, de ses essuie-glace… N'importe quel animal en est lui-même capable. L'araignée en tissant sa toile, les marmottes en laissant toujours l'une d'elles faire le guet sur une éminence.

En somme, si nous ne voyons pas où tout serait écrit, nous voyons au contraire très bien comment les être vivants s'y prennent pour résister aux causes, et non sans succès, puisqu'ils existent. Et lorsqu'ils y échouent, c'est bien souvent parce qu'un autre y a été plus habile.


Dire que tout est écrit, cela reviendrait à dire que le temps lui-même n'existerait pas, comme dans un livre, justement, où une page se trouve devant une autre, mais seulement dans la pagination, pas dans le temps, car elles sont toutes présentes au même endroit.

Dans les déterminismes de la science, bien souvent le temps est dans le phénomène, plus que le phénomène n'est dans le temps. S'il n'y a aucune alternative possible, il n'y a plus proprement de temps, t et t' ne sont que des points le long d'une dimension. Tout est joué en somme, tout est aussi bien présent que passé ou futur.

Et que reste-t-il pourtant du déterminisme sans le temps ? Quelle relations peut-on encore faire entre le changement de plaquettes de freins et la sortie de route, si l'on ne peut changer les unes pour éviter l'autre ? Quelles relations causales reste-t-il seulement entre le carburateur et la boîte de vitesse, d'autant qu'on ne voit plus bien d'où sortirait l'un et l'autre ?


Chaine de l'Etoile  Chaine de l'Etoile

Le 24 décembre

De l'histoire, de la sagesse et de la bravoure

« Comment peut-on s'intéresser à ce qui aurait pu se passer autrement ? » disait, je crois, Paulhan de l'Histoire. Il en donnait alors une excellente définition. Voilà bien ce que serait une science de l'histoire, une histoire scientifique : l'étude de ce qui aurait pu se passer autrement ; la science des possibles.

Cette science est encore à inventer. Les chercheurs ne se sont que trop arrêtés à ses premières apories.

Une telle science serait forcément déterministe, et tout autant imprévisible. L'Appel du 18 Juin, par exemple, aurait pu être celui du 19. Ou bien le colonel De Gaulle aurait pu ne pas être nommé général et ne pas être envoyé à Londres ; ou Hitler, être tué au cours de la Première Guerre Mondiale ; ou Rome, encore, être prise par les Maures au huitième siècle ; ou la dernière glaciation aurait pu être un réchauffement climatique, etc.

Dans tous les cas, nous savons que bien des choses auraient pu prendre des tours très différents, et que d'autres, au contraire, n'auraient presque pas été changées. Par exemple, quand il fait un temps comme ce matin, nous ne pouvons prédire s'il va pleuvoir d'ici une heure ou deux, avant que le vent ne tourne, mais nous ne sommes pas moins certains qu'il fera plus chaud dans quelques mois.

Le plus troublant n'est pas là. Charles De Gaulle a agi en juin 40 selon une certaine idée qu'il se faisait de la France, du monde et de cette guerre. D'un autre côté, pourtant, cette idée n'aurait jamais eu la moindre consistance si personne n'en avait inspiré ses actes. En somme, il avait la vision d'une nécessité, mais qui n'était cependant pas assez nécessaire pour qu'elle ne nécessite pas à son tour son courage et son sens de l'honneur.

Derrière cela, il y a une question plus troublante encore : Cela signifie-t-il qu'il  y aurait eu dans le camp adverse moins de vision ou de courage ?

Nous sentons bien qu'il y a dans l'histoire des forces en œuvre qui ressemblent à celles, dans la physique, que nous appelons gravité, masse, célérité, accélération, travail, puissance… Nous les appelons alors vision, sagesse, bravoure, foi, honneur… mais elles nous demeurent des notions confuses et insaisissables. Nous savons certes très bien de quoi il s'agit quand nous en faisons l'expérience, comme nous savons éprouver une accélération, un élan, ou un poids même sans en posséder le concept ni aucune unité de mesure.

Une science historique devrait aller plus loin encore, car elle ne saurait se limiter à l'histoire humaine. Elle devrait recouvrir l'histoire naturelle, et elle devrait bien percer chez d'autres formes de vie, et même dans ce qui nous semble étranger au vivant, ce qui tient lieu de vision, de sagesse, de bravoure, de foi…


Etoile  Etoile  Etoile

Le 3 janvier

Solstice

Cette année encore, je n'ai pas réussi à tirer tout le profit de ces périodes du solstice d'hiver, ce moment de l'année où les nuits deviennent interminables. On peut alors parvenir à vivre un étonnant allongement du temps.

Il est bon d'interrompre ses activités entre le solstice et le nouvel an, de lâcher le temps, de faire ce qu'il est convenu d'appeler « perdre son temps ». On doit le comprendre alors dans le sens de perdre son tempo, comme on perd le temps d'une danse.

On suspend le temps, on le prolonge, produisant une durée qui, seule, rend possible certaines expériences. Ensuite, après cette interruption, le tempo se reprend mieux encore, bien mieux que si l'on avait cherché à ne pas l'interrompre.

Cet étirement du temps est idéal pour entreprendre ce qu'on ne fait jamais, ce qu'on n'aurait jamais fait. Cette année, j'ai réussi à configurer le clavier de mon ordinateur comme celui d'un instrument de musique. Je peux jouer avec, après avoir choisi dans ma bibliothèque l'instrument de musique qui me convient. Mais je m'y suis pris au dernier moment, favorisé malgré tout par le hasard du calendrier qui prolonge le samedi premier janvier d'un dimanche.


Dans la vie, l'important, c'est le rythme, le battement, la pulsation, le tempo.

On dit aussi « cycle » et « boucle », mais ces mots sont trompeurs : cycle solaire, lunaire, c'est le mouvement de la roue, celui des pas, de la respiration, pas des recommencements, de la répétition. Tout respire, et les souffles se mêlent, s'accompagnent, s'incluent, se croisent.

On ne le dira jamais assez, c'est le premier pas qui compte ; il entraîne alors l'élan des autres, le déséquilibre de la marche. Le rythme est une affaire de déséquilibre, pas d'équilibre. Le mouvement alors se fait sans peine.

Quoi qu'on fasse, on doit lui consacrer du temps. Alors, si plus qu'une durée, on fait de ce temps une respiration, tout devient plus simple. La pulsation nous porte.


Au solstice, la respiration des jours et des nuits devient particulière. Bien que je ne sois pas parvenu cette année encore à en tirer tous les avantages, j'ai pu m'en servir quand même à jouer de la musique au clavier de mon portable.

Je ne suis cependant pas musicien. Je suis moins musicien encore que je  suis photographe. Ce n'est pas proprement par goût que la musique m'intéresse. Je n'en écoute pratiquement jamais. Je la sens plutôt au cœur du langage. Elle est ce cœur non sémantique de la langue.

La musique est à mon avis ce que George Boole a loupé dans ses recherches, entre sémantique et mathématique. Je perçois dans tous ses travaux l'ombre furtive de la musique, mais je ne suis pas plus avancé que lui évidemment.

Iannis Xenakis a su, lui, se servir des Lois de la pensée de Boole, et en tirer un parti plus pratique. « Ce n'est pas tellement l'emploi fatal des mathématiques qui caractérise l'attitude de ces recherches », écrit-il dans l'avant-propos de Musiques formelles  (La Revue Musicale, Éditions Richard-Masse, 1963), « c'est surtout le besoin de considérer les sons, la musique, comme un vaste réservoir de moyens nouveaux, dans lesquels la connaissance des lois de la pensée et les créations structurées de la pensée peuvent trouver un médium de matérialisation absolument nouveau. »

« Faire de la musique signifie exprimer l'intelligence humaine par des moyens sonores. », dit-il encore à la fin du livre, page 211-212, « Intelligence dans son sens le plus large qui comprend non seulement les cheminements de la logique pure, mais aussi ceux de la logique des affectivités et de l'intuition. Or, les techniques exposées ici, quoique souvent rigoureuses dans leurs structures internes, laissent bien des brèches par lesquelles peuvent pénétrer les facteurs les plus complexes et les plus mystérieux de l'intelligence. Ces techniques s'exercent constamment entre les deux vieux pôles, unifiés par la science et par la philosophie modernes : le déterminisme, le fatalisme et le libre arbitre, le choix inconditionné. Entre les deux pôles se trouve la vie mouvante de tous les jours, partiellement fatale, partiellement modifiable, avec toute la gamme des interpénétrations et des interprétations. »

On demeure malgré tout déçu par ce qu'il ramène de sa quête. On y sent les prémices d'une révolution de l'esprit, et ils n'aboutissent qu'à une production de disques, la seule chose au fond que l'époque attende et prenne au sérieux.

Et puis, je ne connais rien à la musique. Je ne sais jouer d'aucun instrument. Je sais seulement qu'au cœur de la vie, de toute matérialité même, est la pulsation. Il faut bien le reconnaître, ce n'est déjà pas si mal.


Garlaban  Baume  Baume

Le 4 janvier

À propos de claviers

Depuis les premières machines à écrire, les claviers n'ont pas changé. Toutes les touches sont identiques, distinctes seulement par les lettres qui y sont dessinées. Un clavier d'instrument de musique est déjà plus élaboré : il distingue des touches blanches et des noires. L'œil et la main auraient bien besoin de discriminations de cette sorte. Il m'arrive parfois, en cessant de regarder où je pose mes doigts, de décaler ma frappe d'un touche sur la droite, toujours sur la droite. On devrait dessiner sur le clavier quelque marque plus distinctive.

Il m'arrive de saisir de l'arabe. J'affiche alors sur un coin de l'écran, le clavier arabe, dont mes doigts tentent de retrouver les touches. Ce moyen m'est bien suffisant pour le peu d'usage que je fais de ce jeu de caractères, mais il m'est suffisant aussi pour que je parvienne à mémoriser un peu la place de chaque caractère sur le clavier, du moins pour les plus fréquents.

Je mémorise aussi, plus que je ne les vois, les touches du pavé numérique de mon portable quand je le verrouille. Alors maintenant que je commence à reconnaître aussi les clés d'un clavier musical, il me vient à l'idée qu'on pourrait utiliser mieux que des lettres, des couleurs, par exemple, pour différencier les touches. On pourrait au moins utiliser une teinte sombre pour les touches de la main gauche, et une claire pour celles de la main droite, ou encore pour déterminer la place des doigts. Ce serait une encore meilleure idée que de rétro-éclairer les lettres du clavier des Macbooks pro.


Clavier


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