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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Vingt-deuxième carnet
La culture et le tourisme

Le 15 novembre

Dialogue des cordeliers

― Ferme le robinet du temps et entend les ailes qui passent. Jamais l'oubli ne grincera comme une voile blanche. Où sont passés les moutons têtus qui brisent les hommes du large ?

― Et si l'on criait terre, ce serait une terre tue, revêtue pour ces grands jours lointains, quand vient mourir l'appel et nourrir le silence.

― Comme une vis sans fin, pensive et lasse de tant d'écueils fouettés.

― Enfouir la nuit dans le jour, battant comme le fer au feu…

― Ou trempé comme l'os…

― Mais haletant les noms portés pendant si longtemps, le génie de la pieuvre, molle comme un rocher.

― Oui, c'est cela, attentive, à grands pas.

― Comme les gouffres qui s'ouvrent à peine passées les calanques…

― Les grandes calanques qui glissent comme des glaciers, silencieuses sur les lèvres du vent.

― Ou le métronome du cœur sur l'axe galactique.

― Pourquoi dire des mots que nul ne comprend ? Car il n'est pire sourd qui ne veut entendre. Doit-on oublier les lourds marteaux du beurre que savait animer le sanskrit, quand avançait le funambule sur une langue de feu ?

― C'est comme si nos voix se tramaient en un long poème, doit-on les laisser s'y figer ?

― Tressons-les plutôt comme des cordeliers.

Le 16 novembre

Les étourneaux

Par volées, les étourneaux se jettent sur les arbres du boulevard. Ils passent d'un micocoulier à l'autre avec force battements d'ailes, provoquant la chute de nuées de feuilles jaunes et de graines. Elles résonnent en rebondissant sur les bâches du café, elles crissent sous les roues des voitures, les graines des micocouliers.

Ce mois de novembre est doux mais pluvieux. Sur le trottoir trempé, couvert de feuilles jaunes, j'ai une impression de campagne ; j'en sens l'odeur.

Les volées d'étourneaux m'intéressent beaucoup, comme les bancs de poissons, les essaims, et même les flux d'électrons ; tous ces phénomènes où les individus paraissent aller librement mais vont ensemble, semblent liés par une force qui les unit mais qu'on ne sait déceler.

J'aimerais penser la politique, l'économie, sous cet angle, pas sous celui des sciences humaines. Je les soupçonne de n'avoir rien d'humain ― je dis cela sérieusement, sans humour ni polémique : rien d'humain, pas d'avantage qu'une volée d'étourneaux ; rien d'humain ne fait fluctuer la monnaie, n'a fait s'enterrer des millions d'hommes dans des tranchées ; bien que chacun reste humain, évidemment, continue sa vie d'humain dans la nuée qui l'emporte.


Suppose qu'il existe des intelligences extraterrestres comme celles dont des sonars cherchent à capter les échos. Il y a bien assez de place dans la galaxie pour d'autres intelligences, il y a bien assez de temps qu'elle existe pour qu'elles aient pu passer par ici. Tout ceci est, au fond, très probable, plus que l'inverse finalement. Alors tente de te mettre à la place de telles intelligences. Penses-tu que tu entrerais en contact avec des êtres qui vivent par nuées ? Leur imaginerais-tu une intelligence comparable à la tienne ?

Probablement des intelligences extraterrestres sont-elles venues, sont-elles là, et peut-être ont-elles pris langue avec un tigre, un ours, un couple d'aigles… Peut-être se sont elles adressé aux mers et aux montagnes. Si jamais elles ont rencontré un homme, ce devait être un trappeur, un contrebandier, un fugitif.

Imagines-tu une autre intelligence prononcer la question idiote : « À qui obéissez-vous ? »

À qui obéissent les étourneaux, à qui obéissaient les poilus, à qui obéissent les courtiers, à qui obéissent les élus et à qui obéissent les électeurs ?

Dans le boulevard, les étourneaux continuent à passer bruyamment d'arbre en arbre.

À te croiser bientôt dans le maquis.


soir  Soir

Novembre

Rép :  Les étourneaux

Francine Laugier a écrit : C'est beau ce que tu dis. Je préfère ça à ta « pseudo poésie » qui termine ton autre courriel. Je préfère cet écrit à toute autre image, bien que tu aies ajusté ta plume comme on ajuste son appareil pour prendre une photo sur le vif.

C'est vraiment très beau.

Bise. Francine.


Ce n'est pas de la poésie, ce sont des voix. :-p

Pour ce qui est de la photo, je dois te dire que mon petit Fuji ― je l'appelle D2R2, car il fait les mêmes bruits que le petit robot de le Guerre des Étoiles ― est devenu comme un accessoire obligé de ma plume. Il répond exactement à ce que j'attendais de lui, suffisamment compact pour tenir dans une poche, entièrement débrayable, excellente ergonomie cependant pour que je puisse le maintenir fermement et le régler sans presque regarder, zoom assez puissant. Un tel instrument était encore hors de prix il n'y a pas si longtemps.

Depuis que je l'ai, j'observe que presque tous les passants sont parfaitement équipés eux aussi pour prendre des photos, et ne s'en privent pas ― ça ne coûte rien.

Hier, j'ai pris dans la rue les dernières lueurs du jour couchant qui tombaient sur les lointaines falaises à l'est. Un passant s'est retourné et à sorti son appareil pour les photographier aussi. « Merci, je n'avais pas vu », m'a-t-il dit.

Je trouve qu'il y a là de quoi changer les conditions de l'art, non ?

Le 17 novembre

La culture et le tourisme

La pluie a cessé, et le vent s'est levé. Les nuages, eux, sont toujours là. Pas pour longtemps, le vent puissant commence à en déchirer la couverture à l'ouest. Il n'est pas bien froid.

Les étourneaux aussi sont toujours là.

Le projet sur lequel je suis m'exaspère et me fascine. Non, je ne vais rien en dire. On ne parle pas des projets, tu le sais bien ; on n'en parle qu'à ceux qui sont concernés, ou l'on ne les évoque que très confusément aux autres, juste pour dire qu'on est bien dans des projets.

Je n'aime pas ce mot « projet », je lui réfère « entreprise », plus exact. Si l'on dit « entreprise », on le pense mieux, plus vigoureusement. Mais le mot « entreprise » est réservé pour dire autre-chose, une notion juridique. Le vocabulaire juridique est en train de ronger la langue française jusqu'à l'os.

Bref, ce que j'ai entrepris m'exaspère et me fascine. J'ai les deux pieds dans ce qui m'est tout à fait étranger, mais pas si inconnu toutefois. J'ai déjà évoqué, tu t'en souviens, le tourisme culturel, ou la culture touristique… Ça n'a pas encore de nom, mais il est temps de lui en donner un : le cultourisme ― voilà, c'est fait.

J'ai les deux pieds dans le cultourisme, et je ne suis pas du tout à mon affaire.

Rép : La culture et le tourisme

La culture, il y a un siècle, allait naturellement avec l'enseignement et la recherche. Le mot culture trouvait dans cet environnement son sens particulier, un sens qui le ramenait aux Humanités, et donc essentiellement, aux Lettres. Ce sens était en concurrence avec un autre, plus ethnologique, voire nationaliste. Mais enfin, la culture, sauf spécification implicite du contexte, signifiait globalement les arts et les lettres, fusse à aller jusqu'au théâtre de rue, la chansonnette ou la mode, et en leur incluant sciences et techniques. Elle signifiait leur présence, et leur passé et leur futur, c'est-à-dire aussi la conservation du patrimoine.

La culture allait donc bien avec l'enseignement et la recherche. Je ne discute pas ici si elle justifiait un ministère spécifique. Je dis seulement qu'il est bien dur de les séparer. Et à quoi cela peut-il bien mener de les dissocier ? Certainement à rien de bon, ni d'un côté ni de l'autre. La déculturation de l'enseignement et de la recherche les réduit aux fonctions de sélection sociale et de formation professionnelle ; et elle tend à ramener aussi les chercheurs au rôle de consultants. Et que devient la culture seule ? Elle est irrésistiblement happée par le tourisme.

Cette inclusion de la culture dans le tourisme est encore relativement discrète en France, en comparaison avec d'autres parties du monde, la Chine, les Émirats ou l'Inde. La discrétion est d'ailleurs toute relative. La dernière fois que je suis retourné au musée Longchamp, j'ai vu que toutes les toiles avaient été « restaurées », c'est-à-dire peinturlurées de couleurs vives. On en avait fait des posters hyperréalistes et kitschs où je ne reconnaissais plus la touche des écoles provençales. Et ne crois pas que cette très relative modération soit une preuve de plus grand discernement dans nos contrées, au contraire. J'en soupçonne plus chez ceux qui, en osant aller au bout des contradictions, se donnent plus de moyens d'en sortir du bon côté.

À l'école communale, je m'en souviens, l'instituteur appelait les élèves qui ne travaillaient pas « les touristes ». Je trouvais cette image amusante, et du moins était-elle critique sans se faire insultante pour les cancres. Je la trouve aujourd'hui très pertinente. Au fond, le tourisme c'est ça : la vie quand on a fini de travailler, quand on n'a strictement plus rien à y faire. Alors, on fait du tourisme.

L'Histoire ? Il y en a eu, mais il n'y en a plus ; derrière ses vitrines, elle ne nous sautera plus à la gorge. La Nature ? Elle ne nous menace plus, c'est elle qui est menacée. La pensée ? On ne la pratique pas, on la lit, on l'écoute, on en discute : nous pensons, donc nous suivons. Etc.

La culture, c'est ce qui reste quand on a tout oublié. Le tourisme, c'est ce qui reste quand on a fini de travailler. L'avantage, c'est que, pendant ce temps, ça crée du travail pour les autres.

Le 18 novembre

Culture et tourisme

Ne nous laissons pas entraîner, je t'en prie, à tout interpréter en termes « j'aime, j'aime pas ». Je n'essaie pas de dire que si la culture se fait absorber par le tourisme, c'est mal. De toute façon, les jeux sont faits. Il en est ainsi : culture et tourisme, les deux sont scellées maintenant. Alors comprenons et tirons-en les conséquences.

Qu'en est-il d'abord pour les lettres ? Y a-t-il une place pour les lettres dans le tourisme, et laquelle ? Ou bien les lettres doivent-elles être pensées sans rapport avec le tourisme, et donc avec ce qu'on appelle « la culture » ? Ou bien doivent-elles jouer avec, et comment ? Etc. Des quantités de questions peuvent être posées, plutôt que « j'aime, j'aime pas ».

Et d'abord, le tourisme, ce n'est pas le dernier épisode de la société du spectacle. Il existait avant que Debord n'ait joué aux billes. Le tourisme existait même avant le tourisme ; les voyages de Pythéas étaient déjà du tourisme, et même de la littérature touristique, avant le Voyage de Bougainville.

Mais ce n'était pas encore réellement du tourisme. Pourquoi ? Parce que le tourisme a partie liée avec les sciences humaines, c'est-à-dire une approche déterministe de ce qui est aux antipodes du déterminisme, parce qu'humain, c'est-à-dire vivant, en action, en travail ; alors que le tourisme, comme les sciences humaines, sont après, quand c'est fini, quand la vie, l'action, le travail sont achevés et ne changent plus rien ― ce qui est évidemment une illusion, ce qui est proprement l'illusion des sciences humaines et du tourisme.

Tous ceci ne devrait pas conduire très loin du roman. Le roman est la forme touristique et sociologique de la littérature ― voir ma réponse à une enquête sur le roman parue au Grand Souffle.

Évidemment que la culture est touristique jusqu'à l'os. Le spectacle est touristique ; l'économie spectaculaire marchande.

Tout cela renvoie bien à la posture littéraire que je définis depuis un certain temps. Il ne m'intéresse pas de faire des vivariums de mots, mais plutôt de nous placer du point de vue des rapports du langage au réel.

Tu vois, au fond rien n'est bien nouveau. On revient encore à Jésus, au besoin en passant par Ibn Arabî : Comment le verbe se fait chair ? Comment l'argile se fait oiseau ?

― Vous avez-dit « comment le verbe se fait cher ? » sursautent les marchands de bits.

Rép : Culture et tourisme

Ce dont je parle est très pratiquement problématique. On est perpétuellement invité à se donner en spectacle à des gens qui ne sont pas en situation de suivre, quelles que soient leurs bonnes dispositions. Et ces invitations perturbent d'autre part les relations avec ceux dont le dialogue est déjà établi. C'est terriblement déstabilisant.

Je lis toujours plus à l'écran. Je trouve aisément ce que je cherche en ligne sans me lever de ma chaise. Les outils de lecture et de recherche sont toujours plus confortables, et les moyens de conversion aussi. Dictionnaires, encyclopédies, traducteurs sont immédiatement disponibles, et très utiles, car je lis toujours plus en anglais. Pour mon courrier, le net a aussi remplacé l'enveloppe, et il est lui aussi toujours plus en anglais.

On voit bien s'installer ici une nouvelle forme de culture, soudainement dissociée du tourisme. Mais cet « ici » est comme pris dans un halo d'irréalité magique (d'aucuns diront de technologies virtuelles). Il semble irréel et magique car il ne nécessite ni gros moyens ni présence d'un public, seulement un écran, un clavier et une connexion, alors que la culture et le tourisme en ont tellement besoin que, bien souvent, chiffre-d'affaire et succès public cessent de s'en faire les moyens pour tenir lieu de contenu.

Le 28 Brumaire, An 219

Pensées d'un révolutionnaire

Parfois, j'ai envie de dire : que le monde est beau ! Et nous aussi.

J'en viendrais presque à désirer que tout s'arrête, tout reste ainsi.

Bien sûr que non. Tout passe, tout se dérobe, comme derrière les vitres d'un car, et nous-mêmes changeons, passons, disparaissons. On ne doit rien chercher à retenir. On n'est pas là pour ça.

Mais tout de même ! que le monde est beau.


fruits  ramures  fruits

Le 19 novembre

Rép : Culture et tourisme

Oui, tu comprends bien un peu l'embarras dans lequel je me trouve. D'un côté, je suis condamné à demeurer diaphane, transparent, pris dans une irréalité magique ; d'un autre, à me laisser entraîner dans ce qu'on doit bien appeler l'industrie du tourisme.

Tu vas me dire que c'est justement dans quoi je ne devrais pas m'avancer, puisque c'est là précisément que je suis rendu diaphane et transparent. Je le sais bien. Mais comment ?

Il n'y a, au fond, que deux côté et trois alternatives : Ou tu contemples le spectacle, ou tu le fais. Si tu le fais, ou tu parles au micro, ou tu fais l'électricien de plateau, l'éclairagiste, ou le gardien. Seulement après, éventuellement, tu peux commencer à penser aux choses sérieuses, mener une vie d'homme, d'honnête-homme.

Vois-tu, moi je crains qu'après il ne reste plus grand-chose à vivre. Y a-t-il réellement une vie après le business ?


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