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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Carnet vingt-trois
Des affaires humaines

Le 30 novembre

Marseille fut un grand foyer de civilisation

Marseille a bien été un grand foyer de civilisation pendant l'antiquité. Elle n'était pas seulement une ville, elle avait essaimé bien d'autres ports au nord-ouest de la Méditerranée. Toute la civilisation de la Grèce d'Orient s'était déplacée avec elle, et autour d'elle. Elle fut probablement au début un lointain comptoir de Phocée, puis elle fut un foyer de cette Grèce orientale, devenue alors ultra-occidentale.

Marseille aurait pu être la rivale de Rome. Rome d'ailleurs s'était inventé des ascendances similaires avec Ovide et son Énéïde : les Romains descendants des Troyens. Cette légende est après tout bien plus crédible que celle de la louve de Rémus et de Romulus. Et que sait-on de plus exact sur Marseille ? Marseille et Rome sont aussi vieilles, et les deux villes se revendiquaient des origines au moins voisines. Elles auraient pu rivaliser, mais elles ont toujours plutôt fraternisé, trouvant chez l'autre la plus indéfectible alliée.

Leurs mœurs, leurs cultes, leur art, leurs institutions, étaient semblables. Il est difficile de ne pas imaginer que les deux cités auraient pu intervertir leur rôle à un certain moment, que Marseille n'ait pas pu devenir à la place de Rome la capitale d'un grand empire méditerranéen.

À l'époque où Shi Huangdi fonda brutalement la Chine en unifiant les Royaumes Combattants, Marseille et Rome menaient une guerre aussi cruelle avec les Carthaginois au Nord-Ouest de la Méditerranée. La victoire ne les rendit pas davantage rivales, mais plus complémentaires encore. Il n'existe peut-être pas d'autres exemples d'une telle symbiose entre deux civilisations. Les deux langues elles-mêmes ne rivalisèrent pas, le latin devenant la langue administrative et juridique, et le grec, celles de la culture et des sciences. Dans les deux civilisations, pas un lettré ne pouvait ignorer l'une d'elle dans tout l'Ouest de la Méditerranée.

Les Massaliotes étaient des gens de mer qui n'ont jamais su gérer des territoires au-delà d'étroites bandes côtières. Les terres ne les intéressaient pas. Ils entretenaient de bonnes relations avec leurs voisins, passaient des traités de commerce et de défense, mais ils ne s'y intéressaient pas vraiment.

Ceux qu'ils considéraient comme des barbares pouvaient rester aussi barbares qu'ils le désiraient sans que les Massaliotes n'en soient dérangés. Aussi, quelques siècles plus tard, toute cette région où les Massaliotes commerçaient et circulaient comme chez eux, était devenue la Procincia Romana, la Provence, avec des villes romaines et des barbares romanisés, sans que les Massaliotes n'en soient davantage dérangés. Marseille et les villes grecques gardaient leur indépendance, leurs mœurs, leurs lois, et même leur grandeur.

Massalia a été un grand foyer de civilisation dont il n'est rien resté, seulement Rome, l'empire romain. Qu'aurait-été Rome, pourtant, sans cette symbiose gréco-romaine ?

Il ne reste proprement rien de cette civilisation, si ce n'est incorporé à la civilisation romaine. Il ne reste même pas les livres de Pythéas, seulement leur mémoire chez les Romains. Les expéditions ambitieuses dont témoigne cette mémoire, et surtout la précision des observations, des calculs et des déductions, révèlent un très haut niveau de civilisation.

Sans les flottes massaliotes, Rome n'aurait certainement pas eu le même destin, ni sans ses lettrés et ses navigateurs ― et peut-être Carthage aurait joué ce rôle, si de telles hypothèses ont un sens.


Port

Le 3 décembre

Boulevard Vauban

En cinquante-sept ans, j'ai eu le temps d'en voir passer des nuages, et je n'en suis toujours pas blasé. Ils traversent le boulevard d'une façade à l'autre, poussés par un vent de nord-ouest modéré. Je regrette de ne pas avoir pris mon appareil-photo. J'aurais aimé tenter de capturer ces nuances de tons du blanc pur à l'ombre claire, grise, ocre, bleue, saumonée… le soleil les prend de flanc, déjà caché par les toits dans mon dos.

La diversité des impressions de substance elle aussi est saisissante : fumées, poudres, linges humides, gaze, neige… Leurs formes déchiquetées par le vent est d'une complexité fractale et d'un désordre complet. Dans l'enfilade du boulevard Vauban, qui descend vers le centre, ouvert sur le massif du Garlaban en face, c'est un amas de nuages, de nuages dans les nuages, sur les nuages, sous les nuages, qui passent, se cachent, se dépassent, se chevauchent, glissent les uns sur les autres, découvrant des formes et des perspectives nouvelles, où se noie définitivement le sens de leur taille et de leur distance, d'un toit à l'autre.

J'en vois un qui ressemble à la vague d'Hokusai, mais roulant en sens inverse, ravalant son écume.

Je ne pourrais jamais m'habituer à contempler ces montagnes d'eau, ces vagues de fumée, allant en plein ciel, glissant, impassibles autant que convulsives, sur le vide.


Le thermomètre affiche neuf degrés. Hier, sept. J'ai pourtant les doigts glacés au point que je ne vais pas continuer longtemps à écrire. Hier, je ne sentais pourtant pas le froid sur la garde métallique de mon stylo.


À l'évidence, je ne suis pas le seul que ce ciel impressionne : des passants prennent des photos.

Le 6 décembre

Ubiquité

« Je crois qu'une part toujours plus considérable des terriens est capable de réaliser ce qu'on appelle des œuvres de l'esprit », dit Manzi.

Pour la première fois, nous nous sommes invités, chacun chez soi, à travers une conférence vidéo. C'est le seul moyen que nous ayons trouvé pour boire un verre ensemble. Nous avons choisi de la vodka, car si moi je suis en fin d'après-midi et encore loin de me mettre à table, lui est à une heure avancée de la nuit.

Les mots « œuvre de l'esprit » sont datées, et ne sont certainement pas ceux qu'on emploierait spontanément de nos jours. Aussi, je juge bon de préciser :

« Ce qu'on appelle une œuvre de l'esprit est un travail détachable et réutilisable séparément de son support matériel. Elle peut être reproduite, utilisée et modifiée : on  peut orchestrer un air de musique, traduire un livre… »

« Et on l'appelle aussi œuvre de l'esprit, ajoute Manzi, pour signifier qu'elle doit, pour être intelligible en tant que telle, demeurer associée à l'esprit, ou les esprits, qui l'ont réalisée. »

L'impression d'être là, ensemble, à déguster un verre de vodka, en même temps et au même endroit est saisissante. Ou plus exactement, l'impression est plutôt d'être ensemble à deux endroits et en deux temps différents, mais bien ensemble toutefois. C'est donc bien l'impression d'une certaine ubiquité de chacun. Il est bien là, et je suis bien là-bas.

« En somme, précise-t-il, une œuvre de l'esprit ne se définit pas par ses propriétés physiques (poids, taille, matériaux…) ni même un peu métaphysiques (nombre de signes, d'octets, format de fichier…), mais par l'esprit qui en a la paternité : sa vision ; et elle serait altérée (deviendrait autres) si elle cessait d'être la sienne. »

« Elle n'est donc pas déterminée par son support matériel, mais par la réponse aux questions : qui ? quand ? et où ? », conclus-je.

J'ai l'impression de ressentir le feu de bois dans sa maison en bordure du village où il m'a reçu plusieurs fois. J'imagine la neige qui a déjà dû la recouvrir, alors qu'ici il fait si doux pour la saison. J'en apprécie d'autant plus la pénombre qui s'étend dans la rue alors que l'éclairage public n'est pas encore allumé, et fait une masse compacte des hautes branches qu'agite le vent du sud.

« Une part de plus en plus importante de terriens est capable de réaliser de telles œuvres, reprend-il. Alors se pose inévitablement la question de faire la différence ; et dès qu'elle se pose, elle en entraîne d'autres tout aussi inévitablement : Quelle différence ? Pourquoi faire ? »

« Faire la différence pourrait bien ressembler à une élection de Miss France. » Dis-je pendant qu'il porte son verre à la bouche, pour me laisser le temps sans-doute de songer aux questions qu'il laisse ouvertes. « On ne peut comparer que ce qui est comparable, et ce qu'on peut comparer est sans-doute ce qu'il y a de moins intéressant chez une jeune femme. »

« …et certainement aussi dans une œuvre de l'esprit. » Continue-t-il.

« Ce que je n'aime pas dans les concours, précisé-je, c'est que, sans en avoir l'air, ils définissent des normes, et ils les imposent, sans que quiconque, et en commençant par ceux qui les imposent, s'en rende bien compte. C'est un peu comme si l'on superposait des portraits imprimés sur des transparents, pour considérer la figure composite qui en résulterait, puis qu'on cherche ensuite le portrait qui lui ressemblerait le plus. »

« Drôle de façon de faire la différence ! » Conclut-il. « À un tel jeu, il devient rapidement plus simple de faire immédiatement du composite. »


Soir  Pin

Le 7 décembre

Ecce homo

Les Homos sapiens ont une aptitude bien particulière d'associer leurs aptitudes. Il y a toutefois bien d'autres espèces animales ou végétales qui sont capables de coopérer, et même de coopérer entre espèces différentes.

Les Homos sapiens ont aussi cette aptitude d'accumuler des moyens. Ils ne sont pourtant pas non plus les seuls à thésauriser.

Enfin, les Homos sapiens ont cette aptitude unique d'acquérir des aptitudes.

La conjonction des trois rend les Homos sapiens très différents, bien plus qu'ils ne le sont par leur seule physiologie et leur morphologie, de toutes les autres formes de vie sur la planète. Les Homos sapiens coopèrent à acquérir des aptitudes et à en thésauriser les moyens.

Le mot « civilisation » désigne bien cela, dans son sens historique ― la civilisation romaine ― comme dans son sens universel. Le mot « société » n'en dit rien.

Tous les Homos sapiens manifestent une aptitude qu'on pourrait dire naturelle à cette acquisition, collaboration, accumulation. Elle leur est au moins aussi naturelle que l'aptitude de chasser en horde chez les loups, ou de voler en formation chez les flamands.

Prends n'importe quel Homo sapiens et laisse-lui faire ce qui lui passe en tête, il va s'entraîner à acquérir des aptitudes, même stupides : atteindre des cibles avec des projectiles, faire le poirier, jongler… Mets-en plusieurs ensemble, ils vont spontanément s'enseigner ce qu'ils savent faire et s'entraider. Dans tous les cas, ils vont accumuler leurs moyens.

Les Homos sapiens tendent à accroître les moyens d'assurer leur survie pour se consacrer mieux à acquérir des aptitudes, et elles leur permettent en retour d'accroître leurs moyens de survie, et ainsi de suite.

Aucune contrainte, aucune coercition n'est nécessaire, même pas des nécessités, pas plus que des récompenses ou des rétributions. Aucun calcul, aucune réflexion n'est davantage nécessaire à l'Homo sapiens pour se comporter ainsi.

Le 8 décembre

Critique de l'économie politique

Qu'est-ce que le capitalisme au fond ? Je n'en sais trop rien. Je me méfie de ce mot employé inconsidérément. Je préfère utiliser seulement celui de capital. Qu'ajoute le suffixe « isme » ? Peut-être désigne-t-il le capital comme système.

Oui, c'est sans-doute la seule acception recevable : le système capitaliste, le capitalisme. Reste à se demander comment le capital fait système, et donc ce qu'est le capital.

Le capital, avant tout, ce sont des capitaux : de la valeur en réserve. ― De la valeur ? De la valeur d'échange ou de la valeur d'usage ? ― Les deux nécessairement, mais pour que des capitaux aient une valeur d'échange, ils doivent bien avoir d'abord une valeur d'usage.

Pour être simple, des capitaux sont ce qui permet de construire et d'armer des navires bien avant qu'une seule marchandise n'ait été transportée et vendue. C'est donc un crédit.

Ce crédit ne se réduit cependant pas à une seule promesse, car il s'échange contre les biens les plus concrets, matériaux, chantiers, nourriture… À l'accumulation de valeurs d'échange doit donc correspondre une accumulation de valeurs d'usage disponibles, car sinon, une cité ne pourrait nourrir des armateurs, des ouvriers et des matelots, les loger, leur fournir bois et métaux, avant qu'ils n'aient produit la moindre valeur d'usage.

C'est encore plus vrai si les capitaux servent à réaliser des activités improductives : fêtes, cultes, défense, art, recherches… Ce ne sont plus alors des crédits mais des dépenses et des dons. Les capitaux sont donc bien des valeurs d'usage accumulées dans le but de se lancer dans des entreprises qui ne pourraient être seulement imaginées sans elles.

La possession de ces capitaux, c'est-à-dire le pouvoir d'investir ces valeurs d'usage disponibles dans des entreprises que l'on cherche à réaliser, est la grande affaire des hommes et de leurs civilisations. Elle est l'essence de tout pouvoir.

On comprend mieux alors le sens du mot société lorsqu'il s'applique aux hommes plutôt qu'à des animaux : une société se définit par un capital, c'est-à-dire par une accumulation de valeur permettant de grandes entreprises.


Port

Le 9 décembre

Un drame cornélien

Les sociétés humaines se sont fourrées dans un grave dilemme avec les capitaux, une contradiction qui ressemble à une impasse : celle entre public et privé.

Si un bien est public, il appartient à tout le monde ; donc, il ne m'appartient pas, puisque tout le monde a un droit de regard sur la façon dont je l'utilise ; et il n'appartient finalement à personne. Si un bien m'appartient en propre, il n'appartient pas aux autres, et ce qui appartient aux autres ne m'appartient pas. Donc, quelle que soit ma richesse, je ne posséderai qu'une part négligeable de ce qui pourrait appartenir à tous. Dans les deux cas, l'homme, l'homme réel, celui qui n'est réductible à aucun autre, et qui seul a la vision de ce qu'il doit faire, se trouve appauvri et réduit à peu. Il n'est qu'un individu, c'est-à-dire la part indivise d'un tout, la plus petite partie d'une société.

Quoi que le propriétaire privé possède, il ne peut de toute façon l'utiliser seul. Que ferait-il de sa voiture sans chaussées, de son appartement sans eau ni électricité ?

Le plus puissant des tyrans qui régnerait sans partage sur les biens publics, n'en serait le maître qu'en s'en faisant d'abord le serviteur ; et le plus riche des actionnaires, comme propriétaire privé, ne possède rien en réalité.

Il y a très longtemps que les hommes se perdent dans cette fausse contradiction.

Le 10 décembre

Le capital

Quoi qu'on entreprenne ― on l'observe très vite dans sa vie quotidienne ―, suppose bien quelques réserves, quelques moyens mis de côté. On doit bien, au minimum, avoir quelque réserve de temps, qui suppose l'accomplissement d'un surcroît de travail à un autre moment, qu'on ait fait plus que le nécessaire.

Chacun peut faire une telle observation dans sa vie personnelle. Du point de vue de la vie collective, on observe que la plupart du temps, c'est le sur-travail des uns qui permet les entreprises des autres. Cet état de chose est d'ailleurs couramment présenté à l'envers : ce sont les entreprises des uns qui « donnent du travail » aux autres.

Curieuse formule que « donner du travail ». Je crois que ce serait une erreur de considérer cette inversion rhétorique dans le cadre convenu d'une critique sociale. Elle est faite par tous bien trop candidement et sans calcul, pour ne pas dénoter un symptôme plus grave : une incompréhension achevée de ce que signifie entreprendre, une incapacité inhérente de concevoir quelque entreprise réelle, une irrésistible propension à se cacher derrière le petit doigt des affaires courantes.

L'anti-capitalisme

On peut considérer que ce serait cela le capital : l'utilisation du sur-travail des uns pour les entreprises des autres. Soit, mais il est facile d'imaginer d'autres alternatives : utiliser le sur-travail de chacun pour les entreprises de tous ; utiliser le sur-travail de tous pour les entreprises de chacun ; utiliser le sur-travail de tous pour les entreprises de tous ; utiliser le sur-travail de chacun pour les entreprises de chacun ; ou encore, en finir tout simplement avec un sur-travail.

Cette dernière alternative serait assurément une abolition du capital, mais qu'en serait-il des autres ? En quoi pourrait-on dire qu'il n'y aurait plus de capitaux, sauf à faire encore de la rhétorique ?


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