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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Carnet vingt-quatre
Coup-d'œil en arrière

Le 15 décembre

Mon rapport au Surréalisme

Mon rapport au Surréalisme ? Il est très facile à comprendre. Nous sommes quelques-uns à avoir été informés de l'aventure surréaliste. Quelques-uns ont eu le temps d'en être, d'autre l'ont seulement ruminée. Nous avons cela en commun, et nous savons que nous n'avons pas à recommencer à tout expliquer à la moindre occasion. C'est toutefois du passé, un simple fond culturel partagé, sur lequel personne n'a envie de s'assoupir. C'est pourquoi nous préférons parler d'une orientation surréaliste. Il ne s'agit donc pas plus de s'arrêter à un héritage, d'en faire une limite, que d'en faire l'impasse, comme si nous ne l'avions pas en commun.

Qu'est-ce que je retiens de cette orientation ? L'essentiel en somme : le fonctionnement réel de la pensée, une nouvelle réforme de l'entendement humain, une révolution de l'esprit… Toutes les perspectives sont intactes, et laissent la petite histoire, l'aspect biographique, le mouvement historique à la place qui leur convient.

Il en reste bien aussi quelques petites différences significatives, comme la façon, notamment, dont nous ne nous spécialisons pas. Nous nous autorisons tous à écrire, faire des images, filmer, etc. sans plus de souci de professionnalisme que d'esthétique.

Naturellement, nous n'avons pas tous les mêmes virtuosités. Tu sais bien que je ne sais pas me servir d'un traitement d'images en trois dimensions comme Zazie, mais je sais aussi que lorsque j'ai quelque chose à en faire, j'y parviens mieux que si j'en appellais à un professionnel.

Je dis là, au fond, une banalité. Sauf handicap patent, un auteur lit toujours mieux ses textes qu'un acteur, voire les chante mieux qu'un chanteur ; ses photos ou ses dessins l'illustrent mieux que celles d'un photographe ou d'un plasticien. De telles banalités sont de nos jours quand-même significatives.


Sud

Le 16 décembre

De la difficulté de noter les évidences

Apparemment, personne ne sait que les jours commencent à tomber plus tard à partir du 10 décembre, alors qu'ils continuent à se lever plus tard jusqu'au début de janvier. Entre le 22 et le 23 décembre, les quelques minutes gagnées le soir sont égales à celles perdues à l'aube.

Il est facile de s'en apercevoir. Je me souviens, quand j'étais lycéen, avant les vacances de Noël, j'avais à peine le temps de sortir des cours pour voir les lumières s'éclairer dans les rues, et, après les fêtes, j'avais presque le temps d'arriver chez moi. J'arrivais aussi le matin quand il faisait déjà jour en décembre, alors qu'en janvier, le jour n'arrivait que pendant le premier cours. Comment, au cours d'une vie peut-on ne pas faire de telles observations ?

Je m'étais livré à de telles remarques lors d'un congrès de l'OCL dans les années soixante-dix. Il se tenait à Paris pendant les vacances de fin d'année.

Mon camarade Florac ne parvenait pas à me croire. Il était instituteur et s'étonnait de n'avoir jamais rien appris de tel dans sa formation et ses manuels. Je ne sais aujourd'hui, mais en ce temps-là le corps enseignant était sur-représenté à l'OCL. Personne n'avait entendu parler de ce que je décrivais. Tous se tournèrent vers Fontenis, qui était inspecteur pédagogique, et aussi notre doyen. (En réalité, notre véritable doyen était Guérin, Daniel Guérin qui n'était pas présent ce jour-là.) Perplexe, il nous dit qu'il ne voyait pas la raison d'un tel phénomène. Je ne la vois pas davantage, dis-je, mais le phénomène, je le vois bien.


Nous n'avons pas prolongé la discussion, qui n'était pas à l'ordre du jour et ne relevait d'aucune urgence. Elle témoigne bien cependant de la façon dont je pense.

J'en ai encore un exemple quand au lycée notre professeur de math nous déclara qu'une ligne était une suite de points. Je lui fis remarquer qu'il venait de nous dire qu'un point n'avait pas de dimension. « Oui, mais elle en contient une infinité », me répondit-il comme si je n'avais rien compris, ce qui parut réjouir mes petits camarades, voyant que le meilleur en math se perdait dans ce qui leur paraissait jusque là assez simple.

« Certes, dis-je, mais vous pouvez toujours aligner des points sans dimension les uns à la suite des autres, ça ne fera pas plus une dimension qu'une somme de zéros ne fera un nombre. »

L'argument, difficilement contestable, le fit se rabattre sur des généralités concernant les règles et les définitions. Je lui renvoyai que ma remarque s'appuyait justement sur un respect scrupuleux des règles et des définitions. Comme cependant je voyais qu'il n'était pas disposé à remettre en doute une affirmation inscrite dans le manuel, qu'il y allait apparemment de son autorité, et peut-être de son statut, je préférais ne pas le mettre davantage dans l'embarras, et je lâchai prise.

Quelques élèves avaient été pourtant troublés par mes remarques et le débat fit pendant un certain temps le tour du lycée.

J'ai souvent fait l'expérience qu'il n'est pas si facile de montrer des évidences qui ne laissent pourtant aucune place au doute, et, à vrai dire, je ne sais toujours pas bien comment je devrais m'y prendre.


Soir  Soir

Le 17 décembre

Souvenirs de l'Organisation Communiste Libertaire

Je ne voudrais pas que mon anecdote ironique te laisse croire que ceux que j'ai rencontrés à l'OCL n'étaient pas des gens bien, surtout ceux que j'ai nommés et que je regrette beaucoup.

Pourquoi nous sommes-nous perdus de vue, si je les regrette tant ? Parce que l'OCL a été dissoute en 1976 (c'est une autre organisation qui s'appelle aujourd'hui l'OCL), et que nous n'étions pas du genre à nous voir pour parler du bon vieux temps. Florac, surtout, qui habitait comme moi à Marseille, n'était pas doué pour cet exercice. Autant garder les bons souvenirs intacts.

J'ai rejoint l'OCL un peu par hasard, en croyant entrer en contact avec la CNT à la Vieille Bourse du Travail. J'y ai rencontré Florac et Dreyfus, qui venaient de quitter l'ORA avec le groupe de Marseille pour fusionner avec le MCL et fonder l'OCL dans cette même bourse.

J'avais déjà vu le nom de Georges Fontenis dans la Clé des Champs d'André Breton, et j'avais lu de Daniel Guérin quelques livres qui ont marqué toutes mes orientations futures. L'organisation n'était pas bien grande et il n'était pas très difficile de se connaître à peu près tous après quelques congrès et quelques rencontres locales ponctuelles.

J'ai adhéré l'année de sa fondation, et la suivante, je participais à son premier congrès dans cette même bourse. J'avais dix-sept ans, et je crois bien que j'y ai toujours été le plus jeune. Tous les autres avaient un passé militant, et plusieurs de longe date.

Je me demande toujours comment je ne suis jamais passé pour un jeune idiot, ni je ne l'ai même redouté. Je suis pourtant convaincu de n'avoir jamais rien amené de bien utile, même si je me suis beaucoup enrichi. Aucune timidité ne me retenait pourtant de prendre la parole, et au besoin la plume, pour défendre mes points de vue, prendre parti. Je ne me souviens plus aujourd'hui de ce que j'ai pu dire, mais seulement d'avoir toujours été écouté comme si je tenais des discours clairs et fondés ; parfois critiqués ou désapprouvés, mais avec honnêteté, avec des arguments aussi clairs et fondés, et sans rien de personnel, ce qui m'est assez peu arrivé ailleurs depuis.

Je trouvais pourtant tous ces gens-là impressionnants, presque tous très érudits, avec de fortes personnalités, et des idées solides et originales ― car nous parlions entre-nous de bien autre-chose que de politique et de militantisme. Fontenis plus que les autres m'impressionnait. Pourtant, malgré ma jeunesse et mon manque d'expérience, nous nous sommes toujours rencontrés dans un climat de franchise, d'égalité et de totale liberté de penser. Je n'ai pas non plus retrouvé souvent de tels climats par la suite, surtout en si grand nombre.

Je crois que dans l'ensemble, nous nous étions bien compris, je veux parler de ce genre de compréhension qui va plus loin que la lettre d'une plate-forme, et qui laisse ouverts tous les possibles.


Fontenis a toujours été calomnié dans le mouvement anarchiste à cause de son rôle dans la FCL des années cinquante. Ce sont des sornettes : j'en ai rapidement acquis la certitude.

Dans deux numéros de septembre du Monde libertaire du 16 septembre et du 23 de cette année, on pouvait lire sous la signature d'un Julien du groupe de Rouen :« Comment expliquer l’ascension d’un Georges Fontenis, qui put aussi facilement cumuler à la fois au sein d’une organisation composée, a priori, de militants anarchistes, les fonctions de secrétaire général pendant cinq ans, de responsable du groupe d’autodéfense, de responsable des cours de formations aux jeunes militants, de responsable de la Revue anarchiste, de secrétaire de rédaction permanent et directeur de publication du Libertaire, de responsable de la commission éducation, de secrétaire des Jeunesses anarchistes et par-dessus tout de secrétaire de l’OPB ! » Je me le demande en effet aussi.

L'article cite ce qu'en écrivait Maurice Joyeux dans Souvenirs d’un anarchiste (éditions du Monde libertaire, 1988) : « En faisant grandir l’organisation, on fait grandir celui ou ceux qui se trouvent à sa tête. Le fossé qui sépare le fédéralisme libertaire de la population est encore trop important pour que l’organisation se développe et acquière un caractère de masse. Une seule solution, y introduire à côté d’un esprit libertaire aimable le matérialisme dialectique issu de Marx et qui, à cette époque, se répand un peu partout à une vitesse de croisière. Seul l’apport du marxisme peut permettre le développement accéléré de la Fédération anarchiste, seule la transformation de la Fédération anarchiste peut donner de l’importance à son secrétariat général d’abord et, par voie de conséquence, à son inspirateur, supposé, tel Lénine, patauger dans le génie. Pour moi, c’est ça l’affaire Fontenis et les méthodes mises à part, bien d’autres par la suite essaieront de barbouiller de marxisme l’idéologie libertaire. Armé de ce corps de “doctrine”, Fontenis ne travaille pour personne d’autre que pour lui-même. Où se trouve la sincérité dans ce mélange d’ambitions qui lie l’homme, qui impulse l’organisation, et l’organisation qui grandit l’homme ? »

L'article critique cette façon de faire porter sur un seul homme les errances de l'organisation, mais il accrédite toujours les mêmes sornettes. En gros, Fontenis est accusé d'un complot marxiste, ou pire encore léniniste, et même stalinien, dans la Fédération Anarchiste. Le procès d'intention, pour être pris au sérieux, devrait au moins venir de gens qui n'opposaient pas à Marx et à Lénine, Camus et Cocatrix , ni à la conquête du pouvoir, celle de l'Olympia.

La vérité, chacun la connait en réalité très bien : les anarchistes en particulier, et le monde du travail en général, étaient en Europe suffisamment avachis, peut-être démoralisés, et dans le fond, pas si anticolonialistes. C'est la véritable raison de l'écrasement de la Fédération Communiste Libertaire par la répression gouvernementale, et qui a permis de reconstruire une Fédération Anarchiste aseptisée. En quarante ans, je n'ai encore jamais vu une seule pièce rationnelle versée au procès Fontenis.

Cocassement, beaucoup de ses adversaires ont utilisé envers lui ces méthodes qu'ils lui prêtaient.

La plupart des militants sont des imbéciles, qui répètent seulement ce qu'on leur a dit de répéter. Leur différence avec ceux qui ne s'engagent pas, c'est qu'ils ont au moins choisi les âneries qu'ils répètent.

Peut-être après-tout, j'amenais quand même quelque chose à l'OCL : je n'avais pas d'âneries à répéter. La plupart des sottises que j'ai pu dire dans ma vie, je me suis montré capable de les trouver tout seul. Je l'ai pratiquement toujours été. J'ai souvent eu l'impression que l'OCL était un club de gens qui en étaient capables aussi. Tu vois, du genre de ceux qui savent dire qu'un manuel se trompe. C'est pourquoi je n'ai jamais regretté d'y avoir été.


Nuages

Le 18 décembre

Rép : Souvenirs de l'Organisation Communiste Libertaire

Non, je ne veux pas calomnier la FA en prenant l'exact contraire de ses rumeurs. L'époque était stalinienne. Elle l'était bien plus que Staline lui-même, qui ne fut que la figure dominante de ce temps-là. On pourrait la dire avec plus de pertinence maccarthiste, et quand on commence à nager dans ces eaux là, tout le monde en sort mouillé.

Je crois qu'en réalité la plupart des gens ne parvenaient pas à comprendre une chose très simple, pas plus qu'ils ne la comprennent souvent aujourd'hui, et nous-mêmes parfois ne nous comprenions plus si bien non plus. On a trop cru que nous cherchions une synthèse entre communiste et libertaire, ou, pis encore, entre anarchisme et marxisme, alors que de telles séparations ont toujours été fondamentalement illusoires, et le fait précisément de noyautages et de manipulations. En s'engageant dans une telle inversion on génère des dénégations de négations, et du définitivement inextricable. Quant à Marx, il ne fut jamais qu'un contributeur significatif au mouvement ouvrier, mais pas le seul, loin de là, même si certains ont joué à travers lui au Magicien d'Oz.


J'ai connu très vite des gens qui avaient été des adversaires de Fontenis, et je les ai souvent trouvés honnêtes et honorables. Je comprenais bien que nos points de vue étaient sensiblement différents, pas assez du moins pour interdire toute coopération et échanges de bons procédés. Nous pouvions au moins être d'accord sur un point : quand on ne veut pas faire des choses ensemble, on les fait chacun de son côté. C'est un principe simple, pour peu qu'il ne soit pas compliqué de questions de trésorerie, et qu'on ne compromette personne sans son accord.

De toute façon, je veux bien admettre que Fontenis ait sa responsabilité dans l'effondrement de l'organisation qui lui avait confié tant de responsabilités. C'était bien dans sa nature. Il a toujours considéré une organisation comme un moyen, un outil, une arme. On ne construit pas une arme pour la conserver intacte dans une panoplie de salon.

La mode était alors plutôt à voir, au contraire, les organisations comme des fins en soi. Je me souviens, à cette époque où les diverses mouvances libertaires locales s'évertuaient à partager leurs moyens, attendu que nous étions plus dans des rapports de différence que de concurrence, un camarade de la FA nous disait que si nous nous unissions, nous pourrions avoir pour siège un immeuble sur la Canebière. Ils étaient incorrigibles ; on part pour la révolution, et l'on se bat pour un siège sur la Canebière. Tous les mouvements étaient ainsi, et c'était pire encore en-dehors des anarchistes. Ils comptaient les adhérents, les abonnés aux journaux, la taille des cortèges. Et pour quoi faire au bout du compte ? Grossir l'association jusqu'à ce qu'elle devienne la société ?

Un camarade m'avait écrit un jour qu'il y avait en France je ne sais plus combien de lecteurs potentiels pour une revue en projet. Je lui ai répondu que si ce potentiel existait bien, il faudrait songer rapidement à proposer davantage qu'une revue.

Tu vois un peu le genre d'esprit qui nous distinguait. L'époque avait du mal à le comprendre. C'est pourquoi nous étions bien peu nombreux, quoiqu'influents. Nous n'offrions pas ces occupations dont la jeunesse est si friande : coller des affiches, distribuer des tracts, peindre des banderoles…

Fontenis avait compris bien à l'avance ce qui est mieux admis aujourd'hui : Quand on mène une lutte, on la mène ensemble, avec des mouvances et des groupes divers, comme dans les dernières grèves de cet automne. Le plus important, c'est la lutte, pas les organisations qui coopèrent ou rivalisent pour la gagner. Elles doivent chercher, en s'entraidant ou en s'affrontant, ou les deux, la plus grande efficacité, le succès et les inévitables prolongements de ces luttes, et non pas les bénéfices qu'en tirera l'organisation, pour quelque hypothétique victoire finale.

On comprend mieux cela aujourd'hui qu'à l'époque, et l'OCL n'y est peut-être pas absolument pour rien. Malheureusement, on comprend peut-être moins pourquoi on lutte en fin de compte.


Soir

Le 19 décembre

Rép : Souvenirs de l'Organisation Communiste Libertaire

Pourquoi j'ai arrêté ? parce qu'au fond, je ne me sentais plus à ma place quand l'OCL a commencé à se déliter. C'est la vraie raison. J'aurais pu continuer à militer ailleurs comme mes amis. Je ne me sentais pas vocation à souffler sur les braises d'un mouvement ouvrier. Peut-être à l'occasion, mais pas au point de m'époumoner pour d'autres. Je n'en ai rien à faire des autres, j'ai ma propre voie. C'est bien mon drame d'ailleurs. Je ne manque pas d'idées et je ne suis pas maladroit. Je ne réussis pas si mal ce que j'entreprends. Toujours pourtant le succès lui-même tend à m'écarter de ma route.

C'est normal, c'est le principe du capital. Irrésistiblement les actes de chacun tendent à être aspirés dans des entreprises où il est invité à jeter sa vie. Je crois que c'est ce qu'on appelle l'insertion, et moi je suis surtout attentif à me désinsérer. J'ai souvent eu des attitudes que certains jugeraient suicidaires pour me sortir de ces situations.

Appelle ça ma voie, mon bonhomme de chemin, mon œuvre : je ne m'en laisse pas dévoyer. Si l'on est comme moi, toute solidarité est possible. Sinon, à quoi bon ? J'ai souvent eu l'occasion de me demander si les autres étaient comme moi. Je crois qu'au fond, ils le sont, mais c'est à eux de le savoir.

Je repense à tout ça car j'ai appris un peu tardivement la mort de Fontenis cet été. Elle m'a attristé, et elle a réveillé des souvenirs. D'autres amis me manquent de ce temps-là, et que je ne reverrai plus. Sinon, tu sais que je prends peu de temps pour regarder en arrière.


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