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Jean-Pierre Depetris

Comme un vol de migrateurs


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Vingt-et-unième carnet
Que savons-nous du savoir ?

Le 9 novembre

La valeur du quantitatif

Ce que dit Michel Henry dans son livre, La Barbarie, est l'exact contraire de ce qu'on trouve dans le texte de Petiot qui présente La Belle Inutile.

Michel Henry affirme une séparation irréversible entre science et culture, fondamentale depuis Galilée et Descartes. Moi, qui ne nie certainement pas le rôle majeur de ces deux personnages, je vois seulement dans une telle séparation l'asservissement des sciences, des techniques et du travail à la culture des propriétaires et des notables, bref, l'effet de l'asservissement du travail humain.

Je ne trouve pas la séparation dont parle Michel Henry chez Descartes ni chez Galilée, et moins encore chez Leibniz, Pascal, Newton, Berkeley, Boole, Poincaré… Aucun n'a jamais songé à réduire le monde à des abstractions mathématiques, à s'éloigner de son existence sensible, ni n'a imaginé parvenir ainsi à une connaissance quelconque. Les seuls philosophes qui ont fait sentir une telle séparation entre une culture des humanité et une connaissance scientifique du monde, ont toujours été, au contraire, ceux qui cultivaient une profonde ignorance des mathématiques et des lois de la nature, comme Kant ou Heidegger.

Il n'y a peut-être que chez Pascal qu'on sente une certaine contradiction entre sciences et profondeur, mais elle semble surtout tenir à son caractère, déchiré entre ses penchants pour la mondanité et ceux pour le jansénisme. Je n'ai d'ailleurs jamais connu une véritable vocation scientifique qui n'ait d'abord été provoquée dès l'enfance par la saisissante beauté du monde.

Ceci dit, je ne suis pas resté étranger à une critique de l'idéologie scientifique, et je ne suis pas passé si loin à une certaine époque de celle de Michel Henry, mais il m'est apparu évident que la meilleure critique de l'idéologie scientifique reste la science.

C'est une trivialité de dire que la science moderne repose en partie sur une réduction au quantifiable, et que le nombre y tient la fonction d'un solvant pour réduire le complexe au simple. Pour autant, on n'obtiendra jamais aucun combien si l'on ne voit d'abord le simple quoi, et aucun combien ne constituera jamais à lui seul une connaissance, s'il ne sert à révéler un quoi.

À ce compte, le commerce est déjà une activité qui réduit la réalité du monde à des abstractions quantitatives, et il n'a jamais produit de science, ni la plus infime connaissance, précisément parce que la réduction au quantitatif est faite à priori, sans se soucier de ce qu'elle quantifie, sans même y penser, machinalement. Jamais un prix ne fera voir un ciel plus grand qu'on ne le voyait avant, comme le fait la mécanique.


Ciel  Ciel

Le 11 novembre

Un certain pragmatisme

Il m'est resté un côté très scolaire. Je veux dire que c'est une habitude que j'ai prise pendant mes années d'écoles : quand j'apprends quelque-chose, je tiens à l'apprendre complètement. Enfin, ce n'est qu'une tendance, car la plupart du temps, je sais n'avoir qu'à m'informer du peu qui me concerne sans y passer plus de temps ; mais au fond de moi, je n'aime pas les informations parcellaires.

À l'école, je suivais mes livres et apprenais mes leçons, sensible à la progression des cours. Pour moi, le savoir commençait là et continuait ici, et il n'était pas question de sauter des étapes. Je ne me demandais pas alors si ce que j'apprenais était vrai ou faux. Je n'étais ni critique, ni non plus convaincu. À mon insu, j'étais surtout sensible à la cohérence, à la consistance de l'ensemble.

Je percevais bien qu'en avançant ainsi, se développait en moi une certaine capacité à me servir de ce que j'apprenais pour penser.

Mon maître d'école nous disait qu'on ne devait pas apprendre comme des perroquets, mais il ne m'a jamais convaincu. Comment voulait-il qu'on apprenne ? Si vous apprenez à un perroquet à parler, il demeure un perroquet. Mais un homme qui apprend comme un perroquet, se met vite à penser avec ce qu'il a appris. Il en est ainsi. Jamais un perroquet ne se servira des mots qu'il apprend pour penser, pas plus qu'un enfant, en récitant comme un perroquet, n'apprendra à s'envoler en battant des bras. C'est dans la nature de chacun.

À vrai dire, la connaissance n'est pas ce que nous apprenons, elle est plutôt ce que nous permet de découvrir, de percevoir, de comprendre, ce que nous avons appris. On n'apprend, au fond, qu'à se servir des outils de la connaissance.

En ce temps-là, je n'avais pas beaucoup d'autres sources que les livres scolaires, et le mot « programme » avait une signification bien spécifique. Il ne tolérait pas une erreur de date en histoire, une faute de conjugaison, ou l'oubli d'une ligne de la table de multiplication.

J'apprenais très scrupuleusement, avec une part d'obsession et une autre de jeu ― les deux vont si bien ensemble. Il en est resté quelque-chose : un besoin de revenir aux sources.

Aujourd'hui, ce ne sont pas les sources qui manquent. Quelle que soit la question, vous n'avez pas une réponse, mais une liste de réponses. C'est bien normal : toute chose offre une infinité de points-de-vue.

Ces points-de-vue montrent la même chose. Il est donc probable que je la connaîtrai quels que soient les points-de-vue que j'adopte, et il est évident aussi que je ne pourrais les expérimenter tous.

Toutefois, rien n'est moins évident que de distinguer chose et point-de-vue. La mécanique galiléenne, par exemple, comment se distingue-t-elle du point-de-vue de Galilée ?

Elle s'en distingue pourtant, puisque toute la science moderne est bâtie sur la mécanique de Galilée, sans se soucier du point-de-vue de Galilée. Mais dans la liste des réponses que j'obtiendrai à la question « qu'est-ce que la mécanique galiléenne ? » j'ai l'impression que la plus pertinente serait précisément le point-de-vue de Galilée, soit une ou deux de ses œuvres maîtresses.

On pourrait se méprendre ici, et croire que j'accorde plus d'importance au point-de-vue d'une autorité qu'à la chose-même ; que je suis, en quelque sorte, le fou qui regarde le doigt quand le sage montre la lune.

C'est en réalité un peu plus subtil. Disons que je ne suis pas le fou qui regarde le sage montrant la lune que lui montre un autre fou.

Il me semble que c'est là, dans le point-de-vue de Galilée, dans l'intuition qui a été à la source de tant d'élaborations, que je percevrai le mieux et sous sa forme la plus simple, la relation.

J'ai une certaine obsession de revenir à de telles sources, et je le vis aussi comme un jeu. Évidemment, ce jeu semble devenir toujours plus complexe. Les sources se démultiplient à une vitesse déroutante. On n'est plus au temps où l'on avait la Bible et les Prophètes.


Sous-bois

Le 12 novembre

Rép : Un certain pragmatisme

M. a écrit :

« Je ne suis pas le fou qui regarde le sage montrant la lune que lui montre un autre fou. » Bigre ! Voilà qui fait au moins autant appel à l'esprit de finesse qu'à celui de géométrie. J'ai mis un temps considérable à comprendre ton image. C'est une excellente critique du savoir ; l'histoire de l'homme qui a vu l'ours, en quelque sorte.

Mais je ne vois pas bien où tu veux en venir. Tu dis trop de choses à la fois. Si je t'ai compris, tu distingues les outils de la connaissance, qu'on doit acquérir et dont on doit cultiver l'usage, du monde réel comme objet de cette connaissance. Puis tu parles de ce que tu appelles « les sources ». Si je t'ai encore bien compris, c'est là où ces outils sont forgés à partir du monde réel, et où est le plus visible la relation entre les deux. Et enfin, tu constates une démultiplication des sources qui me laisse sur ma soif, si j'ose dire.

Oui, et alors ?


Merci pour avoir mis un peu d'ordre dans ma pensée. Je t'inviterais volontiers à venir en faire autant sur mon bureau. Je suis souvent paresseux pour faire le ménage.

Je dois dire pourtant qu'un certain désordre me convient. J'ai un goût pour les ordres mouvants : ordonner de manière à ce que tout puisse aisément s'organiser autrement. J'ai le sens de l'ordre des chantiers. Tu as dû remarquer que mon esprit clair et rigoureux s'accommode bien du chaos. Mais voilà que j'ai déjà commencé à te répondre sur la démultiplication des sources.

Oui, tu dis bien, « l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours ». C'est exactement ce qu'on rencontre avec un moteur de recherche. On a un excès de réponses, dont le plus grand nombre est dépourvu d'intérêt, et en même temps, cet excès est incomplet. Il n'est qu'à faire une même recherche avec plusieurs moteurs différents pour le constater.

On ouvre des pages un peu au hasard, en se fiant à leurs noms et aux quelques lignes qui les accompagnent, et, quand on a de la chance, on en suit les liens. On peut sauter plusieurs fois ainsi de page en page avant de trouver exactement ce qu'on cherchait. D'un autre côté, on aurait pu arriver au même point à partir de bien d'autres pages proposées par le moteur de recherche, où bien souvent cette page finale n'était pas listée.

C'est aussi ce que l'on rencontre en suivant des cours, des formations, des stages. On sent bien que l'on tourne toujours autour de points forts ; que l'on erre autour de prises solidement acquises, mais sans pourtant les atteindre aisément, ou sans parvenir à les identifier comme telles peut-être. C'est l'impression qu'on éprouve aussi dans une librairie ou une bibliothèque, devant la surabondance de titres.

Pour un lointain passé, le tri a déjà été fait. On parle alors d'œuvres et d'auteurs de référence. Nous connaissons Descartes, son Discours de la méthode et ses Méditations métaphysiques. Nous sommes prévenus que ces ouvrages ont une importance notable pour ce qui s'en est suivi. La question se complique quand on s'approche du temps présent.

Certes, nous connaissons des auteurs et des ouvrages contemporains prétendus « de référence ». Mais les auteurs du passé que nous savons être « de référence », l'étaient-ils déjà en leurs temps ? Qui, du moins, en était prévenu ? Qui lisait Descartes aux temps de Descartes, et qui en devinait l'importance, et comment ?

Voilà bien la question : Comment faire ? Je te copie une citation de mon dernier voyage à Bolgobol :

« Si tu veux devenir savante toi aussi, voilà comment tu dois t'y prendre : Chaque fois que tu ouvres un livre, plutôt que perdre ton temps à le lire, recherche dans les notes et la bibliographie où son auteur a puisé ses connaissances. Remonte ainsi de livre en livre tant que c'est nécessaire. »

« Jusqu'où ? » m'interroge-t-elle avec autant de candeur que de pertinence. « Jusqu'au monde réel. C'est là que les vrais savants trouvent leurs connaissances, qu'ils découvrent ce que tu aurais pu rencontrer tous les jours sans le voir. En te le montrant, ils te feront immédiatement leur égale. »


Tu comprends bien que tout ceci n'est pas absolument nouveau, et les réponses ne le sont pas non plus. Toujours de multiples chemins ont conduit à des évidences communes ; et ces évidences elles-mêmes pouvaient devenir des étapes sur d'autres cheminements, et donc apparaître sous des jours qui les rendent différentes.

Les hommes ont toujours eu la tentation de l'encyclopédie. On a toujours rêvé de Grande Bibliothèque, de la recension de tous les savoirs. Une Tour de Babel, en somme, une Tour de Babil. Nous savons bien que ce n'est pas ainsi que ça marche.

Au fond, je l'ai déjà dit, nous n'avons que bien peu de certitudes. Il y en a si peu que je suis surpris que personne n'ait jamais songé à en dresser la liste complète.

J'imaginerais bien quelque-chose comme un jeu de cartes, un Grand Jeu de Marseille, qui figurerait sur chaque lame une connaissance que nous pouvons tenir pour certaines.

Que figureraient exactement de telles cartes ? Eh bien des choses comme la loi de Snell : Un bâton trempé dans l'eau dont le prolongement sous la surface paraît cassé.

Voilà les certitudes dont je parle, celle où calcul et intuition se recoupent ; qui n'ont pas besoin d'être fondées, ni d'être cherchées au-delà de la présence immédiate et sensible du monde. De telles certitudes sont plus rares qu'on pourrait le penser inconsidérément. On les confond bien souvent avec des déductions, ou encore des règles ou les tautologies que produisent les règles, ou encore avec des syllogismes, voire avec des données sensible qui pourraient être des illusions comme la rotation du ciel autour de la terre.

Ces certitudes peuvent pendant longtemps rester inaperçues, mais une fois qu'on les a découvertes, on ne peut en douter. Elles confinent à l'évidence.

Alors, qu'en dis-tu ? si l'on s'y mettait à réaliser ce Grand Jeu ?

— Non, je ne suis pas sérieux. De bonnes raisons ont dû retenir de s'y essayer. Je ne saurais te les donner ; je ne saurais pas expliquer pourquoi l'entreprise serait vaine, mais j'en ai la vive intuition.


Eau  Gascade  Cascade

Le 14 novembre

Le flou artistique

Il me semble que la poésie a toujours deux sortes de lecteurs : ceux qui ne comprennent rien mais trouvent beau, et ceux qui comprennent ce qui est énoncé et pourquoi il n'était pas possible de l'énoncer autrement.

Pierre Thibaud, alors directeur du département de Philosophie à Aix, m'avait dit avoir été sensible à la philosophie de mon ouvrage Aurore, après en avoir vu le spectacle qu'en avait monté Noury Lekhal au théâtre Bompard. Il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'il y retrouvât au moins les lueurs qu'il avait contribué à allumer dans cette aurore.

D'autres pourtant se sont montrés sensibles à la beauté de mon ouvrage, tout en sachant qu'ils n'en comprenaient pas un mot. Sans prétendre par là que nous dirions les mêmes choses, celui qui ne comprend pas un mot dans Aurore n'en comprendra certainement pas davantage aux ouvrages de Pierre Thibaud, mais il n'y verra pas non plus de beauté. N'est-ce pas étrange ?

Verrait-il de la beauté, s'il n'y avait réellement rien de plus à comprendre ? si les mots ne disaient positivement rien ? J'en serais surpris. Mais comment alors, plutôt que produire une nette compréhension, ces mots font-ils naître une sensation de beauté ? C'est comme s'ils laissaient transparaître un contenu qui se dérobe.

D'aucun pourrait être tenté d'en inverser la proposition : Et si la poésie consistait à flouter des idées nettes ? Pourtant, tout énoncé confus et toute pensée trouble ne font pas de la poésie.

Quand Wittgenstein prétendait que la philosophie devrait se dire dans une langue poétique, il ne proposait certainement pas d'en flouter les énoncés. Il suggérait plutôt une langue dont la consistance ne devrait rien à la compréhension. Il s'agissait toujours pour lui de donner à la langue (ce qu'il appelait le langage ordinaire), la consistance du langage mathématique, mais une consistance différente, non plus mathématique justement, mais poétique, esthétique.

Tu peux résoudre une équation, t'assurer du résultat, et même être sensible à l'élégance du raisonnement, sans avoir la moindre idée de ce qu'elle veut dire. Il n'est qu'à songer à l'équation de la relativité, pour demeurer dans le simple et le connu. Pour une célérité de 300 000 Km/sec, la masse tend vers l'infini. Le calcul est simple, il est au niveau d'un lycéen. Et qui serait pourtant capable d'expliquer ce que peut bien vouloir dire une masse qui tend vers l'infini ?

Qui pourrait encore m'expliquer ce que cela veut dire que la lumière, qui se déplace à une telle vitesse, ait une masse tendant vers l'infini ? Qui pourrait seulement me dire comment la lumière circule à cette vitesse constante dans quelque direction qu'elle se dirige, et qu'on ne puisse par exemple ajouter ces vitesses pour deux rayons lumineux qui se dirigent en sens inverse ?

Bien sûr qu'il peut être agaçant et frustrant pour un auteur de ne susciter qu'une impression de beauté. Il y a de quoi comprendre les femmes trop belles, désespérées qu'on ne s'intéresse qu'à leurs formes, bien qu'on n'en trouve aucune qui souhaite pour de bon être laide.

Nous sommes de toute façon tous logés à la même enseigne : il nous arrive à tour de rôle de trouver beau sans rien comprendre. La première fois que j'ai lu des philosophes soufis, je ne parlais pas un mot d'arabe, je n'avais rien lu du Coran, je ne connaissais pas grand-chose de l'époque ni du pays, et je n'y comprenais strictement rien. Je n'en ai pas moins été ébloui, et je ne sais toujours pas comment.

On ne peut donc être dépité d'inspirer ce sentiment de beauté, mais seulement qu'on s'en contente.


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