Târâgâlâ

Jean-Pierre Depetris, avril 2016.

La maison sur la plage - Citagol et le langage - La culture citangolaise - Jours tranquilles à Kalantan - Suite...

Table des matières





Cahier treize - La maison sur la plage

Déjeuner avec Ziad

« La raison profonde des Guerres de Religion en Europe, tient en une phrase : un nombre important d’hommes n’étaient plus prêts à regarder certains de leurs semblables comme s’ils leur étaient supérieurs », dis-je à Ziad. « Nous pouvons être surpris aujourd’hui qu’une idée aussi simple ait donné tant de difficultés à se laisser énoncer clairement, mais ait plutôt sinué à travers de subtiles disputes métaphysiques et théologiennes. »

Ziad est revenu dans la petite maison sur pilotis de la plage de Citagol, et je l’ai rejoint pour déjeuner. Nous ne nous étions plus vus en tête-à-tête depuis les premiers jours où je suis arrivé.

« Serions-nous incapables à ce point d’énoncer par avance vers quoi nous allons » continuai-je, « vers quoi nous nous dirigeons en toute conscience cependant, mais en une conscience muette, une conscience qui n’aurait pas encore forgé ses mots ? À moins que les mots ne soient définitivement insuffisants, n’aient du moins aucun sens tant que la voie que nous suivons ne leur en a pas rétroactivement donné. »

« Si l’on est constitutivement incapable d’énoncer clairement par avance vers quoi l’on se porte délibérément, c’est ainsi qu’on pourrait synthétiser ce que tu viens de dire », me répond Ziad, « les notions de contrat, de pacte, de constitution, de projet, voire de démocratie, telles qu’elles sont couramment employées, et qui sont au cœur de la civilisation occidentale moderne, deviennent problématiques. »

« Je te l’accorde », dis-je. « Nous sommes pourtant éduqués pour monter des projets bien ficelés, plutôt que de suivre nos intuitions qui devanceraient toute capacité d’énonciation, même si elles sont vivaces et quasiment tangibles. Nous sommes alors presque toujours certains de nous coincer dans des réseaux inextricables d’impasses parfois catastrophiques. Nous souhaitons probablement nous épargner ainsi de saisissantes surprises. »

Vérité et calcul

Nous avons profité de la plage, et aussi des palmiers qui la bordent et dont l’ombrage protège même la maisonnette. Nous avons bavardé sur les sujets les plus divers sans nous soucier de tisser des liens entre eux. Nous avons évoqué la détection, le 11 février dernier, d’une déformation de l’espace-temps provoquée par la réunion de deux trous noirs. Ziad venait d’en lire un article sur la Physical Review Letters.

Percevoir la secousse d’une super nova à une distance-temps proprement inconcevable, a-t-il à-peu-près dit, est un exploit technique remarquable, on ne peut le contester ; mais y voir la vérification d’une courbure de l’espace-temps découverte un siècle plus tôt par le seul calcul, comme je l’ai plusieurs fois entendu, serait plutôt naïf. Si j’ai un peu compris les équations de la relativité, je suis déjà certain de la courbure de l’espace-temps, j’en ai une certitude intuitive, je ne peux plus le voir autrement, au point que si quelqu’un m’affirmait qu’il n’en est pas ainsi dans le monde réel, je ne serais même pas capable de concevoir ce qu’il voudrait dire. Si au contraire je ne les avais pas comprises, l’expérience n’aurait alors plus rien à me prouver que je puisse comprendre.

Il ne s’agit pas en tout cas d’une vérification de calculs, qui eux-mêmes, ne l’oublions pas, étaient déjà fondés sur des observations et des expériences. Il ne s’agit ni de vérifier ni de prouver, puisque sans ces calculs, nous n’avons qu’une immense et très coûteuse machine qui grésille. Comprendre comment cette machine fonctionne est déjà bien plus compliqué que les équations sur la courbure de l’espace-temps qu’elle mesure, et son fonctionnement prend appui évidemment sur celles-ci.

Entre deux bains

« Au vingtième siècle », m’explique aussi Ziad entre deux bains, « les pays de cultures musulmanes ont rencontré la question du droit islamique après s’être émancipés d’une colonisation basée sur le droit romain. La Chine, elle, a connu de fortes secousses mettant en opposition la tradition confucéenne et la modernité occidentale revue et corrigée par la puissante pensée Mao-Tsé-Toung. De fins analystes expliquèrent qu’il ne s’agissait en Chine que de règlements de comptes entre bureaucrates. Dans les cultures d’Islam, on voulut voir plutôt un retour du religieux. »

« Il n’est pas nécessaire d’être un grand spécialiste », l’approuvé-je, « pour imaginer que derrière tout cela se jouaient des conflits inter-bureaucratiques, voire un retour du religieux, et même de l’obscurantisme si l’on y tient, ou encore des déstabilisations manipulées de l’étranger, mais alors comme des épiphénomènes opportunistes. »

« Oui, il est certain que la question se posait, celle de la relation d’une culture se décolonisant avec son double passé, colonial et pré-colonial », continue-t-il. « Qu’elle ait été mal posée, conçue maladroitement, confusément, et même stupidement si l’on y tient, c’est possible mais n’y change rien. C’est d’ailleurs toujours ainsi que les questions historiques se posent ; c’est même à cela qu’on les reconnaît. »

« Je suppose que tu as raison », dis-je, « comme nous l’avons déjà noté à propos de la Réforme en Europe. »

Narrative et coryphée

Les vagues de l’océan ont plus d’amplitude que celles de la mer auxquelles je suis habitué. Devant la maison de Ziad, où aucune digue ne les affaiblit, elles rendent la nage beaucoup plus distrayante. Vous vous ennuyez vite une fois que vous avez fait quelques brasses sur une mer plane. Avec de grosses vagues qui vous submergent, contre la force desquelles vous devez lutter, vous passeriez des heures. Nos conversations ont été ponctuées par ces nages vigoureuses.

« La question de la vérité de l’information est un leurre », disait Ziad assis contre un palmier, le corps encore ruisselant. « La question de sa vérité semble demander : “le récit s’accorde-t-il avec les faits ou non ?” pour le dire à la façon de Wittgenstein que tu sembles tant apprécier. En questionnant leur vérité, nous finissons par nous convaincre que tout se ramène à des faits, et aux récits qui les enveloppent ; alors que la question est plutôt celle des relations entre des actes et des paroles. Dans une telle relation, il n’y a pas à proprement parler de vrai ni de faux, mais il est essentiel d’identifier qui dit quoi et qui fait quoi. Qui dit quoi à qui ? Qui cherche-t-il à convaincre et de quoi ? Qu’incite-t-il à faire ? Voilà plutôt les questions élémentaires que présuppose tout énoncé. »

« Au lieu de quoi, nous voyons se constituer une sorte de coryphée produisant un récit des faits qui serait alors vrai ou faux. Le coryphée dans le théâtre grec est intéressant pour comprendre cela ; le récit fait le mythe. »

À propos de Grèce antique, c’est ainsi, au bord de mer entre deux nages, que j’ai toujours imaginé Socrate pratiquer la philosophie, ai-je remarqué incidemment.

Le soir venu

Je n’avais encore jamais remarqué combien Ziad avait la peau noire, avant de le voir en maillot. « Qu’est-ce que tu es déjà bronzé ! » n’ai-je pu me retenir de dire. Il a cru à une plaisanterie, et a éclaté de rire en regardant ma peau laiteuse : « J’avais bien pris un peu d’avance. »

Bien que la plupart ait un type chinois, comme les Lis de l’île Hainan, les Citangolais ont souvent la peau très noire, comme beaucoup de Philippins ou de Sundanais. D’autre part, les variations saisonnières étant ici presque imperceptibles, il n’en est probablement pas à ses premiers bains de l’année.

« Je te trouve parfois un peu lunaire », m’a dit Kalinda quand je lui ai conté l’anecdote. « As-tu au moins remarqué que j’ai moi aussi la peau noire ? – Dès que je t’ai vue, avec ton sens des couleurs », l’ai-je rassurée. Elle porte encore un magnifique paréo aux tons vert sombre et aux motifs noirs. « Il te plaît ? » me demande-t-elle en suivant mon regard.

J’ai repris avec Linda... Oui, il m’arrive de l’appeler du diminutif Linda depuis quelques-temps. Elle continue pourtant à m’impressionner. Je ne saurais dire si c’est à cause de sa culture technique, de sa proximité avec les esprits locaux, de ses aptitudes littéraires et musicales ; je ne sais. Sa distinction toute extrême-orientale n’atténue en rien cette façon qu’elle a, oui, disons le mot, de m’intimider, malgré les deux mois passés ensemble, malgré l’intimité qui s’est établie entre nous, et même un certain respect qu’elle semble me témoigner depuis que sa déesse s’est déplacée à ma rencontre.

Je m’apprêtais donc à dire que j’avais repris avec elle la conversation de l’après-midi avec Ziad, celle sur le mythe et le récit (myth and narrative).

De la précarité des significations

« Non, ce n’est pas la question du rapport entre la réalité et son récit que nous avons posée », disais-je. « Celle-là n’est pas sérieusement fondée. Tout récit est mythe ; il n’a d’autre fonction que de rassurer et de rassembler sur un propos qui paraît partageable. Ce n’est pas une question sérieuse. La question est plutôt celle du rapport entre ce que la philosophie traditionnelle, j’entends la philosophie traditionnelle moderne bien sûr, appelle le sujet et l’objet. Disons que le réel ne saurait être seulement objectif, il doit être subjectif aussi pour ne pas être seulement virtuel. »

« Or c’est cela justement qui fait problème : le récit mythique abandonne la virtualité objective au seuil de toute actualisation subjective. Il n’abolit pas le réel, bien sûr, il le laisse travailler dans l’ombre. »

« Rien compris », me renvoie Kalinda.

Bien sûr, j’aurais aimé énoncer ces remarques plus clairement, plutôt que par mes formules ramassées. Je me demande ce qu’en donnerait la traduction par Google. « C’est facile à vérifier », me suggère Kalinda.

Joignant le geste à la parole, elle saisit mes derniers mots, et les fait traduire en citangolais du nord-est. Pour me faire une idée de ce que Kalinda a pu lire, j’affiche les mêmes phrases traduites cette fois de l’anglais au français : Pourtant, il est précisément ce qui est le problème : le récit mythique abandonne la virtualité objective au seuil de tout escompte subjectif. Il ne supprime pas le vrai, bien sûr, il laisse le travail dans l’ombre.

L’exercice nous a amusés et nous l’avons généralisé. Ce n’est finalement pas dépourvu d’intérêt. Voici les mêmes phrases passées au filtre de l’arabe : Toutefois, il est exactement le problème : le récit légendaire abandonne l’objectivité du réalisme sur le seuil d’une déduction personnelle. Il ne nie pas le fait, bien sûr, il laisse à travailler dans l’ombre.

Avec le chinois, ça devient carrément n’importe quoi : Cependant, il est précisément ce qui est le problème : en tout conte de fée seuil d’actualisation subjective d’abandonner la cible virtuelle. Il ne supprime pas le vrai, bien sûr, il laisse le travail de l’ombre.

Bref, je voulais seulement dire qu’à faire entrer de force les faits dans des récits qui les rationalisent, on se rend seulement aveugle à ce qui est en œuvre en eux. Nous désarmons notre sens critique, nous laissons libre cours aux opinions et aux raisonnements qui s’y déploient sans points d’appui.

Pacifier le sol

Les Citangolais n’aiment pas beaucoup les chaussures. Bien sûr, les surfaces asphaltées sont trop dures pour la plante des pieds, et la circulation automobile les rend trop sales. On se contente alors de tongs.

En conséquence, les Citangolais n’aiment pas non plus les voitures, ni même les cyclomoteurs. Ils préfèrent les vélos. Pédaler les maintient généralement en bonne condition physique.

Lorsqu’on ne violente pas la terre, lorsqu’on cesse de la partager, la clôturer, la désherber, la déboiser, la niveler, tailler les plantes et les buissons, la triturer de toutes les manières, elle se pacifie. Elle ne se peuple plus de ronces ni d’épines, les cailloux restent sous le sol, et toutes les surfaces se garnissent de pelouses et de mousses.

On trouve aussi des plages de sable fin le long de la mer ou des cours d’eau, ou encore de la terre meuble, des graviers ou des galets, lentement arrondis par le frottement.

Citangol est empreinte d’une certaine douceur. Bien sûr, la vie peut s’y faire dure quand même, autant qu’ailleurs. On y garde cependant une forte sensation du sol qui nous supporte.

La traduction automatique

À l’évidence, la traduction automatique ne progresse plus. Nos dernières expériences, Kalinda et moi, nous l’ont amplement démontré.

Longtemps, on a pu douter qu’on parvienne un jour à réaliser de tels programmes, puis on les a bien vus fonctionner. Ce fut impressionnant et très pratique. Nous étions en mesure de comprendre une information basique en quelque langue qu’elle fût énoncée.

Nous attendions des progrès, commençant à croire que, bientôt peut-être, même des œuvres littéraires allaient devenir accessibles par ce procédé. On vit bien en effet quelques petits progrès à la fin du vingtième siècle, mais on doit se convaincre maintenant qu’on en restera là.

On n’ira pas plus loin dans cette voie ; pas plus loin du moins tant qu’on n’aura pas tout repris autrement ; tant qu’on n’aura pas compris peut-être des aspects du langage et de la pensée qui nous restent aveugles.






Cahier quatorze - Citagol et le langage

Encore sur les programmes de traduction

La traduction automatique ne progresse plus, mais on n’a peut-être pas encore pris toute la mesure de ses possibles usages en littérature ; en poétique et en rhétorique, disons. Un programme traduit les mots, mais pas la pensée. Il traduit cependant bien les connotations entre les mots, c’est-à-dire le sens particulier qu’ils prennent dans leur relation les uns envers les autres, et qui modifie leur dénotation.

Toutefois, la pensée, celle de l’intelligence humaine, ne laisse pas ainsi les connotations se nouer seules ; elle les force, les détourne, en crée d’inusitées et d’inattendues. Voilà bien ce qui définit la poétique et la rhétorique. Pour traduire cette violence faite au vocabulaire, nous ne pouvons pas nous fier à un programme.

À défaut de bien traduire, un programme déplace les jeux de connotations qui sont habituels à une langue, dans ceux qui le sont à une autre. On voit bien qu’en ayant fait passer mes phrases de l’anglais à l’arabe, puis de l’anglais au chinois, les paradigmes en ont été modifiés de façons bien spécifiques.

Il n’est pas difficile de corriger ces phrases de manière à les rendre grammaticalement correctes, et en faire ainsi des énoncés acceptables : Toutefois, voici exactement le problème : le récit légendaire abandonne l’objectivité du réalisme sur le seuil d’une déduction personnelle. Il ne nie pas le fait, bien sûr, il le laisse travailler dans l’ombre. (Une correction minime suffit pour entendre une remarque qui n’est pas dépourvue de sens, et qu’il est même aisé de comprendre malgré sa subtilité. Mais elle ne correspond pas à ce que je disais.)

Cependant, voilà précisément ce qui fait le problème : en toute légende un seuil d’actualisation subjective abandonne la cible virtuelle. Elle ne supprime pas le vrai, bien sûr, elle laisse le travail de l’ombre. (Le sens n’est pas encore rendu très clair, mais placé dans un contexte, il pourrait le devenir.)

La phrase passée par la traduction en arabe conserve quelque-chose de l’arabe, me semble-t-il, de la rhétorique arabe, et celle passée par la version chinoise, de chinois. Peut-être ma seule interprétation me le fait-elle percevoir ainsi, mais on a toujours une idée préalable de la source d’un énoncé. Nous entendons ou lisons toujours des propos qui sont donnés dans une situation particulière ; il n’y a pas d’énoncés dans le vide, sans énonciateur ni sans relation. Cette relation contribue elle-même à les connoter, et la langue employée, sa culture, en est une aussi.

On perçoit ainsi comment l’usage d’une langue plutôt que d’une autre induit une pensée particulière. La question étant alors de comprendre comment on se sert d’une langue pour penser, et non pour énoncer les idées que la langue génère automatiquement. À cela, la traduction automatique peut nous aider.

Pour envisager une évolution des programmes de traduction, il serait au moins nécessaire de modéliser tout ceci en des algorithmes. Il serait en tout cas naïf de nous croire capables d’écrire des programmes qui exécuteraient à notre place des opérations cognitives dont nous ne comprenons pas bien nous-mêmes précisément comment nous les effectuons.

En attendant, les outils linguistiques dont nous disposons peuvent déjà nous aider à percevoir plus précisément la question. La relation ici entre des soucis littéraire, philosophique, et même scientifique, ne devient-elle pas alors plus évidente ?

Un ciel bleu déprimant

« Ce ciel bleu commence à me déprimer », dit Kalinda en sortant le vélo. Un ciel bleu déprimant, voilà qui sonne étrange au premier abord.

Hier aussi le ciel est resté limpide, sans un nuage, d’un bleu uni. C’est plutôt rare ici. Tant d’eau sous un soleil tropical ! Pourtant non, pas un nuage ; même pas une nébulosité significative. Est-ce cependant déprimant ? Je ne me suis jamais posé sérieusement la question, tant la réponse négative paraît couler de source, s’impose toute faite.

Assurément, ce temps n’est pas favorable pour prendre des photos. Les couleurs sont écrasées, éteintes par les bleus et l’excès de lumière. Le grand aplat du ciel déséquilibre tout cadrage.

Pas un nuage, pas même à l’horizon, qui pourrait donner une profondeur à cette ligne confuse, imperceptible, entre la mer et le ciel. Tout en est comme rétréci. On y perd le sens de la distance, la sensation de toute immensité.

Un ciel chargé a bien une autre ampleur. La diversité des scènes qu’il présente le dispute à celle qu’offre la terre. Sa mobilité, à l’opposé de la fixité des étoiles la nuit, confère aux choses de la terre un aspect plus solide et durable qu’elles ne le sont en réalité.

Les métamorphoses d’un ciel couvert, ou du moins traversé de nuages, ses paysages célestes en perpétuels mouvements, changent ceux de la terre sur lesquels ils passent. Les nuages jouent tantôt à rompre et tantôt à prolonger la topologie terrestre, la renouvelant sans cesse. Jamais un paysage ne demeure identique sous des nuages qui glissent au-dessus de lui.

Et je ne parle pas des senteurs de la terre et de l’herbe trempées, des reflets à la surface des feuilles, des toits humides et des flaques des rues, ni des sonorités à la fois portées plus loin et comme égalisées par leurs échos assourdis ; ni non plus de l’aspect différent que prend le vol des grands oiseaux de mer dans les nuages.

Je me demande si Kalinda a réellement pensé à tout cela, ou si elle n’a fait que répéter une formule qui se dit chez elle, comme on dirait chez moi « ce ciel couvert me déprime ».

Du sens

Le langage a, semble-t-il, la propriété de produire automatiquement du sens. Il suffit que les propositions soient grammaticalement correctes, et encore. Cela, nous pouvions le savoir depuis longtemps, mais nous n’avions pas la possibilité de faire tourner du langage tout seul avant que j’aie atteint un âge mûr. Et le sens a sur nous des effets étonnants.

Je me souviens d’un programme avec lequel il était possible de converser. Eliza, je crois me souvenir qu’il s’appelait. Vous écriviez une phrase, et Eliza vous répondait. Je crois qu’il était possible d’utiliser la synthèse vocale, mais je ne l’ai pas fait.

Le programme ne comprenait évidemment rien de ce que vous disiez, il n’interprétait rien, il ignorait la dimension sémantique de vos paroles. Il répondait bien, cependant, avec plus de pertinence peut-être qu’un interlocuteur humain. Le principe était simple : Eliza recombinait ce que vous énonciez sous une forme interrogative. Le programme vous invitait à préciser ce que vous disiez, à le reconsidérer autrement. Dans le fond, il pouvait se faire un outil efficace pour réfléchir à un problème.

Le plus étonnant n’était peut-être pas la capacité du programme de vous répondre avec une apparente intelligence. Le plus étonnant était la vôtre de vous laisser très vite convaincre d’avoir à faire à une intelligence, et même à une sensibilité, toutes humaines.

Eliza me causait une rapide exaspération, immédiatement suivie par une crainte tout aussi absurde de la laisser paraître par des paroles désagréables. Nous sommes terriblement vulnérables aux paroles, au sens des mots. S’il est un sens qui soit plus facile de tromper que les autres, ce n’est pas la vue, pourtant si crédule, ce n’est pas l’ouïe, facile à duper elle aussi, ni le goût, ni l’odorat, ni même le toucher ; c’est l’autre qu’on oublie toujours : le sens des mots, le bon sens, la raison.

L’effet Eliza

Ce programme est connu, et même les effets qu’il provoque, m’a affirmé Ziad. « On parle à son propos de “l’effet Eliza” », m’a-t-il appris.

Cependant, la description de cet « effet Eliza » paraît ne voir qu’un phénomène psychologique là où je le vois d’abord linguistique. L’important n’est pas ce que je ressens quand un programme paraît s’adresser à moi, quand mon système m’affiche un message de bienvenue ou me salue en quittant. Il se pourrait bien que je ne ressente rien, rien de plus que s’il s’exécutait convenablement. L’important est que des paroles que je lis ou entends induisent de ma part des paroles en retour.

Je suis dupe en réalité de ce seul échange. Je suis moi-même linguistiquement conditionné pour donner des réponses convenables, d’abord pour obtenir ce que je désire, et respectueuses ensuite des règles du savoir-vivre.

On peut observer l’exact contraire de l’effet Eliza dans des hôtels ou des restaurants de luxe, surtout dans des pays exotiques, où certains clients parfois donnent l’impression de ne pas percevoir les gens qui les servent.

Un barbare en Asie

Mes amis sont indulgents, mais j’ai bien du mal à me tenir convenablement, moi un barbare de l’ouest. Oh oui, nous sommes des barbares, je m’en rends compte tous les jours. Par exemple, ici quand on mange, il est coutume qu’on converse, et bien sûr qu’on soit attentif à la conversation, mais il serait grossier de ne pas l’être également à ce qu’on mange.

Prendre le moindre petit casse-croûte sur le coude demande ici un minimum de sérieux. Ne pas déguster chaque bouchée, ne pas porter toute son attention sur la combinaison des aliments et des saveurs, serait du plus mauvais goût. Attention cependant à ne pas s’y abandonner au point d’en oublier son entourage, ou de perdre le fil d’une conversation.

Chaque casse-croûte à prendre sur le coude est d’ailleurs lui-même préparé avec art. Les Citangolais parviennent non seulement à faire ces deux choses à la fois, et visiblement sans effort, mais encore de telle sorte que chacune paraît les aider à faire l’autre mieux encore. Ne pas prêter attention à ce qu’on mange, ou en oublier son entourage serait un peu, comme dans l’ouest sauvage, manger bruyamment, roter, baver peut-être en mangeant.

La nourriture est toujours préparée avec le plus grand soin. Les plats sont cependant très simples. On n’aime pas les compositions complexes. Quand on mange du poisson, on ne mange que du poisson, et l’on ne ressent pas le besoin de l’accompagner de sauce ou de légumes ; de même quand on mange des beignets de méduses, ou des sauterelles sautées.

L’art culinaire trouve plutôt sa créativité avec les condiments, épices et aromates, à travers lesquels il se marie à la pharmacologie. Kalinda est toujours soucieuse en cuisinant d’agrémenter ma nourriture de condiments destinés à diminuer mon anxiété.

Kalinda me trouve anxieux, trop anxieux. Je lui explique que c’est normal, vivant si loin de chez moi, si loin de ma jeunesse, si loin du centre de la galaxie… Et puis, l’air est tellement saturé de dioxyde.

Les nagarath

Je ne comprends rien à la religion de Kalinda. J’y comprends de moins en moins. Je commence à peine à concevoir que sa religion n’en est pas une ; pas plus que l’alchimie, par exemple, en occident. Je comprends aussi que les nagarath sont tout ce qu’on veut sauf des dieux. Un nagarath (le nom est invariable) est une sorte de bloc d’énergie pure, sans véritable forme, ni lieu, ni dimension, dont la communion avec des vivants, pas seulement des humains, donne sa consistance au monde. Ensemble ils font respirer les jours et les nuits, dissolvent et coagulent les matériaux, maintiennent les montagnes sur les flots de l’océan, et réalisent tous ces miracles quotidiens que ne perçoivent même pas ceux qui n’en sont pas les adeptes.

Les nagarath sont si nombreux qu’on ne sait les dénombrer, mais ils sont des êtres si imprécis qu’ils se confondent, qu’ils sont tous un peu des avatars les uns des autres. Ils parviennent à se préciser seulement dans leur communion avec des vivants, des animaux et des hommes ; je serais tenté de dire dans leur incarnation.

Il n’y a pas de véritable doctrine ni de croyance à propos des nagarath, seulement des rites qui se pratiquent en commun, d’autres quand on est seul. Ceci n’est que leur forme la plus extérieure. Moins apparente est la pratique d’une chimie à laquelle se livre la plupart des initiés. Les adeptes aiment marier et modifier les matériaux ; ils en font des remèdes, des condiments, des matériaux curieux. C’est ainsi que Kalinda a trouvé la fibre de lin pour le Târâgâlâ en remplacement de la fibre de verre.

On trouverait donc des points communs entre les rites des nagarath et l’alchimie, mais aussi avec le chamanisme, du moins si dire que tout est en tout et réciproquement est encore dire quelque-chose.






Cahier quinze - La culture citangolaise

La mythologie citangolaise

Il existe beaucoup de légendes autour des nagarath. Kalinda m’en a contés quelques-unes en me prévenant de ne pas les prendre au pied de la lettre. Les nagarath ont coutume de s’entre-tuer, ou encore de s’engendrer mutuellement, de se démembrer les uns les autres, se brûler, se noyer, s’entre-dévorer… Rien de particulièrement singulier parmi les autres mythologies du monde, ni davantage parmi les éléments de la nature. Ce sont justement des allégories des éléments de la nature, m’a averti Kalinda.

Nous avons longuement discuté hier soir, Kalinda et moi, du concept de nature tel qu’on le conçoit dans la tradition Citangolaise, et dans celle de l’occident moderne à travers, notamment, Hume, Sade, ou encore Whitehead et Mach.

Kalinda, pour m’aider, recourt souvent à des notions indiennes, comme celles de dharma, de dharmakāya, de Trikāya, si chères au Bouddhisme, me confirmant que son école ne lui est pas indifférente. Pour autant ses références ne m’éclairent pas toujours. Quand j’ai l’impression de bien la comprendre, je pense plutôt aux Grecs et aux Latins. Lucrèce, Lucrèce est peut-être mon meilleur passeur, mais je pense aussi aux fragments de Démocrite, de Protagoras, de Pythagore, ou encore, plus subtilement, à Hésiode, moins celui de la Théogonie que des Travaux et des jours.

Il y a chez les Grecs et les Latins des côtés bien plus sauvages qu’on n’est accoutumé à le voir du haut de vingt siècles de christianisme européen. Du haut de ces vingt siècles, le monde s’est désenchanté, mais on peut toujours se sauver, se sauver dans l’ensauvagement.

Les Sangalogs

Les quelques tribus qui s’obstinent à vivre comme si elles demeuraient au néolithique inférieur sont un problème dans l’île de Citangol. Si les Sangalogs peuvent faire penser aux Amish par leur refus de toute nouveauté, ils ne leur ressemblent pas pour ce qui est de la modestie ni du sens de la compassion.

Entre autres points communs, eux aussi, lors de l’adolescence sont invités à aller se frotter au monde obscur ; c’est à peu près ainsi qu’ils désignent ce qui ne fait pas partie de leurs vallées et de leur mode de vie. On ne trouve pas alors sur terre bande d’adolescents plus dangereux. Ils ne respectent rien et savent qu’ils ne risquent pas grand-chose.

Il leur est toujours possible de se réfugier chez les leurs où ils seront en sécurité, où l’on ne les livrera pas, et où personne ne se risquera à aller les chercher. C’est étonnant, je ne connais pas un seul pays où l’on n’aurait pas tôt fait de se débarrasser de minorités si encombrantes. Personne ne l’ose ici, ne pouvant éviter alors de se demander quelles serait la prochaine.

La plupart ne sont pas méchants, ils sont surtout curieux, curieux de tout. Ils ne sont pas méchants, mais ils sont de très jeunes gens qui n’ont peur de rien, et qui ne perçoivent rien de bien respectable dans le monde qui les entoure.

Curieusement, ils ne sont pas si perdus, ni dépassés par celui-ci. Ils font preuve la plupart du temps d’une intelligence et d’une capacité d’adaptation auxquelles on ne s’attendrait pas. Ils assimilent tout avec une rapidité stupéfiante.

On en a vu rattraper très vite les retards que leur éducation coupée du monde aurait pu leur causer. Certains jouent le jeu, font des études, assimilent parfaitement les connaissances et les mœurs du reste l’île. Certains vont même jusqu’à la quitter, naviguent au-delà des mers. Pourtant presque tous, tôt ou tard, reviennent dans leurs tribus, reviennent à leur forêt et à leurs rites, abandonnant tout, la plupart du temps, comme s’ils en avaient découvert la vanité.

La fibre de bambou

Mais non, la fibre de lin n’est pas une réponse aux menaces contre l’environnement à l’échelle mondiale, me répond Ziad. Pour nous, elle revient tout simplement moins cher que la fibre de verre. C’est pourquoi Kalinda travaille à la remplacer par la fibre de bambou. Il est bien plus facile ici de se procurer des feuilles de bambou que de cultiver du lin. Les bambous poussent plus vite dans les marais et le long des cours d’eau qu’on ne parvient à en couper, et l’on n’a quasiment aucun usage de leurs feuilles. Elles font une matière première en quantité illimitée ; on ne sait même plus comment s’en débarrasser.

Depuis quelques-temps Kalinda travaille en effet sur ces fibres. Elle a même recruté un Sangalog pour la seconder. « Ces gens sont très sensibles à la signature des choses », a-t-elle répondu à ma première surprise. C’est moi qui l’ai aidée à traduire ce concept citangolais qui me paraît voisin de celui employé par les chimistes du Moyen-Âge de la Perse à l’Andalousie ; c’est du moins ainsi qu’ils le traduisirent en latin : signatura.

Évidemment, Kalinda ne va pas analyser la composition moléculaire des bambous. « En aurions-nous les moyens », m’a-t-elle expliqué, « que ce serait comme chercher une aiguille dans une meule de foin. »

« Non, ce n’est pas du délire », m’a-t-elle repris. « Et ce n’est même pas si savant que le font croire les coûteux centres de recherche. Que penses-tu qu’ils cherchent tant, et qui demanderait tant de moyens ? Seulement des procédés de fabrication qui permettent d’employer une main-d’œuvre sans qualification, des salariés qui ne puissent jamais comprendre pleinement le travail qu’ils effectuent ; des procédés qui demeurent obscurs, qu’il n’est pas simple de reproduire, et qu’ils vendent à ce titre pour savants. Nous cherchons précisément le contraire. »

Katankir

– Oui, ça ne veut rien dire une quête spirituelle, je suis d’accord avec toi. Ce que je veux dire, c’est que bien souvent ce que tu cherches te cherche déjà. Tu te retrouves dans ton laboratoire, attentif sur ton ouvrage, sans te rendre compte que ce que tu y cherches se tient déjà à côté de toi, ou dans ton dos et te regarde aussi, t’observe observer. Tu le vois peut-être aussi, mais tu ne l’identifies pas, ni lui non plus. C’est ainsi, je crois, qu’on doit se figurer un nagarath. Ce que tu cherches t’observe, et ne sait pas encore non plus qu’il te cherche alors qu’il se tient à côté de toi. Aucun des deux ne vous trouverez tant que vous ne vous reconnaîtrez pas. Or tu ne pourras pas le reconnaître si ta quête ne te change pas, si tu n’évolues pas en pratiquant, et lui non plus ne saura pas te reconnaître tant que tu n’auras pas assez changé. Quand tu le rencontres, tu découvres que vous marchiez déjà depuis longtemps côte-à-côte. C’est cela qui rend la quête étrange.

– Pourquoi, Kalinda, te fatigues-tu à expliquer à un Occidental ce qu’il ne peut comprendre ? lance sur un ton méprisant Katankir, le jeune Sangalog qui la seconde. Il a employé le peu d’anglais qu’il n’apprend que depuis six mois pour être sûr que je le comprenne.

– Ne sois pas si stupide, lui renvoie sèchement Kalinda. Il y a toujours eu des sages en occident, comme partout dans le monde, et des braves aussi, de plus braves que toi.

– Et des fous, ajoute Katankir impassible.

C’est si bien réparti que ne voyant pas quelle pointe je pourrais lancer en retour, je ne peux contenir un rire, qui le décontenance un peu.

Sens plastique

Le sourire de Kalinda me fait penser à une vague de l’océan ; je veux dire la rangée de ses dents, semblable la frange d’écume qui couronne une vague quand elle approche des hauts-fonds.

Oui, des dents d’écume, croqueuses de rivages, c’est ainsi que je perçois la bouche de Kalinda. Et le son de sa voix, je le perçois aussi, modulé contre ses dents par sa langue mouvante comme une vague.

Les relations que je perçois entre les choses sont comme modifiées. Elles s’émancipent des identifications lentement construites après que je suis venu au monde. Elles oublient cet entraînement de l’esprit à recomposer les percepts issus des divers sens, et d’en faire des objets identifiables et localisables.

Je peux voir le sourire de Kalinda dans l’écume des vagues ; la vague se hissant en même temps que ses lèvres s’entrouvrent. Je peux le percevoir sans devoir identifier nul lieu ni objets distincts, sans le situer ailleurs que dans le seul lieu de sa voix.

Je me demande avec quelles herbes Kalinda a encore agrémenté le repas.

« Je n’ai rien mis », se défend-elle ; « juste de quoi décontracter. »

De la figuration

Il me semble que ces temps-ci je perçois le monde différemment. Je le perçois davantage à la façon de Sens plastique de Malcolm de Chazal. Les langues fonctionnent pourtant toujours banalement ainsi. C’est ce qui en fait la poétique.

Nous n’avons pas seulement recours à la poétique quand nous entreprenons d’écrire de la poésie. Si l’on peut dire que les langues sont « naturelles », c’est bien dans l’emploi qu’elles font « naturellement » de la poétique.

Ma perception est probablement plus influencée par les peintures et les sculptures citangolaises, résolument non-figuratives, par l’esthétique locale, plutôt que par la pharmacopée de Kalinda. L’image dans l’esthétique citangolaise se détourne peut-être moins de la figuration qu’elle ne la recompose. Ici l’esthétique déconstruit plutôt les figurations qu’elle ne les ignore.

Toute figuration se révèle aussi bien, à l’observation, moins figurative qu’elle ne le paraît souvent. Les images alchimistes, qui sous certains aspects fonctionnent bien selon la méthode de Chazal, ne sont finalement pas si figuratives, ni si allégoriques qu’elles se donnent au premier regard. Elles articulent des figures composites comme les mots dans un énoncé. Si l’on s’y plonge, elles finissent par générer des images mentales bien différentes de celles offertes au regard sur le papier. (À moins que ce ne soit, là encore, l’effet des herbes de Kalinda, se demandera celui qui lira mon journal peut-être.)

Quand on se plonge dans une lecture, ou dans une écoute, on est bien capable de se construire des images mentales. Ces images ne sont pas si figuratives. On les construit pourtant bien avec des mots, qui servent de colle à des traces mnésiques de percepts.

Voici ce que je veux dire en somme : si l’on veut provoquer cette sorte de dérèglement des sens par le canal d’un seul, par le sens de la vue, celui de l’ouïe, ou par le sens des mots – c’est ce qu’on appellerait proprement art – on y parviendra peut-être, mais certainement pas à le figurer lui-même. Inévitablement, l’image visuelle, ou sonore, etc. va se recomposer en une image plus complexe ; une image visuelle, sonore, mais aussi olfactive, tactile, proprioceptive, une image plus complexe d’abord par l’entièreté des sens qu’elle met en jeu.

Dans le fond, je ne suis pas sûr de percevoir le monde ces temps-ci d’une si nouvelle manière ; la nouveauté tiendrait seulement à ce que j’y suis plus attentif, sans doute sous l’influence de l’esthétique citangolaise, et non de quelque chimie végétale.

Je ne sais si je suis parvenu à rendre intelligible ce que j’ai voulu dire. Peut-être aurais-je mieux fait de me taire.

Le déjà-fait dans l’esthétique citangolaise

Souvent les artistes citangolais ne se fatiguent pas. Plutôt que de tailler du bois, ou une pierre, ils les conservent tels qu’ils sont. C’est du ready made rustique.

Évidemment, la beauté est partout. Il suffit de la voir. Il n’est pas nécessaire de travailler ni de triturer un matériau pour en faire surgir la beauté.

Cependant, je ne crois pas que la beauté soit le but de l’art ; moins encore la décoration. La beauté n’a pas besoin de l’art, et je ne suis pas sûr que l’art ait besoin de la beauté. Les arts esthétiques, disons, auraient plutôt pour fonction de rendre immédiatement accessibles aux sens un travail de l’esprit. C’est pourquoi, comme je tentais maladroitement de le décrire hier, ce que l’art nous montre n’est pas exactement l’objet d’art lui-même.

Dans ce cas, un ready made fait aussi bien l’affaire. Des racines de bois précieux, des blocs de roches volcaniques, de modestes cailloux, se trouvent ici exposés sur des socles, placés sur des étagères ; parfois même un rocher tient lieu de monument au milieu d’une place.

Les artistes et les artisans citangolais ne s’en font pas une règle bien sûr. Le plus souvent, ils travaillent du burin ou du pinceau comme font tous les artistes et les artisans du monde. Ils produisent des formes non figuratives aux couleurs intenses.

Parfois seulement, ils trouvent dans le matériau un ouvrage déjà fait. Ils se gardent alors de le préciser, de l’accentuer par leur propre travail, ou encore de laisser leur œuvre inachevée, comme l’Atlas esclave de Michel-Ange que j’avais contemplé à Florence, captif encore de la pierre. Il est parfois nécessaire de regarder longtemps pour voir ce qui est déjà fait.

Je me suis mis ces temps-ci à observer très attentivement l’esthétique citangolaise. Je vais dans les musées, dans ce qui tient lieu de galerie, et, où que je me trouve, je n’hésite pas à prendre tout le temps nécessaire pour regarder un objet d’art. Je le regarde jusqu’à ce dérèglement de tous les sens qui génère ce qui n’est pas seulement une pensée.






Cahier seize - Jours tranquilles à Kalantan

L’introduction de l’Islam à Citangol

– Oui, bien sûr, me dit Ziad, l’Islam s’est introduit à Citangol par le commerce. Il s’est introduit par le commerce et aussi pour le commerce. Pour un armateur ou un capitaine qui voulait commercer avec le Golfe persique et l’Océan Indien, il pouvait être avantageux de se convertir. En rester là serait toutefois un peu court. Le commerce maritime a ouvert la route, mais reconnais qu’il en faut un peu plus pour convaincre durablement une communauté, peut-être minoritaire mais représentative. À vrai dire, ce fut plus Samarcande que la Mecque qui attira les esprits.

– Les sciences ?

– Pas seulement les sciences, me répond-il.

Les sons graves du kambo

Le Kambo descend bas dans les graves, évoquant alors les sons d’un tambour, d’un tambour voilé et sourd ; peut-être d’un gong. Le gong est né lui aussi dans l’Asie du sud-est, et son nom est malais. Non, je dirais plutôt le tambour, dans ses notes profondes et graves, produites par du vide, du bois évidé, et non par les résonances d’un objet métallique, comme les aiment les musiques de la Sonde, même si celles-ci sont graves aussi, et creusent l’air.

Les tons graves du kambo sont empreints de vide, d’une grande profondeur de vide, et c’est ce qui les rend entêtants.

Le mot kambo lui-même fait penser à du bois qui résonne sourdement.

La reproduction de bouche à oreille

L’Islam s’est introduit à Citangol entre le règne de Tamerlan et celui de Babur, mais Tamerlan et Babur, nous nous en moquons un peu. Les pages roses ne sont pas celles qui nous intéressent le plus dans le dictionnaire, comme le notait Francis Ponge alors qu’il était interrogé sur sa période stalinienne lors d’un entretien.

Il est sans doute plus commode de conter l’histoire en ne retenant que celle des grands hommes et des batailles ; mais ni les uns ni les autres ne la font. L’écriture d’abord fait l’histoire ; et certainement pas celle des chroniques et des livres historiques.

L’Islam s’est introduit à Citangol, comme il le fit dans tout le sud de l’Asie, à l’époque où s’effondrait l’occident arabe, au point que la majorité des musulmans se trouve aujourd’hui entre l’Indus et l’Indonésie. En s’effondrant, le monde arabe laissait plus de champ à la part iranienne de la civilisation arabo-persane, c’est-à-dire à sa part la plus poétique. La part proprement arabe se limitant toujours plus au cultuel.

À la polarisation arabo-persane, succéda une triangulation entre le persan, le turc et l’ouzbek. Je parle bien sûr de sociétés de locuteurs, et non d’entités ethniques, politiques ou religieuses, dont les convulsions avec lesquelles on prétend faire l’Histoire, ne sont que l’écume. Nous savons bien que les habitants de la Turquie actuelle ne sont pas ethniquement turcs. Ils n’ont pas les yeux bridés et les pommettes saillantes. Ils le sont linguistiquement. Ils ne sont pas plus turcs que les Moghols de l’Inde n’étaient moghols, ou les Israéliens, les descendants des tribus d’Israël.

J’avais lu, bombée sur un mur au siècle dernier, cette merveilleuse formule : « Les homosexuels se reproduisent de bouche à oreille. » Personnellement, je ne crois pas qu’ils soient les seuls.

La civilisation arabo-persane tardive

Samarcande, bien qu’elle fût devenue la capitale de Tamerlan, est toujours restée persanophone. Elle l’est encore majoritairement aujourd’hui. L’autre pôle de la civilisation arabo-persane tardive était au Yémen, au cœur de l’ancien royaume de Saba, à la croisée des routes maritimes, entre les civilisations méditerranéennes et l’Océan Indien.

Le Yémen, qui s’étendit longtemps à l’essentiel de la Péninsule Arabique, a joué un rôle déterminant dans l’histoire des civilisations entre l’antiquité et l’Empire Ottoman, sur lequel il n’est pas facile de trouver des sources. Il ne perdit que très lentement son importance, profitant de son ouverture sur l’Orient.

Le Royaume de Saba avait dès le quatrième siècle tourné le dos au polythéisme au profit du Judaïsme. Il en résulta une guerre avec les Chrétiens abyssins, qui coûta cher aux systèmes d’irrigation qui avaient été patiemment mis en place avant même l’apparition de l’écriture, et dont la Péninsule Arabique ne se remit jamais. L’Islam fut finalement réconciliateur pour les Juifs et les Chrétiens ; il n’est pas vain de lire le Coran sous cet éclairage.

Pour Ziad, le rôle qu’y avait joué l’imam Ja’far au huitième siècle, à moins qu’il n’ait été le point le plus visible d’une grande transformation de l’esprit, ne fut pas étranger à la place centrale longtemps conservée par le Yémen, et que n’aurait pas justifiée la seule présence des Lieux Saints. La subtile relation que Ja’far al-Sâdiq semble avoir noué entre l’éthique, la mystique et les sciences positives, si j’en crois les commentateurs plus tardifs, me semble en effet caractéristique de l’époque où l’Islam s’est introduit massivement en Asie.

Des forces invisibles

Je suis parfois surpris par le vent. Je ne parle pas du vent fort, dont on perçoit la puissance immédiatement, avant même d’être sorti, aux troncs pliés, aux branches agitées et aux rides lointaines des vagues, je parle du vent en général, des perpétuels mouvements de l’air tel qu’il y en a partout à tout instant.

N’est-il pas étonnant que l’air s’agite partout perpétuellement ? On serait incapable de l’imaginer si l’on ne le voyait pas. La plupart du temps d’ailleurs on ne le perçoit pas, on ne remarquerait rien si l’on n’utilisait pas du papier, des feuilles volantes ; car c’est bien-sûr le vent qui les fait voler.

Utiliserait-on un cahier broché que, malicieusement, il en tournerait les pages. On le sent faible pourtant, et l’on peut être légitimement étonné de la force que sait tirer une bonne voile d’une simple brise. J’en suis toujours surpris.

Cette agitation perpétuelle de l’air est étonnante, on doit bien le reconnaître, car rien de très évident ne semble la provoquer. Nous connaissons le rôle des différences de températures et de pressions, mais nous ne les voyons pas davantage.

Ce ne sont pas du moins les grosses vagues de l’océan dont la respiration tranquille agiterait l’air, c’est le contraire. L’eau ne remuerait pas d’elle-même d’une telle façon, ce n’est pas dans son naturel. Elle suivrait tout au plus une pente (mais avec une force qu’on ne soupçonnerait pas) dans le seul souci de revenir à son horizontalité.

Ce constant mouvement de l’air nous passerait la plupart du temps inaperçu si nous n’entreprenions pas d’écrire. Peut-être finirait-il par nous enrhumer quand il souffle sur notre nuque, car il sait aussi se faire sournois.

Nous l’ignorons la plupart du temps, tant du moins que nous n’utilisons pas du papier. Ce serait un grand plaisir sinon d’écrire en plein air, surtout quand le soleil est un peu voilé et que l’humidité toute proche de la mer abreuve et fraîchit la peau.

L’engloutissement des rivages

Il est fort probable que le carbone extrait du sous-sol provoque un sensible réchauffement de l’atmosphère, je ne le contesterai pas, au contraire ; il est également probable que celui-ci entraîne une élévation du niveau de la mer.

Je me demande cependant si l’on peut proprement parler d’une élévation du niveau de la mer, ne voyant plus alors ce qui en serait le repère. Ne devrait-on pas parler plutôt d’un engloutissement des rivages sous le niveau de la mer ? Quoi qu’il en soit, je ne perçois pas ce qu’une telle perspective aurait de si terrifiant, en comparaison d’autres menaces aussi tangibles.

D’ailleurs la plupart de ceux qui entretiennent le battage à propos du réchauffement du climat, ne proposent rien d’utile pour l’enrayer, du moins n’insistent-ils pas sur le seul moyen, à la fois nécessaire et suffisant : cesser d’extraire du carbone du sous-sol.

Personne n’envisage une telle perspective sérieusement. Heureusement, ni ce carbone, si ce n’est sa combinaison avec d’autres éléments en gaz toxiques, ni le réchauffement qu’il provoque, ni l’engloutissement d’une frange de littoral, ne nous tueront.

Une telle progression allant du plus grave au plus bénin n’est-elle pas déjà cocasse ? Alors, un contre-feu pour détourner des menaces réelles que font peser sur le vivant les modes de productions contemporains ?

J’y songe en contemplant l’abeille qui a voulu à tout prix m’accompagner sur la passerelle du Târâgâlâ après que je l’ai plusieurs fois repoussée poliment de la main.

Le pèlerinage

« Le pèlerinage était une institution remarquable », m’a dit Ziad. « D’abord, il imposait de fait la libre circulation des personnes, et même le devoir pour tous de la faciliter. Ensuite, il favorisait la traversée de nombreux pays, permettant de prendre la mesure de la diversité des hommes et de leurs mœurs, de la beauté des paysages et de l’ingéniosité des modes de vie. Le pèlerinage en vol nolisé n’en est plus un. Il n’y a plus de pèlerinage à proprement parler. Toutes choses égales, nous sommes plutôt dans le règne du parc de loisir. »

Le passage du temps sur les choses

Les constructions ici sont légères mais solides. Il vaut mieux construire léger sur une île volcanique où tout peut à chaque instant vous tomber sur la tête, mais on doit aussi construire solide sous un régime de mousson. Pour cela, les Citagolais sont à leur affaire. Les matériaux : bois et bambou.

Ils construisent solide et durable. Le bois utilisé a une bonne résistance à l’humidité chronique. Bien traité, il ne pourrit pas. Beaucoup de maisons et d’édifices divers de Citagol sont encore debout depuis le dix-huitième siècle, et il en est de plus anciens.

Ils utilisent une pâte à bois qu’ils tirent du bambou en le chauffant à plus de mille deux-cents degrés à l’abri de l’air pour ne pas qu’il s’enflamme. Je me suis laissé dire que le procédé est connu depuis le paléolithique. Avant la poterie, les hommes préhistoriques utilisaient des œufs dont ils récupéraient la coquille pour en faire de minuscules fours. Ils n’en obtenaient pas beaucoup de colle, mais suffisamment pour bien fixer leurs manches de bois à leurs outils de pierre. Voilà le genre de connaissances que des hommes auraient pu s’échanger au cours d’un pèlerinage, mais certainement pas lors d’un vol touristique. Nous utilisons ce genre de pâte durcie puis réduite en cristaux et mise en sacs, pour le Târâgâlâ.

Quoi qu’il en soit, les constructions de bois résistent ici parfaitement au temps qui passe. Il n’en imprime pas moins ses marques. On y voit la patine du temps, et l’on sent bien qu’on aime ici contempler le passage des ans sur les choses.

Même quand on travaille comme Djanzo sur la topologie abstraite de l’espace-temps, il n’est pas vain de pouvoir découvrir sur les choses étendues le passage des siècles.

Un matériau réfractaire

Le bois est un matériau qui absorbe le bruit. Il est aussi réfractaire aux variations thermiques. Les constructions en bois ont ainsi de réels avantages. On trouve un café à deux pas du chantier ; nous y allons souvent. Il est au rez-de-chaussée d’une construction en bois d’un étage, face à la mer de l’autre côté de la voie.

Les salles des bars sont plutôt petites ici, et l’on y a une curieuse manière de les occuper : ni entièrement dehors, ni vraiment dedans. On aimerait profiter tout à la fois des perpétuels mouvements de l’air qui, aussi dérangeants qu’ils puissent être lorsqu’on écrit ou qu’on lit un journal, sont bien rafraîchissants, mais l’on voudrait profiter aussi de la pénombre tempérée de l’intérieur. Portes grandes ouvertes, on s’installe donc dehors, mais à l’ombre d’épaisses bâches, protégeant du soleil, de la pluie et du vent.

Je ne saurais dire si l’on conserve ainsi les avantages de l’intérieur et de l’extérieur, ou si l’on ne les perd pas plutôt. Je ne m’engagerai pas, supposant que les gens du cru ont eu tout le temps nécessaire pour faire des expériences et des ajustements.

Les tons à dominante verte, on aime les tons verts ici dans les tissus d’ameublement et les plantes dont on agrémente volontiers les intérieurs, ceux de la bâche et de la salle, donnent aux peaux des nuances plus mates avec comme quelque-chose de végétal et d’apaisé, et semblent restituer sa nature vivante au bois dont tout est fait.




Cahier dix-sept

Table des matières








© Jean-Pierre Depétris, avril 2016

Copyleft : cette œuvre est libre, vous pouvez la redistribuer et/ou la modifier selon les termes de la Licence Art Libre. Vous trouverez un exemplaire de cette Licence sur le site CopyleftAttitude http://www.artlibre.org ainsi que sur d'autres sites.

Adresse de l'original : http://jdepetris.free.fr/Livres/journal_16/




        Valid HTML 4.0 Transitional