Le monde va changer de base – sur le bibi


Jean-Pierre Depetris, Le 8 janvier 2014, version d’évaluation


Qu’est-ce qu’une base arithmétique ?

Tout le monde sait ce qu’on appelle une base en arithmétique. Toutes les langues ont un mot pour désigner les premiers nombres : un, deux, trois, quatre, cinq, six, seven, height, nine, ten, elf, zwölf… mais ça ne peut pas continuer indéfiniment ainsi. On doit bien finir par nommer les nombres avec des mots composés : dix-neuf, vingt-trois, sixty-nine, zweiundachtzig… L’anglais et l’allemand vont jusqu’à douze (twelve, zwölf), le français jusqu’à seize. Pourtant, après seize, nous comptons dix-sept, et non seize-un, car nous utilisons une base décimale.

Cela signifie que pour écrire les chiffres, nous nous contentons de dix signes : 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. Nous écrivons des nombres plus complexes en utilisant plusieurs chiffres : 12, 23, 4521… Nous sommes tellement habitués à la base décimale qu’elle nous semble naturelle et que nous n’imaginerions même plus, passé le cours élémentaire, qu’il pourrait en être autrement. Or nous pouvons compter autrement, et nous pouvons prendre la base que nous voulons ; binaire, décimale, hexadécimale, etc.

Si nous utilisons une base inférieure à dix, nous n’avons aucune peine à utiliser les premiers chiffres arabes ; mais pour une base supérieure, nous devons en créer de nouveaux. Pas de problème, nous employons des lettres ; nous ajoutons a, b, c, d, e, f, aux chiffres décimaux. « 31 » s’écrira en hexadécimal ; « 1f ». Il n’y a donc pas de difficulté majeure à écrire et à compter des nombres hexadécimaux. C’est une autre histoire pour les prononcer.

Qu’est-ce que le bibi ?

J’ai écrit quelque part que le système binaire, si utile à l’informatique, n’était pas adapté à l’esprit humain. Les suites de 1 et de 0 sont peu intuitives. Toutefois, les puissances de 2 (10) le sont davantage en binaire : 100 (4), 1000 (8), 10000 (16). Il est donc naturel que le binaire conduise à l’hexadécimal comme une sorte de binaire plus adapté à l’esprit humain.

Il l’est à l’écrit, mais bien peu à l’oral. Comment le prononcer ? « dixèfe » pour trente-et-un ? Soit, mais « f1 » ? Ce n’est pas très commode. De toute façon, les différentes langues ne nomment pas les nombres d’une façon si satisfaisante. Mêler les dénominations que les langues naturelles ont données aux numéraux de base décimales à celles de l’hexadécimal est peut-être aussi une source de confusion. Peut-être vaudrait-il mieux inventer un tout nouveau système.

C’est déjà fait. Boby Lapointe, célèbre chanteur du siècle dernier et moins célèbre mathématicien, a inventé un système Bibi-binaire, plaisamment appelé bibi, qui rend prononçables et plus intuitifs à l’oral les nombres hexadécimaux. Le bibi utilise quatre voyelles : O, A, E, I, et quatre consonnes H, B, K, D. On peut ainsi composer seize nombres :

HO – HA – HE – HI      0 – 1 – 2 – 3

BO – BA – BE – BI      4 – 5 – 6 – 7

KO – KA – KE – KI      8 – 9 – a – b

DO – DA – DE – DI      c – d – e – f


On voit ci-dessous un tableau qui met en relation la notation décimale (première rangée), la notation hexadécimale standard (deuxième rangée), la notation binaire ( troisième rangée), l’écriture et la prononciation en bibi (quatrième rangée), et la répartition (dernière rangée) qui se lit de haut en bas et de gauche à droite.


0

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

11

12

13

14

15

0

1

2

3

4

5

6

7

8

9

A

B

C

D

E

F

0000

0001

0010

0011

0100

0101

0110

0111

1000

1001

1010

1011

1100

1101

1110

1111

HO

HA

HE

HI

BO

BA

BE

BI

KO

KA

KE

KI

DO

DA

DE

DI

0   0

0   0

0   0

0   1

0   1

0   0

0   1

0   1

0   0

1   0

0   0

1   1

0   1

1   0

0   1

1   1

1   0

0   0

1   0

0   1

1   1

0   0

1   1

0   1

1   0

1   0

1   0

1   1

1   1

1   0

1   1

1    1


La parole et l’entendement

Boby Lapointe avait aussi créé un système de seize signes graphiques pour écrire les nombres. Ce n’est pas mon propos et je n’en parlerai pas beaucoup plus. Les dix chiffres et les six premières lettres de l’alphabet me conviennent très bien pour ce qui est d’écrire et de calculer avec des nombres hexadécimaux.

C’est une autre histoire pour les nommer. Il est pourtant essentiel de pouvoir prononcer des nombres et de les entendre ; le mot « entendement » lui-même le suggère. Nous pensons essentiellement avec des signes sonores. L’écriture confère évidemment une puissance bien supérieure à la pensée, mais essentiellement parce qu’elle permet de la parcourir, d’oublier et de revenir. Alors, naturellement, l’écriture donne à la pensée un rayon d’action bien plus considérable, mais elle ne pourrait pas s’émanciper entièrement de la parole : de l’entendement.

Il importe aussi que la corrélation entre signes oraux et signes écrits soit optimale. Le bibi optimise cette corrélation, puisque la parole comme l’écrit distinguent aisément quatre groupes de quatre chiffres.

Personnellement, je n’ai jamais eu l’occasion de me familiariser avec le bibi, mais je perçois déjà combien il est facile à mémoriser, combien de grands nombres peuvent être prononcés en quelques syllabes, et s’écrire en à peine deux fois plus de lettres, et combien ils sont alors plus intuitifs si l’on en prend l’habitude (par exemple, « bahaha » au lieu de « mille-deux-cents-quatre-vingt-dix-sept »). Je peux déjà, au point où j’en suis, commencer à mesurer qu’il n’est pas très difficile d’appendre à prononcer en bibi les dix chiffres et les six lettres couramment utilisés en hexadécimal, moins difficile en tout cas que d’apprendre à compter dans une langue étrangère.

Notons que les nombres, le calcul, les mathématiques, sont partie intégrante d’une langue naturelle. Apprendre à compter est encore apprendre à parler et apprendre à écrire ; et il est fort probable que l’invention de l’écriture ait plus à voir avec le calcul qu’avec la littérature.

Écriture et calculabilité

L’écriture a bien dû aussi être calculatoire au départ, comme l’invention du numérique et de l’ordinateur, qui montrent eux aussi qu’ils n’étaient pas destinés à s’y cantonner. Nul ne sait exactement comment l’écriture est apparue, et nul je pense ne peut le savoir, tant son apparition a dû être tâtonnante et a dû suivre de multiples voies. Elle est de toute évidence calculatoire au départ, dans le sens où chacun, même analphabète, est tenté de passer par l’inscription dès qu’il entreprend de réfléchir et de calculer.

On peut imaginer que l’écriture n’ait pas été dès l’origine couplée à la parole. Elles se seraient rejointes au cours d’une longue évolution, plutôt qu’elles n’auraient été conçues pour se transcrire avec précision (voir Lou Xun, Bavardages d’un profane sur l’écriture, 19341). Tout ceci fut certainement très complexe, car la parole et l’écriture ont dû être réinventés plus d’une fois et suivre des voies tâtonnantes. Il y a eu de toute évidence un rapprochement progressif de la langue orale et de la langue écrite, générant un affinement réciproque, une adaptation de l’une à l’autre et une complétion de leurs ressources jusqu’à un recouvrement aussi parfait que possible.

Il est notable qu’écrire ne s’apprend pas comme parler, et que son usage est, pour ainsi dire, bien moins naturel. D’ailleurs, on n’apprend pas réellement à parler : on parle, c’est tout. On n’a jamais vu quelqu’un apprendre à écrire en prenant simplement une plume ou un pinceau et en tentant d’imiter des lettres qu’il ne comprenait pas, même si tout enfant a bien dû faire un jour ou l’autre des choses de ce genre. Apprendre à écrire est bien plus artificiel, bien plus raide, et à quelque âge que ce soit, l’apprenant a bien des occasions de se décourager avant de parvenir un jour à acquérir la même aisance et le même naturel qu’il trouve à parler. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui ne l’atteignent jamais, mais qui pourtant, sans même y songer, acquièrent en apprenant à écrire une meilleure élocution.

Avec l’hexadécimal, nous pouvons observer in vivo une évolution fort intéressante de la langue. Le phénomène est au départ presque complètement scripturaire. L’hexadécimal a été conçu pour être écrit, sans souci de prononciation, et son introduction dans la parole arrive en retard, par la petite porte, donnée par un chanteur comique.

Quelques inférences

Je voudrais maintenant collecter et connecter quelques points déjà acquis. J’ai dit que le binaire et l’hexadécimal étaient la langue de la révolution numérique (ha), et que l’hexadécimal était une autre forme du binaire plus intuitive à l’esprit humain (he). J’ai dit encore que le bibi était un système d’écriture de l’hexadécimal qui, au minimum, permettait de l’intégrer et de l’utiliser par la parole et la langue écrite (hi).

J’ai dit par ailleurs (Bavardages sur une lente révolution numérique2) que l’invention du numérique était comparable à celle de l’écriture (bo), et donc bien plus importante que celle de l’imprimerie ; et j’ai montré que les deux ont apparemment été forgés pour répondre à des intentions calculatoires (ba), mais dont il est pourtant dans leurs natures de s’émanciper, tout en cherchant à se recouvrir le plus possible, en mutualisant leurs ressources et en les étendant (be).3

Commençons par voir quelles inférences il est possible de tirer en jouant avec ces prémisses.

Tout d’abord, il est probable que le bibi, voire un système tout semblable, un cousin, devrait finir par se généraliser au cours de cette lente révolution. Il est probable que les jeunes générations finiront par l’adopter, et compter avec lui aussi naturellement que nous le faisons avec les décimaux. Ce ne sera pas un phénomène de mode, mais une nécessité, si l’on veut vraiment compter ce que les sciences et leurs applications techniques les plus quotidiennes nous proposent. Il est évident que le bibi nous permet de manipuler plus commodément des chiffres bien plus complexes, et bien plus intuitivement qu’en décimales. Il est évident aussi que le bibi est une introduction du calcul binaire dans la parole et dans la langue écrite, voire littéraire, et donc une condition pour la circulation entre les ressources logico-mathématiques et poético-rhétoriques. (Voir Pour un Empirisme poétique4).

Quelques avantages du bibi

Le système décimal est bien moins commode qu’il n’y paraît. Son seul avantage est que nous possédons dix doigts pour compter5. Sinon, son plus grave défaut est que la base 10 est peu divisible (2 × 5). Le duodécimal, qui lui fut souvent préféré est bien plus pratique (2 × 2 ×3). L’hexadécimal est la plus petite base qui permet de ne jouer que sur des puissances ((22)2). Il permet ainsi de concevoir plus synthétiquement de très grands nombres, notamment leurs puissances.

En hexadécimal, la succession des nombres se conçoit immédiatement en carrés (voire en cubes). L’image la plus spontanée qu’elle évoque, est celle d’une juxtaposition de carrés, plutôt qu’une suite linéaire. Bien sûr, on peut se figurer ainsi des suites décimales, par des carrés de dix chiffres de côté, et l’on a d’ailleurs coutume d’écrire des grands nombres avec des puissances de dix. Cependant, la dizaine élémentaire ne peut être en aucun cas figuré en carré puisqu’elle n’a pas de racine carrée, alors que les chiffres élémentaires de l’hexadécimal se conçoivent immédiatement comme la juxtaposition de quatre carrés délimités chacun par quatre points.


⋅     ⋅     ⋅     ⋅

⋅     ⋅     ⋅     ⋅

⋅     ⋅     ⋅     ⋅

⋅     ⋅     ⋅     ⋅


Imaginons la puissance calculatrice donnée à l’esprit humain entraîné à une gymnastique mentale telle que nous nous y sommes voués avec les décimaux. On notera aussi que le bibi écrit en toutes lettres permet de faire des opérations arithmétiques aussi bien qu’avec des chiffres :


habi
+ bako
= bedi

habida
- hi
= habike


C’est une autre histoire que de faire la même chose avec les numéraux cardinaux du système décimal. Naturellement, il peut être fastidieux de n’écrire que deux lettres plutôt qu’un chiffre. Boby Lapointe a imaginé aussi un système de chiffres spécifiques du bibi. Ils ne sont en rien arbitraires, puisqu’ils correspondent à la répartition des 1 et des 0 (à 1 correspond une pointe ; et une courbe ou rien, à 0).

operations arithmétiques

Plutôt que de placer l’invention du numérique en parallèle avec celle de l’écriture, on pourrait aussi, s’attachant au double système binaire et hexadécimal, la comparer avec l’invention du décimal et du zéro (apparus en Inde vers le cinquième siècle, et introduits au treizième en Europe par Fibonacci). Il se trouve que les deux inventions, celle du binaire et des techniques numériques, se confondent, et qu’elles sont à peu près simultanées : Boole, Babbage, Turing, Von Neumann…6

Le bibi apparaît notamment comme une nouvelle conquête pour un plus fin recouvrement de la parole et de l’écriture, et comme un outil cognitif essentiel de passage du logico-mathématique au poético-rhétorique. Il est plaisant aussi que son nom, son inventeur, les cocasses onomatopées qu’il génère, son air de famille avec l’absurde récursivité du GNU (GNU Is Not Unix), l’opposition droits d’auteur versus gauche d’auteur (copyright versus copyleft), etc. jettent un doute salutaire sur les limites de son sérieux, et en conséquence, sur celui de mon propos.




1 Lu Xun, Essais, 1928-1933, Éditions de Pékin en langues étrangères. Voir aussi François Jullien "Lu Xun, écriture et révolution". Voir aussi : http://www.marxists.org/archive/lu-xun/index.htm.

2 http://jdepetris.free.fr/load/bavardages.html

3 Entendre par « ha, he, hi, bo, ba et be », « un, deux, trois, quatre, cinq et six ». Notons que le bibi fait partie de la langue française et donc que le « h » n’est pas aspiré, et que le « e » se prononce « eu », comme « œufs ». Il va de soi que toutes les langues peuvent épouser le même système et prononcer, voire écrire les chiffres comme elles l’entendent (sic).

4 http://jdepetris.free.fr/load/empirisme_avertissement.html

5 La langue anglaise qui utilise le terme digital pour traduire « numérique » renvoie tout spécialement à cette faculté biologique de compter avec les doigts, d’une façon devenue bien anachronique.

6 « Une information numérique est une suite de caractères et de nombres qui constituent une représentation discrète d'un objet que des dispositifs informatiques ou d'électronique numérique peuvent traiter. » Wikipédia.



© Jean-Pierre Depétris, janvier 2014
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