Jean-Pierre
Depetris, mai 2015.
La vallée du Dar-Kall-Koury - À la Villa - À Bestan - Suite...
L’histoire, c’est le temps, et le temps a un sens, il va du passé au futur. Ceci est fort simple, et même un peu trop, car ce n’est peut-être qu’une remarque grammaticale. Pourtant cette grammaire a des fondements réels : ceux de la mesure du temps, c’est-à-dire de l’association des phénomènes à des mouvements continus et réguliers, rotation et révolution de la terre notamment.
Ces deux temps, celui de la mesure et celui de la succession des phénomènes, sont cependant distincts, puisqu’ils sont couplés ; comme la musique, par exemple, est distincte de sa mesure sur les partitions. Alors, la succession des phénomènes, indépendamment de leur mesure, c’est d’abord la causalité, leur enchaînement comme causes et comme effets. La cause alors est placée avant, et l’effet, après.
Cependant, comme il est plus périlleux de prédire des effets à partir des causes que de déduire les causes à partir des effets, dans la pensée, le sens du temps, et donc de l’histoire, va plutôt du présent au passé. C’est pourquoi l’on dit « avant » à propos du passé, alors qu’on sait bien que l’avenir est devant nous, mais on dit pourtant que ce futur est « après » le présent.
Ceci est cependant encore trop simple. Si nous pensons que les causes déterminent complètement l’avenir, alors c’est comme si l’avenir était déjà accompli, et qu’il n’y ait plus proprement de temps. C’est comme si le monde était un livre déjà tout écrit, dont les pages se succèdent certes, mais qui est déjà tout entier dans le présent.
Supposons qu’on entende ainsi le sens de l’histoire, comme un livre déjà tout écrit, alors quel sens l’histoire pourrait-elle avoir pour moi ?
Considérons encore cette même supposition que l’histoire soit un livre déjà écrit, qu’est-ce qui pourrait alors empêcher que le sens des mots et du texte ne change ?
« Ne penses-tu pas que notre ami est un remarquable sophiste ? » demande Ramzo en se tournant vers Méhmêt.
Il n’est jamais trop tard, et j’ai fini par répondre au questionnement incessant de celui-ci sur ce que je pense d’un éventuel sens de l’histoire. Ramzo est passé nous chercher à Yatkoussour en voiture avant de nous conduire dans la profonde vallée du Dar-Kall-Koury, à Bestan, pour assister à une nouvelle lecture de poésie contemporaine au cours de laquelle Mahmmud Al Haqif projettera des séquences de ses dernières réalisations.
« Je conclus de ce que tu viens de nous dire que tu es convaincu que nous pouvons changer le cours du monde, dit Méhmêt, et que tout pourrait être différent. »
« J’en suis convaincu », affirmé-je, « et nous ne cessons de le changer. Pour ce qui est de le changer selon nos souhaits, c’est une autre histoire. N’importe qui et aussi bien n’importe quoi est capable de transformer, et même radicalement, le cours des choses. Aussi, ce qui demanderait à être expliqué davantage serait plutôt comment un minimum de prédictibilité demeure malgré tout possible. »
Nous avons garé la voiture près de la route pour déjeuner, dans un trou de verdure à côté d’une source dont l’eau est recueillie dans des troncs évidés qui servent d’abreuvoirs aux chameaux qui passent de loin en loin sur la route. Nous nous sommes assis sur une large toile de bourras au centre de laquelle nous avons déposé les divers éléments de notre casse-croûte.
« En effet, si rien n’était prédictible », continué-je, « rien ni personne n’agirait pour changer le cours des choses, rendant peut-être alors l’avenir effectivement prédictible. Or l’avenir justement est prédictible, et donc, tout ce qui vit agit pour le modifier, et en le modifiant, logiquement, met en péril cette prédictibilité. Elle subsiste pourtant bel et bien, et face à un tel paradoxe, on pourrait imaginer que nos tentatives d’intervenir sur le cours des choses soient aussi déterminées par ce même cours des choses. Les événements seraient alors du même coup tout aussi inévitables que fondamentalement imprévisibles, ou prévisibles seulement pour nous tromper. »
« C’est ce que montre très bien un conte que vous devez connaître » dit Ramzo. « Un jour, un vizir aperçut la mort dans les rues de Bagdad, qui le regarda fixement comme si elle le reconnaissait. Pensant qu’elle était venue pour lui, il avisa le calife qu’il allait fuir le jour-même pour Samarcande. Le soir, la mort rendit visite au calife. “J’ai été surpris d’apercevoir ton vizir ici-même à Bagdad ce matin, dit la mort. J’ai un rendez-vous avec lui bientôt à Samarcande.” »
« Marcel Proust avançait une conception plus subtile », intervient Méhmêt en bon lettré du français, « pour expliquer comment, si nous sommes renseignés sur ce que nous voulons éviter, nos efforts pour l’empêcher risquent d’en favoriser l’accomplissement, comme si ce que nous en savons contribuait à en tracer plus sûrement la voie. »
« Un autre conte », ajouté-je, « de Maupassant celui-là, pousse cette idée à l’absurde en racontant comment un homme, saisi par la terreur de se faire tuer dans le duel qu’il avait lui-même provoqué, finit par se suicider avec son propre pistolet. »
« Pour le coup, on pourrait dire que l’homme était avant tout effrayé par l’imprédictibilité », commente Ramzo.
« Ceci me rappelle encore un autre conte », dis-je, « de Pierre Boulle cette fois : Un prêtre et un médecin athée devaient confirmer ou non un miracle. Le médecin conclut qu’aucune cause naturelle n’aurait pu rendre la vue à l’aveugle en une nuit, et que rien ne lui permettait donc de contester qu’une grâce avait répondu à la prière de celui-ci. Le prêtre, qui avait écrit plusieurs traités sur la réalité des miracles et la grâce de Dieu, ne parvenait pourtant pas à s’en convaincre. Il était incapable de l’admettre et cherchait à tout prix, et même contre tout bon sens, d’autres explications, jusqu’au moment où il dut s’avouer qu’il refusait de croire à un miracle alors qu’il en était témoin. »
« Je ne vois pas le rapport », m’interroge Méhmêt.
« Le rapport est que ce prêtre était lui aussi effrayé par l’imprédictible », lui répond Ramzo, qui nous dit trouver fort intéressante la sagesse des contes français.
« Il est regrettable toutefois », ajoute-t-il, « que ce ne soient pas les philosophes ni les savants qui aient écrit eux-mêmes ces récits, comme cela était courant dans la civilisation arabo-persane. Quels ouvrages auraient pu composer Henri Poincaré, Joseph Fourier ou Sadi Carnot ! La fiction aurait peut-être aussi stimulé leurs recherches, d’autant plus que, les uns comme les autres suivaient à l’évidence des cheminements parallèles : restituer à l’homme ce qu’on avait précédemment prêté à Dieu seul. »
« Ces paroles ne seraient-elles pas quelque peu blasphématoires pour un musulman qui fait ses prières quotidiennes ? » demandé-je.
« Le blasphème serait plutôt d’imaginer de mesquines jalousies ente l’homme et le Très-Haut », me répond-il amusé.
La vallée est étroite et profonde. Ce serait un paradis pour les alpinistes, surtout pour ceux qui aiment grimper des parois abruptes à défaut de bien hauts sommets ; je n’en ai pourtant vu aucun. La vallée est peu peuplée car elle ne conduit nulle part. Elle se termine dans le cirque du Nabourkir, dont le pied est à peine accessible par un sentier muletier qui longe le torrent. Cette vallée est en somme le trou le plus perdu de toute cette région perdue de l’Asie Centrale.
C’est pourtant ici, à la fin des Seldjoukides, qu’est né l’esprit de la fédération. Les républiques se sont fondées dans la foulée d’une réforme religieuse qui replongeait aux sources du Zoroastrisme. Elle n’était en rien une négation de l’Islam, et elle ne faisait pas l’impasse sur Jésus et Manès. La vallée du Dar-Kall-Koury reste encore aujourd’hui un centre spirituel de cette synthèse qui se veut strictement coranique sans rien perdre de ses héritages millénaires.
Je suis ému de marcher dans les pas de Nietzsche. Est-il réellement venu dans la région ? Tout dépend de ce que l’on entend par « réellement ». Je ne doute pas qu’un ahura l’aura conduit dans quelque voyage nocturne, sur un chameau ailé peut-être, jusque dans ces vallées pour lui inspirer son Zarathoustra.
Je n’ai jamais pu voir en Nietzsche un philosophe allemand. Il est pour moi un philosophe de langue allemande soit, mais un philosophe du Midi, ce Grand Midi qui me semble devoir être entendu dans toutes ses acceptions quand il en parle, et du Gai Saber, bref, un compatriote. L’essentiel de sa vie s’est déroulée entre la Suisse et la Méditerranée. Curieusement, je n’ai rencontré chez aucun de ses adeptes et de ces commentateurs une prise en compte de ces aspects de sa personne et de son œuvre, de sa migration vers le sud, et du passage de sa vocation de pasteur au prophète du Mazdéisme.
J’ai décidé de rester quelques jours à Dar-Kall-Koury. Le lieu m’a séduit, mais surtout la façon dont il se vit. Pas de vitrines, d’affiches ou de parasols aux couleurs criardes pour gâter les jeux de lumière entre les hautes roches et les pentes couvertes de forêts. On entend le bruit du vent que ne couvre pas celui des insectes, ni des oiseaux, des corvidés qui nichent par volées dans les parois, ni les cris d’enfants dans la cours de l’école ou dans les jardins, ni celui d’une tronçonneuse lointaine, d’un camion de l’autre côté de la rivière, ou des coups de marteau réguliers qui montent de la forge.
Il n’est pas nécessaire d’avoir lu Nietzsche en long en large et en travers pour voir que son cheminement ne passe pas par une crise, un point de rupture ou quoi que ce soit qui ressemblerait à une conversion. On y voit plutôt la lente floraison de prémices… Ou de prémisses : pour moi ces deux mots ont le même sens, et ils l’ont plus encore dans l’œuvre de Nietzsche. J’en emploie toujours un comme une figure de rhétoriques pour l’autre, et je finis par ne plus très bien distinguer le terme de logique de celui d’agriculture. N’y a-t-il pas une forme de vie dans le langage ?
J’ai toujours reconnu le pasteur en Nietzsche, un pasteur qui a décidé d’aller au bout de son authenticité, et dépasse la religion. Il y a de l’Emerson chez lui, et du Feuerbach aussi. Il y a cependant la singularité de ses lieux : les montagnes d’Asie Centrale, et celles des Alpes du Sud. Cette géographie spirituelle est plutôt énigmatique, mais moins encore que la façon dont elle est ignorée par ses adeptes et ses commentateurs. J’ai beaucoup lu Nietzsche dans mon adolescence et ma jeunesse, c’est-à-dire trop tôt, sans méthode et avec un esprit brouillon. Je suis donc loin d’en être un spécialiste ; ceux qui le sont ne m’ont pourtant pas mieux renseigné sur ses paysages mentaux.
Un ami qui suit mon journal de voyage m’a envoyé la citation exacte de Marcel Proust : « Si nous sommes renseignés sur ce que nous voulons éviter, nos efforts pour l’empêcher risquent d’en favoriser l’accomplissement, comme si ce que nous en savons contribuait à en tracer plus sûrement la voie. » J’ai souvent entendu des amies de Teresa, a-t-il ajouté, expérimenter ce qu’elles nommaient « la vengeance du pharaon »…
Ta lecture m’a égayé, rassuré, stabilisé un moment, a-t-il dit encore. Il faudrait ne pas s’arrêter de lire ou d’entendre parler de certains sujets. Tous les sujets sont bons, mais certains se mettent (sont mis) en avant et on leur appartient peu à peu, quand la réflexion ou/et/+/x la sensation s’opère(nt). Mon moral est mou et, comme à mon habitude, je suis le chat qui cherche l’intellection qui va lui permettre de se blottir. À défaut de trouver un vrai lieu, une armoire de linge souple, par exemple, pour y dormir…
Mon genou me fait encore souffrir quand je descends des chemins caillouteux. Je suis allé en parler à une rebouteuse de la vallée. Je l’avais rencontrée une première fois le soir à la lecture où je lui fus présenté. Elle m’a longuement interrogé tout en voyant ma jambe, remontant à travers ma chemise ses mains dans mon dos, éprouvant mes épaules. Elle avait quelque-chose d’effronté et de sauvage avec ses yeux très noirs et ses longs cils, et un très beau sourire.
Après m’avoir patiemment écouté et avoir paru plusieurs fois amusée par ce que je lui disais, elle a jugé bon de synthétiser. « Tu as donc passé la soixantaine. Tu es venu ici au printemps, passant sans transitions du niveau de la mer à deux ou trois mille mètres, tu as grimpé des cols, râtelé et rentré du foin, tu as pêché en trempant tes pieds dans l’eau glacée des rivières et des lacs, tu es resté longtemps assis en tailleur quand tu es habitué aux chaises et aux tables, tu as dormi dans des maisons sans chauffage, tu t’es déboîté le genou au début du mois, et tu voudrais descendre des sentiers de montagnes avec des jambes de vingt ans. » Elle rit. « Pour les miracles, on aurait plutôt dû te conseiller la mosquée qui est un village plus bas. »
« Ton genou n’a rien, il suffit d’attendre que ça passe en le faisant travailler comme tu fais, mais sans le fatiguer. Je vais quand même te préparer de quoi te permettre d’aller prier avec un pas plus ferme », a-t-elle ajouté. Nous nous tutoyons car nous nous parlons en arabe, elle, ne comprenant pas un mot d’anglais, et moi ne connaissant rien de la langue locale ; l’usage des formes de politesse en arabe est sensiblement différent du français.
Avant de partir, elle m’a dit plus sérieuse : « Je ne plaisantais pas, tu devrais quand même faire tes trois prières par jour. Ça te ferait perdre un peu de ventre et ça assouplirait tes reins ; ce qui ne serait pas mauvais non plus pour ton genou. » Et elle a fermé la porte avec un rire espiègle.
Depuis je passe deux ou trois soirs par semaine arroser son jardin. Elle ne m’a évidemment pas demandé d’argent pour sa prestation. Les gens de sa corporation ne le font de toute façon jamais. Elle avait besoin de quelqu’un pour arroser et entretenir son potager, qui me semble d’ailleurs bien grand pour ses besoins, car j’aperçois perpétuellement des gens qui viennent la consulter avec des paniers de fruits et de légumes. Je vois cependant aussi beaucoup de voisins aller s’y servir sans rien demander, sans doute en échange de quelque service.
Bestan n’est qu’un village, un assez petit village, et partiellement en ruines, ce qui est rare dans la région qui n’a pas connu d’exode rural dans un passé récent. Bestan fut donc en d’autres temps une agglomération plus importante. Le site fut une place considérable au treizième et quatorzième siècle, avant la domination des Timourides. Il est ancien, il remonte à l’antiquité, et probablement à la préhistoire.
On trouve sur place des stèles antiques, on les trouve surtout chez des habitants, car il ne doit plus en rester beaucoup d’enfouies, depuis qu’on retourne la terre, remonte des murs, rebâtit des maisons, et utilise les matériaux des anciennes pour reconstruire les nouvelles. Les gens les conservent, ils en sont fiers et les respectent. Ils ne songeraient pas à les vendre.
On trouve des figures de Mazda, barbu au corps confondu à un cercle solaire avec d’immenses ailes étendues et une queue d’oiseau ; des figures de Mithra, debout, poignardant un taureau ailé, debout aussi, lui faisant face ; des figures de Mani, ou Manès, avec les croix aux branches égales qui le caractérisent, assis comme un bouddha amaigri ; des figures du prophète Mouhammad à la tête auréolée d’une flamme ; de l’imam Ali… ou des figures apparemment plus prosaïques de scènes de chasse au bouquetin, de chameaux chargés, d’homme combattant un lion (si, on dirait). Des quantités de maisons ont ici leur petit musée, mais qui n’est entretenu pour aucun touriste ni aucun chercheur.
« Exploiter un site de fouille revient à le détruire », me dit Agondas. C’est chez lui que j’ai pris pension. Pas chez lui vraiment, où il habite, mais dans une vieille maison à la sortie de Bestan qui lui appartient, et qui se dégrade lentement faute d’être habitée et entretenue. Il est vrai qu’elle est à peine habitable. L’eau coule dans la grange par la toiture, et il est urgent de changer des ardoises, mais Agondas n’a pas le temps. Je m’en chargerai.
Je n’ai rien dépensé de mes maigres économies depuis que je suis arrivé. Je n’ai pourtant jamais eu l’impression de devoir faire la moindre chose pour gagner ma subsistance. On m’a plutôt demandé des services dont on m’a remercié comme d’une grâce, indépendamment de ce qu’on me donnait en échange, mais contre quoi, à vrai dire, on ne me demandait rien.
Réparer un toit avec mon genou ? Bien sûr ! Je ne suis pas encore invalide malgré les allusions de la rebouteuse.
Hanna, c’est ainsi qu’elle s’appelle, m’a invité pour la deuxième fois à l’accompagner dans ses visites quand je venais arroser son potager. Elle soigne les humains, mais on fait surtout appel à ses services pour les bêtes blessées. Elle n’a pas son pareil pour remettre d’aplomb les articulations d’un chameau, d’un mouton, d’un mulet ou d’un âne. J’en suis impressionné, car une certaine force est nécessaire, dont on ne la croirait pas capable au premier regard.
Nous partons ensemble à cheval. Mon genou ne me gêne pas pour me tenir en selle. Je le sens encore un peu faible seulement pour descendre de fortes pentes, et je mets une genouillère quand je sors. L’accompagner ainsi est une façon de découvrir la vallée au plus intime de sa vie. On parle beaucoup des rapports humains, des rapports de l’homme à son environnement aussi, mais les rapports entre l’homme et l’animal ne sont pas des moins riches d’enseignements.
Hanna connaît bien sa vallée et son histoire ; elle a même écrit un ouvrage et quelques articles sur celles-ci. Elle semble jouir d’une certaine autorité sur le sujet, du moins au regard d’Agondas. C’est encore une autre façon de découvrir le pays, et je ne demande qu’à la suivre autant de fois qu’elle voudra bien m’y inviter.
J’habite donc en aval de Bestan, dans un petit hameau avant le début de la côte. Un voisin qui possède l’une des habitations qui le composent, utilise la grange pour y ranger son propre foin. Aussi, elle est pleine en cette saison, et je peux accéder par l’intérieur à la toiture sans risquer de me casser le cou en tombant d’une grande hauteur. Pour l’extérieur, comme la forte pente fait qu’on peut monter sur le toit de plein pied en passant par derrière, je n’ai pas non plus de difficultés. Je m’attache seulement quand je dois clouer des ardoises du côté de la façade.
Un peu plus loin, après le panneau qui indique l’entrée du village, juste au début de la côte, on voit sur la droite une scierie au centre d’une futaie de bouleaux et de hêtres, puis, avant d’atteindre le grand virage et le pont après lequel la route devient proprement une rue, on trouve une grande bâtisse. C’est là que s’est faite la lecture qui m’a conduit en ce lieu.
Jeunes et vieux y vont jouer aux échecs ; on y va consulter des ouvrages de sa riche bibliothèque, pratiquer des arts de combat, jouer au ping-pong, aux dames chinoises, au go ; discuter autour d’un narguilé…
Le lieu paraît tenu par les plus croyants et les plus pratiquants des environs, une confrérie particulièrement active dans la vallée ; mais il ne leur semble pas particulièrement réservé. On y entre comme dans un moulin, bien que je n’aie jamais pu constater par moi-même qu’il soit aussi aisé qu’on le dit d’entrer dans un moulin, sauf celui de Daudet, à Fontvieille, qui était ouvert au public. Je ne me suis pas autorisé à pousser toutes les portes, mais personne n’était là pour m’en empêcher.
Les hommes ici auraient pourtant une allure inquiétante pour le voyageur non prévenu. Leur vêtement traditionnel est tout noir, avec de hautes bottes et un turban, noir lui aussi. Tous portent la barbe, parfois abondante, comme celle de Zarathoustra, parfois finement taillée, comme celle de Manès. Ceux qui ne portent pas l’habit traditionnel sont vêtus de treillis militaires, ce sont ceux de la milice, ou de la garde civile, je ne sais comment traduire.
Tous les hommes valides sont mobilisés par roulements dans cette garde. Ils participent au service actif et à son entraînement. Beaucoup utilisent leurs tenues de combat comme vêtements de travail. Cette pratique étant devenue mixte pour les femmes volontaires depuis quelques générations, celles qui ne portent pas de longues robes noires ou bleues sont aussi en tenues de combats. Elles se distinguent alors seulement des hommes par le foulard avec lequel elles retiennent leurs cheveux, avec des façons de le nouer et des coloris des plus variés.
Tout ce monde est bien sûr toujours armé, au moins d’un large couteau à la ceinture, et pourrait paraître quelque-peu menaçant à un étranger. En réalité, tous sont très gentils, toujours prêts à vous obliger, et, malgré leur air fier et farouche, ils sont très modestes – un terme qu’ils affectionnent. Pour autant, je ne crois pas qu’ils apprécieraient des touristes, d’ailleurs il n’y en a pas, même pour pratiquer l’alpinisme. Comment s’entendraient-ils avec des gens qui veulent se sentir quittes en payant ? L’argent ici n’a pas grande importance. Si l’on a besoin de quoi que ce soit, il suffit de le demander, mais modestement.
On appelle cette grande bâtisse « la Villa ». À mon avis, ce nom ne vient pas du latin, ni du français « villa », mais de l’arabe wila, dont le wa se prononce ici comme un “v”.
Les fragments de l’Avesta et des Gathas qu’on est parvenu à conserver, ne constituent qu’un petit livre. Un quart peut-être du Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche. C’est vraiment peu, et je me demande ce que peuvent tirer les gens d’ici d’écrits aussi parcellaires ? Il est vrai, comme me l’a fait remarquer Agondas, que la Bible aussi est constituée d’écrits parcellaires, laconiques et grossièrement recousus les uns aux autres.
Nous nous retrouvons souvent le soir à la Villa autour d’un narguilé, parfois nous y dînons ensemble. Toutefois, la Bible ni le Coran ne parlent de Zarathoustra, même si elle fait allusion a Cyrius qui a établi le culte zoroastrien à Babylone et y a libéré les Hébreux de l’esclavage. Elle parle pourtant d’Énoch, même si son livre n’a pas été retenu dans la Thora ni dans la Septante, et dont quelques exemplaires en plusieurs langues ont été retrouvés tardivement.
« Que veux-tu sous-entendre ? » m’a demandé Hanna, quand je lui ai fait part de mes réflexions. Elle passe souvent elle aussi à la Villa en début de soirées quand je ne reste pas chez elle à dîner. « Tu peux lire en toutes lettres dans le Coran que Dieu a adressé sa parole à tous les hommes dans leur langue. Seul un être borné nierait que l’Avesta soit le livre que Dieu a fait descendre en Dari ? »
Méhmêt est venu passer quelques jours avec moi dans la vallée. Il y a bien assez de place pour deux dans la maison du hameau. Je n’en utilise d’ailleurs pas la chambre, trop difficile à chauffer. J’ai installé un lit de camp dans une alcôve attenante à la grande cuisine, où je profite de la chaleur du poêle. Méhmêt doit donc coucher dans des draps glacés, mais il bénéficie d’un grand lit. Il n’a pas besoin de demeurer chez lui pour accomplir son travail, qui consiste essentiellement à traduire des articles en français pour l’édition internationale d’un site d’information local. Depuis qu’il m’a logé à Yatkoussour, je relis et corrige ses traductions qui ont parfois des tournures étranges, incorrectes ou à la limite du faux sens. J’en améliore ainsi la qualité, et lui fais gagner un temps considérable. Il peut alors en consacrer davantage à la traduction d’auteurs français qui lui tiennent à cœur, et à ses propres ouvrages.
« Je trouve que tu as raison de traduire “Islam” par “abandon” plutôt que par “soumission” », me dit Méhmêt à qui je viens de montrer diverses acceptions de ces deux mots dans le Littré en ligne. « Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir que l’oiseau, pour voler, ne se soumet pas aux lois de la pesanteur, mais s’y abandonne », expliqué-je.
Il ne s’agit pas bien sûr de traduire le mot « Islam » dans un texte, car il est définitivement devenu un nom propre, comme « Catholique » ou « Orthodoxe », mais on doit bien tôt ou tard interroger le sens des termes.
– Il est aisé de constater, continué-je, que la plupart de nos échecs viennent de notre incapacité à nous abandonner à ce qui, autrement, nous supporterait. Le verbe français “se soumettre” dans ce cas ne marche pas bien ; il entend à la fois trop et trop peu.
– Il n’y aurait aucun sens en effet, à se soumettre aux lois de la pesanteur puisqu’on ne peut de toute façon pas leur échapper ; mais s’y abandonner, voilà qui peut être justement une façon de ne plus leur être soumis.
– La seule, sans doute.
– Tu me donnes là une excellente leçon de grammaire, car ce que tu pointes est très évident dans l’apprentissage d’une langue. Nous cherchons d’abord à nous soumettre à des règles de grammaire, à des conventions que nous commençons par percevoir comme si elles étaient sociales, mais avant même d’y parvenir, car nous n’y parviendrions probablement jamais, elles échappent à notre attention. Elles supportent alors notre pensée avant même que celle-ci n’ait atteint notre conscience. Nous nous y abandonnons et elles nous supportent.
– Exactement, et c’est bien différent de se soumettre à des règles et à des conventions.
Il n’y a que quelques minutes à pied pour se rendre à la Villa. On n’y dépense rien, mais on y vient rarement les mains vides. Nous avons apporté une cagette de noix qui se perdaient, et que Méhmêt a ramassées cet après-midi. Hanna, puis Agondas n’ont pas tardé à nous y rejoindre, assis sur un tapis dans un coin de la grande salle que j’affectionne, car on y voit bien l’extérieur, même quand la nuit est tombée et qu’il ne reste plus qu’un faible croissant à la lune.
Hanna s’adresse à moi en plongeant droit dans mes yeux son regard effronté :
Je ne sais pourquoi l’homme moderne croit qu’il habite dans son corps comme un escargot dans sa coquille. Je connais bien le corps des hommes et des bêtes car je les soigne, mais je t’assure que tu peux les ouvrir, les autopsier, les radiographier ou les scanner autant que tu voudras, tu n’y trouveras jamais une âme ni un esprit.
On dit que nos pensées sont dans notre crâne, car notre réflexion et notre attention doivent beaucoup à notre regard, notre aptitude à lire les textes comme les phénomènes, à entendre et à parler, et que tous les organes qui y contribuent sont dans notre tête, et même sur notre visage. On dit que nos sentiments sont dans notre cœur, car ils peuvent le faire battre plus vite, ou notre poitrine, car ils changent notre souffle, ou notre ventre, car tous nos organes y sont affectés par ce que nous ressentons.
En réalité, l’intérieur de notre corps nous est plus étranger et plus inaccessible que les plus lointaines étoiles que nous savons reconnaître dans le ciel. Sommes-nous pour autant davantage dans le ciel, ou dans le monde qui nous environne, plutôt que dans notre corps, même si nous les connaissons mieux ? Si je cherche à te connaître, irais-je te chercher dans ces lointaines étoiles sur la voûte céleste davantage que sous ta voûte crânienne ?
Qu’aurais-je de mieux à faire qu’écouter ta voix et chercher ton regard ? Ton regard qui aime tant percer les lointains, et ta voix qui se plaît à tresser des inférences à longue portée, ne sont-ils pas ce par quoi je peux le mieux te connaître, précisément parce que tu peux me les adresser ?
Ton visage ne dit-il pas assez de ton âme, et tes gestes, tes attitudes ? Quand les amants se découvrent, leurs lèvres ne se cherchent-elles pas ? Et pour trouver leurs âmes ne se dévêtent-ils pas ?
– Doucement Hanna, la retient Agondas.
– Mais non, pourquoi ? intervient Méhmet. Je suis prêt à suivre son raisonnement si elle veut l’approfondir.
– Elle joue à nous faire rougir, dit Agondas en riant.
Je n’ai jamais beaucoup prisé le cinéma, mais quand j’étais un jeune homme, j’ai beaucoup aimé la critique de cinéma. Aujourd’hui-même, j’écoute toujours avec plaisir des critiques de films que je ne regarderai probablement jamais, et qui ne m’intéressent en aucune façon. À vrai dire, je crois que j’ai vu dans ma vie bien des films seulement pour pouvoir en parler.
La critique cinématographique était devenue, dans les années soixante, un genre littéraire en tant que tel. Elle était plus que cela, car les articles qui paraissaient dans les revues de cinéma étaient moins passionnants que les débats in vivo qu’on entendait à la radio, ou qui s’improvisaient aussi bien après des projections dans des cinémathèques ou des salles d’art-et-essai, voire dans le café qui en était le plus proche, entre amis avec lesquels on était sortis.
Je crois que j’en étais venu à apprécier les films en fonction de la qualité des critiques qu’ils suscitaient. Dans les chantiers, les bureaux, les ateliers, s’improvisait dès le matin les critiques de ce qu’on avait regardés la veille à la télévision.
Tout l’intérêt de la critique cinématographique est qu’elle se rendait attentive aux moyens autant qu’aux effets, ou, pour employer une formule facile et vite trompeuse, à la forme autant qu’au contenu. Même dans des films de pure propagande, on était capable et l’on s’entraînait à observer la façon dont la caméra était portée ou les plans montés. La critique littéraire ne s’en est pas toujours aussi bien montrée capable, préférant souvent des digressions psychologiques et biographiques sur les auteurs.
Le cinéma était déjà alors un secteur industriel à part entière, une industrie de la propagande, que les pays soviétiques ou d’inspiration communiste regardaient avec envie, incapables de tenir la concurrence. Or la critique était un véritable détournement de cette industrie, un retournement spontané qui se faisait irrésistiblement sa véritable raison d’être, induisait cette réalisation cinématographique elle-même, et réduisait toute la production qui la précédait à son simple prétexte.
Ceci dit, je n’en considère pas moins le cinéma comme une forme technologiquement assistée de création archaïque, et les inventions de Mahmmud Al Haqif ne suffisent pas à me faire changer d’avis.
Méhmêt et moi :
– Voilà ce qui nous égare toujours quand nous pensons l’histoire. Nous savons que tout ce qui advient résulte de tout ce qui l’a précédé. D’une telle conjecture raisonnable, nous en déduisons une, inverse, qui ne l’est plus : tout ce qui advient serait en germe dans ce qui précédait. La question, vois-tu, n’est pas seulement que ce qui advient serait écrit, déterminé, programmé, mais l’idée que les événements qui adviennent dévoilerait la vérité de ce qui les a précédés.
– Oui, je perçois cette différence.
– En voyant l’histoire ainsi, nous pourrions dire, pour prendre des exemples qui te soient familiers, que la France contemporaine était en germe dans la Gaule, lentement mûrie au cours des temps ; ou encore dans le royaume de Clovis, ou dans la Révolution Française. En réalité les peuples du royaume franc étaient déjà aussi peu des Gaulois, que les Canadiens d’aujourd’hui sont des amérindiens. Les succès du royaume des Francs tenaient à des séries de conjonctures et d’accidents ; il aurait très bien pu ne jamais y avoir de royaume franc face aux comtes Wisigoths, aux Saxo-normands, ou encore à un grand émirat d’Andalousie et d’Occitanie.
– Je vois, l’important n’est pas que tous les événements historiques auraient pu être différents, mais qu’ils sont rétroactivement sélectionnés pour se prêter à des réinterprétations de l’histoire à partir du présent.
– La vérité est que l’histoire s’écrit rétroactivement pour justifier le présent et provoquer le futur, comme tu l’évoquais toi-même le mois dernier. C’est dans cette perspective que les Français se sont trouvé des ancêtres Gaulois. Nul n’avait plus songé aux Gaulois pendant dix-huit siècles. On s’en est souvenu seulement pour balayer l’Empire Romain autant que le Saint Empire Chrétien Germanique ; pour faire une table-rase et fonder une nation nouvelle avec un passé tout aussi nouveau en réalité.
– Ces exemples caractérisent en effet très bien une volonté de réécrire l’histoire et d’en effacer de longs siècles. Oui, et si je t’entends bien, on effacerait et l’on réécrirait perpétuellement sur une histoire déjà effacée et réécrite plusieurs fois : une accumulation de palimpsestes.
– C’est bien cela. C’est même en grattant la couche supérieure et en démasquant partiellement de plus anciennes, qu’on réécrit la nouvelle comme si elle était authentique et qu’on venait de la découvrir ; mais on doit comprendre alors que cette réécriture n’est pas sans effets sur les événements qui suivent. L’histoire, celle qu’on écrit et réécrit, n’est pas sans conséquences sur l’histoire, celle de tout ce qui advient. Réécrivant le passé, on modifie le futur. En somme, on pourrait y voir une écriture qui s’apparenterait à de la programmation.
– Naturellement, j’imagine, on ne saurait accomplir de tels actes avec une conscience bien claire de ce que l’on provoque, ni même de ce qu’on fait.
– Naturellement. Sinon, on ne le ferait pas, car il s’agit de rien moins que de provoquer ce qui doit advenir en se persuadant que l’on découvre ce qui était advenu, et de se convaincre qu’on découvre dans ce qui est advenu, les germes de ce qu’on veut faire advenir.
– Tu penses que Hanna serait dupe de ses propres travaux historiques ?
– Je suis toujours agacé quand on cherche à ramener des jugements généraux sur une personne particulière. Je suppose cependant qu’on ne peut pas échapper à de tels syllogismes. Toutefois je ne suis pas sûr qu’un esprit réel, c’est-à-dire l’esprit de quelqu’un, cherche délibérément à tromper tout en se faisant dupe de ses tromperie. Je pense plutôt que les illusions sont dans la coproduction. C’est ainsi seulement que chacun peut être à la fois trompeur et trompé tout en étant rigoureux et de bonne foi.
– Mais qui donc alors réalise cette réécriture ? Qui serait ce fantôme qui, selon tes propres termes, ne serait pas un esprit réel ?
– C’est une question troublante, en effet, qu’il faudrait peut-être bien un jour saisir pas les cornes.
– Ses cornes de démon ?
Dans un courriel envoyé par un ami du Nouveau-Mexique, j’ai retenu cette citation :
« L’être humain – particulièrement dans la soi-disant “civilisation avancée” – est l’animal qui se modèle en son propre animal domestique. Alors que l’évolution signifie l’adaptation à un environnement naturel, la domestication signifie, à la base, l’adaptation à l’artificiel. » (Controversial Philosopher Says Man And Machine Will Fuse Into One Being – An interview with philosopher Peter Sloterdijk.)
Dans un nouveau courriel, un autre ami qui avait été mis en copie a répondu : « J-P. frappe une corde intéressante à propos de ce problème de “domestication” humaine. Je pense que nous voyons cela de manière évidente dans les progrès des moyens de communication, et de la technologie en général – mais je me demande combien il faudrait de temps pour que l’homme soit capable de revenir à un état plus primitif si le système s’effondrait et que nous soyons tous remis dans des conditions primitives. Les animaux domestiques remis en liberté dans la nature perdent leur comportement “civilisé” assez rapidement lorsqu'ils sont séparés de leurs propriétaires avec le confort, les routines et la sécurité de leurs foyers… »
J’ai jugé bon de préciser ma pensée : « Oui, mais en fait primitif ne signifie pas exactement sauvage. Si le système des conventions sociales s’effondrait, des siècles d’évolution technique demeureraient. La question est alors si nous serions capables de tenir en main notre système d’outils et de connaissances techniques (qui est ce qu’est la nature pour l’être humain). (Qu’on pense à Jack London du Talon de fer ou du Rêve de Debs pour suivre mon idée.) »
« De tous les recueils de hadith, je préfère celui d’Abou Bakr », dit Hanna. « Le premier successeur du Prophète avait compilé un recueil de quarante propos de celui-ci. Sitôt après l’avoir écrit, craignant d’y avoir involontairement introduit des erreurs, il le détruisit pour ne pas risquer de tromper les lecteurs. »
« Mes bouquins refermés sur le nom de Paphos… » cite Méhmêt en fin connaisseur des lettres françaises. « On ne devrait jamais lire un Hadith sans penser d’abord à ce premier recueil. »
« Le Coran aussi, sais-tu, contient des variantes », ajoute Hanna.
« Oui, elles sont bien connues », dis-je, « et il est facile de constater qu’elles ne changent rien à l’ensemble du livre. »
« Bien sûr, mais il est toujours bon de se souvenir que la parole est fugace, ondoyante », continue Méhmêt, « et que les mots, comme l’écrivait Paul Valéry dans Monsieur Teste, sont comme des planches jetées sur un abîme, capable de supporter le passage, mais qui craquent si l’on s’y arrête ; ou encore, comme disait notre ami Ramzo, que la pensée n’est pas un objet mais un mouvement. À propos, où en êtes-vous de vos recherches sur une mécanique de la pensée ? »
« Que le mouvement de la pensée n’est pas non plus un pur objet mathématique. »
On s’habitue très vite. Très vite, le temps présent se creuse dans un passé, se creuse lui-même en passé. J’ai l’impression d’être ici depuis très longtemps, peut-être d’y avoir toujours été. Les ardoises mouillées, la brume qui s’accroche à la roche abrupte et aux forêts, les cimes dans la nébulosité glacée, le frisson et les senteurs qui vous pénètrent, je les ai toujours connus.
Bien sûr, je n’ai pas oublié mon passé. Je conserve des souvenirs de ma vie entière, mais c’est comme si, avec le présent, ils déteignaient. Je me souviens par exemple très bien de mes camarades d’école, mais c’est comme si ces souvenirs lointains recevaient les greffons de mes amitiés actuelles. Loin de me rappeler que je n’ai pas toujours vécu ici et d’alimenter ma nostalgie, ils donnent une profondeur à ma vie présente, à tel point que je dois faire un effort pour me souvenir qu’il n’y a que très peu de temps que je connais Ramzo, Méhmêt ou Hanna.
J’avais déjà fait une observation semblable avec l’usage de l’ordinateur. Il m’était vite devenu difficile de me souvenir que je n’avais pas toujours joui du confort numérique pour écrire et chercher. Il me faut un effort pour me rappeler que j’avais écrit avant tant d’ouvrages en les saisissant sur ma vielle Brother, me souvenir des changements de ruban, du blanc avec lequel je corrigeais les fautes de frappe ; ma carte pour le copy center, les queues à la poste pour d’épais courriers. Je tends à oublier tous ces détails qui faisaient mon quotidien : les passages à la bibliothèque municipale, le lourd Littré, les bibliothèques universitaires où des amis me laissaient l’accès. Je dois faire un effort et me fier davantage à mes déductions qu’à ma mémoire pour me souvenir comment j’ai écrit certains de mes ouvrages. Je dois faire le même effort pour me souvenir que je n’étais pas avec Hanna, enfants, quand nous cueillions des noisettes sur les arbres derrière la grange, malgré même la frontière des langues.
Il ne m’a fallu que quelques jours, pas plus, pour que tout ce qui était nouveau ici cesse de me paraître étranger, me devienne au contraire familier, se greffe à mon passé et le prolonge ; pour que j’y prenne ce que je ne pourrais appeler autrement que de vieilles habitudes. Deux, trois jours, pas plus, et ça commence.
Je sais bien que l’amour est avant tout animé de pulsions corporelles qui ne sauraient à elles-seules nous combler. Ce n’est pas une raison pour le calomnier. Il ouvre le cœur et l’esprit. En éveillant ce qu’il y a de plus animal dans l’animal, il en fait un ange, pur et innocent. Le corps, le corps vivant qui te regarde et te parle, te rend pur et innocent en te lavant du savoir et de l’expérience. Les Pères de l’Église s’étaient interrogés sur le sexe des anges. En vérité, ils auraient dû songer à l’angélisme du sexe, dit Hanna couchée dans le foin de la grange.
Le froid arrive vite dans les vallées. L’été n’est pas encore fini pourtant. L’altitude et l’éloignement de toute mer font plonger les températures dès que les jours raccourcissent et que s’étendent les ombres démesurées des montagnes dans les vallées. Ramzo m’a proposé de revenir m’installer chez lui où l’altitude est plus basse et le climat moins rude.
© Jean-Pierre Depétris, mai 2015
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