Dans les Vallées

Jean-Pierre Depetris, mai 2015.

À Ranctoro - En passant à Torgôrod - D’une mécanique de la pensée - Quelque temps avec Kalia - Chaudes journées - Suite...

Table des matières






Cahier six - À Ranctoro

Sur la route de Ranctoro

Le moteur tourne bien maintenant que j’ai fait une révision complète de la camionnette. Ramzan – il s’appelle en réalité Ramzan, Ramzo est la forme vocative, que j’utilise donc quand je lui parle – Ramzan est étonné que je me débrouille si bien avec une clé à molette. Je sens en effet assez bien ces choses-là. Nous roulons vers Ranctoro, la plus proche agglomération. Ce qui me serait apparu comme un trou perdu en arrivant, va me sembler, j’en suis sûr, une grande ville maintenant que je me suis acclimaté à Tourba.

J’ai changé la boîte de vitesse qui émettait des craquements inquiétants. Ce n’était pas seulement un prétexte quand j’ai pris le volant des mains de Mahmmud. J’ai gardé l’ancienne de côté car elle marchait encore, et celle que j’ai trouvée à la casse dans la vallée de l’Ourkhan, n’était pas de toute fraîcheur.

La casse de la vallée de l’Ourkhan, juste à l’entrée du gouffre au-dessus duquel Tourba est bâti, est un lieu très agréable, entre la vaste grève de la rivière parsemée de sapins, et un long étang où penchent des saules et où volent quantité de somptueuses libellules dans le croassement des grenouilles. Les carcasses rouillées n’ôtent rien à la beauté du site face aux hautes falaises du Djirac. Elles lui rajouteraient plutôt une touche de nostalgie, semblant même entretenir une sorte d’affinité avec des mues de libellules qui demeurent accrochées à des joncs.

Ramzo trouve ma conduite nerveuse. C’est à cause de mon réglage de l’embrayage et du carburateur. Il permet une meilleure réactivité dans les chemins caillouteux, mais, comme je disais, je suis sensible à la chose mécanique, et si l’on ne l’est pas, on risque de caler souvent. Je le changerai pour le rendre plus souple aux autres.

Le village possède aussi deux automobiles, un car et deux motos, dont l’une avec un side-car. Le maréchal-ferrant en assure l’entretien – très mal d’ailleurs. « La mécanique ne nous intéresse pas vraiment », a-t-il répondu à mes remarques, « nous préférons les chevaux. » Pour le reste, Tourba n’a rien de collectiviste, chacun a son quant-à-soi. On préfère pourtant l’échange de services à l’échange marchand – on ne sort jamais son portefeuille ici (« ne l’oublie surtout-pas », m’a prévenu Ramzo ce matin avant de partir, plus soucieux qu’en me tendant la carabine pour les ours de la vallée) – et leur quantification est très approximative.

« Comment peut-on quantifier la valeur d’un bien ou d’un service ? me disait le maréchal-ferrant. « De toute façon, sans qu’on ait de moyens de le mesurer, on voit que des gens rendent de grands services à leur entourage, sans qu’il leur coûte nécessairement, d’autres ne savent rien faire d’utile, et d’autres encore s’épuisent à des actes catastrophiques. On n’y changera jamais rien. »

L’échange privé et la propriété ne sont que des illusions, pense Ramzo. Que vaut ta maison sans arrivée d’eau ni chemins pour y conduire ? Quelle existence aurait-elle, et combien de temps faudrait-il pour que la nature y reprenne ses droits ? Que vaut ton ordinateur sans connexion ? Vois les traces que les hommes ont laissées au fil des siècles : Stonehendge, les cathédrales, l’Acropole, les monuments de Petra. Il serait difficile d’expliquer leur construction par le seul jeu des échanges privés de biens et de services. Ce n’est pas la quantification des échanges interpersonnels qui ici a de l’importance, mais les rapports de domination entre les hommes qui ont accompli ces ouvrages.

Quand je l’ai plus interrogé, il m’a dit qu’il n’entendait pas qu’à ses yeux il serait souhaitable en soi de construire des cathédrales ou des centres de recherche nucléaire, mais qu’avec des motivations privées, nous n’aurions pas seulement été capables de bâtir des huttes, seulement de nous épouiller les uns-les autres comme des singes.

J’ai été beaucoup écouté depuis que je suis ici, et j’ai même été sollicité à parler. Je ne me suis pas dérobé, considérant que je voyais vivre Ramzo, sa femme et son voisinage dans leur cadre de vie habituel, et que j’en apprenais ainsi davantage sur eux que je ne pourrais jamais leur dire de moi. Il semble maintenant que Ramzo devienne plus loquace, plus prompt à me parler de lui et de ses réflexions.

Ramzo m’a dit aussi : « Le réseau des réseaux ne saurait être encore un réseau. Ce serait autre chose, je ne sais quoi ; mais certainement pas un réseau. » J’ai noté cette phrase qui m’a laissé tellement pensif que je n’ai toujours pas songé à le questionner davantage.

Chez Kalia

Nous sommes arrivés de bon matin chez Kalia. Une vingtaine de kilomètres, même sur une route tortueuse et qui n’est pas asphaltée sur un bon tiers du trajet jusqu’au pont de l’Ourkhan, ça ne prend pas des heures. Kalia m’a d’abord fait l’effet d’une paysanne à la fois cordiale et austère. C’est une femme entre deux âges, grande et svelte. Malgré son foulard et son chapeau de paille qu’elle garde souvent dans le dos attaché par un lacet, son visage est bronzé. Elle porte un tablier sur sa chemise et son pantalon de toile sombre un peu court aux chevilles, qui met en évidence ses bottes de cuir. J’ai ensuite remarqué ses grands yeux noirs qui paraissent aller chercher le sens de vos paroles à leur source derrière les vôtres, puis aux gestes de ses mains, caressants et précis quand elle prépare le thé, sort des sucreries, ou quand elle parle dans un anglais parfois hésitant, comme si elle s’en servait pour ajuster sa syntaxe, ou, plus précisément, le ton de sa voix. Yeux et mains s’allient alors pour lui donner une force de conviction et une sincérité étonnantes.

Kalia m’a invité à rester quelques jours chez elle. Ramzo ne paraissait pas fâché de pouvoir disposer enfin de sa maison. Peut-être y invitera-t-il Darâ. J’ai changé mes réglages du moteur avant qu’il ne reparte. Après quelques essais dans les rues avoisinantes, il fut satisfait.

Le 13 juin

Kalia habite un peu en périphérie de Ranctoro, et je n’ai pas eu hier l’impression immédiate de revenir à la civilisation, à laquelle je m’attendais. Sa maison est bâtie sur une éminence qui domine la petite ville sur son autre versant, et qui lui offre une large vue sur la vallée de l’Ourkhan jusqu’aux falaises du Djirac et au-delà.

Je me dis que je pourrais certainement communiquer par des signaux lumineux avec Ramzo pendant la nuit, un peu stupidement puisque je suis assis devant mon portable.

Ranctoro est une toute petite ville, une bourgade, deux ou trois fabriques se suivent le long des berges de l’Ourkhan et des ateliers divers jouxtent le centre. L’agglomération est lovée contre cette masse rocheuse où habite Kalia, qui la domine de falaises escarpées. Il est probable que les hommes s’installèrent d’abord là-haut, à l’abri de ces murailles naturelles, puis s’y trouvant bloquée, la ville se développa à leur pied, à la jonction des deux rivières, délaissant son premier site peu commodément accessible par la seule face est. On l’appelle d’ailleurs « le Fort », bien qu’il n’y ait aucune trace de fortification ni d’installations militaires, seulement de vieilles maisons individuelles entourées de potagers et de champs de luzerne.

Ce matin seulement, en allant prendre un café dans le centre, j’ai éprouvé l’impression attendue en traversant la rue principale. Ce n’était pourtant qu’une rue bien étroite, où deux voitures se croisent en ralentissant, mais un magasin est au pied de chaque immeuble d’un ou deux étages : quincaillerie, armurerie, vêtements de travail, informatique, sellerie, herboriste…

J’ai pris un café sur la grande place, devant le dépôt des cars qui desservent les vallées environnantes, et d’où l’on voit quelquefois descendre de rares touristes, les uns arrivant du sud, en tongs et en chemises légères, les autres revenant avec anoraks et d’épaisses chaussettes d’alpinistes. La région a de belles montagnes, mais pas assez singulières pour susciter le tourisme alpin. Le grand bar vend les tickets, et il est encombré de paquets et de valises. Je me suis installé sur la terrasse surélevée d’où je vois la rue principale sur toute sa longueur et celle qui rejoint la route de la vallée du Grâhat, déjà noyée sous les feuillages qui débordent des jardins et annoncent la campagne.

Ce que j’écris ces jours-ci est-il bien passionnant ? On ne peut pas dire que les événements se précipitent. Peut-être faudrait-il un meurtre, une enquête policière à résoudre. Il est curieux que personne ne paraisse remarquer que le seul et unique intérêt des romans policiers, la seule chose du moins qui parvienne efficacement à retenir l’attention du lecteur, et qui fait d’eux le genre caractéristique de l’époque, est cette profusion de détails anodins auxquels le surgissement impromptu de la mort semble donner une importance singulière, alors que c’est exactement le contraire.

Salmonidés

« Ce ne sont pas des ombles », m’a affirmé Kalia, « ce sont des truites. Les ombles sont des poissons lacustres qui sont bien moins vigoureux que des truites habituées à remonter des torrents écumeux. » Quelqu’un d’autre m’a déjà assuré qu’il s’agissait de saumons, mais les saumons migrent entre mers et rivières, ce qui n’est pas le cas ici. Je crois que la terminologie n’est pas bien fixée pour toutes ces sous-familles des Salmonidés, et que les uns ou les autres me répondent selon qu’ils ont appris l’anglais européen ou américain ; je sais que les Québécois appellent déjà les truites « ombles de rivière ». Je suis seulement sûr que je pêche des Salmonidés qui ressemblent à des ombles, vivent comme des truites et ont des tailles de saumons.

Enquête, le mot est passé en trois siècles des sciences physiques aux sciences humaines, puis aux affaires policières. C’est une trajectoire qui invite à réfléchir. Voilà ce que je me dis en pensant à mes remarques de la veille.

C’est pourtant bien à une enquête que je suis venu participer ici en compagnie de Ramzo et de son amie Kalia. Comme de bien entendu, être ensemble ne nous fait pas travailler mieux ni plus vite. Nous trouvons au contraire toutes les occasions de nous divertir, et même de nous dissiper, alors que nous n’aurions certainement rien eu d’autre à faire si chacun avait été livré à lui-même. Mais tout ceci est une autre histoire…

Les combats de poissons

Nous sommes allés assister à des combats de poissons. On en organise ici. On ne se cache pas, mais on s’y rend quand même discrètement, dans une petite salle, à l’abri des regards, et l’on y fait des paris. On ne mise pas de grosses sommes ; le but est simplement d’intéresser le combat, de faire en sorte plus exactement qu’en jouant quelques pièces, l’on se sente plus d’empathie pour la bête qu’on aura choisie.

Il n’est pas très facile de faire se battre entre eux des Salmonidés. On pratique déjà depuis longtemps en Asie des combats de poissons tropicaux, avec des espèces où les mâles sont plus agressifs entre eux, tel le Betta splendens qui est élevé pour le combat, comme l’on fait avec des coqs ou des chiens. Les Salmonidés, eux ne sont pas attachés individuellement à leur territoire, ils sont habitués à circuler et à se côtoyer sur de vastes espaces, et ils n’ont pas de raisons de se combattre. Certaines sous-familles le font parfois, et il n’est pas exclus qu’une grosse truite en dévore une plus petite, mais si ces animaux avaient coutume de se battre, on ne les élèverait pas en bassin. Bien sûr, le comportement de ces poissons est différents selon qu’ils se trouvent nombreux sur un grand territoire, ou seulement deux dans un espace qui leur est bien trop étroit. Je ne sais comment on s’y prend ici, mais il est certain qu’on y parvient.

La façon dont les deux poissons s’affrontent est plutôt inattendue. Ils se font face d’abord, gonflent leurs ouïes, ouvrent leurs gueules qui est naturellement tombante, un peu comme une binette triste, et qui leur donne des airs brutaux et mauvais. Puis, toujours dans le même alignement, ils placent leurs visages côte-à-côte, se touchant presque. Cela peut durer quelques minutes sans qu’il ne se passe rien. Ils restent ainsi, se déplaçant latéralement, très lentement, sur leur garde. Peu à peu la tête de chacun se rapproche de la queue de l’autre, sans qu’aucun ne tente rien.

Puis soudain l’un attaque brutalement. On mesure alors combien ces poissons sont vifs. L’autre esquive en tentant de mordre aussi son adversaire. C’est extrêmement rapide et brutal, l’eau éclabousse. Parfois les adversaires s’immobilisent, les mâchoires plantées dans les flancs, une nageoire, parfois ils se saisissent à la gueule. Puis ils se séparent aussi vivement, reprennent leur distance, s’évaluent, se présentent à nouveau, menaçants, l’un en face de l’autre, et le manège recommence.

Au bout d’un moment, l’un paraît sentir qu’il n’aura pas le dessus. Il se tient à l’écart, paraît chercher une issue, inspecte tous les recoins du petit bassin jusqu’à s’assurer qu’il ne peut échapper à l’autre qui le surveille à l’écart, le laisserait sûrement fuir si c’était possible, mais fait mine encore de l’attaquer. Il cherche à le mordre, comme étonné qu’il soit encore là. Puis celui qui paraissait le plus faible, convaincu qu’aucune fuite n’est possible, se remet en position agressive avec plus de rage encore, comme pour compenser la faiblesse qu’il s’était autorisé. Il n’est pas impossible alors qu’il reprenne l’avantage.

Le combat ne dure jamais très longtemps. Plus les poissons sont blessés, plus ils sentent qu’ils perdent leur force, qu’ils perdent l’usage des leurs nageoires déchirées, plus monte en eux la fureur de tuer.

J’ai regardé ces combats avec un mélange de fascination et de nausée. J’avais depuis des jours éprouvé la force avec laquelle ces poissons tiraient sur la ligne quand je les pêchais. Je l’avais éprouvé physiquement, et je ressentais d’autant plus la vigueur avec laquelle ils se jetaient l’un sur l’autre. J’en éprouvais la puissance et la violence inouïes produites par ces deux petits corps. Une part de moi-même était seulement attentive aux mouvements naturels de ces animaux si difficiles à observer dans leur élément et à capturer à l’aide d’un hameçon, cherchait à en apprendre des moyens de mieux les piéger, alors qu’une autre part était simplement effrayée, piégée elle-même par l’attention de la première. À vrai dire, aucun des mots que j’emploie n’est juste, ce que je ressentais était bien plus corporel que de l’effroi, et bien trop intelligent pour de la nausée.

Le public, une petite quinzaine de personnes, restait silencieux, et attentif aussi. On ne manifestait pas, on n’émettait pas de jugements, même à mi-voix. On n’entendait que le bruit de l’eau agitée dans l’étroit bassin couvert, car les combattants auraient tôt fait autrement de sauter à l’extérieur. Les présents, principalement des hommes, mais trois femmes cependant dont Kalia, observaient en connaisseurs. Rien ne leur échappait des mouvements, des déplacements incroyablement rapides, des tensions de chaque muscle.






Cahier sept - En passant à Torgôrod

Courriel à un ami resté au pays

Je crois que je ne t’ai pas encore parlé de comment les gens lisent ici. Comment on lit enseigne beaucoup sur une société. Beaucoup de gens viennent lire dans les cafés, et pas seulement le journal. On ne s’en rend pas compte dans un village comme Tourba. Ici, on le remarque.

Un café ou un thé, un narguilé, assis sur une chaise ou sur un tapis devant une petite table, beaucoup sont penchés sur des livres en silence, parfois un crayon à la main comme des turfistes, mais ils ne consultent pas le journal.

Je ne sais pas ce qu’ils lisent, et ce n’est pas important. L’important est comment on lit. Ce qu’on lit dépend de comment on lit. Ils le font posément, attentivement mais sans indifférence à ce qui les entoure, saluant discrètement celui qui entre, car les bars ici sont petits.

Chaque matin, je sors prendre un café de bonne heure. Tous les clients, bien sûr, ne lisent pas, certains bavardent, mais ne parlent pas fort. Je m’installe et je lis moi aussi, ou bien j’écris.

On ne me regarde pas de travers, on répond à mon salut quand j’arrive, puis on m’ignore, on me laisse à ma lecture comme je laisse les autres à la leur ou à leur conversation, voire à leur réflexion. Nous sommes ensemble juste ce qu’il faut.

La plupart du temps, je lis ou écris sur mon portable. Des clients écrivent aussi, j’ai dû oublier de le dire. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’ils écrivent. L’important, là encore, est comment on écrit. Ce qu’on écrit dépend plus encore de comment on écrit.

Le 28 juin

Ramzo est passé me voir à Ranctoro, profitant d’une visite qu’il devait faire à Torgôrod, un bourg à quelques kilomètres dans la vallée du Grâhat, et où je l’ai accompagné. Je l’ai attendu au bar où j’avais pris un café le jour de mon arrivée.

La route est d’abord verte et champêtre, comme la vue que j’avais de la terrasse vers le lointain me l’avait laissé deviner. Elle traverse des champs de fourrage et des vergers épais. Elle est raide alors, avant d’arriver aux gorges. Jusque-là, elle est bonne, du moins elle est goudronnée.

Nous avons appris la veille la décision du gouvernement grec de faire appel au peuple pour refuser les ultimatums impériaux. Bien que je n’en sois pas surpris, j’en suis inquiet car tout depuis six mois semble sur les rails d’un scénario à l’Ukrainienne. Je ne dis pas que les jeux soient faits, et je le souhaite moins encore, mais les deux situations ont plus de points communs que les commentateurs ne le relèvent.

« L’Ouest continue à se désagréger toujours plus vite depuis mon départ, dis-je. L’accélération m’a surpris ces trois ou quatre dernières années ; l’accélération seule, car je m’attendais aux événements, mais pas à qu’ils tardent tant et s’accélèrent si vite. »

Ramzo demeure silencieux, moins parce que la route tortueuse et accidentée des gorges requerrait son attention sans partage, qu’il n’est curieux de la suite de mes remarques. « Il y a vingt ans, continué-je donc, le Pacte Atlantique avait gagné, il n’avait plus rien en face de lui. Il lui manquait seulement de savoir ce qu’il avait gagné. »

« Il n’avait plus rien en face de lui que la force des choses, insisté-je, c’est-à-dire ce qu’il était le moins capable d’affronter et de comprendre. » Je me tais un instant pendant que Ramzo ralentit pour traverser le deuxième pont de bois dont j’entends craquer les planches sous les roues.

« Souviens-toi d’il y a seulement sept ans. Il était de bon ton de voir l’Union Européenne s’étendre jusqu’aux limites de la Géorgie. On imaginait encore il n’y a que quatre ans, une union euro-méditerranéenne pour laquelle seuls les gouvernements libyen et syrien faisaient de piètres obstacles, surtout après qu’on eut chassé l’armée syrienne du Liban en 2005. On envisageait une sécession du Tibet, peut-être du Turkestan chinois ; un renversement de la République d’Iran, et j’en passe. » Je me tais un moment car le précipice mal protégé, maintenant sur notre droite après le dernier pont de bois, me perturbe davantage que si je tenais moi-même le volant.

« Aujourd’hui, c’est l’incendie sur toutes les frontières de l’Empire, l’afflux de réfugiés, l’isolement diplomatique… » continué-je un peu plus loin. « L’Empire craque de l’intérieur, et il n’a plus d’alliés à l’extérieur. Même les vassaux qui paraissaient indéfectibles rusent pour s’émanciper de son contrôle, en proportion de la perte d’influence… »

Après quelques kilomètres, la vallée se desserre et la route redescend au niveau de la rivière. Elle en reste séparée par l’étroite forêt de sapins et de mélèzes qui entoure son lit. Les champs s’élargissent encore, luxuriants en cette saison où la fonte des neiges d’altitude alimente des centaines de rus. À partir de là, la voie n’est plus goudronnée. On aperçoit alors de très loin la curieuse construction qui domine le village de Torgôrog.

« Les grands et petits chefs de l’Empire ont fini par se prendre pour des élites », dis-je encore, « non pas celles d’un empire : celles d’une civilisation, de la plus formidable des civilisations, celle auprès de laquelle les autres font figure de barbarie. Ils ne se sont pas crus seulement les mécènes des élites de la plus grande de toutes les civilisations, ils se sont pris pour ces élites elles-mêmes. »

En vue de Tôrgorod

Torgôrod ressemble de loin à une citadelle. Elle en est bien une d’une certaine façon. Elle abritait au Moyen-âge le siège du parlement d’une fédération qui regroupait la vallée de l’Ourkhan, du Grâhat et du Djirac, et d’autres plus hautes encore au nord, et aussi à l’est au-delà de la frontière.

« La génération précédente s’était acheté le berceau de la civilisation », dis-je encore pour revenir à la Grèce. « C’est du moins ce qu’il était raisonnable de comprendre. La génération actuelle juge maintenant que c’était une erreur économique. »

« Un berceau de la civilisation aurait probablement dû permettre un assez rapide retour sur investissements, du moins s’il avait été bien géré », intervient enfin Ramzo avec une ironie qui m’agace un peu.

« Ces prétendues élites ne comprennent rien », ajouté-je, déjà plus intéressé par le lieu où nous arrivons. « Ce n’est pas pour tromper ni se moquer du monde qu’ils préfèrent parler de taux d’intérêt plutôt que de décisions politiques, de migrants plutôt que de réfugiés, d’invasion russe plutôt que de sécession de l’est de l’Ukraine, de groupe terroriste plutôt que d’un émirat plus grand que l’Angleterre ; ou espionner toutes les communications plutôt qu’écouter leurs interlocuteurs… Ils ne comprennent pas ce qu’il arrive, ils ne savent pas quoi faire. Ils ne le sauront pas. »

Les fortifications de Torgôrod sont construites sur une large cluse qui ferme le fond de la vallée. On en distingue de loin le haut minaret qui ressemble à un clocher suisse.

Ébauche d’une phénoménologie de l’esprit

Nous n’avons pas trouvé l’ami que Ramzo voulait me faire connaître. Il m’a donc laissé dans un café près de la camionnette pendant qu’il cherchait où il pouvait être. J’en profite pour noter les souvenirs tout frais de notre trajet.

J’avais remarqué ces derniers temps que l’attention portée à l’espace environnant ne fait en rien perdre le fil de ses idées. Au contraire ce fil s’ancrerait plutôt sur la trame des perceptions sensorielles, comme une araignée tisse sa toile en la fixant d’abord sur quelques points d’appui, une tige, une roche, une branche… Je fais aujourd’hui l’observation inverse : la poursuite d’une idée ne rend en rien insensible à la prégnance du milieu. Il se pourrait même que la sensibilité soit démultipliée par la réflexion, du moins par sa formulation, comme si, y prenant appui, elle acquérait une force nouvelle.

En notant l’essentiel de notre conversation pendant que je m’en souviens, me reviennent des impressions comme si j’avais traversé réellement des lieux seulement entraperçus de la portière : clairières pentues couvertes de fleurs buissonnantes, à l’air clouté de myriades d’insectes minuscules, survolées de papillons virevoltants comme sous le coup de l’ivresse, de guêpes sonores et zigzagantes, de grosses mouches qui aiment sucer le sang des chameaux lorsqu’ils sont fraîchement tondus ; vastes berges de cailloux autour de la rivière, apparemment réfractaires à toute vie, même celle de mousses ou de lichens, mais où grouillent à l’abri de roches des larves de trichoptères invisibles sur le sable dans l’eau froide et limpide des rives ; sous-bois de mélèzes, ou encore d’arbres à feuilles caduques aux senteurs de terre humide ; pelouses moussues parsemées de blocs rocheux auprès desquels s’enracinent de petits frênes, des noisetiers ou des rosiers sauvages ; vertigineux murs de sapins serrés et verticaux descendant jusqu’au raz des à-pics de roches sombres…

On pourrait en déduire que le déplacement dans l’espace et dans la pensée ne seraient en rien des phénomènes distincts ; mais plus encore que le concept d’espace est trompeur : trompeur principalement dans la mesure où il se donne comme celui d’un contenant plutôt que d’une trame de saillances.

Au café

L’ami que Ramzo est venu voir n’est ni chez lui ni dans le bourg, retenu au dernier moment je ne sais où par des déboires dont je n’ai pas saisi les détails. Ramzo m’a donc rejoint dans le café au pied de la citadelle.

« Une trame de saillances, oui, cela ressemble plus à la structure du web qu’un réseau », me dit-il quand je partage avec lui mes réflexions, répondant ainsi à la question que je n’avais toujours pas pris le temps de lui poser. « C’est pourquoi, continue-t-il, les mouchards de connexion ont un effet catastrophique sur notre circulation en ligne. »

Je le regarde surpris. « Les mouchards ont sur notre navigation des effets précisément oniriques », répond-il à mon interrogation silencieuse. « Dans le monde réel, l’espace constitue un schème solide et fiable. Par exemple, quand tu descends la route du Djirac, tu peux être raisonnablement certain que tu vas parvenir au barrage, puis à mon village. Si ce n’était pas le cas, c’est peut-être qu’un glissement de terrain l’aurait emporté, mais tu ne peux t’attendre à arriver aux chutes du Niagara. »

Le café est en face d’une grande esplanade que quelques arbres rafraîchissent. De l’autre côté est une imposante porte de pierres crénelée avec un corps de garde visiblement abandonné. Un balcon ombrage la façade de bois et les grandes vitres derrière lesquelles nous nous sommes assis.

« Ce n’est pas ainsi que les choses se passent en rêve », continue Ramzo. « Des désirs épars, des souvenirs frais et vivaces ou profondément enfouis, modifient la topologie de ton espace. Il se passe exactement la même chose quand tu navigues avec des mouchards informatiques. Pages et moteurs de recherche te proposent des liens déduits de tes navigations antérieures. Le web devient alors comme la trame d’un rêve, et ta navigation quelque peu somnambule. »

Nous avons commandé un narguilé avec le thé, dont le tabac oriental corsé semble relevé d’un goût de genièvre et de clou de girofle. « Mais on ne peut faire autrement que naviguer avec des mouchards », le coupé-je en soufflant une forte volute de fumée.

– Bien sûr que si. Il suffit de ne pas les accepter, ou, mieux encore, de remplacer le fichier où ils doivent s’inscrire, par un dossier. Le programme distant ne saura pas gérer un tel dossier sur lequel il ne peut rien écrire, ni acter un refus.

– L’astuce est bonne, je ne le nie pas, bien qu’elle soit vieille comme le web, mais on ne peut pas se priver systématiquement de mouchards. Ils sont indispensables pour certaines opérations en ligne.

– On doit donc accepter de somnambuler en ligne, conclut Ramzo implacable comme le bon sens. On doit alors le savoir et en tenir compte.

Les attracteurs étranges

Nous avons bavardé longtemps, recommandé du thé et du tabac, oubliant aussi bien le rendez-vous que l’idée qui m’était venue de visiter la citadelle dont l’histoire éveille mon intérêt.

« Tes réflexions m’ont rappelé une idée qui a germé depuis longtemps dans mon esprit en regardant les mouvements de l’eau pendant que je pêchais, », me dit enfin Ramzo sur un ton plus confidentiel. « J’y étais très précisément attentif à ce que la mécanique des fluides appelle “les attracteurs étranges”. Sais-tu de quoi il s’agit ? »

Ramzo sait bien que je ne suis pas ingénieur, mais j’en ai quand même appris quelque-chose en étudiant Poincaré. Ce sont quatre types de mouvements stables que les liquides tendent à épouser : entonnoir, point-col, puits et…

« Cycle-limite », complète Ramzo en me voyant chercher. « On leur a probablement donné ce nom générique d’attracteurs étranges car il a dû d’abord paraître curieux que les fluides en mouvement tendent à se fixer sur ces quatre figures simples. » Je suppose qu’il plaisante car le nom a été donné assez récemment, mais je ne l’interromps pas.

« Eh bien, vois-tu », lâche-t-il enfin, « il m’est apparu que le processus de la pensée ne pouvait pas être totalement étranger à la mécanique des fluides. La pensée est un mouvement, et il n’y a aucune raison pour qu’elle échappe aux lois universelles du mouvement. »

Je reste un instant interdit par ces réflexions qui me seraient certainement parues délirantes si je n’y avais pas déjà songé moi aussi. « Tu as creusé un peu ton idée ? » lui demandé-je.

« J’ai pris des notes sans aboutir jamais à rien de bien cohérent. »






Cahier huit - D’une mécanique de la pensée

Le 2 juillet

L’idée de Ramzo me fait penser à celle de George Boole. Boole avait entrepris au milieu du dix-neuvième siècle de traduire des idées et des concepts en équations, de leur appliquer certaines lois et de retraduire le résultat en termes logiques. Pour cela, il avait créé une algèbre binaire basée sur deux valeurs numériques : 0 et 1. Les travaux de Boole, essentiellement théoriques, ont trouvé des applications déterminantes dans les domaines des systèmes informatiques, de la théorie des probabilités, des circuits électriques et téléphoniques, etc, et ont alimenté les travaux de Peirce, Frege, Russel, Turing, Shannon et bien d’autres, comme le dit en substance Wikipedia.

Dans ses Mathematical Analysis of Logic, 1847, puis An Investigation Into the Laws of Thought, 1854, Boole envisageait donc de ramener le processus de la pensée à la formulation mathématique. Son travail aboutit à ce qu’on peut tout à la fois considérer comme un échec et comme la plus formidable invention de l’époque contemporaine, un peu comme fut la découverte de l’Amérique plutôt que de la route des Indes Occidentales par Christophe Colomb. Boole nous a finalement moins appris sur la pensée que sur le langage, et de là, évidemment, sur le langage et la pensée.

« C’est pourquoi », ai-je écrit dans mon dernier courriel à Ramzo, « ton idée mérite d’être creusée, mais il me semble qu’elle deviendrait plus consistante dirigée vers le langage plutôt que vers la pensée. »

« Boole a été initiateur d’une mathématisation de la logique, à défaut de la pensée, et par là, des techniques numériques. À partir de ces techniques numériques puis de l’ordinateur, il devient possible d’observer des mouvements du langage comparables à ceux d’un fluide, qu’il soit dit ou écrit, qu’il soit en langues naturelles, ou en langages mathématiques, logiques ou de programmation. Une mécanique du langage peut alors être observée et expérimentée, plutôt que celle d’une insaisissable pensée. »

J’écris mon courrier chez Kalia sur ce balcon aux ogives richement décorées d’arabesque, ouvert sur le nord-ouest vers l’amont de la vallée de l’Ourkhan. Le soleil passe derrière les cimes. Le jour demeure lumineux et l’air encore chargé de la chaleur de l’après-midi, mais déjà l’on sent descendre le froid des montagnes.

« N’oublie pas non plus » ajouté-je avant de rentrer et me couvrir, « que les fluides qu’étudie la mécanique sont causalement déterminés, et étrangers à tout ce qui ressemblerait à de la volition. Il est difficile d’en dire autant de la pensée, et même du langage. Nous sommes cependant aujourd’hui en mesure de bricoler des structures linguistiques qui fonctionnent automatiquement comme des objets mécaniques : ce qu’on appelle programmer, coder, développer, hacker… À partir de là, peut-être devient-il envisageable de discerner des attracteurs dans le fonctionnement du langage. »

Une mécanique du langage

– Je comprends à peu près ce que peut être un mouvement de la pensée, mais pas du langage, m’interroge Kalia.

– C’est à peu près la même chose, expliqué-je, c’est ce qu’on peut appeler un syllogisme, une inférence, une induction, une déduction, une abduction, une commande, un algorithme… Quelle que soit la dimension cognitive d’un tel mouvement, on peut observer sa trace dans la syntaxe d’un langage.

– N’êtes-vous pas en train de réinventer l’analytique d’Aristote ? Dans ce cas, je te conseille de vous plonger dans l’étude d’Al-Fârâbî et d’Ibn Sînâ, qui sont allés très loin dans cette voie en tirant parti de l’irréductibilité des grammaires grecque et arabe.

– Non, nous connaissons bien tout cela, une analytique des figures de la pensée que les Arabes ont incontestablement consolidée par leur souci philologique. Nous en connaissons aussi les critiques, tant orientales d’Al-Ghazâlî à Mollâ Sadrâ Shîrâzî, qu’occidentale de Descartes et la Grammaire de Port-Royal, à la Grammaire Générative de Chomsky. La notion de grammaire est justement centrale à mes yeux, mais même Wittgenstein quand il a écrit sa Grammaire philosophique, ne disposait pas des instruments qui sont aujourd’hui à notre portée. Tu vois, l’idée n’est ni de faire une analytique, ni une grammaire, mais une mécanique.

Poésie et espace

En regardant la texture du tapis sur laquelle je suis assis, je songe que le mot persan pour dire « poésie », شعر, vient de la racine arabe qui désigne les poils du chameau dont est faite la toile des tentes. Il évoque immédiatement le tressage, comme l’anglais web d’ailleurs. Pourtant les principaux genres de la poésie arabe classique ne sont pas fixés sur les pas du chameau, mais du cheval : la marche, le trot, le galop. J’aime cette idée de tramer avec des pas.

J’ai été aussi particulièrement attentif à la façon dont le paysage changeait à mesure que j’avançais, en descendant de bon matin prendre un café dans le centre. J’entends qu’il change très vite selon comment la perspective se modifie. Il suffit parfois de quelques mètres pour que la perspective du lieu devienne entièrement différente, surtout sur ce chemin qui contourne les falaises au-dessus de Ranctoro, et d’où l’on distingue bien la rivière autour de laquelle le bourg est construit. C’est comme si le territoire qui paraît une fois pour toute fixé sur la carte se démultipliait, comme si les deux dimensions dans lesquelles il est figuré, en recelaient en réalité une quantité innombrable.

J’ai mis très longtemps à comprendre la géométrie in situ de Poincaré. Je ne parvenais pas à voir le calcul à n dimensions autrement qu’un jeu de l’esprit qui ne renvoyait à rien de bien réel. Je ne comprenais pas au contraire que la réduction à deux ou même trois dimensions est un travail de l’esprit bien moins qu’une donnée, comme l’habitude nous le fait paraître.

Assurément, une telle simplification est très utile, encore doit-on demeurer capable de s’en émanciper pour retrouver la sensation du territoire réel dans sa multidimensionnalité. C’est ce que j’ai encore eu l’occasion d’expérimenter dans ma marche matinale.

Chez Kalia

Kalia et moi nous sommes beaucoup rapprochés depuis que j’habite chez elle, et surtout depuis que, la semaine dernière, nous sommes allés ensemble après le lac au fond de la vallée du Grâhat, voir le berger auquel elle avait confié quelques bêtes. Je n’en ai pas encore parlé car je ne me suis pas encombré de mon portable pour aller dans un endroit où les prises électriques sont rares. Sinon, nous nous rencontrons très peu ici à Ranctoro. Quand elle ne s’enferme pas dans sa pièce pour lire ou pour écrire, elle est avec ses amies, à travailler dans les champs, ou à traîner au hammam, ou encore à faire je ne sais quoi ensemble.

À la voir toujours entourée de jeunes amies volubiles, je me suis même demandé si elle n’était pas un peu homosexuelle. Je me trompais grossièrement. J’ai même pu apprendre que l’homosexualité était complètement inconnue dans la région.

Je plaisante à peine. Il vaut mieux ici se garder de parler d’homosexualité, ni même d’y faire subtilement allusion. On vous regardera sinon avec un air désolé et gêné, comme si vous étiez un idiot pervers. Allez seulement évoquer les relations entre Rûmî et Shams en termes sexuels… Les effusions de Rûmî et la nature de beaucoup de ses contes vous convaincraient pourtant que ce sont les gens d’ici plutôt qui sont des idiots candides. C’est en fait un peu plus subtil : ils n’ont pas attendu Jacques Lacan pour comprendre qu’il « n’y a pas de rapports sexuels ».

La vie amoureuse entre les êtres se situe sur un autre plan, où ceux qui ne sont pas dans cette relation n’ont aucune place. Quoi qu’il puisse se passer alors entre des êtres, si vous n’y êtes pas impliqués, n’a aucune existence pour vous. Il importe en revanche ici que l’on connaisse qui est votre oncle, votre gendre ou votre cousin. Ceci est public et concerne tout le monde, mais ce que deux êtres font ou ne font pas sous des draps n’a aucune existence pour d’autres qu’eux-mêmes, et n’est même pas pensable.

Naturellement, on ne déniera pas que vous aimiez quelqu’un et l’on respectera votre attraction l’un pour l’autre, mais on ne la « sexualisera » pas. Vous pourrez vous tenir par l’épaule, par la main, par les hanches… je serais bien le seul ici à imaginer quelque-chose.

C’est ainsi que j’ai commencé à comprendre que ma propre attitude était en réalité répressive. En effet, ne serait-il pas un idiot pervers celui qui se construirait des histoires parce que j’habite chez Kalia, ou encore parce que j’habitais chez Ramzo le mois dernier ? Et ne finirait-il pas ainsi par nous pourrir la vie, quelles que soient par ailleurs les fondements et la nature de ses soupçons ? J’observe en effet qu’en voyant comment on vit ici, l’existence paraît bien plus libre, et ce n’est pas seulement la proximité des cimes qui rend l’air plus respirable.

Près du lac

Je ne voulais pas m’encombrer d’un fusil pour notre excursion au fond de la vallée. Nous n’en avions pris qu’un heureusement. Je ne crois pas qu’un ours nous attaquerait.

Quand nous avons campé près du lac, je l’ai emprunté à Kalia ; une vieille mais très belle arme de calibre 7,62 qui contient six balles en magasin, robuste et simple, qui ne doit pas s’enrayer facilement ni craindre le sable ou l’humidité. Je l’ai essayé contre un bois mort jeté dans la rivière. Je suis moins habile sur une cible immobile, je m’en aperçois souvent en prenant des photos.

Nous sommes restés l’après-midi près du lac. L’eau en était glacée. La rivière coule un peu plus loin dans un goulet qu’elle a profondément creusé. Le lac, lui, est alimenté par un petit torrent descendant d’un vallon, qui brillait comme un miroir quand nous sommes arrivés. Il est peu profond, et j’aurais pu croire que le soleil l’avait déjà réchauffé en ce début d’après-midi. Je n’y trempai les pieds que quelques instants pour me rafraîchir la tête et le torse. L’air lui-même est beaucoup plus froid à cette altitude où les roches enneigées ne sont plus lointaines.

Puis nous sommes grimpés plus haut le lendemain, là où sont parqués les moutons. Notre excursion n’était pas une villégiature, le berger y demeure seul pendant plus d’un mois, et il est coutume que des gens qui lui ont confié quelques bêtes passent le voir.

Je me suis demandé pourquoi personne n’avait encore installé un moyen de contact là-haut. On ne sait jamais ce qui peut arriver à un homme seul dans un tel endroit. « Je ne suis pas sûre que le berger le souhaiterait vraiment », m’a affirmé Kalia. « On ne se propose pas pour garder des moutons si loin en acceptant quelqu’un derrière son dos. »

Alif

Le berger a surgi d’entre deux rochers en aplomb du chemin, juché sur un chameau, un fusil entre les mains. Nous l’avions presque dépassé quand je l’ai remarqué. Les chameaux sont des animaux plus furtifs que les chevaux. L’homme avait fière allure, dans un large vêtement noir et sans forme, coiffé d’un énorme turban. Je suppose qu’il avait déjà reconnu Kalia, et il a descendu la pente avec le même flegme dont est capable sa monture. À contre-jour on distinguait à peine de son visage une courte barbe qu’il n’avait peut-être pas touchée depuis son arrivée. Il nous gratifia d’une imperceptible inclinaison de tête en guise de bonjour, que je lui rendis en portant d’un geste rapide ma main successivement à mon front, ma bouche et mon cœur, ne sachant pas en quelle langue j’aurais pu m’adresser à lui. Sur le coup, je n’aurais pas seulement été certain qu’il parlât une langue terrienne.

« Alif, quel drôle de nom ? » lui ai-je demandé quand nous nous sommes mieux connus, ce qui ne prit que quelques minutes presque complètement silencieuses, après que Kalia nous eut présentés en arabe, nous laissant penser que nous pouvions tous deux échanger en cette langue. Alif avait mis pied à terre pour marcher à nos côtés dans une vaste prairie pentue dont on distinguait au sommet la bergerie qui paraissait toujours plus grande sans pour autant se rapprocher à chacun de nos pas.

Ces pentes relativement douces sur un terrain ouvert sont plus traîtres que les raidillons, car elles trompent l’esprit qui mesure mal l’effort nécessaire à les grimper, comme si l’on en redressait imaginairement la surface. Même si le mois passé dans ces vallées m’a déjà appris à corriger cette impression, j’en demeure encore victime, surtout dans la proximité du but à atteindre.

« C’est plus facile à dire que J-P », m’a-t-il répondu laconique, me laissant supposer qu’il s’agissait d’une initiale. Leur langue en effet ignore les p qu’ils remplacent systématiquement par des f.

À la bergerie

Alif avait recouvert les murs blanchis à la chaux de la bergerie de versets du Coran. J’en compris mieux pourquoi il était si bien capable de me répondre en arabe. Les murs étaient blanchis peut-être, mais noircis aussi par la fumée du poêle, et jaunis sans doute également par la fumée du narguilé. Près de celui-ci, était posée une bouteille de vin presque vide, du bon, de Joulane, qui ne circule jamais plus loin que sur le cours de la vallée de l’Ourkhan, car les gens qui le connaissent en gardent le secret de peur que l’industrie des spiritueux ne viennent faire des ravages, et le négocient en cachette comme des trafiquants d’opium. Il nous en a offert en sortant une bouteille pleine.

« Tu peux lire le Coran en arabe et tu n’es pas musulman ? », m’a demandé Alif après le repas. « C’est une chose que je ne comprends pas. J’ai vu pourtant Kalia poser sur toi un regard de désir, et elle ne regarderait pas ainsi un sot. »

« Tu as trop bu, Alif », l’interrompit-elle.

« C’est quelque-chose que je respecte », a ajouté Alif, ignorant sa remarque et s’adressant toujours à moi avec ce ton de sincérité que seul provoque le bon vin, « et je te respecte aussi. C’est pourquoi je ne comprends pas. »

« Tant qu’il y aura une différence ente fidèle et infidèle », lui ai-je répondu pour me dérober, « pas un homme ne sera un vrai Musulman, disait Abû-l-Khaïr. »

« Si Dieu le veut, il faudra un jour que tu me l’expliques », a-t-il insisté.

« Si Dieu le veut, un jour je t’expliquerai », lui ai-je assuré avec la même sincérité non feinte.






Cahier neuf - Quelque temps avec Kalia

Le pas du chameau

J’écris toujours moins souvent à la plume. J’en suis très lentement venu à écrire directement au clavier. Au début, je ne rédigeais que des courriels. Il est très difficile d’écrire au clavier, accessoirement parce que l’écran nous donne une vue trop partielle de la page, surtout depuis que presque tous ont adopté le format 9-16. Il faudrait pour le moins pouvoir redresser l’écran.

La difficulté d’écrire au clavier ne tient pas à l’agilité manuelle. Je ne saisis d’ailleurs qu’avec quatre ou six doigts, mais plutôt rapidement. La question est la spontanéité, et donc l’automatisme.

Il est bien trop facile de corriger et de réécrire au clavier. C’est ce qu’on a tendance à faire plutôt qu’écrire. On y perd l’aptitude à se laisser entraîner par le flot continu d’une parole, comme lorsqu’on écrit plutôt qu’on ne parle de toute façon. C’est un long apprentissage que de la reconquérir.

C’est une question de vitesse. Je n’entends pas qu’on doive apprendre à saisir très vite, mais apprendre surtout à ne pas penser plus vite qu’on ne saisit. On a dit bien des choses sur la vitesse de la pensée, mais on ne pense jamais plus vite que le temps qu’on met à manipuler des signes. Bien sûr la pensée a toujours un temps d’avance, mais elle n’est jamais beaucoup plus loin que le bout de ses doigts, de sa plume, de sa langue, de ses poignets, voire de ses jambes, de son regard…

C’est à synchroniser tout cela qu’un apprentissage est nécessaire. On n’apprendra pas à écrire, à saisir ou à parler beaucoup plus vite ; et ce n’est de toute façon pas une bonne chose que de parler trop vite. Nous devons plutôt apprendre à penser plus lentement.

La lecture nous entraîne à penser plus vite, quand nous ne nous entraînons pas à lire plus vite encore. On lit bien plus vite qu’on n’écrit, et même qu’on ne parle. C’est un mauvais entraînement. La lecture favorise bien sûr l’acquisition d’une langue, mais elle la gâte aussi. Retrouver la lenteur.

J’ai noté ces lignes sur mon carnet quand nous redescendions de la bergerie avec un chameau qu’Alif nous avait confié pour le faire soigner à Ranctoro. Son pas avait dû m’inspirer ces réflexions.

Noté le 23 juin

Comme nous devions ramener le chameau jusqu’à Ranctoro, nous n’avons pas repris à Torgôrod le car qui nous avait amenés. Nous avons suivi la rivière du côté de l’ubac, celui de la forêt, pour nous tenir le plus possible à l’abri du soleil. Nous aurions pu faire le trajet en une seule journée, mais nous avons préféré camper à la combe du Chamsir.

Le changement de climat est plus sensible en redescendant. L’air est nettement plus doux et le soleil frappe moins durement la peau. L’eau de la rivière est aussi moins froide. Même si son cours est souvent impétueux et si ses lames sont parfois étroites et profondes, elle se réchauffe vite dans ces longues journées de l’été qui commence. Où nous nous sommes arrêtés, elle était déjà moins froide que dans la vallée du Djirac, et je n’ai pu résister à l’envie de m’y baigner. Je suis même parvenu à entraîner Kalia.

Le site avait visiblement été aménagé de main d’homme. Des pierres étaient posées en amont pour briser le courant, et en aval pour retenir l’eau et faire un assez large bassin sur un côté de la rivière. Plus nous nagions vers le milieu du cours et plus le courant se faisait fort jusqu’à nous entraîner. Il était alors possible de trouver un point où il nous maintenait sur place et où nous pouvions nager contre lui aussi longtemps que nous voulions.

Nous en avons finalement vu un de ces ours, très loin au bord de la rivière, s’évertuant d’attraper des ombles. Nous l’avons bien observé en nous servant de l’objectif de mon appareil photo comme d’une longue-vue, et j’ai déclenché la prise en rafale quand il est parvenu à en attraper un.

Le 7 juillet

Ce dimanche, le référendum en Grèce s’est soldé par une écrasante victoire du « non » aux propositions de réformes formulées par les créanciers, et c’est évidemment ce dont nous avons commencé à parler.

Ramzo et Darâ sont venus dîner chez Kalia ce soir. Nous mangeons dans la pièce qui donne sur le balcon où la vue est si vaste sur la vallée. Même en cette saison, il n’est hélas pas envisageable de dîner dehors. Le temps fraîchit très vite dès que le jour baisse, et même à l’intérieur nous avons tous passé une veste.

La Grèce intéresse surtout mes amis en ce qu’elle est à la croisée de plusieurs conflits, en Ukraine et à l’Est de la Méditerranée, et qu’elle est cernée de pays dans des situations instables, les Balkans, la Roumanie et la Turquie.

« J’observe un paradoxe », remarque Ramzo. « Si l’on en croit ses représentant, la Grèce paraît plus que jamais tenir à son appartenance à l’Europe. À l’opposé, les représentants des autres pays d’Europe paraissent bien moins tenir à la Grèce et à sa valeur symbolique de berceau d’une civilisation. Ils semblent au contraire plus que jamais se rendre compte que la Grèce réelle n’a que peu de rapports avec l’histoire, la culture, l’économie et bien d’autres aspects de l’Europe de l’Ouest. »

« Oui, et où vois-tu le paradoxe ? » l’interroge Darâ pendant qu’il s’interrompt et boit une gorgée de vin. « D’abord, si la Grèce était exclue de l’Union Européenne » continue-t-il, « elle ne cesserait pas d’être un berceau de la civilisation, mais l’Union Européenne pourrait nettement moins se prendre pour la civilisation qui serait née dans ce berceau. Des raisons importantes ont donc dû motiver de tels changements. »

« La Grèce, la Grèce antique », noté-je comme pour compléter la remarque que j’avais faite lorsque nous montions tous les deux à Targôrod, et auxquelles ses paroles auraient pu être une allusion, « n’était pas d’un seul côté de la mer Égée. La Grèce antique ne se limitait même pas à cette mer, elle comptait de prospères cités bien plus loin en Méditerranée et en Mer Noire. »

« Dans une antiquité moins lointaine », ajoute-t-il, « la Grèce s’est confondue au monde hellénistique, et tout particulièrement à l’empire des Séleucides, dont je ne sais combien de cités ont été appelées Alexandrie, de l’Égypte à l’Inde des Parthes et jusqu’aux confins de la Chine. On sait que là a survécu la culture grecque, même pendant la domination de l’Empire romain, qui n’a d’ailleurs duré que le temps de la conquête de Pompée à la mort de César. Épictète venait de Damas, Héron vécut à Alexandrie, comme Julien de Samosate, où ils servirent les Ptolémée. Plus tard encore, après l’Hégire, la civilisation arabo-persane fut plus encore l’héritière des Grecs que l’occident chrétien. En témoignent la floraison et la diversité d’une philosophie nourrie de Platon et d’Aristote bien avant la Sorbonne, mais aussi de Démocrite, de Pythagore… et même de Solon. La Grèce n’est donc pas le berceau de la seule civilisation occidentale. »

« Une telle idée, nous le savons, n’est pas très prisée dans l’Émirat d’Irak et du Levant » soulève Kalia.

« La Grèce n’est pas non plus le seul berceau des civilisations », ajouté-je, « et cette idée-là n’est pas prisée non plus par les philosophes européens. »

Je me souviens, peu après que je me sois installé ici, j’ai vu Kalia qui se tenait devant ces mêmes fenêtres à regarder tomber le soir. Sans ses bottes, à contre-jour, j’ai vu combien son corps était vivant et souple. Elle avait ôté son foulard et attaché ses cheveux curieusement derrière la nuque. Je l’ai vue telle qu’elle était réellement et non comme elle m’était apparue la première fois. Je me suis approché d’elle et je l’ai prise par l’épaule. Je ne sais pas pourquoi je l’ai fait ; ce fut comme un geste machinal.

Pendant un instant, j’ai craint d’avoir brisé quelque-chose, j’ai craint qu’elle ne se dérobe et que mon geste soit déplacé. Oh, ça n’aurait pas été si grave, ce sont des réajustements tels qu’on en opère perpétuellement dans chacune de nos relations sans en faire des drames.

Elle a seulement abandonné sa tête sur mon épaule. Ça ne m’a pas rassuré, au contraire, je me suis demandé ce que j’étais en train de faire, si je savais où je voulais en venir. Nous vivons toujours bien au-devant de nos pensées.

« La Grèce est un petit pays, et une économie plus petite encore », continue Ramzo. « C’est aussi un peuple, une langue, une culture et une religion, qui excèdent largement les frontières du petit pays. Ce sont des choses que les experts, spécialistes et chercheurs ont du mal à saisir. De tels fantômes passent à travers les murs de la construction européenne. Il y a des Grecs partout dans le monde arabe, turc, persan et post-soviétique. » Il se tait un instant, boit une gorgée de vin et considère ce qui reste des plats étalés devant lui, arrête son regard sur le fromage qu’il n’a pas encore touché, et ajoute avant de s’en servir : « Cette crise grecque n’en est qu’une parmi tant d’autres qui s’entremêlent par des fils ténus. »

Puis Kalia s’est levée pour placer le narguilé au milieu du tapis pendant que nous débarrassions les restes du repas.

« Tu ne nous as rien dit des raisons importantes qui ont modifié la façon dont la Grèce est perçue », nous rappelle Darâ quand nous nous rasseyons.

« La raison principale », reprend-il après avoir soufflé une longue bouffée de fumée, « est que l’Union Européenne en particulier, et le Bloc Atlantique en général, se sont lourdement trompés en croyant que les Russes allaient se jeter dans le guêpier qui leur étaient offert en Ukraine. C’est du moins ce qu’il me semble. Ils n’avaient pas anticipé que la Russie s’en désintéresserait, plus soucieuse de son développement vers l’Est. La Russie n’était intéressée que par sa base en Crimée. Elle a réglé la question très vite, coupant l’herbe sous les pieds à toute initiative contraire, et manifestant clairement ainsi qu’elle ne chercherait pas à aller plus loin. »

« Depuis, le bloc atlantique qui n’a pas compris et a continué ses provocations, a revêtu l’image déplorable qu’il était parvenu à faire endosser à l’Union Soviétique à la fin du siècle dernier, après Budapest, Berlin et Prague. C’est vers l’Est que des populations vont maintenant chercher refuge contre la Garde Nationale de Kiev, c’est face à des troupes soutenues par l’OTAN que des paysans et des ouvriers se dressent maintenant devant des chars, comme sur la célèbre photo de Tian'anmen d’il y a vingt-six ans, et c’est même Moscou qui offre l’asile politique à des dissidents états-uniens. »

« Les directions politiques n’ont pas été déstabilisées en Russie, mais profondément à l’Ouest. L’opposition au système y a perdu toute crédibilité, alors qu’elle enfle dans le bloc atlantique. Quand on songe que cette tentative de déstabilisation visait la Russie principalement parce qu’elle gênait les interventions néo-coloniales dans la péninsule arabique et en Afrique, on peut imaginer qu’il y ait de quoi modifier les états d’esprits depuis que ces guerres en sous-traitance ont tourné au cauchemar. »

« En somme », conclut-il après avoir tiré une nouvelle bouffée de tabac, « l’urgence ne doit plus être à sauver le symbolique. »

L’intelligence est la sensibilité; à l’improbable

La nicotine aidant, la conversation s’est ensuite rapidement orientée vers ce qui nous tenait plus à cœur ces jours-ci. J’en ai rédigé et traduit un très court texte en allant prendre de bon matin un café à Ranctoro, d’où je le leur ai envoyé :

Il est impossible de prévoir toutes les conséquences de chacun de nos actes. Il n’en résulte en rien que nous serions incapables de raisonner et de prévoir. Nous sommes en mesure d’agir la plupart du temps pour obtenir des résultats désirés, mais nous ne pouvons pas en prévoir toutes les conséquences. Nous ne le pouvons pas, non pas à causes de limites qui seraient celles de notre entendement, mais parce que ces conséquences sont elles-mêmes illimitées. Nous pouvons toujours nous dire que les conséquences inattendues de nos décisions seront marginales au regard des objectifs poursuivis, mais nous ne pouvons pas nous assurer qu’elles le demeureront.

De telles constatations, on déduit parfois que nous ne maîtriserions rien, et que nous serions les jouets du destin, des dieux ou de je ne sais quoi. Nous sommes bien les maîtres de notre destin, au contraire, puisque nous provoquons même ce que nous ne prévoyons pas. George Boole a bien inventé le langage des machines, même s’il croyait découvrir les lois de la pensée, et Christophe Colomb a bien découvert l’Amérique, même s’il cherchait la route des Indes.

Seule la raison ne contrôle rien. Nous serions bien plutôt ses jouets si nous la laissions nous contrôler.

Naturellement, nous ne devons pas renoncer au raisonnement ni au calcul – sinon comment produirions-nous de l’improbable et le percevrions-nous ? La raison et le calcul le renforcent et en sont les outils, mais l’intelligence est avant tout la sensibilité à l’imprévu.

Le toucher éloigné

Pendant la nuit, j’avais encore rêvé des poissons combattants. Ce n’est pas la première fois que cela m’arrive depuis que je les ai vus s’entre-tuer.

Il me semble, lorsqu’ils se tiennent côte-à-côte sans se regarder, que leur corps tout entier est capable de percevoir celui de l’autre à travers la surface de sa propre peau. Plusieurs poissons ont cette capacité. C’est un organe du toucher, mais sans contact : le toucher éloigné.

Aristote, je crois me souvenir, en parlait déjà dans ses Parties des animaux. Julien de Samosate en parlait aussi, j’entends de l’ouvrage d’Aristote, dans son traité Philosophes à vendre, et il ironisait à propos de telles connaissances qu’il tenait pour peu utiles. Nous en avions bavardé Ramzo et moi, comme je l’ai déjà dit, j’entends de Julien.

« Je ne pensais pas que tu étais si sensible », m’avait dit Kalia quand elle avait vu combien j’étais devenu pâle après le combat des poissons. Je ne crois pas qu’elle voulait dire que j’étais d’une nature délicate, mais elle devait plutôt sentir que j’avais perçu quelque-chose de diffus et d’important. Je cherche encore à le saisir plus distinctement dans mes rêves, ou encore en allant jeter ma ligne dans la rivière.






Cahier dix - Chaudes journées

Les turbulences de l’Ourkhan

Je suis encore allé pêcher. Je descends au confluent de la Grâhat et de l’Ourkhan, à la sortie de Ranctoro, et je remonte le cours de l’Ourkhan, parfois jusqu’au Djirac. Je suis même retourné jusqu’à la casse aux libellules. Je ramène tout juste de quoi améliorer notre ordinaire, et certainement pas assez pour échanger avec le voisinage. Je dois dire que depuis mes dernières conversations avec Ramzo, je suis moins attentif aux ombles qu’aux turbulences de l’eau.

Une ligne est très pratique pour y discerner ce qui resterait imperceptible à l’œil nu. À certains endroits où je la jette, elle est rapidement emportée, et je sens même très nettement l’attraction du courant dans mon poignet, alors que dans d’autres elle reste immobile, même quand l’eau paraît agitée.

En fait elle est agitée mais ne se déplace pas, comme à l’approche d’un point col où le flot se diffracte, mais où le courant médian s’immobilise complètement dans la proximité du point central. Un très simple dispositif comme une longue canne et un fil lesté d’un hameçon aux ailes tournoyant dans le courant est un instrument très sensible pour discerner les turbulences d’un cours d’eau.

Je suis aussi attentif au bruit. Il est extrêmement complexe. Il est un chaos de lignes qui sont peut-être harmoniques mais qu’on ne peut discriminer. Un instrument permettrait peut-être d’y parvenir, mais je suis bien trop ignorant des programmes d’analyse du son pour m’embarquer dans cette voie. Je laisse mon esprit s’imprégner de la cacophonie harmonique, pendant que mes yeux suivent les turbulences et que mes poignets perçoivent les infimes changements de tension de la ligne, jusqu’à ne plus sentir de limite entre l’onde et moi.

J’attrape malgré tout des ombles dont je ne me préoccupe presque plus, comme si la perte d’attention pour eux se compensait par cette sensibilité augmentée à leur milieu ; comme si mon hameçon, en pistant seulement le déplacement des turbulences, croisait plus sûrement leur chemin.

Le 9 juillet, courriel à Ramzo

Le web crée une situation nouvelle pour la publication, mais une nouveauté peut en cacher une autre. Certaines nouveautés sont provisoires, d’autres sont des tournants décisifs. Le changement provisoire que provoque la publication en ligne est une remise en cause de la fonction qu’étaient parvenues à conquérir quelques maisons d’édition et quelques collections, chacune dirigée de main de maître par un directeur de publication lui-même auteur et penseur. Cette fonction consistait à filtrer et cautionner ce qui devait être lu, connu et discuté.

Ceci n’est qu’une nouveauté provisoire, car la situation antérieure ne se serait probablement pas prolongée, même sans l’apparition du web. Elle était déjà bien questionnée, et fort questionnable. La qualité des photocopies et la baisse de leur coût aurait d’ailleurs suffi à mettre en péril le statut de l’édition. Le web fut plutôt une opportunité pour une publication alternative, sans qu’il ait stimulé et moins encore provoqué cette mise en péril de l’autorité des éditeurs, à tel point que quasiment personne ne sait encore se servir du web pour publier en ligne.

Il n’y a rien aujourd’hui qui ressemble à l’autorité qu’eut un Paulhan sur la ligne éditoriale de la nrf, et rien n’en a pris la place. On ne trouve pas davantage d’aventuriers à la Pauvert, ou sinon qui ont bien moins de succès. Le livre est devenu une marchandise comme les autres, qui cherche son créneau dans le marché.

Cette nouveauté provisoire a bien sûr une incidence sur l’édition en ligne, mais elle y fait alors fonction de frein, d’attachement aux anciennes coutumes que l’on cherche généralement à concilier avec ce qui constituerait sinon un tournant. L’édition en ligne, elle se cherche encore.

Mes propres éditions se cherchent, elles aussi. Je vois bien, d’un livre à l’autre, les discrètes innovations qui me sont presque exclusivement dictées par ma pratique, et bien peu, hélas, par des échanges d’expériences.

Et pourquoi cela ? Parce que ceux qui publient en ligne ne sont absolument pas sûrs de faire réellement de l’édition. Ils ont toujours un Paulhan dans la tête et n’en dépassent pas l’époque. Ils en sont d’autant plus prisonniers qu’ils la connaissent moins.

Ceci-même n’est pas si nouveau en réalité. À quelle époque ceux qui la vivaient étaient-ils dans les événements réels, ou seulement les soupçonnaient ? Qui avait vu Rimbaud ou Lautréamont en leur temps ? Seulement ceux qui avaient su s’en servir (pas les vendre : s’en servir). Qui connaissait Descartes au temps de Descartes ? Et je ne parle pas des bergers et des porte-faix : pour les lettrés, l’époque était celle de Malebranche.

Pour le commun des mortels de ce début de siècle, une édition en ligne n’est pas une véritable édition. Et je ne parle toujours pas des analphabètes : pour les lettrés, un livre, à supposer qu’il soit numérisé, ne peut être accessible en ligne sans limitations de toutes sortes ; sans DRM, ni être dûment badgé par la marque déposée d’une maison d’édition. Il doit demeurer cautionné par une autorité quelconque, fût-elle au moins celle d’Amazon. (L’autorité commerciale est peut-être bien aujourd’hui la dernière, celle pour laquelle les législateurs légifèrent.)

Tout cela n’est que de la nouveauté provisoire, et elle cache en réalité le tournant.

Réponse à Ramzo

Le 9-7-2015 Ramzo a écrit :

« Tes remarques m’ont fait penser à l’importance que l’on donne aux auteurs qui avaient traversé le tamis, justifiant que l’on s’attarde alors sur des aspects très marginaux et somme-toute peu intéressants, de leur vie et de leur œuvre, au point de faire parfois paraître l’essentiel comme marginal. »

Bien souvent, c’est l’essentiel qui passe complètement sous le boisseau. Ce qui est connu des auteurs connus n’a souvent plus aucun rapport avec ce qui les a fait connaître, ou du moins avait frappé ceux qui les ont fait connaître.

Ne faisons pas la même chose. Ce n’est pas le plus important de ce que je t’ai écrit. D’ailleurs, le plus important est ce dont je n’ai pas parlé : la réalité du tournant caché.

Les orthoptères

Les sauterelles et les criquets sont incroyablement voraces avec les vêtements. On ne sait où les déposer quand on a chaud. On serait mal inspiré de faire sécher son linge en plein champ ici. J’imagine que ces orthoptères doivent consommer sur pied une part considérable du fourrage. Les gens d’ici s’en consolent aisément, car ils sont friands de sauterelles grillées.

Ces animaux émettent un puissant grésillement continu tout au long de la journée. C’est un bruit comparable à celui des cigales. Il en diffère cependant en ce qu’il est constitué de deux crissements répétés sur un ton plus grave, et non d’une succession uniforme et plus vive.

On fabrique des pièges pour les attraper, semblables aux casiers pour les langoustes, mais faits d’un fin treillis métallique. Les bars en proposent grillées dans des cornets de papier, un peu comme on fait en Europe avec des barquettes de frites. C’est une nourriture riche en protéines et plus saine que la viande. La phobie des insectes qui sévit dans le monde atlantique, et que le capitalisme mondial propage comme un virus avec ses dangereux insecticides, est aussi étrange que criminelle.

Ces crissements sourds et continus sont si fort en proportion de l’ensoleillement, qu’on en ressentirait l’impression que c’est le jour lui-même qui fait griller la terre. Le bruit se calme, puis cesse quand le soir tombe, et celui des insectes et des oiseaux nocturnes le remplace.

D’un discours de Yanis Varoufakis

“Depuis que j’ai commencé à penser en économiste, jusqu’à ce jour, je me suis dit que Marx avait fait une découverte qui doit demeurer au cœur de toute analyse utile du capitalisme. Il s’agissait de la découverte d’une autre opposition binaire, à l’œuvre au plus profond de la notion de travail humain. Entre les deux natures tout à fait différentes du travail : i) le travail en tant qu’activité créatrice de valeur, que l’on ne peut jamais quantifier par avance (et qui, par conséquent, se révèle impossible à transformer en « marchandise »), et ii) le travail en tant que quantité (par exemple, les nombres d’heures travaillées) mise en vente, à un prix donné. Voilà ce qui distingue le travail d’autres intrants productifs, comme l’électricité : sa nature double, contradictoire. Une différenciation-contradiction que l’économie politique négligea de faire avant l’arrivée de Marx, et que la théorie économique dominante, inébranlable, continue à refuser d’admettre, aujourd’hui encore.”

“On peut considérer l’électricité, ainsi que le travail, comme des « marchandises ». En fait, la lutte entre employeurs et travailleurs a pour enjeu cette transformation du travail. Les employeurs utilisent leur propre ingéniosité, mais aussi celle de leurs laquais des Directions des Ressources Humaines, pour quantifier, mesurer, homogénéiser le travail. Pendant ce temps, les tentatives angoissées des candidats à un emploi, visant à transformer leur puissance de travail en « marchandise », les mettent au supplice : ils écrivent, réécrivent leur curriculum vitæ, de façon à se dépeindre sous l’aspect de fournisseurs d’unités de travail quantifiables. C’est là que le bât blesse. Si jamais, travailleurs et employeurs parvenaient à pleinement réaliser la transformation du travail en « marchandise », le capitalisme périrait.”

“En l’absence de cette représentation mentale, on ne peut jamais comprendre tout à fait la tendance du capitalisme à générer des crises, mais personne n’accède à cette représentation mentale sans avoir été exposé, d’une manière ou d’une autre, à la pensée de Marx. Dans le classique de 1953, L’Invasion des Profanateurs de Sépultures, la force extra-terrestre ne nous attaque pas bille en tête, contrairement à ce qui se passe dans, disons, La Guerre des Mondes, de H.G. Wells. Non, la prise de contrôle des individus se fait de l’intérieur, jusqu’à ce qu’il ne reste rien de leur humanité, ni esprit, ni émotions. […] Quelque chose de ce genre se serait produit, si le travail humain était devenu entièrement réductible au capital humain, adapté, par là même, à l’insertion dans les modèles des économistes vulgaires.”

“Toute théorie économique non-marxiste, qui postule l’interchangeabilité des intrants productifs humains, et non-humains, part du principe que la déshumanisation du travail humain serait achevée. Mais, si jamais elle pouvait être achevée, le résultat serait la fin du capitalisme en tant que système capable de créer, et de distribuer, de la valeur.”

Je trouve intéressante cette longue citation d’un article de Yanis Varoufakis adapté d’un discours prononcé en 2013, et paru le 18 février 2015 dans le Guardian. J’en ai légèrement corrigé la traduction d’Hervé Le Gall. Je suppose qu’on pourrait le résumer par la formule : « si l’échange devient le seul usage, il ne reste alors ni usage ni rien à échanger » (si ce n’est peut-être l’épouillage et les rapports de domination de la horde de singe à laquelle Ramzo faisait allusion le mois dernier). Il ne demeure plus de place en tout cas pour l’ingéniosité de notre espèce.

À propos des Profanateurs de Sépultures, j’y vois une prémonition de son expérience de ministre telle qu’il l’a décrite dans un entretien accordé ces jours-ci à Harry Lambert pour la revue Newstatesman : « Vous avancez un argument sur lequel vous avez réellement travaillé – pour être sûr que c’est logiquement cohérent – et vous rencontrez des regards vides. C’est comme si vous n’aviez pas parlé. Ce que vous dites est indépendant de ce qu’ils disent. » Et il précise : « Et c’est saisissant, pour quelqu’un qui est habitué aux débats académiques ! »

Varoufakis me semble le type d’homme caractéristique de l’époque qui s’est ouverte, par sa capacité de la voir, de la penser et d’y agir. Espérons qu’il ne soit pas victime du coup-d’État dont le risque a été renouvelé par la capitulation du gouvernement dont il venait de démissionner.

En remontant l’Ourkhan

Il fait vraiment très chaud l’après-midi, et très sec depuis les derniers orages de juin. Les jours commencent pourtant sensiblement à raccourcir mais la fraîcheur de la nuit est vite dissipée par le soleil que n’affaiblit aucune nébulosité.

Les foins sont presque complètement rentrés. J’y ai pris ma part. Je n’allais pas me contenter de regarder Kalia faucher et râteler avec les autres.

Je sais toujours bien me servir d’une faux. Il est bien sûr que nous irions plus vite avec des faucheuses et des moissonneuses mécaniques, et que nous ne nous déshydraterions pas à faire des efforts en plein soleil. L’effort est bien moindre qu’il n’y paraît toutefois dès qu’on a adopté le mouvement juste. Il suffit de ne jamais laisser s’épuiser l’énergie dont on a animé sa faux et d’en diriger sans effort le mouvement. Les bourras sont un peu lourds, mais on apprécie toujours quand on les porte d’être sous leur ombre.

Des moissonneuses seraient de toute façon d’une faible utilité dans la plupart des champs, trop pentus, petits et découpés. De plus, nous devons attendre quarante-huit à soixante-douze heures avant de râteler pour que le foin ait le temps de sécher et ne pourrisse pas dans les granges. La mécanique ne nous refait pas gagner un temps considérable.

Je remarque cette sécheresse en longeant à cheval la rive de l’Ourkhan. Je remonte à Tourba où le moteur de la camionnette requiert encore mes soins. J’y ferai ferrer le cheval de Kalia.

C’est une belle bête, petite mais nerveuse. J’imagine qu’il ne lui déplairait pas que je la lance au galop pendant que le soleil est encore bas et que la proximité de la rivière diffuse une légère fraîcheur, mais je ne suis pas très à l’aise avec ces animaux, d’autant qu’ici on a une façon de les dresser, disons un peu comme je règle des embrayages, pour le cross.

« Tu ne vas pas sortir comme ça ? » s’est inquiétée Kalia avant que je parte en ne voyant pas à ma ceinture un lourd poignard en évidence. J’avais accepté de prendre un fusil, puisque le cheval le porterait, et je pensais qu’il me dispenserait de m’encombrer de cette arme tout à fait symbolique dont le fourreau me tient chaud.

« Et si tu descends de cheval ? » m’a-t-elle demandé. « Tu attendras que d’autres te protègent ? Quelle confiance peux-tu inspirer si l’on ne peut compter sur toi pour se défendre ? »

Voilà à peu près la signification symbolique de ce qu’on appellerait ici « une tenue correcte » : en cas de pépin, nous pouvons compter les uns sur les autres.




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© Jean-Pierre Depétris, mai 2015

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