Jean-Pierre
Depetris, mai 2015.
À Tourba - Ici - Une réinvention du cinéma - Chez Ramzo - Les rives du Djirac - Suite...
La végétation est dense en cette saison. Elle est faussement dense. Partout des herbes poussent sur la terre sombre, mais ce ne sont que des herbes folles, une simple floraison de printemps ; le pays est sec en réalité. L’adret est peu boisé et la côte est traversée de larges éboulis. Des herbes poussent sur une terre sombre et friable. À l’approche seulement du gouffre, là où la vallée se resserre, la végétation devient dense avec de beaux et grands arbres aux ramures épaisses où nichent des oiseaux qui chantent agréablement le matin.
Le village est bâti à flanc de falaise. L’impression est assez vertigineuse lorsqu’on se penche aux fenêtres de certaines maisons construites au bord du gouffre. Vue d’en bas, la vision n’est guère moins saisissante, la pierre de construction se confondant au roc sauvage.
La roche est plutôt sombre dans la région ; à dominante gris-bleu et tournant parfois à des tons rouille ou saumonés. Roche métamorphique de la famille des schistes, elle est résistante tout en restant facile à travailler. Les hommes qui creusèrent les fondations et les renfoncements ne firent donc pas un travail surhumain, mais certainement pas facile non plus, surtout au-dessus du vide.
En réalité, la plus grande partie du village est construite sur un étroit plateau qui surmonte le gouffre, mais plus large qu’il ne paraît d’en bas. Seules quelques maisons sont bâties au bord de la falaise, ou descendent le long d’une large anfractuosité qui se prolonge dans la direction de l’étroite plaine.
Le village de Tourba surmonte l’endroit où la plaine se transforme en gouffre avant de rejoindre la plus large vallée de l’Ourkhan, quelques centaines de mètres plus bas. Il est placé là comme une citadelle surveillant l’entrée de la vallée du Djirac.
Je mesure seulement aujourd’hui la profonde sérénité qui m’habite depuis que je suis arrivé. Je n’avais plus rien ressenti de tel depuis mon enfance. Je suppose que la vue des champs dans la profonde vallée, bientôt prêts pour la récolte, celle des jardins potagers le long de tranquilles ruisseaux, n’y sont pas pour rien. La vie est dure ici dans ces montagnes, mais on sent que rien d’au-dessus de nos forces ne la protège non plus qu’elle ne la menace. Les granges sont presque vides, mais il reste bien assez de foin et de luzerne pour attendre l’été.
L’air vif et l’altitude m’ont un peu fatigué le premier jour ; ils ont réveillé les douleurs de vieilles blessures. Mon corps n’est plus habitué à l’air pur et à la nourriture saine.
Les hommes sont rudes aussi dans le pays. On ne les sent pas tenus par une politesse diffuse mais sous contrôle. Ils se tiennent seuls, ce qui leur donne une liberté de ton, et un humour qui parvient parfois à se glisser dans l’usage de langues qui ne leur sont pas plus maternelles qu’à moi, les seules dont nous disposions pour communiquer. Je sens bien toutefois que je dois me tenir moi aussi, me tenir seul. Je sais bien qu’un comportement déplacé n’aurait pas pour moi de conséquences bien plus graves que de passer à leurs yeux pour un idiot. Je n’y tiens pas cependant.
De toute façon, dans la situation d’intrus où je me trouve, il est très difficile de se faire passer pour un autre qu’on est. Je suis donc naturel, les sachant compréhensifs pour les règles de civilités qu’un étranger ignore, du moment qu’il demeure attentif. Pour tricher, pour jouer un rôle de composition, on doit bien connaître les mœurs et les usages d’où l’on se trouve. Quand on ne les a pas, on devient particulièrement transparent, c’est pourquoi j’ai pris le parti de ne rien forcer, et ce choix n’est sans doute pas pour rien non plus dans la sérénité que je ressens ici.
On n’y peut rien, on est toujours quelque-part. Où qu’on se trouve, on y parle une langue particulière, et autant qu’on soit capable d’en apprendre, on ne saura en manipuler qu’un nombre négligeable. Imaginerait-on une langue de communication qui serait connue sur tout le globe, comme l’anglais simplifié en donne déjà une idée, que chaque autre ne continuerait pas moins à porter des façons de penser et de sentir particulières.
Il n’y a pas d’universalité, et ce qui se donne pour tel n’est que de la particularité pauvre ; une particularité sans goût ni relief. Il n’y a pas d’universalisme, seulement de l’impérialisme. Sinon, un esprit universel serait au contraire celui capable de percevoir les caractères toujours uniques de chaque particularité ; qui saurait percevoir que ses propres particularités ne sont pas universelles.
Et pourtant, on rencontre toujours d’étranges affinités au cœur de ce qu’on s’attendrait à trouver exotique. Je sens familiers ces petits ruisseaux qui longent le chemin de terre, comme le patient travail qui a dû peu à peu araser les déclivités de cette étroite plaine. Dans ce qui me paraît être de hauts peupliers, le vent fait clignoter les feuilles qui brillent au soleil. Je me croirais chez moi, mais un chameau apparaît plus loin, où le chemin croise la route, et tout est différent.
Les chameaux ont deux bosses, contrairement aux dromadaires, leurs proches cousins, qui n’en ont qu’une. Les dromadaires sont courants en Afrique du Nord et dans la Péninsule Arabique, les chameaux se rencontrent plutôt en Asie. Ils sont bien adaptés à la chaleur eux aussi, mais tout autant au froid glacial.
Avec leurs pattes moins hautes et leurs deux bosses qui donnent à leur corps quelque-chose d’ondulant, les chameaux dégagent une impression plus terrestre que des dromadaires perchés sur leurs longs membres. Peut-être est-ce pour cela que je n’ai jamais vu personne monter un chameau ici ; ils incitent plutôt à marcher. Ils donnent plutôt l’idée que la longue marche peut être une expérience intéressante.
On s’en sert d’animaux de somme, et les paysans vont à leur côté le long des routes et des chemins, à moins qu’ils ne les guident à cheval. Ils préfèrent attacher deux trois chameaux ensemble lourdement chargés, plutôt que d’en atteler un à une charrette.
Le chameau semble toujours lourdement chargé ; c’est à cause de son pas qui donne l’impression d’être parti pour un long voyage, même s’il ne porte rien. Il est d’ailleurs robuste et infatigable. Un dromadaire, lui, ne paraît jamais lourdement chargé, aérien et silencieux sur ses longues jambes d’émeu.
Je suppose que tous ces chameaux et ces chevaux doivent faire une importante consommation de fourrage l’hiver, et comme ils sont principalement utilisés à rentrer ce fourrage, je me demande si tout ceci est bien raisonnable. Je crois que si l’on regarde sans préjugé à quoi s’occupent les sociétés d’hommes, on les voit s’affairer à des activités dont la plus grande part ne paraît rechercher d’autres buts que de les distraire. Je sais aussi, où que ce soit, qu’ils n’aiment pas qu’on le leur dise.
« Nous menons ici une vie traditionnelle, me dit Ramzo, nous lisons en ligne à l’aide d’un navigateur modifié par des hackers à partir des premières versions de Netscape, et nous codons nos pages sur des éditeurs de texte en strict HTML.4. »
« Et vous récitez les mantras des quatre libertés fondamentales tous les matins ? » Ajouté-je amusé.
« Parfaitement, après la prière et avant d’allumer nos ordinateurs. Un programme est libre si et seulement s’il garantit les quatre libertés fondamentales : la liberté de l’utiliser, la liberté de le copier, la liberté de l’étudier, la liberté de le modifier et d’en redistribuer les versions modifiées. » Récite-t-il.
Je comprends l’ironie de Ramzo. La tradition est une notion relative. Seule compte au fond la suite qu’on a dans les idées. Qu’une idée fixe soit suivie pendant des années ou des siècles, l’important est comment on la suit.
Il est peu probable qu’on suive une idée longtemps d’une même façon. Il l’est davantage qu’on renonce la plupart du temps à ses principes en prétendant les suivre. Le plus souvent, ce qui se donne pour une même suite d’idées revêt au fil des temps des significations différentes et contradictoires.
Ramzo est ingénieur. Il ne semble pas qu’ici le terme soit aussi réglementé qu’en Europe. Ici on est ingénieur du moment qu’on fait un travail qui mette en œuvre les propriétés physiques des matériaux. Certes, en un certain sens, tout travail met en œuvre les propriétés physiques de matériaux, mais pas nécessairement en connaissance de causes. Moi qui ne suis pas ingénieux par exemple, il me suffit bien de connaître la machine ou les outils que j’utilise, pas les comportements mécaniques, électriques, chimiques ou magnétiques qui y sont mis en œuvre. Bien sûr, le champ d’action de l’ingénieur commence aujourd’hui à s’étendre au-delà de ces aspects matériels, au-delà même des mathématiques qui constituaient jusqu’alors une sorte de langage commun à toutes les techniques, jusqu’au génie logiciel, aux algorithmes et aux langages de programmation, et même par-delà encore, à des aspects sémiologiques, sémantiques, pragmatiques, linguistiques.
Ramzo pense que l’art de l’ingénieur est toujours plus parasité par des réglementations. C’est pour lui comme si l’on rajoutait aux lois de la nature, à celles des comportements des matériaux, des lois toutes humaines qui les brouillent. Il ne s’agit pas d’ailleurs précisément de les rajouter, mais de créer comme un système annexe, dont les limites alors ne sont pas assez nettement définies, au point qu’il tend à devenir plus important pour un ingénieur de connaître les réglementations internationales que les arcanes de son art.
– Tu comprends, ceci tend à faire de nous une sorte de police de l’ingéniosité, m’a-t-il expliqué. Et bientôt tout le monde commencera à éprouver ce que cela peut vouloir dire dans les moindres de ses bidouillages.
– J’imagine pourtant que si chacun bricole sans se soucier de rien, il peut en résulter des conséquences néfastes pour tout le monde, lui ai-je objecté.
– Tu crois réellement que les réglementations empêchent de telles conséquences ? Nous le saurions si c’était le cas. Les lois de la physique sont bien suffisantes. Les réglementations cherchent seulement à défendre la propriété forcément mise en danger par l’ingéniosité. La sécurité, l’hygiène, l’écologie offrent alors d’excellents prétextes.
Les jugements de Ramzo me sont d’abord parus quelque peu excessifs, mais ses arguments sont forts quand on les écoute. Je lui ai objecté que les lois de la physiques reposent sur des mesures dont les unités sont le fruit déjà de décisions humaines, et que les mathématiques elles-mêmes sont des constructions tout humaines.
– Non, m’a-t-il répondu péremptoire. Un Français devrait bien le savoir, puisque les mesures les plus utilisées ont été instituées pendant la Révolution. Ces mesures ne sont pas sorties de la délibération humaine ; elles ont été tirées des proportions données par la nature.
– Ta réponse est une contradiction dans les termes, lui ai-je renvoyé. Comment dans la même phrase peux-tu dire que ces mesures aient été instituées en France au dix-huitième siècle et prétendre qu’elles ne dépendent pas d’institutions humaines ?
– Tu es assez savant pour me comprendre : Que ces mesures aient été historiquement instituées n’exclut pas qu’on soit allé les chercher dans la nature. Aussi n’était-il pas plus nécessaire de les réglementer une fois qu’on les avait découvertes qu’on ne l’avait fait, par exemple, de la loi de commutation de l’addition, ou de la formule de l’accélération.
J’habite chez Ramzo depuis que je suis arrivé, et je sens toujours des picotements dans les jambes lorsque je me penche à une fenêtre. Sa maison offre une vue panoramique sur les hautes vallées du sud-est. Elle est tout au bord de la falaise et permet de voir jusqu’au fond du gouffre.
Nous allons souvent pêcher ensemble dans la plaine au-dessus du barrage. C’est une occupation qui n’interdit pas des conversations attentives. Il est bien meilleur pêcheur que moi. À l’évidence, il parvient à discerner des poissons qui me demeurent invisibles. Je suis un peu myope, mais des verres correcteurs me donnent pourtant une vue parfaite. Lui se tient immobile, le visage fermé derrière ses lunettes de soleil complètement opaques, et rien de ce qui se passe sous l’eau ne semble lui échapper. Le secret est peut-être bien dans le verre de ses lunettes.
« Il me semble pourtant que les mathématiques sont, elles, plutôt conventionnelles, ai-je quand même objecté à son raisonnement. On peut choisir des bases différentes, décimales, duodécimales, hexadécimales, binaires… » Ramzo, sans quitter sa ligne des yeux, m’a renvoyé que ces différentes bases ne changent en rien la nature des nombres, pas plus que leurs noms ne modifient la nature des corps, ni ne changent rien aux proportions et aux mesures données par la nature. Il est resté un moment silencieux derrière ses lunettes magiques, puis, le poisson invisible n’ayant pas pité, il a continué : « On voit pourtant apparaître dans l’art de l’ingénieur des mesures qui sont d’une tout autre nature : des dollars, des euros, des yens, des yuans… Tu peux l’observer toi-même en consultant des ouvrages techniques. »
Je comprends bien en effet qu’un ingénieur doive se soucier des coûts, mais faire entrer de telles mesures à égalité avec des tonnes, des kilomètres, des kilowatts ou des kilobits-seconde, je suis prêt à l’admettre, est de nature à rendre folle toute réflexion sur la matière ; à pervertir pour le moins nos outils cognitifs.
Les poissons que nous pêchons ressemblent à de grosses truites. Apparemment, ce sont des ombles, dont Ramzo m’a donné le nom local que j’ai oublié. C’est une espèce entre la truite et le saumon, de la famille des Salmonidae. La plupart ont au moins la taille de l’avant-bras. Ce sont des animaux puissants et nerveux qui tirent sur le fil avec une force étonnante.
La rivière est poissonneuse. Nous y pêchons bien plus d’ombles que nous n’en mangeons. À vrai dire, nous n’en mangeons même pas souvent. En rentrant au village, toujours des gens nous demandent si la pêche a été bonne et nous proposent des échanges contre des œufs, du lait, des légumes, des fruits, un poulet, un lapin, du gibier, un gâteau, que sais-je ? Parfois, Ramzo offre quelques poissons pour rien, ou peut-être en récompense de quelques services déjà rendus.
Souvent, à midi, sa femme vient manger avec nous. La nuit, il va dormir chez elle. « Pourquoi ne vivez-vous pas ensemble ? » Lui ai-je demandé lorsque les connaissant tous les deux assez, cette question a cessé de me paraître indiscrète. « Les femmes aiment se sentir chez elles, m’a-t-il répondu. Et les hommes aussi. »
Hier je suis allé fendre des bûches pour sa femme. C’est une activité salubre, qui met le corps en extension et apprend à ajuster la force et la précision.
« Tu y as passé l’après-midi ? » m’a demandé Ramzo étonné. Ce n’était pas un reproche, même pas une inquiétude que je sois resté tout l’après-midi chez sa femme. Ce n’était que de la surprise. Moi je n’étais pas surpris. Je sais que l’habitude réduit le temps, souvent de façon considérable. Même des activités très simples, comme placer une bûche sur un billot pour la fendre d’un grand coup de hache, peuvent prendre beaucoup plus de temps à cause seulement de quelques fractions de secondes supplémentaires dans chaque mouvement pour les saisir et bien les positionner en équilibre, pour soulever la hache et estimer son geste ; pour essuyer seulement la sueur de son front, car il fait déjà bien chaud l’après-midi maintenant.
Ramzo n’est pas un pêcheur à la ligne professionnel, un tel métier n’existe pas plus ici qu’ailleurs, bien que cette activité assure à l’évidence une part considérable de son quotidien. Sa principale fonction consiste à assurer la surveillance du barrage, l’alimentation électrique du village et l’entretien de l’antenne qui couvre la connexion à l’internet, ce qui ne l’occupe pas trop.
Le barrage est minuscule, et semble même artisanal. Une partie de l’eau retenue est captée dans une canalisation qui, plus loin, descend tout droit le flanc de la montagne pour alimenter une usine dans la vallée de l’Ourkhan. Une autre fait tourner un générateur qui fournit le courant au village. On imagine que tout a été conçu pour ne pas nuire à la faune aquatique. Ramzo y a veillé personnellement lorsque le barrage a été construit il y a une trentaine d’années.
Il m’a confessé que ce barrage ne répondait probablement à aucune réglementation internationale, mais que les villageois auraient dû être fous pour mettre délibérément en danger leur environnement. « Tu me diras bien sûr que les meilleures conceptions ne peuvent pas envisager toutes les conséquences possibles, a-t-il reconnu, mais à plus forte raison les réglementations, si seulement on veut croire que ce soit leur raison d’être. »
L’eau retenue par le barrage prend une couleur émeraude et fait courir des reflets bleus sur la roche saumonée. « Si tu y jettes une ligne, tu peux y prendre des ombles, m’a affirmé Ramzo en suivant mon regard. Ils ont l’air d’aimer cet endroit. »
Depuis que je suis arrivé, je n’ai pas vu passer le temps. Je ne comptais pas m’attarder, mais voilà que je m’incruste. Personne ici ne semble davantage pressé de me voir partir, et moi-même je m’y sens bien. Nous sommes d’ailleurs loin d’avoir fini ce que nous avons entrepris ensemble.
Il est vrai que je ne dérange personne. J’apporte une paire de bras supplémentaire dans la commune, avec en prime une petite touche d’exotisme. Ici comme ailleurs, un tropisme urbain vide les campagnes. La place ne manque pas à Tourba, et Ramzo n’est pas le seul à avoir un appartement distinct de celui de sa compagne. Tout ceci entraîne son lot de bricolages.
Darâ, la femme de Ramzo, est restée belle. Le soleil des cimes a tanné son visage, mais ses grands yeux sont restés vifs, son sourire mobile et sa silhouette svelte. Ramzo aurait eu des raisons de s’inquiéter quand j’ai passé l’après-midi chez elle, du moins si ça n’avait tenu qu’à moi ; mais je me suis bien rendu compte qu’elle le voyait tel que Dieu l’a créé, alors que moi, seulement comme ma mère m’avait fait. Je dois dire que Ramzo n’est pas mal non plus pour son âge, avec sa barbe restée noire – seule, curieusement, l’extrémité de ses moustaches grisonne un peu – son regard tout à la fois pensif et attentif, son chapeau mou qu’il ne quitte jamais, qui rappelle les gangsters de Chicago mais qui n’est pas moins une coiffure traditionnelle dans une part considérable de l’Asie – il est vrai que la tradition est un point de vue relatif – et ses bottes de cuir qui lui donnent des airs de bandit de western.
Darâ a vu que je la trouvais belle, et ça ne lui a pas déplu ; j’ai déjà dit que je ne cherchais pas à me déguiser ici. D’ailleurs ça n’a pas déplu à Ramzo non plus que je parvienne à voir Darâ un peu comme lui.
Darâ aime le rouge. Elle porte toujours une longue veste garance et des foulards aux couleurs vives. Elle aussi est chaussée de bottes. On fait de belles bottes en cuir de chameau ici. Elles sont pratiques pour marcher dans la montagne. Hier je me suis écorché le mollet à une roche taillée comme une lame, et j’ai déchiré le bas de mon pantalon. Il faudra que je demande combien d’ombles coûte une paire de bottes.
Les chameaux ont une importance inimaginable pour les gens d’ici ; c’est un peu ce que sont chez nous à la fois le cheval, la vache et le mouton. C’est un animal de somme et de trait, c’est une monture de course et de parade, c’est aussi la viande et le lait, et c’est aussi la laine et le cuir.
Les chameaux ont une épaisse toison, particulièrement dense autour du cou et de la tête, et qui la fait paraître plus disproportionnée encore qu’elle n’est. Plus je regarde ces animaux et plus je les trouve magnifiques, surtout quand je les croise au matin, descendant lentement la route qui conduit à la vallée. Avec leur grosse tête au bout de leur large cou qui descend si près du sol et remonte pour la rehausser dans le prolongement des ondulations de leurs bosses. J’en comprends mieux l’importance qu’ils prenaient dans les Gāthās de Zarathoustra.
Darâ m’a fait passer un livre en anglais de Muhammad Iqbal. Elle me l’a envoyé par courriel. C’est un fac-similé en PDF de l’édition originale. Muhammad Iqbal a écrit plusieurs de ses livres en anglais, bien que la plupart soient en persan ou en ourdou. Je n’ai jamais rien lu de lui. Darâ y a pensé en voyant mon intérêt pour le Zoroastrisme. Iqbal lui accorde en effet une grande importance dans son Development of metaphysics in Persia, a contribution to the history of Muslim philosophy, London, Luzac and Company, 1908.
C’est une bénédiction de pouvoir accéder sans peine à ce que l’esprit humain a fait de meilleur. Ceux qui publient ainsi des livres restent hélas trop souvent prisonniers de la forme papier, qu’ils imitent sans parvenir bien sûr à en conserver les propriétés, mais en perdant une part des avantages de la numérisation.
Des siècles ont été nécessaires pour atteindre la perfection du livre sur papier. Les Perses ont amélioré le papier, le faisant plus blanc, léger et résistant, mais négligeant l’imprimerie. Les premiers textes imprimés imitaient les manuscrits. Les Coréens, eux, n’hésitèrent pas à réformer leur écriture pour l’adapter aux caractères de plomb mobiles.
Cette perfection est maintenant toujours plus loupée, et au fond même pas recherchée. Que cherchent alors ceux qui publient les livres ? Les attributs physiques d’un livre disent beaucoup de son contenu, ou plutôt de l’idée que s’en fait celui qui le publie. Il en va exactement de même avec le livre numérisé. De prime abord, nous avons une nette impression que les livres ne sont pas réalisés par ceux qui les écrivent, ni non plus par ceux qui les lisent. Plus je m’en rends compte, et moins je me sens disposé à confier l’édition de ceux que j’écris à un autre, ni même leur publication.
Parfois l’on se demande si l’écriture a encore seulement été découverte ; si l’on ne demeure pas dans une sorte de préhistoire. Combien de temps faudra-t-il attendre encore après ces cinq premiers millénaires ?
Mais probablement cette attente de perfection n’est qu’une poursuite du vent. Nous n’en avons finalement nul besoin. Nous avons déjà cette bénédiction de pouvoir accéder sans trop de peine au meilleur de l’esprit humain, et qu’importe les curieuses motivations de ceux qui y contribuent.
La raison est fondée ailleurs que sur elle-même. La seule façon de dénier cette évidence consiste à faire de la Raison une sorte d’attribut divin, comme Descartes ou Hegel, voire l’Être Suprême lui-même, comme Robespierre. Même alors, si l’on tient à conserver un minimum de sérieux à une telle conception, on doit introduire entre Moi, Dieu et la Raison, un quatrième terme, la Nature, et par là, l’expérience.
Je ne crois pas aux données immédiates de l’entendement. « 1+1=2 », par exemple, n’a rien d’une donnée immédiate, et d’abord parce qu’au-delà de toute expérience, ce n’est qu’une tautologie dépourvue de sens, au mieux une règle grammaticale. Ce n’est pas non plus une donnée simple. Il n’est pas nécessaire de remonter à Gorgias, ou seulement à Raymond Devos, pour observer que n’importe quel bout de bois a deux bouts, et si on le casse, que chaque bout en a encore deux. Un principe aussi élémentaire que « 1+1=2 » n’est donc pas si intuitif ni si simple à manipuler qu’il n’y paraît avant d’avoir appris à s’en servir. Imaginons alors des équations plus complexes, celles de la gravité, le paradigme de poids, notamment par rapport à celui de densité.
Nous avons appris enfants patiemment à additionner, mais on nous a bien prévenu que nous ne pouvions pas additionner n’importe quoi, tout en se gardant bien de nous donner des règles exhaustives pour distinguer ce qui pouvait être additionné ou non. On nous a appris que le qualitatif était du quantitatif pauvre, mais nous voyons bien, comme l’a argumenté René Thom, que le quantitatif est aussi du qualitatif pauvre. Si l’on cherche à trop comprendre de telles choses, on ne s’étonnera pas de n’y rien comprendre ; si l’on se contente de les apprendre bêtement, on s’étonnera plutôt de ce qu’elles permettent de comprendre. À partir de là, peut-être, nous les comprendrons aussi.
La raison repose sur l’expérience, y compris l’expérience de la raison reposant sur l’expérience (voir Wittgenstein). On n’en sortira pas… puisqu’on n’y aura jamais été enfermé.
Il n’y a là rien de raisonnable, mais rien d’irrationnel non plus. L’irrationnel n’est pas un extérieur de la raison ; il y est compris. Rien n’est irrationnel hors du rationnel. Le rationnel produit ipso facto de l’irrationnel, et inversement (comme le montre incidemment la thèse de doctorat de Jacques Lacan sur la psychose paranoïaque).
Au-delà, ou en-deçà si l’on veut, comme sol sur lequel la raison est fondée, est l’expérience. Expérience de laboratoire ou expérience spirituelle, il n’y a pas grande différence, car on ne voit pas comment une expérience pourrait ne pas être spirituelle, ni ne pas engager les propriétés mécaniques des matériaux.
J’ai écrit ce texte avant de partir, en marge de ma lecture de L'effondrement du temps, édition le Grand Souffle, et je viens de le traduire en anglais. Je l’ai fait relire à Ramzo, et surtout à Darâ qui était professeur d’anglais avant de prendre sa retraite.
Ramzo a été tout particulièrement attentif à la complémentarité qu’il découvre entre ce que j’ai écrit là et ce qu’il me disait au cours de la semaine, et qui m’avait un peu échappé.
Un peu plus haut dans la vallée, là où elle commence à se resserrer avant la cluse où est construit le barrage, se trouve un marécage au pied de la côte qui est pourtant assez aride. Il est alimenté par un ru qui surgit d’un amas de rochers et s’élargit en serpentant autour de quelques petits saules jusqu’à faire un marais où il est hasardeux mais possible de s’aventurer à pied sec. Il rejoint la rivière sous un pont de bois qui fait opportunément fonction de ralentisseur avant un large virage.
Les ombles viennent y frayer. Ces marécages pullulent alors d’alevins qui se nourrissent principalement de têtards et de sauterelles tombées maladroitement dans l’eau. Comme Lichtenberg s’émerveillait que la peau des chats soit percée de deux trous précisément à la place des yeux, je m’émerveille que les têtards et les sauterelles se mettent aussi à pulluler précisément quand les alevins grandissent.
Depuis que je suis ici, je n’écoute plus la radio ; j’écoute les bruits de l’espace immense, celui des mouvements de l’air que provoque la proximité du gouffre et qui fait bruisser les feuillages, celui des chants d’oiseaux tout proches mais invisibles, des cris des corneilles lointaines qui nichent dans les rochers à-pic, du grésillement perpétuel des insectes qui se mêle étrangement au bruit de la fontaine. Ces bruits donnent une prégnante profondeur à l’espace.
J’ai rencontré un « Nouveau Cinéaste ». Mahmmud Al Haqif est l’un de ces jeunes réalisateurs, je crois qu’on dit ainsi, qui ont entrepris de réinventer le cinéma. Il vient tourner son nouveau long-métrage dans la vallée.
Je m’attendais à voir débarquer tout son staff, avec camions et caravanes, mais il est arrivé seul… à vélo. Je me suis bien demandé comment il était parvenu à grimper la route de la vallée, qui n’est même pas asphaltée sur toute sa longueur, avec son énorme sac à dos sur le porte bagage ? Comme il le fait couramment dans la région, a-t-il pu m’expliquer, il s’est accroché à un chameau et s’est laissé tirer.
Il a été reçu cordialement au village, mais sans manière. Ramzo et quelques voisins l’attendaient. Les gens connaissent ici le nouveau cinéma, ils paraissent en avoir une opinion plutôt favorable, mais ils ne s’y intéressent pas autrement. Qu’un réalisateur veuille travailler dans la vallée leur est plutôt sympathique, et ils se montrent prêts à l’y aider autant qu’il est possible, mais pas au point de se sentir davantage impliquées. « J’ai autre chose à faire que regarder des films », m’a confié Laoub, un voisin.
« Je crois que c’est aussi une forme de politesse » m’a expliqué Ramzo quand je lui faisais part de ma surprise devant ce mélange indécidable d’intérêt et d’indifférence. « J’imagine que si nous manifestions trop d’intérêt pour ce que fait Mahmmud, il pourrait en ressentir une gêne. Qu’aurais-tu éprouvé toi-même, si à ton arrivée tout le monde s’était intéressé à toi et à ce que tu venais faire ? » J’observe en effet que les gens ici manifestent, telle une forme subtile de politesse, une certaine indifférence les uns pour les autres.
« Et puis, a-t-il ajouté, c’est son cinéma ; je ne sais pas si ça lui plairait qu’on lui donne l’impression qu’il le fait pour nous. »
« Vous êtes pourtant prêts à l’aider » me suis-je étonné.
« On peut aider quelqu’un si l’on pense que ce qu’il fait est bon, sans en faire une occasion de se mêler de ses affaires » a-t-il répondu.
Je suis le seul ici à n’être tenu par aucune obligation, et je suis le seul aussi à avoir quelques connaissances cinématographiques, à être du moins familier de son vocabulaire technique, je me suis donc fait le chauffeur de Mahmmud, à qui le village a prêté une vieille camionnette. Ceci est du moins le scénario que je me suis monté tout seul, car Mahmmud se moque bien de mes connaissances. « Qu’a-t-on besoin de savoir pour tout réinventer ? » me demande-t-il en partant. « Savoir quoi ne pas refaire, peut-être » suggéré-je. « Peut-être, mais il est alors nécessaire de bien décanter » dit-il. « Autant ne rien savoir. »
Le principe du nouveau cinéma est simple. Les réalisateurs des premiers temps ont dû faire face à de fortes contraintes. Le matériel était lourd et encombrant, et une armée de techniciens divers était nécessaire pour réaliser les successives étapes de la production. Aujourd’hui un simple téléphone prend des images de bien meilleure qualité que les énormes caméras du siècle dernier. Les moyens de prise de son eux aussi ont évolué en qualité, en maniabilité et en accessibilité. Le plus simple ordinateur avec un écran un peu confortable, fait un parfait laboratoire de postproduction. On peut voir immédiatement les images qu’on a mises en boîte, ce qui est un avantage considérable. Tous ces matériels ne sont pas onéreux, la plupart des gens en possèdent déjà pour d’autres usages, et leur utilisation ne coûte quasiment rien. Quand on loupe une prise, on l’efface tout simplement.
C’est ce que Mahmmud a commencé à m’expliquer pendant que nous roulions de bon matin vers le fond de la vallée, et que je m’inquiétais de la conclusion à laquelle il s’apprêtait à aboutir.
Malgré tous ces moyens pour travailler plus librement et se simplifier la vie, le nouvel art en moins d’un siècle s’est transformé en industrie. « As-tu besoin de regarder des films industriels ? » me demande Mahmmud.
On peut en effet trouver étrange que dans un monde qui fait la chasse au travail, tant de moyens pour tourner le moindre film soient mis en œuvre sans compter, mais je trouve que Mahmmud exagère : la production d’un bon film demande toujours de lourds moyens, ne serait-ce que par la diversité des compétences qu’elle met en œuvre. Moi-même, si je me sens à peu près capable d’écrire correctement un scénario, je serais bien en peine d’en faire un découpage acceptable. Quant à la postproduction, ce n’est même pas la peine d’y penser. Je ne saurais pas seulement monter un petit reportage de vacances qui ait un peu de vigueur. « Tu as déjà regardé des séries états-uniennes, lancé-je, tu as vu comment c’est cadré, comment c’est découpé, comment c’est monté et synchronisé ? C’est de la pure virtuosité. »
Mahmmud éclate de rire. « C’est tout ce que tu as comme référence ? » Sa réplique me prend de court et je ne sais quoi répondre. « Je remarque que tu admires leur technique, continue-t-il, mais ces séries ne cherchent pas à montrer cette virtuosité ; seulement à nous fasciner par leurs pitoyables intrigues policières. Tu as été attentif à la virtuosité de ces séries et pourtant elles ne semblent pas t’avoir appris à réaliser toi-même un bon découpage ou un montage. »
Mahmmud a pris le volant au départ de Tourba, et je commence à m’inquiéter depuis que nous avons passé le deuxième pont de la vallée après lequel elle se resserre en une gorge sur deux ou trois kilomètres, et où la route fait des lacets au-dessus du torrent. Il ne semble pas un mauvais conducteur, mais il s’exalte en parlant, aime ponctuer ses paroles par le geste, et des « ha ! » brefs et brutaux. Je lui suggère donc de me laisser conduire prétextant l’état de la boîte de vitesse.
– Ce partitionnement du travail est de la connerie, affirme-t-il. On n’a plus besoin de scénario, de découpage, ni de toutes ces répartitions des tâches et des aptitudes. Aujourd’hui, un homme peut réaliser un film tout seul.
– Mais non, il ne peut pas. On ne peut pas être à la fois un virtuose du cadrage, du montage, du scénario, de tout en même temps.
– Mais qui te demande d’être un virtuose ? On ne fait pas du cirque. Bien sûr, si quelqu’un veut réaliser un film, il devra bien cumuler quelques compétences, mais pas au point qu’on l’admire pour cela.
Je peux observer encore une fois les limites de la parole. Voir travailler Mahmmud est autrement plus instructif que l’écouter. Comment travaille-t-il ? Il se promène. Principalement il se promène.
Je ne m’en étais pas tout d’abord aperçu, dès son arrivée il sortait par instants son téléphone subrepticement de sa poche, comme tout le monde aujourd’hui le fait sur la planète entière, mais lui filmait des scènes plutôt qu’il ne consultait son écran. Parfois il retirait un reflex d’une autre poche, pour saisir un paysage lointain, ou un nid de fourmis à ses pieds, qui nécessitaient un zoom optique ou un mode macro. Voilà comment Mahmmud travaille. Il n’était pas venu en repérage, la réalisation de son film a déjà commencé, et même sa postproduction.
La force de sa méthode consiste à ignorer les phases successives de la production audiovisuelle, qui n’ont cessé de se démultiplier alors même que les nouveaux moyens techniques les rendaient inutiles. Tout devient simultané : on brouillonne encore un synopsis alors même qu’on synchronise déjà des prises.
La production cinématographique commence alors à ressembler au procès d’écriture, où l’on ne construit pas des dialogues avant de rédiger les descriptions pour finir par remettre en ordre les paragraphes, et où l’on délègue moins encore ces opérations à des professionnels distincts. Ses fichiers numériques sont autant de pages d’un carnet, semblable à ceux de Paul Valéry qui furent publiés après sa mort, et dans lesquels il puisait la matière de ses ouvrages publiés.
J’avais mal évalué Mahmmud au premier contact. Son statut de réalisateur, de jeune réalisateur, m’avait fait lui prêter tout d’abord une aura tout imaginaire. Il est jeune en effet, mais pas tant que ça, et sa courte barbe noire le vieillit, ainsi que sa veste grise, aux poches déformées par divers objets d’optique et d’électronique, et sa chemise blanche au col déboutonné, tout à fait incongrues pour crapahuter dans une haute vallée.
Il n’est pas prétentieux, sauf sur ce qui touche à son art. Il prétend réinventer le cinéma et non pas seulement en faire un nouveau. Une telle posture ne me déplaît pas. En règle générale, je pense que c’est la bonne : partir des moyens techniques dont on dispose, et en tirer le meilleur parti sans se soucier d’autre chose, ni des conventions, ni des valeurs admises.
Mahmmud semble avoir fait siennes les paroles du temple d’Éphèse : « Rien de trop ». Pour le montage et la synchronisation, il opte toujours pour le procédé le plus simple, la voie la plus directe. Il utilise le format 6-4, qui ne tire pas tout le parti des écrans modernes en 16-9, mais ne donne pas cette sensation écrasante de voir le monde à travers la fente d’un périscope. Le résultat est incontestable ; ce qu’on voit à l’écran, même d’un simple ordinateur de poche, semble tout proche et terriblement réel. L’imperfection du son et de l’image, son bougé même, renforcent cette impression.
« Il n’est pas nécessaire que l’image soit trop bonne, dit Mahmmud, ni le son. L’image peut même être un peu pixelisée. » Il m’a montré une prise accidentelle alors qu’il avait déclenché son caméscope involontairement en descendant une pente. « On ne peut pas réussir une telle prise en le faisant exprès », disait-il.
Mahmmud n’a pas besoin d’histoire, ni de personnages, ni donc d’acteurs. On pourrait parler de cinéma minimaliste, si ce n’est que l’effet produit est loin d’être minimal. Je ne dirais pas que ses films sont un peu ce que serait la poésie au roman. Non, ce serait plutôt des carnets. Si ses films évoquent de quelque façon la poésie, ce serait la poésie sonore, celle de Bernard Heidsieck, qu’il connaît par ailleurs, bien qu’il ne sache que quelques mots de français.
– Mais il n’y a pas d’images chez Heidsieck.
– Ce n’est pas l’image qui fait le cinéma, ni le scénario, ni les quelques paroles qui le parcourent, ni même le son, c’est la musique que constitue leur ensemble.
« Le cinéma doit aller à la racine de la pensée, dit-il encore. L’esprit fonctionne avec des traces mnésiques de percepts, et c’est avec quoi on fait un film. Mon propos est de les utiliser comme un langage, mais surtout pas de les traduire en langage ; il est de retrouver la source de la pensée, un langage originel et oublié. »
Comment Mahmmud distribue-t-il ses films ? Par le web. Comme moi mon journal de voyage, il commence à les diffuser avant même qu’ils ne soient achevés. Ils ne sont pas commodes à trouver car une balise méta bloque les moteurs de recherche (<meta=“index” content=“noindex”>). Il ne tient pas à ce qu’ils deviennent trop populaires. Il considère que les voir doit se mériter.
– Tu n’y peux rien, enfin, lui ai-je dit, dès que tu places quelque-chose en ligne, même en bloquant les moteurs de recherche, tu ne peux empêcher que d’autres en parlent et fassent des liens.
– Justement, je préfère que ça se passe ainsi. Je préfère aussi qu’on n’en trouve pas trop de trace dans les réseaux privés.
– Les réseaux privés ?
– Oui, ce qu’on appelle par oxymore « réseaux sociaux ».
Si l’on parvient à découvrir un de ses films, on n’est pas déçu. Tout est accessible en format ouvert. On y trouve tous les fichiers qui ont servi à le réaliser, et on peut les réutiliser pour tout autre ouvrage. Le film est parfaitement navigable, et l’on peut aisément revenir sur des séquences sans devoir chercher ni marquer soi-même des repères.
« On a la possibilité aujourd’hui de naviguer dans un film comme dans du texte, en tenant entre ses mains une plaquette de la taille d’un livre, et je tiens à exploiter cette possibilité aussi loin qu’il est possible. J’invite en fait bien plus à une lecture qu’à un spectacle. Tu te rends compte, j’espère, qu’on peut commencer aujourd’hui à faire du véritable cinéma. »
« En somme, ai-je conclu en paraphrasant Paul Valéry, on devrait regarder un film comme par-dessus l’épaule du réalisateur. »
« Par-dessus son épaule pendant qu’il cadre alors, a-t-il précisé. » Comme je restais songeur, il a continué : « plutôt que par-dessus son épaule pendant qu’il monte ; c’est-à-dire le voir avec les yeux du monteur. » Ce qui m’a laissé plus pensif encore.
Nous avons pris nos quartiers dans une cabane qu’utilisent parfois des bergers et des chasseurs, et qui n’est habitée ces temps-ci que par d’énormes araignées. Nous n’avons pas d’électricité ici, et nous devons recharger nos divers appareils à la batterie de la camionnette. Nous n’avons pas de réseau non plus, et nous ne pouvons travailler qu’avec le contenu de nos disques durs.
Heureusement que j’ai déjà pu m’acclimater quelques jours en bas de la vallée, car les nuits ici sont plus glacées encore. Le ciel en est somptueusement étoilé, et je contemple longuement les constellations se dessiner pendant que tombe l’obscurité. Nous occupons une bonne part de nos soirées à jouer aux échecs devant un feu de bois.
« Prend quand même ça avec toi », m’a dit Ramzo avant de partir, en me tendant un fusil de guerre. « Il y a des ours là-haut. Ils ont plus peur de nous qu’ils ne nous font peur, mais on ne sait jamais. »
« Je suis athée, et je suis même nettement anticlérical. Si tu me dis que l’athéisme est ma religion, ça ne me gêne pas. Je veux dire que je peux le comprendre. Bakounine avait écrit un essai : Liberté notre religion. Pourquoi pas ? Mais ma religion serait quand même anticléricale. Certes il y a des religions qui n’ont pas de clergé, et l’on trouve même des athées qui concevraient bien un clergé sans Dieu. Je me sentirais finalement plus proche d’un anticlérical qui ne partagerait pas ma religion, que l’inverse. »
Je réponds ainsi à Ramzo, qui a quelque peine à croire que l’on puisse n’être d’aucune confession. « Ceci dit, je ne crois pas que l’athéisme soit une religion, continué-je. Le monothéisme non plus n’en est pas une, pas plus que le polythéisme. Chacun de ces mots désigne un ensemble de religions diverses. Même le Christianisme n’en désigne pas une, mais plusieurs. Il y a beaucoup de points communs entre les divers Christianismes, mais il y a aussi des différences importantes, notamment au sujet du clergé, et bien d’autres encore. »
Nous avons abordé ce sujet quand Ramzo m’a confié avant de nous mettre à table, que si je voulais dire une action de grâce avant de manger, comme il l’a vu faire dans des films occidentaux, je ne devais pas me gêner, ni faire de manières avec lui. Je lui ai répondu que « si je voulais remercier quelqu’un pour la nourriture qu’il m’offre, je la mangerais plutôt avec le meilleur appétit, et je serais le plus attentif possible aux saveurs. Ça lui ferait sans doute plus plaisir que des paroles, à plus forte raison s’il était le Créateur de toute chose ». Il a souri amusé en servant la salade. Puis il a souhaité en savoir plus.
« Il me semble de toute façon qu’il n’y a rien de commun entre tous ceux qui se prétendent athées », dis-je pour conclure.
Je suis rentré hier avec Mahmmud du fond de la vallée. Il n’aurait pas été prudent en effet de le laisser seul là-haut. La maison de Ramzo me semble plus confortable depuis que j’y suis revenu, bien qu’elle soit fraîche elle aussi. La roche contre laquelle elle est construite lui donne une température constante ; elle n’est pas trop froide au matin, et repousse la chaleur de l’après-midi.
« Hors rhétorique, mon athéisme n’est donc pas une religion, continué-je. Ou alors il est une religion personnelle. Dans ce sens, d’accord ; mais dans ce sens, justement, ça n’a guère de sens. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’être athée pour avoir une religion personnelle. Il n’est même pas nécessaire d’être anticlérical. »
« Je ne suis pas dupe, me répond Ramzo, on ne choisit pas une religion comme dans un centre commercial de la spiritualité, à la façon qu’évoque Julien de Samosate. Pour la plupart des gens, la religion est un héritage. On n’en décide pas. » Il fait allusion à un traité du philosophe et rhéteur syriaque du deuxième siècle dont nous avions déjà parlé, Religions à vendre.
« Moi, je n’ai pas eu d’héritage. Je suis un déshérité, un déshérité spirituel, plaisanté-je. Il est probable que si j’avais hérité d’une religion, j’aurais hésité davantage à la refuser, et cela d’autant plus si elle avait été l’héritage porté par une communauté construite au fil des générations. J’aurais probablement eu plus de scrupules à l’abandonner à mes coreligionnaires. Seulement je n’ai hérité d’aucune religion. Je suis né en principe catholique, mais j’ai bien dû attendre d’avoir passé dix ans pour apprendre avec surprise que chez les Catholiques, Jésus n’était pas un homme qui serait devenu un dieu, mais l’incarnation du dieu qui avait créé le monde. À cet âge, je connaissais mieux la mythologie grecque et hindoue. Et naturellement, je n’avais pas pour autant hérité de la religion des Grecs ou des Indiens. »
J’ôte ma veste, le soleil qui entre largement par les fenêtres ouvertes a enfin réchauffé la pièce. La maison de Ramzo est quand même agréable. On n’y trouve pas de salle de bain ni d’eau chaude, mais le bain communal y pourvoit très bien. L’eau froide est vivifiante le matin. Je n’aime guère les maisons aux murs étroits, qui deviendraient invivables sans un chauffage central. Je ne sais jamais les régler, ils sont de toute façon in-réglables. On s’y sent frigorifié dès que la température descend au-dessous de vingt, et l’on commence à devenir moite dès qu’on n’y a plus froid. La fraîcheur ici ne nous surprend pas sournoisement. Nous la percevons bien et nous savons nous en défendre d’une façon ou d’une autre. Oui, c’est bien cela ; la température n’y est jamais sournoise.
« Mes parents étaient communistes et athées », dis-je pour répondre à l’étonnement de Ramzo devant mes confidences, « et je ne comprenais pas non plus pourquoi ils m’avaient fait baptiser. Ils étaient encore sous le coup de l’occupation. Ils avaient eu peur, mon père était recherché par la Gestapo. “Un extrait de baptême, ça peut toujours être utile”, m’ont-ils expliqué. Drôle d’héritage spirituels, non ? » J’étends les jambes sur le tapis pendant que Ramzo s’est levé pour aller chercher le fromage. Puis je reprends : « Je n’ai pas pour autant hérité de mon athéisme, note bien. D’ailleurs ma mère n’était pas athée. Elle croyait même à la Sainte Vierge, mais pas à l’Église. Un Christianisme privé, en somme. Mon athéisme est le fruit d’une expérience spirituelle, une révélation, si tu veux, au cours de mon adolescence. Ça tombait finalement bien que je n’aie pas eu d’héritage, je n’ai pas eu à y renoncer. »
Le sol est couvert de tapis. Tous les sols ici sont couverts de tapis, et c’est sur un tapis que nous mangeons. Ça ne me déplaît pas, mais je garde une affection particulière pour les tables dont les chaises ne me donnent que fort rarement des fourmis. L’avantage des tapis est qu’on n’a pas froid aux pieds. D’autant plus qu’ici on n’entre jamais chaussé dans un appartement.
« Je n’ai rien contre ceux qui sont fidèles à un héritage », précisé-je en me servant du vin, qui est fort bon et local, « mais je suis toujours plus intéressé par ceux qui ont vécu une expérience. Un jeune homme m’a abordé un jour dans la rue en me disant qu’il avait rencontré Dieu. Très intéressé, je lui ai proposé de prendre un verre pour qu’il m’en dise davantage. Ce fut décevant. Ce n’était probablement que le prêcheur d’une église évangélique, mais ça ne prouve rien, car une expérience se donne rarement avec les mots pour la dire. Nous ne pouvons au mieux que nous renvoyer à des textes. »
« Les textes des religions ne sont pas les plus mauvais pour parler d’une expérience spirituelle », commente Ramzo.
« Ceux de la physique et des mathématiques me conviendraient mieux personnellement. »
« La science moderne serait-elle ta religion ? »
« Je serais, dans ce cas encore, anticlérical, et très mauvais pratiquant. Mais non, ce ne serait que pour faire image qu’on pourrait dire de la science qu’elle est une religion. Le seul parallèle que je pourrais établir avec la religion, est que je n’irais pas chercher dans des livres scientifiques les preuves de mon expérience. »
« Je crois que personne de sensé n’irait non plus chercher de telles preuves dans des textes, s’il parle d’une expérience spirituelle. Il s’en servirait autrement », relève Ramzo. « Tu as lu Ibn Arabi ? »
« Bien sûr. » Et nous avons continué à parler de la façon dont Ibn Arabi se servait du Coran, longtemps encore après le café.
On pourrait s’étonner que je me plaigne qu’être assis par-terre me donne des fourmis quand, dès que je m’installe sur une banquette, j’adopte spontanément une position en tailleur. Ce sont les contradictions de l’homme.
Il y a un banc devant la maison, un banc de bois grossier avec un dossier fait de cordes tressées. Ce sont des cordes épaisses mais souples dont on se sert pour amarrer les charges sur le dos des chameaux. Elles n’écorchent pas la peau, même à travers une chemise légère. Les pieds sont de petits rondins dont on n’a même pas ôté l’écorce, apparemment de sapin. Trois planches légèrement à claire voie et recouvertes d’une toile rude, probablement d’un bourras, servent de siège.
Le banc est placé à gauche de la porte d’entrée, face au sud, devant la fenêtre de la cuisine, la seule qui ne soit pas ouverte jusqu’au sol, sur une étroite terrasse où une rampe de bois grossier, blanchi par le soleil et les pluies, protège du vide. Je m’y assois souvent dans la nuit, quand Ramzo part rejoindre Darâ. (Lorsque je le vois se donner un rapide coup de peigne avant de sortir, il me fait penser à un adolescent.)
Je peux passer des heures sur ce banc à regarder le ciel lourdement étoilé, et écouter la nuit, jusqu’à ce que le froid me gagne.
Qu’est-ce que je suis venu faire ici ? Ramzo m’a dit : « Tu peux venir chez moi si rien ne te retient ailleurs. Nous travaillerons mieux sur place. » C’est faux bien sûr. J’ai bien souvent collaboré à des projets par-delà les continents, avec la même facilité que si nous avions occupé un open space.
Il était même agréable de voir que l’activité ne s’arrêtait pratiquement jamais ; l’un soumettant une idée et demandant d’y réfléchir pendant qu’il sortait déjeuner, l’autre informant qu’il allait se coucher. On était certainement mieux que dans un espace commun, puisque chacun pouvait s’installer selon sa propre idée de confort, l’un sous un parasol, l’autre à son bureau devant une fenêtre bien calfeutrée ouverte sur un ciel étoilé, un autre encore, couché sur la moquette du salon, ou dans sa cuisine en faisant chauffer du café sur le gaz…
Je ne suis pas sans m’inquiéter d’où ces commodités pourraient nous conduire. Nous vivons de fortes aventures avec des gens lointains, partageons des enthousiasmes, des confidences, des querelles, alors que ceux que nous côtoyons dans l’espace physique nous sont toujours plus inconnus et indifférents.
Au début, je trouvais dans ces communications lointaines l’avantage de pouvoir parler plus librement à des interlocuteurs détachés de ma vie quotidienne, avec qui des confidences, ou même des indiscrétions, ne prêtaient pas à conséquences. Aujourd’hui, ce serait plutôt le contraire. Je ne dirais pas que nous nous dématérialisons, car j’ai besoin de connaître le visage de mes correspondants, leur voix, leur silhouette… pour retrouver dans un courriel la dimension d’une parole ; mais de telles choses passent aussi par le web. Je n’avais pas eu à imaginer Ramzo avant de le rencontrer.
Pas plus que nous ne nous dématérialisons, nous ne nous émancipons de l’espace, car nous sommes toujours amenés à songer aux heures locales. Nous sommes seulement distants géographiquement, et je m’inquiète de ce que cette nouvelle topologie modifie des rapports dans l’espace géographique. Ce n’est pourtant pas la raison qui m’a fait répondre à l’invitation de Ramzo. Ou plutôt si, mais indirectement : les relations que je vivais dans mon espace physique avaient fini par me peser, au point de sauter sur l’occasion d’en changer.
En me connectant pour envoyer ce que je viens d’écrire là à une amie, j’ai reçu un nouveau courriel de Ramzo.
Il est parfois plus commode, et même plus rapide d’écrire un texte bien construit que de parler ; et il est aussi plus commode et plus rapide de lire et de comprendre un tel texte, que d’entendre des paroles qu’on interrompt et auxquelles on répond toujours trop vite. Ce n’est donc pas sans raison que Ramzo m’écrit de-chez Darâ quelques heures après m’avoir quitté. Mais quand même…
À la réflexion, je pense que j’avais tort quand j’ai répondu à Mahmmud qu’il était utile d’avoir des connaissances pour ne pas refaire ce qui avait été fait avant. Je crois qu’il n’y a aucune chance de passer deux fois pas le même chemin. Parmi des civilisations qui s’ignoraient, l’une a inventé l’arc, l’autre la fronde, une autre le boomerang ; l’une la quille pour les bateaux, l’autre le balancier ; l’une le sonnet, l’autre le tanka… On ne refait jamais deux fois les mêmes choses, car on est toujours placé dans des situations nouvelles.
Voudrait-on d’ailleurs imiter le passé, s’imposerait-on même des copies serviles, comme la Renaissance le fit de l’Antiquité, qu’on créerait malgré tout du nouveau, du tout différent, car l’identique, dans un autre contexte, dans une autre situation, deviendrait tout autre.
Le secret, je crois qu’il a raison, est d’avoir les deux pieds bien posés hic et nunc, de tirer le meilleur parti des moyens dont on dispose, et de tracer au plus simple et au plus évident.
La nouvelle topologie qu’entraîne la mise en réseau des réseaux éveille aussi mon inquiétude sur ce point. La perte de l’ancrage géographique pourrait être néfaste à la floraison de l’ingéniosité. D’un autre côté, je me dis qu’elle en est aussi le remède. En apparence seulement le web entraîne le monde entier sur une même voie. En réalité, il nous sépare, il brise l’unité qu’avait construite l’impérialisme des médias de masse. Il éparpille bien mieux que n’avait fait la Tour de Babel, et permet la démultiplication des cheminements. Il est ironique de voir qu’il permet cela quand la plupart des usages semblerait pourtant y chercher le contraire.
Quand on voit le ciel étoilé étendu sur sa tête, ou sous ses yeux, car à ce moment-là la distinction entre le haut et le bas n’a plus beaucoup de sens, comment y voir autre chose qu’un chaos ? Comment y voir une harmonie, ou seulement un équilibre ? C’est un désordre infini, et ça ne ressemble à rien d’autre.
Comment a-t-on jamais pu imaginer qu’un Dieu ou une entité quelconque aurait créé ce chaos pour nous. Quelle impudence d’enfant ! Comment a-t-on pu imaginer seulement que le chaos infini ait été créé ? Comment imaginer plus grand que l’immensité-même, sans être en réalité incapable de voir ce qu’on a sous les yeux. Quel manque d’humilité !
Et pourtant, j’ai toujours pressenti un lien, une relation intime entre l’immensité chaotique et moi-même, comme si elle s’engouffrait pour se perdre et se jouer tout entière et pour une fois seulement dans ma propre vie, et comme s’il n’y avait en réalité jamais eu aucune séparation véritable, sauf dans le cours momentané de cette vie. J’en ressens la force, l’infinité et le grouillement au fond de moi.
Religion privée, comme on en parlait avec Ramzo ?
Pour sûr on ne va pas faire une communauté là-dessus.
Un peu d’orage a fait du bien. La pluie a non seulement rafraîchi la surface des roches, devenue brûlante sous la main, elle a aussi réveillé le vent. Rien ne bougeait la semaine dernière. Les feuilles pendaient des branches, assoiffées. Maintenant, elles s’agitent sous la brise, produisant, comme pour conserver la fraîcheur, des bruits de sources et de ruisseaux.
J’ai accompagné Ramzo au barrage. Le débit de la rivière avait fortement grossi, et même si un programme lui permet de tout contrôler de chez lui, il est préférable d’y voir sur place. Le système de commande à distance des différents vannes est ingénieux, surtout l’interface matérielle où des cordes à bourras tirent en un sens ou dans l’autre les poignées des écluses de tôle. Entre cordes et boîtier, un système de petits vérins et de poulies démultiplie la puissance. Son installation est comme un petit musée qui réunirait en un seul dispositif toute l’histoire des techniques.
Marcher sous l’orage n’est pas très pratique quand on porte des lunettes, mais j’y vois suffisamment bien pour m’en passer. Une fois ôtées et mises à l’abri, aller sous la pluie est agréable, et j’ai laissé Ramzo à son bricolage pour remonter le torrent. Après des jours de sécheresse, la terre exhalait des parfums saisissants, et le bruit du torrent le disputait à celui du tonnerre.
« On a pu avoir l’impression, dans la seconde moitié du vingtième siècle, que les faits finissaient tôt ou tard par se plier aux décisions juridiques, à la présentation que les organes d’information finissaient par leur donner, aux analyses de différents spécialistes dûment certifiés. On a pu avoir l’impression alors, qu’un bloc géostratégique était celui de la propagande et du mensonge déconcertant, alors que l’autre était non seulement celui qui disait la vérité, mais surtout, qui, en la disant, la provoquait. »
Ramzo m’écoute silencieux pendant que nous avançons avec de longs pas de montagnards sur le chemin forestier qui longe la rivière. La pente est à peine perceptible, mais en habitué du trajet, il sait qu’elle prend suffisamment de souffle pour qu’il ne soit pas facile de le conserver en parlant. Je me tais donc moi aussi un moment pour le retrouver.
« Des esprits suffisamment perspicaces ont critiqué cette conception, continué-je quelques dizaines de mètres plus loin. Plus intelligemment, ils ont montré comment se construisait cette pseudo-réalité, ce spectacle de la réalité, jusqu’à produire une réalité immédiatement spectaculaire. Je n’ai rien à ajouter à leurs travaux, peu de critiques à en faire. Mon propos concerne ce fait nouveau qu’un tel processus se soit enrayé depuis la fin du siècle. La chose est advenue sans que rien d’évident ne se soit passé de nature à l’expliquer. Après être devenu intégré, il semble que le spectacle se désintègre. »
La rivière a grossi mais elle ne présente aucun risque de déborder. C’est ce que nous avons entrepris de vérifier, attentifs notamment à ce qu’aucun tronc qui aurait été emporté ne forme un barrage. Nous avons dû parfois quitter le chemin d’où l’épaisseur des troncs et des feuillages nous empêchaient de bien voir.
« Que le spectacle se désintègre, que la réalité reprenne ses droits ne devrait pas étonner », reprends-je deux-cents mètres plus loin. « Ce qui demande explication est plutôt le contraire. Quand on sait ce qui faisait tenir le spectacle, on peut alors comprendre mieux ce qui a changé. Ceux qui ont analysé avec beaucoup de finesse le fonctionnement du spectacle – Guy Ernest Debord, certes, et quelques autres aussi sur des aspects éventuellement marginaux mais pas nécessairement sans importance – avaient sans doute négligé la technologie ; les aspects techno-scientifiques et industriels de la domination spectaculaire. »
J’attends que le chemin, qui a gagné maintenant plusieurs mètres au-dessus de la rivière, redescende pour continuer. L’avantage de parler dans un lieu sauvage plutôt qu’en promenant dans un espace urbain – j’ai encore l’occasion de le constater – est qu’on y perd moins facilement le fil de ses idées. Rien ne manque pourtant pour retenir l’attention, sollicitant même l’ensemble de nos sens ; mais notre pensée s’ancrerait alors plutôt à ces perceptions qu’elle n’en serait dissipée. Il n’en irait pas de même si l’on devait traverser une rue ou descendre dangereusement d’un trottoir pour contourner une voiture garée. L’excès même de paroles inscrites sur les affiches, les panneaux ou dans les vitrines, perturberait davantage la poursuite d’une conversation. Je poursuis donc :
« C’est le propre du spectacle de négliger les aspects techniques, ou plutôt, de subtiliser la technique sous un spectacle technologique. D’abord, un voyageur qui débarquerait sur la Terre pourrait croire que le principal usage des technologies consiste à fabriquer des films et des feuilletons télévisés. Il n’aurait pas tout à fait tort si l’on en mesure aux coûts de production et au temps passé à les contempler. La vérité est cependant tout autre : la technologie est moins employée à produire du spectacle consommable sur des objets de haute technologie, qu’elle n’y est mise elle-même en spectacle pour y prévenir toute prise en main, toute appropriation de ces techniques à des fins plus pratiques. »
« En somme, synthétise Ramzo maintenant que le chemin ne monte plus, m’assurant contre toute apparence qu’il me suit bien, l’importance accordée au multimédia serait comme une mise en spectacle du spectacle lui-même, un spectacle au second degré en quelque sorte, qui masquerait sa désintégration. Le spectacle s’étant évidemment intégré dans toutes les techniques. »
Les arbres se sont espacés tandis que nous descendons vers un pont de bois. Avant d’y arriver, un petit torrent traverse la route, trop petit pour qu’on ait jugé nécessaire d’y construire aussi un pont. Nous observons que la pluie n’y a pas fait de dégât. On le passe à pied-sec en sautant d’une pierre à l’autre et en faisant se lever une nuée de papillons blancs venus boire.
« J’ai assisté moi-même dans mon enfance à l’introduction du moteur à piston dans les Alpes rurales, poursuis-je. En quelques années, ânes, chevaux, mulets ont été remplacés par des camionnettes, des fourgons, des motoculteurs, tracteurs, scies mécaniques et autres. Les étables sont alors devenues des garages, et les paysans qui n’avaient jamais vu un moteur se sont faits des mécaniciens. Ils ont très vite percé les secrets de ces nouveaux engins mécaniques qui leur sont devenus aussi familiers que les anciens. Le même tournant semblait être pris à la fin du vingtième siècle avec les matériels électroniques et les logiciels, mais à l’évidence il a fait long feu. »
« Très intéressant éclairage », me dit enfin Ramzo après que nous avons passé le pont, tandis que nous nous engageons sur le chemin de terre qui traverse une petite plaine, entre des champs de luzerne sur notre droite, et la vaste berge de roches et de galets qui longe la rivière. « J’aurais beaucoup de question à te poser. »
Je comprends la logique de Mahmmud, on ne peut créer le nouveau cinéma dans la coquille de l’ancien. La chaîne de production et de distribution est verrouillée. Elle ne permet de s’en éloigner en rien. Les acteurs, en amont, ont appris à travailler d’une même façon dans le monde entier. Comme ce mode de production coûte très cher, les divers financeurs, privés ou institutionnels, doivent être sollicités selon des modes convenues. Quant aux diffuseurs en aval, ils sont eux-mêmes à la fois contraints par le réseau de distribution et contraignants.
« Il n’est pas si insurmontable d’obtenir des moyens, dit Mahmmud, mais ils entraînent une limitation drastique des possibles ; et cela précisément au moment où tout est possible avec très peu de moyens ; quasiment même sans moyens. Mieux : le manque de moyens se fait heuristique, aidant à échapper à la facilité. J’en suis arrivé à économiser l’espace disque en évitant les résolutions inutilement élevées. »
Je comprends ce que dit Mahmmud, si l’on traduit ici moyens par coûts. Mais la technique de son côté multiplie aussi ses propres moyens, qui se révèlent plus souvent stérilisants que bien utiles. C’est ce que j’ai répondu au courriel de Mahmmud, me demandant aussi quoi penser si l’on étend son raisonnement à d’autres activités, car, par exemple, les syndicalistes révolutionnaires des USA, il y a un siècle, voulaient précisément construire le nouveau monde de la coquille de l’ancien, et ce mot d’ordre m’a toujours séduit. Qu’y avait-il de différent ?
Je remarque qu’il prend le temps de m’écrire un courrier personnel, plutôt que de s’épancher à la cantonade sur un blog, un forum, ou un réseau social. Il pourrait mettre aussi quelques autres adresses en copies ; il ne l’a pas fait. Il est vrai que la numérisation de l’écrit permet de reprendre aisément des paroles qui peuvent toujours être réutilisées plus tard dans d’autres correspondances ou d’autres écrits. Quand on parle, aussi bien, on peut toujours reprendre ce qu’on a dit dans un autre contexte ou une autre situation. S’adresser à un interlocuteur précis, évidemment, crée une expérience de pensée toujours singulière.
Il ne faudrait pas croire que la pêche dans la Vallée du Djirac soit une activité paresseuse où l’on laisse tranquillement pendre sa ligne en attendant que les ombles viennent s’y accrocher. Peut-être finirait-on par en attraper quand même car la rivière est très poissonneuse, mais ce n’est pas ainsi qu’on s’y prend. Pour ainsi dire, on les chasse. Et tout d’abord, parcourir les berges du torrent n’est pas de tout repos. Le courant est fort par endroits, et le rivage accidenté. Il n’est pas commode non plus d’éviter que sa ligne ne s’accroche aux branches basses ou encore aux bois morts et aux buissons qui encombrent les rives. La pêche dans le Djirac me rappelle moins celle du bord de mer, que la chasse sous-marine. Le bruit du torrent est d’ailleurs trop fort la plupart du temps pour que nous puissions nous entendre.
J’ai compris pourquoi Ramzo depuis le début attrape plus de poissons que moi ; il est plus attentif, il est tout à son activité, sentant par avance où sa proie peut se trouver, la voyant et lançant habilement l’appât devant son nez, ferrant d’un coup sec une fois qu’elle y a pité. Aussi nous parlons bien moins que mes premières notes ont pu le laisser croire. Et d’abord les poissons nous entendent. On entend très bien dans l’eau, et ils nous voient sur la rive. Nous rusons donc.
En bon Musulman, Ramzo n’utilise pas d’appâts vivants, et il décapite le poisson sitôt sorti de l’eau, ce qui n’est pas très à mon goût, moi qui aime avoir un poisson entier dans mon assiette. « Qu’attends-tu pour achever ce pauvre animal », ne cessait-il de me dire jusqu’à ce que je cède. Les appâts sont des hameçons triples probablement en vanadium, auxquels sont accrochés de petits boucliers ovales de métal, peut-être du laiton, qui tournoient dans le courant.
J’apprends lentement à me rendre aussi attentif que lui, et je fais l’expérience que je deviens alors plus sensible encore à tout ce qui peuple l’espace environnant. Toutes mes perceptions se trouvent accrues comme sous l’effet de psychédéliques.
Près des berges, là où le fond est recouvert d’un sable grossier et où l’eau est à peine agitée, on trouve des larves de trichoptères. Le Trichoptère est un parent du papillon que l’on rencontre à peu près partout sur terre au-dessous de trois mille mètres. Ce sont des papillons dont les ailes ont une couleur terne de feuilles sèches. Ils passent le plus clair de leur vie sous forme de larves aquatiques. On appelle ces minuscules chenilles dont les pattes se concentrent à proximité de la tête, des portefaix, car elles camouflent leur corps dans un minuscule fourreau fait de brins de matériaux divers prélevés dans leur environnement, et qu’elles transportent donc comme un fardeau. Ici ce sont évidemment des grains de ce sable grossier, les uns clairs, les autres de schiste noir. On ne les distingue alors que par leur minuscule tête toute noire qui dépasse du cylindre long d’à peine plus d’un centimètre. Elles sont presque invisibles sous l’eau. Elles se protègent ainsi des ombles.
Le spectacle se désintègre. À l’évidence il n’est plus capable de contrôler technologiquement la production du réel. Il ne maîtrise même plus la production réelle. Certes, il y a toujours production de spectacle, production technologique de spectacle, mais la réalité le rattrape, le sème, le plonge dans l’inquiétude, l’hystérie, la psychose ; il n’y a plus qu’un seul bloc de la narrative déconcertante.
Que nous crapahutions de bon matin autour d’un torrent sauvage, plutôt que de circuler d’un bar à l’autre dans la nuit d’une ville, dans des lieux conçus précisément pour une consommation improductive, est un symptôme de cette désintégration aussi bien.
« Je vois que tu mesures toujours toute chose à l’aune de ton expérience privée », me renvoie Ramzo quand je lui confie ces réflexions, avec sans doute une touche d’ironie dont le ton ne laisse rien paraître.
Nous avons surtout l’occasion de bavarder en chemin, ou comme en ce moment lorsque nous faisons halte pour monter nos lignes dans une petite clairière comme on en trouve beaucoup le long du lit du Djirac. « L’expérience privée est le meilleur observatoire de toute chose », lui renvoyé-je sur le même ton, « le seul où les données soient certaines. »
Au siècle dernier, il se passait bien des choses pourtant dans les bars autour des usines, des universités, des chantiers, des centres de recherche, des théâtres, des ports… et dans leurs arrière-salles.
« Et où ces choses se passent-elles aujourd’hui ? » m’interroge-t-il encore pendant que je finis d’attacher mon hameçon à la ligne. « Partout dans la réalité vivante où le spectacle se désintègre, même sous la surveillance désespérée des mouchards électroniques derrière lesquels ceux qui croient tout voir, ne perçoivent ni ne comprennent plus rien », dis-je cette fois sur le ton de la plaisanterie.
« Tout va bien alors », conclut Ramzo en souriant tandis qu’il s’engouffre sous les feuillages avec sa ligne montée.
Cahier six...
© Jean-Pierre Depétris, mai 2015
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