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Voyages à Bolgobol

À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2003

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Cahier VI
Toujours à Bolgobol





Le 15 mai

Lorsque la machine complice semble pouvoir lire dans nos pensées...

J'ai reçu la semaine dernière un message de France dont l'enthousiasme m'a surpris de la part d'un correspondant généralement moins prolixe et qui ne m'avait jamais donné l'impression de se laisser éblouir par la dernière nouveauté.

Je le colle ici tel quel.

 

———- Forwarded message follows ———-

From: BlueScreen <b-l-u-e-s-c-r-e-e-n@b-l-u-e-s-c-r-e-e-n.org>
To:e-critures@yahoogroupe.fr/ Subject: Lorsque la machine complice semble pouvoir lire dans nos pensées.../ Date sent: Mon, 14 May 2003 16:18:06 +0200

 

Bonjour

 

Je me permets de vous écrire aujourd'hui pour vous faire part d'une découverte que j'ai faite cette nuit et qui est sans aucun doute à mes yeux l'expérience numérique la plus impressionnante qu'il me fut donné de faire cette année....

Si vous avez déjà expérimenté Dasher ce mail n'aura très certainement que peu d'intérêt pour vous. Sinon, allez vite à cette adresse :

<http://www.inference.phy.cam.ac.uk/dasher/>

téléchargez le programme (libre), et préparez-vous à pénétrer dans la science-fiction...

En quelque mot, il s'agit d'un système d'écriture sans clavier... Mais à l'usage c'est beaucoup plus que cela qui en ressort... Il ne s'agit bien entendu pas de cliquer sur un clavier virtuel... Non c'est beaucoup plus fort que ça, et il faut vraiment l'expérimenter soi-même pour percevoir ce que cela change...

 

J'ai toujours été très sensible aux différents moyens de communication entre homme et machine, matériels (périphériques d'entrée) et/ou logiciel, bref ce qui permet de toucher la donnée numérique. En particulier lorsque cela permet de « transférer » la pensée dans un système numérique.

Déjà avec la souris, ou la palette graphique, il est possible d'aller très loin, de remettre en question le contact immatériel avec la machine, de toucher le virtuel... Certaines expériences sur le net exploitent d'ailleurs très bien cela.

 

Je prends aussi bcp de plaisir depuis qq semaines à expérimenter le Palm (Zire, le premier "palm du peuple") et son système d'écriture Graffiti. Il est en effet des plus étrange de pouvoir écrire de la donnée numérique avec un stylet et une écriture (presque) naturelle...

Je n'en suis pas encore blasé, et de voir les caractères numériques s'écrire au fur et à mesure que je griffonne des lettres majuscules sur un capteur, provoque une impression assez fantastique. Cependant, ce système n'apporte pas en soi une nouvelle approche ou habitude (par rapport à la feuille et le papier) puisqu'il se base justement sur un système qui est devenu pour nous naturel.

 

Il en est tout autrement pour le système Dasher... Car là il n'y a plus d'acte d'écriture manuscrite, à peine un léger déplacement de la main (si on utilise une souris ou une tablette).

Les lettres défilent et se positionnent spatialement, les mots se forment (pratiquement tout seuls), et en ressort une étrange impression que le logiciel lis dans votre pensée... Car ce qui est fort est non seulement l'ergonomie du logiciel (à laquelle on s'adapte en qq minutes) mais surtout le fait qu'il se base sur un « Training Text ».

Ce document permet au programme, de prévoir les lettres et/ou les mots que vous allez « écrire » et de ce fait de vous les rendre plus rapidement accessible... (par un système de positionnement spatial) De plus ce n'est pas l'utilisateur qui va vers les lettres (ou mot) mais celles-ci qui viennent à lui. L'utilisateur ne fait alors que modifier la fréquence (rapidité d'écriture) et orienter cette dernière vers tel ou tel mot, par un simple déplacement de la souris...

Ce que je dis n'est pas très clair sans avoir essayé ce programme, j'en ai conscience, mais vous comprendrez tout de suite en l'essayant...

Pour commencer à essayer le programme (en français) téléchargez ce fichier, et importez-le dans Dasher (qui par défaut utilise un training text en Anglais)

<http://www.inference.phy.cam.ac.uk/dasher/download/>

Ensuite, si vous voulez aller plus loin, personnalisez le training texte, en y plaçant par exemple l'ensemble de vos écrits, et des écrits dans le domaine qui vous concerne... Avec un training texte adapté à vos habitudes d'écriture et votre vocabulaire, et qq heures d'entraînement vous arriverez ainsi à une écriture aussi rapide (voir plus) qu'un clavier...

 

Je ne suis absolument pas en train d'essayer de dire que ce système surpasse le clavier, loin de là, ce qui m'intéresse dans son expérimentation est l'impression que cela provoque...

Étant conçu pour limiter au maximum les mouvements de la souris, ces derniers paraissent pratiquement inconscients, et ce n'est plus que le regard qui semble écrire... Quelle émotion formidable de voir s'écrire à l'écran ce que nous pensons, avec simplement le mouvement des yeux et le faible décalage de la main qui y est inconsciemment associé...

Essayez avec une palette graphique si vous en avez une... retour au stylo, mais pas tout à fait. Si le mouvement est encore plus naturel puisque c'est le contact du stylo, il ne s'agit plus du tout d'écrire avec ce dernier, tout à plus d'orienter la « pensée algorhytmique » de la machine dans la direction des mots au moment ou ils se forment dans votre esprit... Car ce qui est révolutionnaire c'est que ce n'est plus une adaptation de la machine à notre système d'écriture (cf Graffiti/Palm) mais bien un nouveau moyen d'écriture, de nouvelles habitudes, qui pourtant s'assimilent très vite et semblent étrangement fluides et instinctifs...

Veuillez excuser mon emballement, mais cette expérience m'a vraiment bouleversé...

 

Imaginez maintenant le pilotage de ce programme avec un système de pointage oculaire... (celui qui à déjà essayé ne serait-ce que le système d'autofocus piloté par l'œil de chez Cannon (pourtant très faible), imaginez ce que peut donner un système de pointage oculaire performant associé à Dasher).

Là je pense qu'on arrivera à un niveau de « complicité » homme machine inégalable, provoquant une véritable matérialisation de la pensée (consciente) sous forme écrite... Pensez à une phrase, observez là en train de se former à l'écran, observez l'icône « imprimer », et attendez qu'elle sorte de la machine... (à ce sujet, si qq'un à accès à un tel système de pointage, je suis prêt à faire qq centaines de km pour pouvoir l'expérimenter qq jours...)

 

Bref, j'arrête là mon vomi textuel euphorisé, et vous laisse découvrir, si vous le désirez, ce nouveau rapport révolutionnaire à l'acte d'écrire...

Bien entendu ces qq lignes sont écrites « à chaud », c'est une première impression, nullement une réflexion réelle sur le sujet, mais je pense qu'en creusant un peu, sur les nouveaux rapports et les bouleversements qu'une telle technologie peut apporter, il y'a vraiment des choses à trouver...

 

@bientot

Bonne journée

 

ps : ce document a bien entendu été écrit à la souris ;-)

ps2 : si je vous conseille bien entendu d'essayer ce programme, je pense, pour avoir déjà eut à plusieurs reprises ces derniers temps qq problèmes aux articulations dus à un abus d'utilisation de la souris, que l'usage courant de ce programme (à la place du clavier) avec une souris peut être dangereux...

ps3 : lorsqu'on commence à utiliser Dasher très vite, et peut-être par un manque d'habitude, cela peut visiblement (enfin ds l'immédiat c'est mon cas) provoquer une sorte de nausée, je vais aller prendre l'air...

 

BlueScreen

http://b-l-u-e-s-c-r-e-e-n.net

http://b-l-u-e-s-c-r-e-e-n.com

 

———- End of forwarded message ———-

 

Dasher ne fonctionne malheureusement pas sur mon système, mais j'ai pu sur le site observer tout à loisir de quoi il était question.

Dès l'ouverture de Dasher, sur le côté droit de l'écran, les lettres de l'alphabet sont positionnées en une ligne verticale. On les sélectionne à la souris et, tout de suite, tout s'accélère. Les lettres se déplacent et commencent à proposer les syllabes, les mots et même les groupes nominaux dont la suite est la plus probable.

Voulez-vous écrire « Hello how are you ? » (C'est ce que propose une animation.) Vous dirigez à peine la souris vers le 'h' que déjà le « how » se présente, et avec le 'a', le « are you » est déjà tout construit.

C'est en effet une idée géniale que celle d'associer à ce programme un système de pointage oculaire — technique déjà parfaitement opérationnelle — permettant alors au moindre déplacement du regard de remplacer celui de la souris.

 

Je crois moi aussi que ce programme peut être dangereux, et bien plus que ne le laisse penser l'auteur du message, mais comme l'est au fond toute invention efficace. Je suppose aussi qu'il doit favoriser les tournures stéréotypées, alors que les éviter demande peut-être à l'esprit de déployer le plus gros de son effort quand il utilise une langue ; mais c'est aussi bien le propre de la parole que de nous entraîner perpétuellement dans des lieux-communs en nous forçant d'y résister.

C'est comme un cheval que l'on dompte et qui tente de nous désarçonner, ou une vague sous une planche. Ce sont exactement les images que me suggère Dasher. Ce doit être en effet épuisant de l'utiliser. Ce doit être merveilleux.

 

 

Le 16 mai

« Ton écriture est terriblement classique, me dit Douha, qui s'intéresse toujours beaucoup à mes notes. Tu rédiges ton journal comme s'il devait n'aboutir qu'à un tirage papier. Il y a bientôt un siècle, André Breton préférait déjà le recours à la photographie qu'à la description dans ses romans. Pourquoi ne prends-tu pas des photos, et ne fais-tu pas des liens qui ouvrent dans tes pages des documents externes ? »

 

La chaleur de mai commence à devenir très forte dans la vieille ville où les ombres sont rares, et les Bolgoboldis commencent à se dénuder. Ils se dénudent par le bas, hommes et femmes gardant volontiers des chapeaux et des foulards sur la tête, des tuniques ou des chemises aux manches longues, retroussées tout au plus jusqu'à l'avant-bras, mais les femmes ont sorti leurs jupes ou portent des pantalons qui s'arrêtent à mi-mollet ou encore aux genoux, des hommes portent des shorts, et tous ont opté pour des sandales légères ou des mules.

La place en pente raide où nous prenons un café est coupée de larges escaliers. Toutes les tables étaient prises devant le bar, et nous nous sommes assis sur les marches parmi les nombreuses personnes qui avaient déjà fait comme nous.

« Si c'est ce que tu appelles une écriture classique, alors la mienne l'est bien plus que tu le crois. J'écris moins pour que mes mots soient imprimés que pour qu'ils soient prononçables, expliqué-je à Douha. Sinon, pourquoi écrire ? »

 

On va rarement nu-tête ici, ce qui s'explique aisément par la force du soleil quand le ciel se dégage. J'ai moi-même fait l'acquisition d'un couvre-chef dès ma première arrivée à Bolgobol — une sorte de chapeau mou aux tons sépia, orné d'un ruban gris —, et je me suis rendu compte très vite que l'attitude des gens à mon égard en était changée. Quelle que soit votre tenue, sans coiffure vous donnez l'impression d'être négligé. Un chapeau impose tout de suite plus de considération.

— À quoi bon, aussi bien, me demande Douha, à quoi bon prononcer ?

— Parce que la langue, comme son nom l'indique, est d'abord vocale. Un texte bien écrit devrait pouvoir être lu sans qu'on soupçonne qu'il le soit.

— Quoi que tu fasses, on n'écrit pas ni on ne parle de la même façon. Il a bien dû t'arriver de devoir corriger des retranscriptions de tes conférences pour des éditions, non ?

— Justement, je les écris très soigneusement et je les lis.

 

« Même avant-hier à l'université, insiste Douha ? — Bien sûr. Tu n'as pas vu mes notes devant moi ? Et tu n'as même pas remarqué que je mimais avec le capuchon de mon stylo le geste de souligner les mots sur lesquels je voulais insister. »

Elle me regarde étonnée en cherchant dans ses souvenirs : « Pourtant la discussion est vite devenue très libre. — Qu'importe, j'avais donné dès le départ le ton, le rythme et un niveau soutenu à la parole, qui ont d'ailleurs aidé l'assistance à la prendre. »

 

On se déchausse dans une mosquée, on se découvre dans une église. Pourquoi ? Le visage est le rapport immédiat aux autres — on montre « son vrai visage » —, les pieds sont le contact direct au monde. On semble aimer ici médier son rapport aux autres par l'intermédiaire du monde.

— Tu mimais le geste de souligner ? Reprend Douha incrédule.

— C'est le moyen que j'ai trouvé pour prononcer les italiques.

La petite boutique d'herbes et de parfums au-dessus de nous nous envoie ses effluves de tilleuls et d'hysope, en vrac dans des caisses sur l'étal, ou enveloppés dans de petits sacs de jute fins comme de la gaze.

— Il faudra que tu me donnes des conseils pour préparer mes cours, plaisante-t-elle.

 

« C'est une question de vitesse, dis-je en la prenant au mot. André Breton, justement, disait que la vitesse de la pensée n'est pas si rapide que la main ne puisse la suivre. En fait, sa vitesse n'est jamais que celle avec laquelle nous manipulons des signes. C'est là qu'est la difficulté, peut-être indépassable : nous articulons des syllabes bien plus vite que nous n'écrivons des caractères, mais nous les lisons plus vite encore que nous ne pouvons les prononcer. »

« La pensée a au moins trois vitesses : celle des doigts, celle de la langue et celle des yeux. Nous sommes capables de poursuivre plusieurs pensées à la fois à des vitesses différentes, mais, comme sur les files d'autoroute, cela peut provoquer parfois de dangereux télescopages. »

 

— Si j'adopte ton point de vue, remarque Douha, il me semble que tous les langages ne permettent pas les mêmes vitesses.

— Certainement, il est possible d'écrire en arabe à la vitesse où l'on parle, si l'on n'inscrit pas les accents, ce qui est totalement impossible avec un alphabet latin.

— Je pense surtout aux langages mathématiques, ou même à ceux de la programmation. Dans ce dernier cas, du langage écrit par l'homme est lu à sa place par un programme, qui est lui-même du langage. C'est un pas essentiel dans l'histoire humaine, au moins aussi décisif que l'invention de l'écriture.

— Or, justement, on ne construit pas en sapant ses fondations. L'écriture ne fait pas l'impasse sur la parole.

 

« Dès l'école, continué-je, on s'habitue à lire du texte, à le lire très vite, sans le prononcer, sans l'entendre, reconnaissant le mot à quelques lettres, et interprétant la phrase à quelques mots. Il en résulte des distensions entre ses habitudes dénonciation et d'écriture, et l'on finit par ne plus bien savoir employer sa langue, à l'oral comme à l'écrit, ni la comprendre. »

« Alors tu préconises le retour à une écriture prononçable, qui n'ait pas besoin du recours à des ressources externes ? Tu proposes de se passer de tableaux, de graphes, de plans, de titres et de sous-titres ? » M'interroge Douha, qui ne paraît pas partager mon avis.

 

« Bien sûr que non, la rassuré-je, utilisons sans limites toutes les ressources que nous pouvons, mais pas pour pallier aux infirmités d'une langue devenue déficiente à ne compter que sur elles. »

« Je vais faire une comparaison : un bon code source n'est pas seulement un code qui s'exécute bien. Il est d'abord un code aisément lisible et bien commenté, permettant des corrections faciles, pour son auteur comme pour quiconque. C'est un code qui donne une idée intuitive de son exécution. Aussi, plus il est lisible et aisément modifiable, plus il sera facile de le faire s'exécuter correctement. Un code source intuitif est l'équivalent d'un texte prononçable. »

« Il y a comme une forme de vie dans le langage... »

 

Je suis le regard de Douha. De petits nuages courent très vite dans le ciel, faisant passer parfois une ombre furtive sur la place. On peut voir, sur la montagne en face de Bolgobol, passer ainsi des taches qui rendent plus perceptibles les détails de son relief et font paraître l'espace plus pondérable.

Ce n'est pas cela qu'elle regarde. Il y a un rapace, à peine visible d'ici, point noir qu'on ne reconnaît qu'à son mouvement, qui plane sur la vallée.

Les aigles sont nombreux dans ces montagnes. On les capture et on les dresse pour la chasse.

 

 

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