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Voyages à Bolgobol

À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2003

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Cahier XXVII
De l'incertitude qui naît de l'être





Le 22 juillet

Testicules, témoins de la copulation.

Contiennent en eux de l'ardeur, c'est à dire augmentent l'humeur querelleuse et la férocité des animaux ; l'expérience nous le démontre clairement chez les animaux que l'on châtre, tel le taureau, le sanglier, le bélier et le coq, bêtes très féroces qui, une fois privées de ces organes, restent fort couardes ; ainsi l'on voit un bélier chasser devant lui un troupeau de moutons, et un coq mettre en fuite une bande de chapons, et j'ai vu la même chose se produire dans le cas d'une poule et aussi de bœufs.

Léonardo Da Vinci écrit ailleurs :

 

De la verge.

Celle-ci a des rapports avec l'intelligence humaine et parfois elle possède une intelligence en propre ; en dépit de la volonté qui désire la stimuler, elle s'obstine et agit à sa guise, se mouvant parfois sans l'autorisation de l'homme ou même à son insu ; soit qu'il dorme, soit à l'état de veille, elle ne suit que son impulsion ; souvent l'homme dort et elle veille ; et il arrive que l'homme est éveillé et elle dort ; maintes fois l'homme veut se servir d'elle qui s'y refuse ; maintes fois elle le voudrait et l'homme le lui interdit.

Et il conclut plaisamment :

Il semble donc que cet être a souvent une vie et une intelligence distincte de celle de l'homme, et que ce dernier a tort d'avoir honte de lui donner un nom ou de l'exhiber, en cherchant constamment à couvrir et à dissimuler ce qu'il devrait orner et exposer avec pompe, comme un officiant.

 

Les carnets de Léonard

J'avais noté ces passages de Leonardo Da Vinci il y a déjà plus de dix ans, et je ne me souviens plus si ces remarques étaient à la suite l'une de l'autre. Je reste songeur en tout cas, outre l'usage intensif des points-virgules, sur la signification de ses deux notions, ardeur et intelligence, qu'il attribue, l'une aux testicules, l'autre à la verge.

Dans ces mêmes cahiers, il fait une remarque très pertinente aussi sur le siège de la conscience. Elle se trouve nécessairement dans la tête, puisque tous les organes sensibles sont coordonnés par des nerfs qui convergent vers le cerveau. À l'autre extrémité, reliés directement à la mœlle épinière, les organes copulatoires en sont pourtant topologiquement proches.

 

Les remarques de Leonardo se vérifient assez bien pour ce qui concerne les vertébrés supérieurs, mais deviennent de moins en moins évidentes quand on s'en éloigne. Pour ce qui est de l'ardeur et de l'agressivité donnée par les organes mâles, je la crois surtout fréquente, mais pas universelle, pour les espèces dont les femelles sont longtemps occupées à l'allaitement ou à la couvée, ce qui leur donne une humeur douce, et dont les mâles doivent s'affronter pour accéder à la reproduction. Il est d'autres espèces où les mâles sont d'humeur plus débonnaire, et où les femelles sont bien davantage batailleuses. C'est le cas, notamment, chez les aigles, dont on n'utilise que celles-ci pour la chasse, car elles sont plus puissantes et plus audacieuses. Si, dans tout le règne animal et végétal, la partition sexuelle semble la règle, il serait dur d'y découvrir des caractères universels de la virilité et de la féminité.

 

Pour ce qui est du siège de la conscience, les insectes n'ont pas un cerveau dans leur tête, où convergeraient les données des sens. Certes, les principaux organes de la perception y sont regroupés, comme les organes moteurs dans le second segment, le thorax, et la respiration, la circulation, la digestion et la reproduction dans le troisième, l'abdomen. C'est un peu comme si le corps de l'insecte était tout entier un crâne, un crâne et une mœlle épinière ; ou encore, comme si nous étions des insectes dont le corps soit passé à l'extérieur de la carapace, mais dans laquelle demeurerait comme le centre de commandement ; un corps bien protégé à l'intérieur d'un autre, dans une armure osseuse.

 

Les insectes

De là, il n'y aurait qu'un pas pour conclure que les insectes n'aient pas d'intelligence, voire pas de conscience, ou même de sensation de soi. Ils ne se montent pourtant pas plus « écervelés » que les autres animaux. À supposer qu'on me démontre, ce dont je doute fort, que les capacités cognitives d'un insecte soient significativement inférieures de celles d'un vertébré, elles ne le seraient de toute façon pas en proportion de la taille de son cerveau, puisqu'il n'en a pas. Il doit donc s'y prendre, pour penser avec son corps, autrement que nous.

Le corps de l'insecte ne fonctionne pas comme le nôtre. Il est beaucoup plus rapide. Les perceptions, les mouvements y sont plus vifs, la vie même en est plus brève. Cette rapidité peut expliquer l'inutilité d'un lourd appareillage neuro-sensoriel.

Ces animaux nous sont durs à comprendre, les derniers apparus, plus que les autres, qui se livrent souvent à des occupations ou des rituels énigmatiques. Chez moi, les chenilles font de longues processions, partant d'on ne sait où pour aller vers nul ne sait davantage. Elles avancent à la queue-leu-leu, se tenant l'une l'autre, sans utilité apparente. Ici, il en est qui se consacrent à des jeux plus déroutants encore. Elles se déguisent en fruits. L'une s'accroche à une branche, et les autres se suspendent à elles, se mêlent en boule. Se cachent-elles pour se protéger ? Non, l'oiseau qui s'y trompe vient les picorer.

 

L'intelligence et l'éros

On connaît très mal les insectes. Les principaux centres de recherche qui les étudient et les travaux qu'ils publient se préoccupent avant tout de leur extermination sélective. Quant aux recherches sur leur intelligence, dont je viens de lire un compte-rendu sur le net <http:// www.archipress.org/ ts/ deneubourg.htm>, pour intéressantes qu'elles soient, elles se rapportent à une « intelligence » collective et procédurale, qui ne concerne pas, à proprement parler, ce que j'entends par ce terme.

Les mêmes travaux pourraient d'ailleurs être faits sur une « intelligence collective » humaine, qui ne donneraient certainement pas des résultats bien différents. Il n'est qu'à observer des conducteurs dans des embouteillages, ou des supporteurs sportifs, pour se convaincre que cette « intelligence collective » ne rend pas compte de la véritable intelligence humaine : celle du mécanicien qui conçoit ou répare le moteur, celle du sportif qui pense et met en œuvre sa stratégie sur le terrain. L'intelligence est la propriété d'un esprit, et d'un seul.

Il y a pourtant des comportements à travers lesquels ces animaux nous deviennent plus proches ; c'est dans le regard que les mâles portent sur leurs femelles. Ils connaissent le désir.

Depuis quelques jours, j'observe les libellules qui sont nombreuses autour du cours d'eau de la rue Al Kobra, ou au bord de l'étang devant la maison de Ziddhâ. Ce n'est pas un simple tropisme qui les attire pour copuler : il y a désir du corps de l'autre. Au début, on le perçoit mal, mais, s'aidant de sa propre expérience de l'éros, on peut parvenir à voir le corps des libellules comme à travers leurs propres yeux. Il n'est pas sans attrait.

 

 

Le 23 juillet

Le cadavre-exquis en 3D

Je viens de recevoir un courriel de Pierre Petiot fort réjouissant, tant par les perspectives qu'il ouvre que par son contenu cabalistique pour un lecteur non prévenu. Je vais donc le prévenir quelque peu avant d'importer le message.

Le VRML — initiales dont j'ai oublié la signification — est un langage de programmation 3D libre, pour lequel Pierre Petiot semble s'être pris d'une vive affection. Le Javascript et Java sont des langages de programmation internet. Le premier est en particulier celui qui me permet de faire s'afficher une page supplémentaire quand on ouvre ces cahiers. Celui-ci est libre, Java est propriété de Sun.

 

From: "ppetiot1" <ppetiot1@xxx.fr> - To: "depetris" <jdepetris@silex.fr>

Cc: "Evi Mœchel" <zazie@zazies.at> - Subject: Voyage au Pays du 3D interactif...

Date: Thu, 22 jul 2003 22:38:09 +0100

 

J'ai pensé à toi dans ma voiture et je me suis dit la chose suivante : Si Depétris a raison et si l'avenir est à une sorte de co-édition d'œuvres communes alors il y a une chose à faire...

Le VRML en tant que tel n'est guère autre chose qu'une sorte de jeu vidéo généralisé à l'échelle de la planète, malgré toute l'interaction qu'il autorise. Je n'ai aucun mépris pour les jeux vidéo et j'y accorde autant d'attention que mon total désintérêt me le permet. L'interaction n'y est pas suffisante. L'interaction n'est jamais suffisante dans quoi que ce soit que nous faisons. Nous sortons (peut-être) de tant de siècles de passivité que rien de ce qui se fait n'atteint au minimum d'interactivité que l'on est en droit d'espérer d'un simple point de vue humain. J'ai même quelques doutes quant à notre capacité d'imaginer quoi que ce soit qui ne porterait plus la trace de ce qu'il est convenu d'appeler le Pouvoir.

 

Cependant, en observant de plus près la grammaire du VRML, je me suis rendu compte que le degré d'interactivité voulu par ses créateurs, les avait amenés à rendre dynamiquement modifiables la quasi-totalité des attributs des nœuds qui constituent l'armature de VRML. Pour l'essentiel, ces nœuds, qui sont des formes texturées, ou des transformations, sont modifiables depuis l'intérieur de VRML. Par exemple, il est possible à un auteur VRML de construire des scénarios, tels que le "monde" VRML se peuple dynamiquement, mais presque totalement à partir d'éléments extérieurs, introduits à la faveur des événements intérieurs (le temps) ou extérieurs (les actions du visiteur de ce monde).

Potentiellement, donc, l'utilisateur VRML pourrait construire son monde, ou du moins répondre aux constructions d'un autre utilisateur, ou de l'auteur lui-même, à partir d'éléments préfabriqués proposés par l'auteur. Il ne s'agit encore que d'une interactivité de fort bas niveau, puisqu'elle n'excède guère, en termes de degrés de liberté ouverts, la célèbre devinette : "Quelle était la couleur du cheval blanc d'Henri IV ?"

Il faut cependant noter au passage que cette capacité de VRML à supporter des modifications dynamiques en fait ipso facto une sorte d'outil wysiwyg (what you see is what you get), à ceci près que... Sécurité Internet Oblige... Il est évidemment impossible de sauvegarder quoi que ce soit. Voilà qui réduit singulièrement les capacités de réaction des utilisateurs VRML, puisque quelque corrections qu'il désire apporter au monde proposé par l'auteur, elles seront perdues l'heure suivante.

 

Il existe aussi plusieurs moyens de "scripter" en VRML. L'une est fondée sur le Javascript, et l'autre sur Java tout court. Cette capacité permet d'enrichir à l'infini les comportements d'un monde VRML, elle permet aussi de construire des applets java — possédant toute la souplesse d'un environnement à fenêtres — facilitant la COMPOSITION d'un monde VRML (sinon, VRML c'est du codage, ce qui hélas répugne à presque tout le monde).

Il fallait ensuite trouver un moyen d'écrire sur disque depuis un applet java. En trois soirées, c'était réglé.

 

Malheureusement, je me suis aperçu que l'interface javascript et java de Cortona ne fonctionne pas malgré ce qu'ils en disent. Je suis donc allé voir le browser de Blaxxun et il semble que lui, ait une interface java et javascript décente, mais il semble hélas que personne ne sache s'il marche avec Windows XP. Donc, je suis temporairement bloqué, mais... Potentiellement, il me semble tout à fait possible d'écrire en java un composeur VRML wysiwyg, qui permette à un utilisateur d'interagir sur un pied d'égalité avec l'auteur.

En fait, tu vois que le composeur VRML existe déjà (c'est le browser VRML lui-même) et qu'il ne reste plus qu'à lui fabriquer une interface conviviale fondée sur les fenêtres Java Swing gracieusement offertes par Sun.

 

En d'autres termes, la coédition 3D interactive et planétaire est à portée de (ma) main technique et pour pas cher (sauf que seulement entre gens de bonne compagnie, car, pour pouvoir écrire sur le disque local à partir d'un applet java, il faut y être autorisé par le propriétaire du disque en question)

Tu vois comme je pense à toi, et la suite fort concrète que je donne à tes propositions sur "un Art Libre", et tu pressens aussi comme je m'ennuie avec mes camarades surréalistes, incapables de concevoir qu'on puisse de nos jours — moyennant un petit projet logiciel libre — construire enfin... des cadavres exquis 3D dynamiques ! :-)

Plus de détails plus tard car j'ai appris bien d'autres choses et comme tu dois le suspecter un peu, mes petits projets, sous leur gentil air technicien, sont en fait résolument... Politiques.

 

Le diligent serviteur de vos idées et projets ;-)

Pierre.

 

Il y a déjà quelques temps que Pierre Petiot tente de me convertir au VRML. Je ne nie pas un réel intérêt, mais je manque hélas de disponibilité. J'en ai d'autant moins en ce moment que je viens de proposer à Razzi de m'occuper de ses abeilles en échange de pots de miel. Il ne sait plus où donner de la tête entre son travail aux raffineries et les récoltes.

J'ai une fascination particulière pour les insectes, et tout particulièrement pour ces diptères qui, d'ailleurs, semblent la partager à mon égard. Je les attire, ainsi que les guêpes, mais sans leur inspirer aucune agressivité.

Mes mains, mes doigts surtout, les intéressent. Une odeur en serait-elle la cause ? Ou mes gestes ? Ou encore, une odeur que la curiosité à leur égard me ferait dégager ? Ou des gestes que leurs vifs battements d'ailes et leur bourdonnement inspireraient à mes doigts ?

 

 

Le 24 juillet

Le catocala atropos

La plupart des gens regardent les insectes comme d'horribles quoiqu'heureusement minuscules monstres. Ce doit être parce qu'ils les voient morts. Un cadavre humain aussi est monstrueux ; à plus forte raison, un mort vivant. La plupart des gens voient les insectes comme des morts-vivants.

J'ai moi-même appris à les regarder ainsi dans mon enfance et mon adolescence, mais je suis parvenu plus tard à les revoir à nouveau comme des véritables êtres vivants, et, ma foi, ils sont aussi beaux que les autres.

Un papillon aujourd'hui a fait mine de partager mon repas. Il s'y est pris très poliment. Il s'est d'abord tenu, sans s'approcher, à hauteur de mon verre de vin, quand je m'apprêtais à le porter à ma bouche. La nature m'ayant aussi donné un sens inné de la politesse, je le lui ai tendu avant d'y goûter. Il a alors déposé délicatement ses pattes et effleuré de sa trompe la surface du liquide.

 

C'était un de ces papillons bleus du Marmat, comme on en trouve ici partout où il y a de l'eau. Leurs ailes sont bleu pâle, pas très grandes, avec un aspect soyeux, et quelque peu effiloché sur la partie postérieure. Leur corps, plutôt trapu, est couvert d'un pelage tirant sur le blanc.

Les collectionneurs ne les trouveraient pas très beaux, et j'admets que, moi non plus, je ne serais pas tenté d'en conserver le cadavre. Vivants, je les trouve magnifiques. Leurs antennes sont comme de larges feuilles de velours, aux multiples nervures ramifiées. Comme des cils démesurés, et surtout comme si elles avaient une affinité particulière avec le regard, elles débutent au-dessus des yeux, qui sont comme des diamants noirs dans un écrin de fourrure perle. Toute la tête est couverte d'un fin pelage qui ressemble à une chevelure.

Je suis bien convaincu que si je devais revoir le mien assez souvent, je finirais par le reconnaître entre tous. Je suis persuadé que je découvrirais très vite que sa façon de tenir ses antennes au-dessus des yeux n'est à nulle autre pareille, que son battement d'ailes est unique et me permettrait de le reconnaître parmi d'autres de très loin.

Je suis déjà sûr que si je le revoyais demain, je le reconnaîtrais déjà. Je ne sais pourtant dire comment.

 

Les lépidoptères, du Grec lepis, lepidos, écaille, et pteron, aile, sont un ordre d'insectes dits holométaboles, comme les mouches ou les coccinelles, car leur métamorphose est complète. Ils portent à l'état adulte quatre ailes membraneuses couvertes d'écailles colorées microscopiques. La larve du lépidoptère est appelée chenille, la nymphe chrysalide, l'adulte papillon. Les pièces buccales sont réduites le plus souvent à une simple trompe, enroulée en spirale au repos. Cet appendice leur permet de se nourrir du nectar des fleurs et, plus rarement, d'autres liquides, comme mon vin.

 

C'est comme si ces êtres avaient deux vies. La plus longue, ils la passent sous forme de chenilles, puis, après momification naturelle, ils renaissent à une autre, consacrée à ce qu'ils avaient ignoré jusque là : la copulation. Ils comptent, avec nous, parmi les derniers êtres apparus dans la chaîne de l'évolution. Jusqu'à quel point deux êtres aussi différents qu'une chenille et un papillon peuvent-ils être le même, le même dans deux vies distinctes ?

« Il faudrait que j'interroge sur le haïkaï de Chine ce papillon qui passe » écrivait Bâshô. J'ai bien envie d'interroger le mien sur la singularité de chaque esprit.

 

 

 

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