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Voyages à Bolgobol

À BOLGOBOL

Jean-Pierre Depetris

© 2003

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Cahier XVII
Poésie et mathématiques,
liberté et lisibilité



 

 

Le 25 juin

L'avant-veille

J'imagine toujours difficilement la forme que vont prendre ces rencontres. J'entrevois quelque chose comme un grand forum.

Le lieu est si inattendu. Si ce n'était son excentricité, il est idéal en tout point, à la condition de l'utiliser pendant cette période chaude où les jours sont très longs. Il regorge de lieux ouverts sur au moins trois côtés, ne demandant donc aucun effort d'éclairage.

Je suis dérouté par l'absence d'organisation officielle, de presse, de public, et, plus généralement, de toute différenciation entre ceux qui y participent : tout à la fois intervenants, public, organisateurs, techniciens, et commentateurs sur leurs propres sites ou leurs propres imprimés.

Son caractère international me rend perplexe aussi, alors que, où que ce soit dans le monde, personne n'en parle ni ne semble en avoir entendu parler. Est-ce ironique ? J'en viens à m'interroger sur le terme même d'international, quand cette manifestation ne se fait sous l'initiative d'aucune nation, si ce n'est une qui n'existe pas, le Marmat, sur le territoire de la République du Gourpa, alors que presque tous ceux qui sont déjà présents, sont des ressortissants de la République Tasgarde toute voisine.

 

L'orage a grondé toute la nuit, mais le ciel était largement dégagé au petit jour, et l'air glacial. La température remonte maintenant très vite tandis que le sol sèche.

La région autour d'Aggadhar est beaucoup moins humide que les derniers territoires que nous avons traversés au nord de la République Tasgarde. Sa relative aridité doit pourtant plus, selon toute vraisemblance, à ses surfaces rocheuses et accidentées, qu'à sa seule hydrométrie. À moins que, peut-être, une raison que j'ignore attire systématiquement les nuages plus au sud.

 

Correspondance avec Pierre Petiot

J'ai encore du mal à me faire une idée de la forme que vont prendre ces rencontres. J'ai du moins compris qu'on attend des textes préparatoires de la part des participants. Mon récent essai, Ce que pourrait être un art libre <http://depetris.free.fr/load/arlib.html>, avec ses airs de manifeste, me paraît convenir parfaitement. J'ai donc entrepris de le traduire en Anglais.

Le site de Zazie's Zone n'attendait que ça pour l'éditer, et j'ai placé un lien (http://www.zazie.at/Langage/) sur la page des Rencontres d'Aggadhar, ainsi qu'un deuxième qui renvoie à mes écrits en langue anglaise.

Pierre Petiot <http://ppetiot2.free.fr/>, à qui j'avais demandé de relire la traduction, a choisi cette occasion pour m'envoyer une copie de la version française annotée et complétée de ses réflexions. Je m'apprête à la lui renvoyer avec ses commentaires commentés.

 

À propos de mes thèses sur l'art libre

J'avais d'abord appelé mon essai Pour un Art libre, mais j'ai craint qu'il paraisse alors seulement une prise de position pour les courants qui, aujourd'hui, veulent étendre à l'art les principes de copyleft, notamment avec la Licence Art Libre (http://artlibre.org/). Je ne les récuse évidemment pas, mais mon propos reste polémique même dans leurs rangs, et je ne veux pas donner l'illusion d'en être le porte-parole.

Il s'agissait de montrer que l'art moderne s'était si bien associé au marché qu'on ne pouvait plus seulement parler d'un marché de l'art, mais d'un art du marché, comme il y eut un art des cavernes ou un art sacré. Cette époque est révolue. Je ne crois justement pas que sur ce dernier point les tenants du copyleft seraient tous d'accord avec moi.

L'art ne vit plus dans le marché de l'art, de même que les lettres dans le marché du livre, ou la musique dans le marché du disque, et cela commence à se voir. J'assume évidemment la portée polémique de ma thèse, mais je ne tiens pas à y limiter mon propos. Le plus important est de comprendre où nous sommes déjà parvenus avant même d'y avoir sérieusement pensé, et d'ouvrir de nouvelles voies.

 

Bribes de correspondance

« 20. C'est ainsi que l'art sort du marché : en sortant de l'objet manufacturé, donc de la marchandise. » Dit mon texte, et Petiot commente : « Mais est-ce que ce n'est pas aussi le cas du prototype de tout objet industriel ? — Exactement, ajoutè-je. Et je pense que ça a beaucoup de conséquences ; notamment que la propriété devient principalement celle des connaissances : brevets, droits de reproduction, etc. »

Quelques paragraphes plus loin, je parle du livre : « 24. Dans le monde qui s'achève, l'œuvre véritable était le livre imprimé. Quelle est-elle aujourd'hui ? » À quoi Petiot ajoute : « Mac Luhan — qu'Evi m'a fait relire récemment — dit que l'imprimerie est le prototype même de la production industrielle. Et personnellement je le crois. Ce n'est pas la technique — toute sérigraphique — de production des circuits intégrés qui le contredira. »

 

Il y a en effet en tout cela des cohérences à longue portée. Et mon texte continue : « 25. Le marché s'adresse à une clientèle. Celle-ci peut être un cénacle d'amateurs éclairés comme un très large public populaire. Elle n'en demeure pas moins une clientèle. L'art marchand est essentiellement déterminé par une clientèle. S'il s'adresse à une clientèle d'avant-garde, il est d'avant-garde, s'il s'adresse à une clientèle populaire, il est un art populaire. »

« Là tu es génial ! » Commente-t-il. « Il ne reste en effet plus rien de populaire — au sens "folklorique" de "fait par et pour le peuple" — à l'art populaire que le fait qu'il s'adresse à une clientèle populaire. » C'est en effet une conclusion dont je n'avais pas mesuré la portée en écrivant. Même chose évidemment pour les avant-gardes !

 

Petiot me semble particulièrement épouser mon point de vue, qui reprenait d'ailleurs un certain nombre de ses thèses. Il est clair que tout ceci nous mène plus loin qu'à une simple critique des nouvelles technologies ou de la distribution des biens immatériels, pour autant que ces mots aient un sens, ou encore à la revendication d'une nouvelle forme, école, théorie ou mode esthétique ou philosophique.

Il s'attarde d'ailleurs très justement sur mes remarques concernant le langage et les mathématiques des paragraphes cinquante-huit à soixante-huit.

 

La libération de l'art et les mathématiques

58. L'option tacitement choisie par la modernité semble bien être que plusieurs mathématiques sont unifiées par un seul langage. Ce n'est qu'une option tacite, qui pourrait fâcher si l'on cherche à la justifier. Rien n'est moins clair, dans la culture contemporaine, que le possible rapport entre langage mathématique et un éventuel référent.

Petiot : Comme j'ai été élevé dans « les maths modernes » et que je suis un élève docile, je dis La Mathématique. :-) Mais plus précisément, si « Les Mathématiques ne sont qu'une immense métaphore » comme le disait Poincaré, c'est à dire modèles et ponts entre les modèles et des modèles de modèles, etc... Si des découvertes en Algèbre autorisent — établissent, prouvent — d'autres découvertes en « Topologie Algébrique » ou en « Géométrie Différentielle » (via la théorie des Catégories de GrothenDieck) quel sens cela peut-il avoir de parler encore des mathématiques devant ce qui ressemble en fait à une sorte de tissu ?

 

59. Un langage unifié des mathématiques pouvait avec quelque raison être considéré comme une bonne chose au début du vingtième siècle. À la fin, on se demande si, contre toute attente, on ne doit pas une excessive complexité des mathématiques à ce qui aurait dû les simplifier.

Petiot : Je te comprends bien, mais l'existence des mathématiques comme tissu de métaphores de métaphores (de modèles de modèles) ne provient pas de l'unification du langage à la Bourbaki, mais de l'essence même — surréaliste au fond — des mathématiques et de leur mouvement, ce que fait remarquer Poincaré dans la citation que j'en fais plus haut. Or, on ne peut accuser Poincaré d'être un suppôt du Général Bourbaki, ni même du bon Hilbert :-).

Moi : En fait, je pensais plutôt à Frege. Ceci dit, je ne critique pas la complexité d'un langage mathématique, mais plutôt la croyance qu'il faudrait en trouver un seul et le bon. Voir plus loin le mythe de Babel.

 

60. Les mathématiques sont-elles autonomes de leur langage ? C'est un peu comme si l'on se demandait si le monde était indépendant de la langue française — le monde réel, naturel, imaginaire, irrationnel... —, pourtant, la langue française le décrit bien ; elle sait aussi décrire, expliquer ou paraphraser le langage des mathématiques. On pourrait penser que, dans certains cas, l'extrême difficulté des problèmes, et surtout l'extrême cloisonnement des diverses mathématiques, pourraient bénéficier d'un plus large recours à la langue naturelle.

Petiot : Oh ! Oui ! :-)

 

 61. Les mathématiques seraient le langage, non pas de Dieu, comme cela put paraître évident à quelques esprits initiateurs de la modernité, mais de la nature. Reste à savoir jusqu'à quel point les mathématiques seraient un langage, et si leur rapport avec le monde physique est de nature linguistique.

Petiot : Personne ne s'interroge sur les capacités prédictives du langage tout court dans le simple domaine technique. Ils en veulent tous à « l'incroyable efficacité des mathématiques ». Mais en fait la situation est la même en mathématiques et en construction automobile : une voiture ne marche pas parce qu'elle est faite de matière, une voiture marche parce qu'elle est faite de langage (i.e de l'information qui la spécifie totalement). Ce sur quoi on peut et on doit s'interroger, c'est sur l'efficience du langage humain. Autrement dit sur la puissance de la poésie dans le réel.

 

62. Jusqu'à quel point une preuve mathématique peut-elle établir une certitude ? Jusqu'à quel point preuve mathématique et certitude ne sont pas une contradiction dans les termes ? La certitude relève de l'intuition synthétique ; la preuve, de la déduction analytique. Tout le problème est d'établir la déduction sur l'intuition. (L'inverse est-il pensable ?)

Petiot : « C'est ça ! » est l'énoncé le plus commun de la certitude mathématique. Le point d'orgue de la démonstration. C'est en même temps la situation mentale la plus confuse qui soit : personne — à cet instant là — ne sait plus dire ce que c'est que « C'est », ni ce que c'est que « ça » ni même qui au juste prononce ou pense le « C'est ça » parce que c'est l'unanimité des mathématiciens prononçant le même « C'est ça ! » à propos de la même démonstration qui établit la vérité mathématique.

 

63. Les mathématiques contemporaines supposent une formidable confiance en un langage, une confiance qui excède largement le raisonnable. (« Le langage mathématique se révèle efficace au-delà du raisonnable », Wigner 1960.)

Petiot : Toute la technique, pas seulement les mathématiques s'appuient sur la même puissance de la poésie.

 

64. Le formalisme mathématique des débuts du vingtième siècle n'a pas offert ce qu'on attendait de lui, mais ce qu'on n'en attendait pas. Si l'on avait cru qu'il allait nous aider à penser, ou seulement à compter, on s'est trompé, mais il s'est révélé efficace pour faire calculer des machines à notre place.

Petiot : Exactement. Mais... Godement — par exemple — et pas mal d'autres l'avaient bien senti et même presque énoncé. Et on sait bien que les résultats de Gödel sont équivalents à ceux de Türing sur la calculabilité. Quant à ce que penser n'est pas calculer : L'homme est ce qui se tient au-delà de l'algorithme — P. Petiot :-)

 

65. Les machines ne calculent pas comme nous. Elles manipulent des suites binaires que nous avons la plus grande peine à déchiffrer. Nous ne nous y essayons pas, d'ailleurs, nous les convertissons en d'autres langages, qui tiennent à la fois d'une langue naturelle, l'Anglais, et d'un langage logico-mathématique : le code source.

Petiot : Nous ne calculons pas. Le cerveau humain — le mien surtout — est nul en calcul. Nous, nous poétisons. Nous allons de métaphore en métaphore et de modèle en modèle. C'est cela qui constitue le mouvement naturel incessant de notre esprit — mouvement brownien et surréaliste. Nous sommes des primates, nous construisons des modèles, nous imitons, nous singeons. Imiter, c'est faire opérer un modèle. L'intelligence n'est rien d'autre que la capacité de créer des modèles (oui, quand ils marchent c'est mieux... :-) et cette définition unifie l'intelligence dans les arts et l'intelligence dans les sciences).

Moi : Oui et non. Peut-être, en effet, ne comptons nous pas, mais nous ne faisons pas non plus qu'aller de métaphore en métaphore. Nous décomposons aussi. Je crois que c'est cela qui est à la base de l'attitude mathématique. Une capacité à réduire, à démonter, sans laquelle l'attitude poétique ne fonctionnerait pas, ou n'aurait pas de prise sur le réel.

 

67. Le langage formel des mathématiques ne fait pas ici fonction de langue universelle. Il n'y a pas de langue universelle, mais une floraison de langages, de divers niveaux, qui, cette fois, contrairement au mythe de Babel, ne semble pas diviser, ni décourager les bâtisseurs.

Petiot : On choisit — ou même on construit — un langage en fonction de ce qu'on a à faire. Et il le faut, car chaque langage définit un univers explorable tout comme un ensemble de transformations définit une géométrie. (Cf. Poincaré Pourquoi l'espace a 3 dimensions). Cela, les bâtisseurs le savent. Ils se savent au-delà du langage.

 

68. « Si la généralisation et le développement de systèmes d'exploitations basés sur des interfaces graphiques et métaphoriques de plus en plus perfectionnées, permettent de rendre l'usage de l'ordinateur accessible à celui qui n'a pas connaissance de son fonctionnement, ils nous éloignent et nous cachent la véritable nature du programme informatique et son potentiel métaphysique. » BlueScreen (<http://www.b-l-u-e-s-c-r-e-e-n.net/>).

Petiot : Oh ! Sainte Dialectique...:-) Oui. Oui. Mais en « démocratisant » l'usage de l'ordinateur, ils rendent « une certaine connaissance de son fonctionnement » (même intime) accessible à tous, et d'une certaine façon ils révèlent « la véritable nature du programme informatique et son potentiel métaphysique » à presque tous les utilisateurs. J'en ai des preuves quasiment « industrielles ».

Moi : Il n'est pas sans intérêt de regarder les logiciels et les matériels comme autant de problèmes techniques travaillés par ces contradictions.

 

Aparté sur la rapidité et la lenteur des choses

Il n'y a pas cinq ans que je me sers de l'internet, et je n'ai bien sûr pas appris à l'utiliser intelligemment tout de suite. Il n'y a pas quinze ans que j'ai un ordinateur. Je repense parfois au travail de Romain qu'on devait faire dans ma jeunesse, quand le prix des photocopies était prohibitif et leur qualité médiocre, avec la machine à écrire, le papier carbone ou les stens à alcool, pour accomplir ce qu'aujourd'hui je fais presque instantanément.

Petiot, lui, n'a pas connu la même évolution, puisqu'il était déjà ingénieur en informatique. Pourtant ce qui me surprend le plus, c'est de n'avoir pas l'impression d'une rupture, même pas d'une nouveauté. J'ai seulement trouvé l'outil pour faire ce que je faisais.

 

Liberté et lisibilité

72. La finalité de l'écriture, avant, était la production d'un texte édité. Elle l'est maintenant d'un texte éditable — voire de musiques, d'images éditables.

Petiot : J'admire la cohérence entre la manière dont tu écris la théorie de ce que je suis en train de faire : éditer ton texte, et le contenu même de ce que je dis.

 

73. Le problème qui se pose en ce moment-même sur les droits d'utiliser librement, de diffuser, de copier et de modifier, est déjà un problème d'arrière-garde. Le problème actuel est celui de la possibilité (et non seulement du droit) d'éditer. Un travail intellectuel ne saurait qu'être éditable. Le concept d'édition remplace et unifie ceux de lecture et d'écriture.

Petiot : Waouh ! J'aurais bien voulu écrire celle là.

 

74. Personne ne sait très bien aujourd'hui ce qu'est un art libre. C'est une idée neuve, jamais évoquée avant. On a revendiqué un art révolutionnaire, un art engagé, un art pour l'art, un art pour tous et par tous, un art indépendant, un art populaire, un art démocratique, on n'avait jamais sérieusement pensé qu'un art pût être libre, ni comment.

Petiot : Espièglement, je ne peux que remarquer qu'en un sens inattendu — mais l'Histoire l'est souvent — nous sommes quand même sur les traces de l'I.S. Mais qui aurait pu penser que la suite du mouvement « ouvrier » passait par les mathématiques et l'informatique si honnies des situs et des écolos paresseux ?

Moi : Cela tient à une conception de la lutte de classes qui oublie que le mouvement ouvrier est, justement, ouvrier, et qu'il y a un rapport entre celui-ci, la technique et la recherche scientifique. Achimède et Spartacus sont complémentaires, sinon impuissants. Cf : La Gauche et la technique, P. Petiot ;-)

 

75. En partie, l'art libre s'inscrit dans le prolongement de la modernité du vingtième siècle et n'y apporte visiblement rien de neuf, en partie, il calque son principe sur ceux de la distribution des logiciels libres. Il y a donc un rapport, jusqu'alors impensé, entre libre et lisible. Reste à mieux penser ce que serait cette lisibilité pour l'art.

 

 

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