Qu'est-ce qu'un texte ?

Postface


Constructivisme et fonctionnalisme



    Ce travail pourrait surprendre par son côté à la fois trop technique et trop théorique. Trop technique, il n’est pourtant pas un manuel. On n’y apprend pas la technique, on y cherche seulement les fondements de la théorie, qui s’occupe pourtant des problèmes pratiques.
    Ce qui pourrait donc surprendre est qu’à la question « comment fait-on ? » les réponses les plus pratiques pourraient d’abord être théoriques.
   
    Ce travail est lui-même traversé par une autre question qui, dans une première mouture, faisait l’objet d’un paragraphe, puis m’a semblé compliquer inutilement mon propos. Il s’agit de deux approches possibles, l’une « fonctionnaliste », l’autre « constructiviste ». À la première, correspond la question « comment ça marche ? » ; à la seconde, « comment on fait ? » Les réponses qu’elles induisent peuvent être très différentes.
    « L’eau bout à cent degrés » peut être une réponse fonctionnaliste ; « ouvrir le gaz et appuyer sur le bouton rouge », constructiviste. On peut aussi apprendre que la chaleur est une agitation moléculaire, ou apprendre à faire du feu avec des silex.
    On voit que ces deux sortes de réponses ne se complètent pas vraiment. Elles s’articulent difficilement ensemble. Plutôt qu’elles ne s’éclairent, elles se compliquent, et cachent même une autre question, telle que : « Comment fait-on pour étalonner la chaleur ? »
   
    On pourrait formuler ce nouveau genre de question d’une façon plus générale ainsi : « Comment fait-on pour transformer un système causal actuel en système symbolique ? »
    Nous choisissons un corps qui se gazifie et se solidifie à des températures relativement faciles à atteindre. Nous donnons à la première le coefficient ‘100’, et à la seconde ‘0’. Nous choisissons un autre corps qui demeure visqueux à des températures extrêmes. Nous en remplissons une tige faite d’un matériau transparent et résistant aux fortes températures. Puis nous étalonnons cette tige de 0 à 100 à partir du comportement du premier corps. Les contractions et les dilatations du corps visqueux dans la tige ainsi étalonnée nous donnent la température en degrés centigrades, et du même coup définissent ce que nous entendons par chaleur.
   
    Les manuels techniques se contentent généralement de nous apprendre à utiliser des boutons, et c’est d’ailleurs ce que nous en attendons. Ils s’en acquittent souvent très bien, et se permettent même parfois des ébauches théoriques particulièrement éclairantes dans leur contexte pratique ; mais ce ne sont que de fugaces éclairs. Les ouvrages théoriques sont bien plus profonds, d’autant plus qu’ils s’enfoncent à travers la couche d’expérience sur laquelle nous pourrions prendre appui.
    En définitive, nous vivons dans un monde suffisamment merveilleux pour nous permettre d’installer l’alimentation électrique d’un chantier sans avoir une idée bien claire de l’électricité, aussi bien que de se faire une conception quasi métaphysique de la matière et de l’énergie sans être capable de changer une prise. Cela ne nous rend pas très autonomes, et nous devons reconnaître que, quelles que soient nos expériences ou nos études, nous ne comprenons ni ne savons faire grand-chose.
   
    Nous nous encombrons d’un nombre impressionnant de connaissances, bien peu utiles si on les laisse s’ignorer, et qui, lorsqu’on essaie de les relier, produisent surtout de la confusion.
    La confusion est moins produite par la profusion qu’elle ne la produit. La confusion commence lorsqu’on cherche à établir entre un monde réel et un système de représentation une corrélation exacte, voire une simple relation approximative.
    La réalité est déjà systématique, et les systèmes sont réels. La plupart des relations sont elles-mêmes approximatives si on les laisse telles. Pourquoi la terre parcourt-elle son orbite en 364 jours 6 heures et des poussières ? Ce serait si simple et si parfait avec 360 jours pile. Mais pourquoi le ferait-elle ?
   
    À ce compte, posons-nous une autre question. Qu’est-ce qui me prouve que le degré qui sépare 90 et 91 représente bien le même écart de température que celui entre 10 et 11 ? La seule réponse concevable pourrait être la transitivité de l’addition des températures. Mais que signifie ajouter des températures ? Qu’est « réellement » un écart de température ? Il n’y a pas d’autre réponse que comment on le mesure.
    De ce point de vue, une langue naturelle n’est ni plus ni moins approximative que le reste : c’est ainsi qu’on dit.
    On commence à faire une chose d’une certaine façon, puis on découvre qu’elle n’est pas la plus pratique. On a alors le choix entre tout reprendre d’une autre façon, jusqu’à ce qu’on découvre qu’elle ne l’est pas non plus, ou bricoler la première. On peut aussi ne pas choisir, faire les deux, recommencer tout en conservant et bricolant.
    Une telle façon de distinguer la méthode et son objet finit d’ailleurs par devenir trompeuse.
   
    Prenons la littérature et l’imprimerie. Si nous entendons parler un éditeur, nous avons l’impression que c’est une seule et même chose. Un livre, un texte… sont des entités dépourvues d’existence, et même de sens, sans machines typographiques, réseau de librairies, industrie du papier…, et pourtant nous avons cinquante siècles d’écriture pour quatre d’imprimerie.
    Alors nous devons bien conclure que la littérature est quelque chose de complètement différent de l’imprimerie, de l’édition et du commerce des libraires. Mais voilà, dès que nous adoptons cette attitude, nous voyons bien que pendant les quatre siècles qui nous ont précédés, la littérature n’est pas plus discernable de l’imprimerie que la chaleur du thermomètre.
   
    Il est tentant de parler de littérature sans se préoccuper de comment on conduit une linotype, comment on taille une plume d’oie, ou comment on choisit un traitement de texte. A priori, cela paraît plus simple. Il se pourrait bien qu’il en résulte pourtant une prolifération de connaissances inutiles et de confusions.
    Chacun a pu faire l’expérience de se perdre dans un seul feuillet de texte, parfois dans une seule phrase. On ne s’y retrouve plus : l’articulation de quelques centaines de caractères devient un puzzle inextricable, un labyrinthe. Comment peut-on alors parvenir à s’y retrouver avec des centaines de pages ?
    Selon comment on pose la question, il n’y a naturellement pas de réponse : L’esprit humain possède l’aptitude à la langue écrite.
   
    Le mouvement des corps célestes comme ceux de la microphysique, les échanges d’énergie, toutes les données du monde physique constituent une réalité aussi bringuebalante que le sont les langues naturelles, qui elles-mêmes ne sont pas moins des données objectives et concrètes. Elles le sont dans la mesure où on ne peut les distinguer des moyens pratiques et techniques de leur production.
    En somme, seule la contradiction entre donné et produit ici peut faire problème, mais il n’en est peut-être un que pour une approche fonctionnaliste. D’un point de vue constructiviste, les distinctions entre données et produits sont très relatives.
   
   



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© Jean-Pierre Depétris, avril 2002, avril 2003
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