Sur la notion de valeur sémantique


Jean-pierre Depétris
Décembre 2011


Valeur et expression

1. Les termes de « valeur sémantique » peuvent paraître curieux si l'on y prête attention. La notion de valeur suppose implicitement une mesure, du quantitatif. La notion de sens semble quant à elle plutôt irréductible à la quantification. Il s'agirait en somme de réduire un « qu'est-ce que ça veut dire ? » à un « combien ? »


2. C'est impossible, évidemment, mais pas plus au fond que n'importe quelle réduction à du quantitatif. Il s'agit en somme d'une projection.

Prenons une ombre portée : mon ombre est une projection de moi-même en deux dimensions. Évidemment, mon ombre n'est pas moi, mais elle m'accompagne, elle bouge avec moi, Elle compense même sa pauvreté bidimensionnelle en se déformant, s'étirant et se contractant, en épousant les surfaces de mon environnement, les révélant parfois, ainsi que les sources lumineuses. Elle peut même parfois devenir plus expressive que mon corps.

Une ombre peut être plus expressive que mon corps, alors qu'elle est bien plus réductible à du quantitatif. Toutefois rien ne dit comment quantifier sa valeur expressive, si ce n'est sémantique.


3. Serait-il donc possible de réduire à une valeur simple, à une dimension, une valeur sémantique ? Il serait sans-doute plus évident de considérer que du sens peut être construit à l'aide d'éléments strictement quantifiables.

Valeur d'usage et valeur d'échange

4. On pourrait commencer par contourner la question en passant par ce qu'est la valeur dans les théories économiques. On peut remarquer que la valeur économique, disons, l'argent qu'on gagne, peut donner suffisamment de sens à un acte pour provoquer la décision de l'accomplir. On pourrait considérer qu'à la question : « Pourquoi prépares-tu un cours sur Proust ? » (par exemple), la réponse : « Parce que je suis payé pour ça », puisse être considérée dans la plupart des cas comme suffisante.

Évidemment, elle n'est pas réellement suffisante. Elle ne dit pas pourquoi tu acceptes d'être payé pour ça, ni pourquoi on accepte de te payer, ni qui paye en dernier lieu, ni si tu ferais la même chose sans être payé, etc. Observons déjà que ces questions et leurs réponses ne sont pas dépourvues de significations : elles ne manquent pas d'avoir des incidences à double sens sur la signification même de ton cours, son contenu.


5. Les notions de valeur d'usage et de valeur d'échange semblent bien établies, claires du moins, allant de soi. Ce n'est pas si sûr. D'abord, la notion d'usage revêt un double sens. Le premier relève de l'utilité, de l'outil, il répond à la question « ça sert à quoi ? ». Le marteau, par exemple, sert à planter des clous. C'est son usage, et c'est lui qui détermine le désir, le besoin d'avoir un marteau. Mais l'usage est aussi coutumes, mœurs, rites, conventions, qui entretiennent des rapports bien plus troubles avec l'utilité. L'échange lui-même d'ailleurs est un usage.


6. La notion de valeur d'échange finalement paraît plus claire : l'échange effectif suffit à la fonder. « Je te donne deux caramels contre ta bille. » Il suffit d'un accord, et que l'échange ait lieu pour que la valeur d'échange soit fondée. La démonstration est évidente et incontestable, si ce n'est que, hors des cours d'école, les choses se passent rarement ainsi.

Valeur et réduction

7. Dans la vie réelle, les prix sont déjà fixés avec une précision de malades, et ils sont fortement taxés et, ou subventionnés. Non seulement il ne nous arrive pas souvent de négocier nos échanges personnels, mais ils s'accomplissent le plus souvent sous la forme d'ordres, de sanctions, de récompenses. La vie d'adulte ressemble bien moins à un prolongement des échanges de la récré, qu'à celui des carnets de notes et des bons points de la classe. Les classements et les bons points sont incontestablement la réduction a une seule dimension de ce qui en possède bien davantage.


8. L'école est très intéressante pour ce qui concerne mon propos. L'école a une missions complexe, et sans-doute un peu contradictoire. Elle doit transmettre aux nouvelles générations les connaissances les plus diverses, allant d'aptitudes corporelles (agilité des doigts, distinction de phonèmes…) jusqu'aux concepts des plus abstraits ; elle donne les outils de mesure les plus précis pour saisir ce qui est le plus impondérable, comme l'énergie, la puissance, ou le nombre lui-même ; elle doit faire accepter les règles les plus stupidement conventionnelles, tout en cultivant l'esprit critique. Elle doit faire tout ceci, qui dépasse largement l'intelligence adulte, et l'adapter à des enfants. Elle y parvient en réduisant l'inextricable complexité à cette « moyenne générale » unidimensionnelle à l'aide de coefficients attribués à des disciplines arbitrairement découpées.

Tout est fait pour que l'élève n'ait pas à se poser à tout instant de trop grandes questions, ni le maître, ni personne ; exactement comme dans le monde du marché. Il suffit que l'élève réponde aux questions simples qu'on lui pose, de telle sorte qu'il ait une bonne note. Si le système est bien construit, cette méthode lui permettra de nourrir son intelligence par paliers.


9. On pourrait évidemment chercher à imaginer de meilleurs systèmes, on doit cependant admettre que celui-ci fonctionne. De même, adulte, on n'est pas invité à se poser à tout instant de profondes et complexes questions sur l'éthique ou le sens de la vie, dans tous les actes qu'on accomplit. Il suffit la plupart du temps de savoir qu'on fait « une affaire », de comparer des prix, d'exécuter des ordres et de respecter des procédures. La prise de décision en est facilitée, et le besoin de s'entendre et de se comprendre en est souvent rendu inutile. La critique de tels procédés est facile, elle ne l'est que trop. Il est trop facile d'évoquer la robotisation, le décervelage, la lobotomie comportementale. Si des critiques doivent être faites, elles devront être plus subtiles.

Réduction et simplification

10. Il est peu d'apprentissages qui ne reposent sur la répétition stupide, l'entraînement mécanique. Apprendre l'alphabet, les chiffres, la gamme chromatique, toute pratique de formation et d'entraînement ressemble beaucoup aux comportements compulsifs de l'hystérie et de l'obsession.

J'ai pu moi-même expérimenter plusieurs fois qu'il est plus efficace, lorsqu'on entreprend de former ou d'enseigner, de proposer l'exécution de contraintes comme à des chiens de cirques, ou de répétitions comme à des perroquets, plutôt que de donner des explications. Personne n'est jamais devenu ainsi un chien de cirque ni un perroquet. Au contraire : celui qui exécute bêtement ces consignes va rapidement être en situation de formuler lui-même les explications qu'on lui aura d'abord refusées.


11. Exécuter des exercices stupides dans le seul souci d'obtenir une note au-dessus de la moyenne, peut conduire à expérimenter et éprouver des choses qu'on n'aurait pas seulement pu imaginer avant. Mais il y a une condition à cela : que ces exercices et cette notation aient été préalablement le balisage d'une route qui conduisait à ces expériences. Si au contraire, ces exercices ne sont que le début d'un chemin qui conduit à des numéros de cirque toujours plus complexes, des performances, le système de rémunération et de sanctions – de décompte des points, disons – devient éminemment pervers et dangereusement absurde.


12. Imaginons un enfant qui ne comprenne pas la différence entre la règle de transitivité de l'addition, par exemple, et celle qui lui demande d'ôter sa casquette en classe. Pour lui, une opération juste est celle qui satisfait le maître ; et fausse, qui ne le satisfait pas. Pour lui, vrai ou faux est quelque-chose qui descend d'un brouillard d'autorité adulte. Que pourrait-on en penser ? Seulement que cet enfant a du mal encore à comprendre les mathématiques.


13. On pourrait souhaiter qu'il ait, tel Socrate dans le dialogue de Ménon, un maître qui lui fasse découvrir qu'il connaissait déjà ces règles sans le savoir. Il n'en est pas moins vrai qu'il ne découvrira rien s'il n'accepte d'abord d'apprendre à parler et (donc) à compter comme un petit perroquet.

Valeur et autorité

14. D'autres alors pourraient y voir la justification d'accroître cette autorité plus encore. Il n'en demeurerait pas moins que cette autorité n'aurait servi à rien tant qu'elle ne se révélerait pas pour ce qu'elle est : une bouée provisoire dont l'esprit doit finir pas se passer.


15. On pourrait dire, en somme, qu'en acceptant une autorité, en acceptant d'appliquer des règles de la grammaire et du calcul comme on accepterait d'ôter sa casquette, par exemple, on finit par apprendre à écrire et à compter. Il serait évidemment abusif d'en déduire qu'il suffirait d'appliquer n'importe quelle règle, ou de reconnaître n'importe quelle autorité pour arriver à un tel résultat.


16. Je ne pense pas non plus qu'on y arriverait en discutant ces règles ni en les mettant aux voix, ni par un quelconque contrat social. De telles règles, soit on les découvre soi-même, accumulation de l'énergie ou théorème d'Archimède, mais c'est rare, soit on doit bien commencer par faire confiance.

Autorité et crédit

17. Écouter seulement un interlocuteur suppose qu'on lui prête un minimum de crédit, qu'on le croit au moins doué de bon sens, qu'on accepte de croire, au moins momentanément, qu'il ne ment pas, qu'il ne cherche pas à tromper, ni ne récite une leçon.

On peut évidemment se tromper. Il est presque toujours nécessaire de réajuster un peu son jugement, et de là son écoute. On peut comprendre après coup que l'interlocuteur plaisante, on peut découvrir soudain la profondeur de paroles qu'on jugeait d'abord convenues, ou l'inverse. Qu'importe, on doit bien au départ accorder une forme de crédit, qu'il soit sous-évalué ou sur-évalué, quitte à être toujours prêt à le modifier.


18. Le crédit qu'on nous accorde peut modifier profondément la valeur de ce que nous disons. Il est très remarquable que même un idiot finisse par tenir des propos intelligents si l'on sait bien l'écouter ; et le meilleur rhéteur est déstabilisé par une écoute sans attention, des regards goguenards, des interruptions irrespectueuses. Naturellement, ce que nous disons modifie aussi rapidement en retour le crédit qu'on nous accorde.


19. Observons que dans la langue française on trouve ici l'origine du mot « commerce ». Le commerce, c'est originairement l'échange de parole, de sens. Dans cette acception du terme, le rapport de force n'est jamais loin. Parler est l'occasion de briller en société, accroître un prestige et une autorité. Le bon rhéteur n'est jamais loin du bon bretteur. On parle d'ailleurs volontiers de « pointe » et de « trait », de joute oratoire.


20. On doit être attentif à ce qui est en jeu dans ce rapport de force. Il ne s'agit évidemment pas de « clouer le bec » à un interlocuteur. Il ne s'agit pas non plus seulement de convaincre ; la cohérence, la rigueur, la logique y suffirait alors très bien. Il ne s'agit pas davantage de séduire, d'envoûter, de « jeter de la poudre aux yeux » ; car ce ne serait plus faire appel à l'intelligence, à la claire compréhension et à la certitude. Il s'agit avant tout de fonder la nature de l'autorité nécessaire à cette claire compréhension d'un propos.

Éthique et capitalisme

21. La richesse, les honneurs, briller en société, les signes extérieurs de richesse, tout cela est bien puéril. Ce serait une erreur d'accorder trop d'importance à de telles vanités en croyant qu'elles pourraient à elles seules orienter les actions et les pensées des hommes, mais c'en serait une autre de croire qu'on peut définitivement s'en passer. Ces futilités sont comme des étapes relais, de petites récompenses sur une route que serait autrement trop longue. Elles sont aussi des consolations pour ceux qui renonceraient à des chemins trop difficiles.

Le chemin du paradis est pavé d'intentions mesquines. La nature primate de l'homme se prête bien à la compétition et à la fatuité, et il vaut mieux apprendre à utiliser le singe qui sommeille en chacun de nous que le contrarier.


22. On ne comprend généralement pas la nature du capitalisme moderne, celui qui est né avec les premiers banquiers des rois, en ne percevant pas sur quel substrat il a pris appui. On peut ne pas suivre entièrement Max Weber qui l'a vu étayé sur l'éthique protestante, mais on peut difficilement lui reprocher davantage que de ne pas avoir été complet. Disons pour simplifier que le capitalisme moderne a consisté à laisser libre-cours à ce que l'éthique et la spiritualité moderne méprisent le plus : la richesse et la gloire.

Ce n'est qu'apparemment contradictoire, si l'on comprend qu'une telle éthique remplaçait une peur du pécher par ce mépris. L'Église avait créé en Occident une véritable économie du pécher et de son rachat, qui est allé jusqu'à la vente d'indulgences.


23. Sur de nombreux aspects, l'éthique moderne était plus sévère et plus puritaine, puisqu'il n'était plus question de « racheter » par quelque pénitence un mal auquel on continuait à s'adonner. Il ne s'agissait plus de faire de la mauvaise conscience et du mépris de soi, un mode de vie. Il s'agissait plutôt de s’amender, et si de mauvais penchants étaient irréversibles, tenter du moins d'en tirer le meilleur parti. Après tout, la paresse peut inspirer l'ingéniosité ; la vanité, la philanthropie ; la lâcheté, la prudence. Aussi, ce puritanisme bourgeois se tempérait d'une bonne dose d'indulgence.

L'exploitation des bas instincts

24. La modernité a pu laisser libre-cours au déchaînement des vanités, car ce champ-libre était, en réalité, verrouillé par le bas et par le haut. Il était verrouillé d'un côté par une éthique et une culture de soi fondées sur des valeurs de modestie et de rigueur. Il était verrouillé de l'autre par des instituions laïques (au sens où laïque s'oppose à clerc) et constitutionnelles. Entre les deux, on pouvait bien laisser se déchaîner librement les passions les plus basses, les réduisant en quelque sorte à une source d'énergie que les lumières de l'esprit pouvaient toujours mettre à leur profit, soit à travers l'initiative individuelle de l'homme qui nourrit de grands dessins, soit à travers des institutions fondées sur la libre délibération.


25. Avant même de critiquer un tel modèle, on doit bien comprendre qu'il n'a de sens que si le déchaînement des vanités est contenu dans une sorte de part juvénile, une sorte de cours de récré où il demeure sous la surveillance attentive et indulgente d'autorités plus adultes et raisonnables ; que s'il existe une sorte de conscience tacite et bien partagée de ce qu'est un homme de bien.

Peut-être un tel système n'a-t-il jamais marché ; il fut du moins une vue de l'esprit, un horizon, une ligne de fuite qui a pu servir à architecturer une civilisation des plus dynamiques de l'Histoire. On comprend aisément qu'il ne peut simplement plus remplir cette tâche, si les hauts-parleurs du centre commercial se mettent à couvrir la voix du pasteur.

Si le bon point, le salaire, le diplôme, la richesse, le chiffre d'affaires, le succès, la célébrité, se mettent à devenir le souverain bien, s'ils deviennent des récompenses ultimes et non plus celles de succès partiels et transitoires, des sucreries, le système alors tout simplement disjoncte.

Locke et la modernité

26. Locke est certainement l'homme qui a la plus centrale importance pour les institutions politiques et économiques de la modernité. Ses écrits sont à la croisée de toutes les écoles, de la constitution américaine à celle de Chine en passant par l'Iran. Locke n'était pourtant pas particulièrement préoccupé par la politique, et moins encore par l'économie. Ses traités politiques font tous ensemble un volume de taille moyenne ; ils ne sont qu'une part marginale de son œuvre qui demeure pourtant moins connue.

Locke est bien plus le fondateur de la philosophe empiriste que le penseur des institutions modernes qu'il paraît. Il est sans doute aussi le premier théoricien réellement profond du langage et de la pensée en Occident. Il est donc au cœur du rapport entre valeur quantitative et valeur sémantique.

Modernité et schizophrénie

27. Ce serait mal comprendre les théories de Weber que de voir dans le Protestantisme une éthique du capitalisme. Ce serait ne pas comprendre que le capitalisme n'a justement pas besoin d'une éthique, puisqu'il est pris entre l'expérience spirituelle, par définition personnelle, et l'État démocratique, par définition collectif. Une telle conception est peut-être un peu schizophrénique. C'est un peu faire de l'homme un éternel enfant, jouet de ses pulsions et de ses caprices, et son propre père à la fois, dans les petits secrets du Législateur Suprême.

Une telle schizophrénie se réduisait avant à une division sociale entre un peuple mineur, et des maîtres instruits par les Écritures et guidés par l'Esprit Saint. La modernité n'a-t-elle pas démocratisé seulement cette schizophrénie ?

À moins qu'elle ne soit constitutive de l'homme.

De la réforme de l'entendement

28. Je me souviens d'une expérience troublante : c'était à l'époque où j'étudiais intensivement l'arabe. Je marchais dans une rue ensoleillée, il faisait chaud. Je remarquais alors une phrase qui me tournait en tête : « Ach'our bi'l jaou ». « Qu'est-ce que ça veut dire ? » me suis-je demandé de façon subliminale. Je le savais déjà : « J'ai soif. »

Cette expérience est à rapprocher d'une autre où l'on me demandait je ne sais plus quel raccourci clavier, et je ne pus répondre qu'en regardant mes doigts et en les imaginant sur un clavier virtuel. Il est remarquable que nous soyons capables de nous conditionner à exécuter de subtils mouvements corporels – mouvements du palais, mouvements des doigts… – de manière à économiser toute intervention de la conscience, mais de sorte que ces mouvements automatiques fassent surgir des actes de conscience, et même de perception, comme de véritables prothèses cognitives.


29. On peut imaginer que cette « schizophrénie », si elle en est bien une, soit plus fondamentale que la précédente, et que la réforme de l'entendement humain, telle que l'ont conçue Spinoza, Locke, Leibniz, a bien plus d'importance que celles des institutions politiques, et même religieuses, voire économiques. On peut comprendre que ces dernières n'en seront jamais que des épilogues, des conséquences, des ajustements, comme le manifeste la part que ces auteurs leur ont accordée dans leur œuvre.

Retour sur le numérique et le sémantique

30. L'attention mériterait d'être portée sur les façons les plus triviales dont une valeur quantitative modifie une valeur sémantique. Vous remerciez quelqu'un que vous payez pour un service rendu : chauffeur de taxi, restaurateur ou dépanneur. Il vous répond qu'il est payé pour ça. Cette réponse est donnée sous la forme d'une politesse ; c'est lui en somme qui vous remercie. Or vous savez bien qu'il est payé pour ça, puisque c'est avec votre argent, mais vous souhaitez le remercier quand même. En somme, il rejette vos remerciements, et l'on peut se demander si, malgré le ton, il s'agit bien d'une politesse.

Je ne sais pas exactement pourquoi ce genre de réponse s'est généralisée au cours de ma vie, et je ne suis pas sûr que celui qui me répond ainsi en sache davantage tant il le fait automatiquement. Il n'en tend pas moins à ramener la relation à un simple rapport d'échange, et à une équivalence strictement quantitative. À contrario, ce sont plutôt les grosses structures, les sociétés très anonymes, qui feignent la familiarité, à travers des écrans, des panneaux et des courriers, et qui nient l'équivalence à l'aide de slogans qui proclament « moins cher » et oublient de dire que quoi.


31. Tout énoncé suppose un rapport de force, comme je l'ai noté plus haut. Il n'est pas très difficile de s'en rendre compte. Il l'est davantage de s'apercevoir que ce rapport de force a pour fonction d'établir la nature de l'autorité et du crédit que demande cet énoncé. Cette autorité et ce crédit sont toujours la première chose à comprendre, dont la suite coule de source.

Il existe aujourd'hui des règles et des techniques de communication qui enseignent comment les imposer, et que l'on croit valables pour quel que soit l'énoncé. En réalité, chaque énoncé suppose un crédit et une autorité de nature très différente. Il est même dangereux de s'habituer à une seule forme. Elle nous laissera aphasique dans une situation nouvelle, et elle finira surtout par nous interdire toute pensée neuve, puisque les deux changent ensemble.


32. On pourrait alors concevoir ce que seraient les conditions d'une libre parole, et donc d'une liberté de l'esprit. Elles sont rarement réunies. La plupart du temps, les énoncés sont convoqués pour s'écouler dans une gangue dont ils ne peuvent sortir.

Cependant, tout n'est pas négatif dans de telles contraintes, car s'il n'y en avait pas, l'énonciation pourrait devenir tout simplement impossible ; elle doit bien prendre appui sur ce qui lui résiste. Ces contraintes font que la parole survient sans effort et qu'elle s'articule automatiquement. La question est donc de reprendre la main.


33. Mon propos n'est pas ici d'épuiser la question. Il se limite à la situer et à en souligner l'importance. Il n'est pas difficile de voir à partir de là qu'elle est déjà en travail de toute part, en théorie comme en pratique, et à commencer dans mes propres ouvrages.

En retour, il serait fondé d'observer l'évolution contemporaine des paradigmes et des techniques de ce point de vue, et aussi bien les phénomènes annexes qui l'accompagnent, sociaux, politiques, économiques, géostratégiques, etc.




© Jean-Pierre Depétris, décembre 2011
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