Jean-Pierre Depétris
Traité de linnombrable Un
1. De lunité
« Le nombre est une somme dunités » ; voilà ce que tu as déjà dû entendre.
« Un est le premier nombre. »
« En lui ajoutant un, tu obtiens deux. Puis trois, et cela sans fin. »
Lunité serait-elle le secret du nombre ?
1.1. Des nombres et du langage
La grammaire appelle les nombres des « adjectifs numéraux ». Doit-on entendre par là quils désignent une propriété ?
Si un est le premier nombre, un désignerait-il une propriété ? Pourtant la grammaire ne le dit pas adjectif, mais article.
« Les deux arbres », « les dix hommes », « les sept points »... Voilà lusage dadjectifs numéraux. Un na manifestement pas le même usage.
1.2. De la suite des nombres
« Si à un tu ajoutes un, tu obtiens deux », as-tu entendu dire.
Sans doute serais-tu embarrassé si je te demandais des preuves.
« On appelle deux laddition de un et un », pourrais-tu me répondre.
Je te demanderais alors si tu as appris ainsi les noms de tous les nombres, et de toutes les opérations dont ils peuvent faire lobjet.
1.3. De lunique et du multiple
Si le nombre est une propriété, serait-elle celle de lunique ?
Cela sonne comme un paradoxe, puisque le nombre semble dabord être lopposé de lunique. Or le contraire de lunique est le multiple. Le nombre serait-il un attribut du multiple ?
Si lunité est un nombre, nest-il pas alors paradoxal quelle soit un attribut de son contraire ?
1.3.1. De la partie et du tout
Il est vrai que bien souvent le rapport dune chose à son contraire est celui dune partie au tout. Ainsi en est-il du faux et du vrai, du fictif et du réel, du mensonge et de la sincérité.
Mais si tu comprends clairement le sens des mots, tu vois que, si le fictif peut être un moment du réel, le réel ne saurait être un moment du fictif, et cela de toute évidence.
1.4. De laddition
« 1 + 1 = 2 ».
Quest-ce qui te trouble quand tu dois le démontrer ?
Sans doute te trompes-tu en interrogeant légalité. Celle-ci tégare. Elle te fait oublier « plus un ».
Dis « nimporte quel nombre plus un est égale à ce même nombre plus un ».
n + 1 = n + 1
Ce nest plus l'égalité ici qui fait mystère, mais « +1 ».
1.5. De ce que multiple soppose à unique
Lunique a pour opposé le multiple. Et le multiple soppose à lunique en ce quil est multiple, cest à dire nombre.
Il ne saurait y avoir un seul contraire à lunique, mais plusieurs. Et le multiple est bien plutôt une propriété de ceux-là, des nombres, que linverse.
2. Des nombres
Si tu tentes de produire le nombre par une addition dunités, tu tombes dans le même paradoxe quen cherchant à définir la ligne à partir dune suite de points.
Si tu dis que le point na aucune dimension, quel saut qualitatif invoqueras-tu pour dire quun ensemble de points en produirait une ?
Ou encore : comment peux-tu mettre des points côte à côte, puisquils nont pas de côté ?
Nest-il pas plus simple et plus évident de dire quune ligne est ce qui relie deux points ?
2.1. De ce que le nombre est division de lunité
Rien ne tempêche de dire que lunité est un rapport du nombre à lui-même.
1 = 1 / 1 = 2 / 2 = ... = n / n
Si tu le dis, que me répondras-tu quand je te demanderai alors ce quest le nombre ? Tu ne pourras me répondre que ceci :
Le nombre est une division de lunité.
2.1.1. De lopération
Tu pourras mobjecter quen posant « 1 = 2 / 2 », je ne fais pas une réelle opération ; une opération du même genre que « 1 + 1 = 2 ».
Quy vois-tu de différent ?
Inverse le sens de légalité pour mieux en juger :
2 = 1 + 1
et :
2 / 2 = 1
Si « 1 = 2 / 2 » ne te semble pas une opération, pourquoi « 1 + 1 = 2 » ten semblerait-elle une ?
2.1.2. De linférence
Tu as une bûchette. Tu en ajoutes une. Et tu en as deux.
Cest ainsi que tu as appris à compter.
Mais où as-tu pris ta bûchette ? Ne lavais-tu pas déjà avec toi ? Tu me sembles navoir rien fait dautre quappeler « deux » « un plus un », et appeler « un plus un » « deux ».
Tu as appris à compter avec des bûchettes. Cette bûchette que tu ajoutes, tu appelles cela « inférence ».
Pourquoi naurais-tu pas appris à compter avec un couteau ?
Je prends un melon et je le coupe en deux :
1 = 1 / 2 + 1 / 2
Ne serait-ce pas une inférence ?
2.2. De larithmétique
Tu pensais effectuer quelque chose en disant que tu ajoutais une bûchette quen réalité tu avais déjà.
En cassant ta bûchette en deux, tu effectues une opération. Et pourtant tu najoutes ni nenlèves rien.
Cest ainsi que commence larithmétique.
3. De la division
En procédant ainsi tu produis le nombre à partir de lunité.
Cette unité est en principe infiniment sécable. Elle est cependant entièrement finie.
Ainsi une semaine contient sept jours. Un jour contient vingt-quatre heures, et une heure soixante minutes.
Les fractions de lunité sont à la fois égales et ordonnées. Cest la raison pour laquelle les adjectifs numéraux sont de deux sortes : les cardinaux et les ordinaux.
Ainsi la vingtième heure nest quune heure identique à une autre, et un vingt-quatrième de jour.
3.1 De ce que lensemble est principe des parties
Le concept dunité tinduit en erreur.
Lunité est-elle lensemble ou la plus petite fraction de lensemble ?
Demande-toi comment tu pourrais avoir la fraction sans avoir dabord la totalité.
Si tu faisais des années de dix mois, tu ferais des mois plus longs mais non des années plus courtes. Et si tu voulais faire des journées de vingt-cinq heures, tu ferais des heures plus courtes, et non des journées plus longues.
3.2. De ce que lunité contient les nombres
Lunité que tu supposais à la source des nombres nest pas celle que tu croyais. Cela tautorise-t-il à prétendre que le nombre soit la source de lunité ?
Dis seulement que lunité contient les nombres. Et non que le nombre est composé dunités.
3.3. Des divisions
Deux est aisé à concevoir. Deux sont toutes les choses qui vont par paire ; et tu sais bien quil ne suffit pas de deux ciseaux pour faire une paire de ciseaux.
Quatre sont les pieds des bêtes et des meubles. Et un petit enfant comprendra vite quatre. Plus rares sont les choses qui vont par trois.
Cinq sont les doigts de la main... Tu te doutes quon ne va pas ainsi jusquà linfini.
Trois cents soixante-quatre sont les jours de lannée. De là on a pris la coutume de diviser le cercle en trois cents soixante degrés. Il sera bien rare que lon aille au-delà dans la division de lunité.
3.3.1. Des puissances de deux
Généralement, pour compter, on se contente de diviser lunité en huit, en dix, en douze ; quelquefois en seize, en vingt-quatre ou en trente-deux.
En coupant en deux lunité, puis successivement ses parties, tu obtiens deux, puis quatre, puis huit, puis seize observe que précisément à partir de seize nos nombres ont des noms composés , puis trente-deux.
Ce système offre de grands avantages.
3.3.2. Du système duodécimal et décimal
Douze permet une grande variété de divisions :
Un par deux et six un par six et par deux par trois et par quatre par quatre et par trois par deux, par deux et par trois par deux, par trois et par deux par trois, par deux et par deux.
Soit sept séries, alors que le système décimal nen offre que deux.
4. De zéro et de linfini
Tu vois les nombres se suivre un par un avec une remarquable évidence. Intuitivement tu perçois linfini dans cette suite ; et cela tégare, car tu oublies que linfini est un attribut de lunique.
Or tu sais que lunique est parfait. Cest à dire fini.
Retiens alors que le fini enveloppe linfini comme lunique enveloppe le multiple.
4.1. De ce que le nombrable ne saurait être innombrable
Linfini est une propriété de lunique. Cela nautorise pas à dire : « 1 = ∞ ».
Tu ne peux pas davantage dire de plein droit que les nombres soient infinis. Ce qui est nombrable ne saurait en même temps être innombrable.
Linfini ne sattribue quà lunité indivise, qui exclut toute comparaison et toute égalité.
4.2. Des limites
Lorsque tu dis que lunité est sécable à linfini, tu définis un ensemble qui va de « 1 » à « 1/∞ ». Or définir est marquer une fin. Comment linfini pourrait-il en être une ?
Lorsque tu dis que lunique est infiniment sécable, cela ne veut-il pas dire : « 1 = ∞/∞ » ?
Dans ce cas il faudrait admettre que « ∞=∞ ». Ce qui supposerait que linfini soit fini.
Ta définition se heurte à la fois à une absurdité intrinsèque et à une absurdité extrinsèque.
4.2.1. De zéro
Lorsque tu dis que lunité est infiniment sécable, pourquoi ne définirais-tu pas cet ensemble par un et par zéro ? Tu vois que ton ensemble infini a alors des limites.
Mais comment peux-tu prétendre obtenir zéro par division de lunité ? Quelle que soit linfime petitesse de la fraction que tu obtiendras, tu pourras la diviser encore avant datteindre zéro.
Tu ne peux donc accepter zéro comme limite inférieure de ton ensemble.
4.2.2. De rien
Tu te voyais sur le point de percer le mystère de lunique et du multiple. Tu commençais à percevoir la signification de « premier » et de « principe ». Et te voilà dérangé par le néant.
Zéro, le vide, le « rien » a ceci dinsaisissable que dire quil nexiste pas est encore laffirmer. Et si tu intervertis les consonnes de « rien » tu lis « nier ».
4.2.3. De lannulation
Comment conçois-tu zéro ? Comment conçois-tu le vide ?
Lorsque tu dis quune pièce est vide, tu peux entendre que personne ne loccupe. Tu peux entendre aussi quelle ne contient aucun meuble ; ou encore quelle est vide dair.
La notion de vide est alors relative à ce que tu considères comme son contraire. Cest ainsi que tu dois comprendre la définition de zéro : zéro est égal au nombre auquel tu ajoutes sa valeur négative.
0 = n n
Tout nombre auquel tu ajoutes sa valeur négative est égal à zéro.
4.3. Du nul et du négatif
Ne confonds pas vide et absence. Le vide nest que laddition de la présence et de labsence.
On les confond bien souvent.
4.3.1. Images de ce qui précède
Si tu plonges un récipient étanche dans leau, il demeure vide relativement à leau qui lenvironne.
Plus il senfoncera, plus la pression saccroîtra contre ses parois. Le sens de la pression sera en direction inverse de part et dautre de celles-ci. Et tu as là une image de ce que sont la valeur négative et la valeur positive.
À un certain moment la pression écrasera le récipient. Et tu as là une image de laddition de la valeur positive et de la valeur négative.
Il ny aura plus alors de vide. Le récipient sera écrasé. Il ny aura plus davantage de pression.
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