Home

La liberté ou le temps mort

Jean-Pierre Depetris


 

 

 

À la sortie de la guerre civile mondiale de 1914-45, on pouvait raisonnablement envisager le monde ainsi : la forte croissance de la productivité allait dégager des masses considérables de temps libre.

À priori, celui qui dispose de temps libre, est libre aussi pendant ce temps. La conquête du temps libre est donc une quête de la liberté. C'est bien un désir de liberté qui alimente celui de diminuer le temps de travail, et bien évidemment pas d'oisiveté, de distraction, de repos. Et cela tout simplement parce que le travail n'est pas libre.

Le mode de production salarial crée une curieuse gestion du temps sur laquelle repose la valeur. L'esclavage à temps partiel transforme l'éternel combat pour la liberté dans la très quantifiables revendication de « temps libre » : journée de huit heures, semaine de quarante, de trente-cinq, congés payés, retraites... Quelle que soit la timidité des revendications dans cette voie, elle semble bien tendre vers ce point où il ne resterait que du temps libre.

À la manière de l'esclave romain qui épargnait pour racheter un jour sa liberté, ou au moins celle de ses enfants, le salarié se vend à tempérament pour travailler à produire du temps libre, toujours plus de temps libre, de la liberté.

 

Voilà donc comment on pouvait raisonnablement voir le monde au milieu du siècle dernier : le développement de la liberté quantifiée en temps. Je crois que cette vision était très partagée, mais ce qui advient fut très différent.

On se mit à produire industriellement le contenu de ce temps libre, de sorte qu'il ne put justement plus l'être. On produisit une industrie des loisirs. On développa une production industrielle des contenus d'un temps qui aurait dû être libre.

Le travail servile à temps partiel que constitue le système salarial a une justification. Il permettrait de produire les moyens nécessaires à la survie collective. Ce serait donc un mal nécessaire, un sacrifice, mais auquel la nécessité nous pousserait. Sans patrons, sans exploiteurs, nous serions à peu de choses près contraints d'agir de la même façon : « gagner sa vie à la sueur de son front ».

Tout ceci suppose au moins qu'on produise des choses « sérieuses », et qu'on puisse espérer parvenir à gagner mieux sa vie en suant moins. Que se passe-t-il si, toujours à la sueur du front, on se met à produire des âneries, des joujoux et des sucreries ?

 

On a développé au cours du vingtième siècle une industrie pléthorique de la culture et du loisir, du divertissement, de l'entertainment. On en est venu à dépenser plus d'argent pour un film de science-fiction que pour lancer une fusée réelle, si tant est que cette dernière ait une autre finalité que placer un satellite de communication pour diffuser de tels films.

Le seul mérite de l'accumulation du capital et du système salarial a été de permettre la plus large collaboration possible entre des travailleurs pour des projets communs les plus ambitieux possible. C'est au fond sa raison d'être, comme ce fut celle du féodalisme et du servage, de l'esclavage, et de tous les systèmes de contrainte. Ont-ils encore un sens si leur finalité ultime consiste à s'amuser ? Pour le moins, une telle évolution sape ses prémisses utilitaristes.

 

On peut s'interroger d'ailleurs sur l'utilitarisme, sur la réelle utilité d'une pyramide, et d'un quantité de machins de ce genre qui sont les seules traces qui demeurent de civilisations disparues. Pourquoi tant d'hommes ont dépensé tant de force de travail à ça ? N'avaient-ils vraiment rien de mieux à faire ? C'est comme s'ils avaient un irrépressible besoin de faire de grandes choses ensemble et ne savaient pas quoi. « Et si l'on faisait une pyramide ? »

Il y a dans les civilisations une pulsion constructrice dont des générations d'érudits ont tenté de cacher l'évidence sous des explications embrouillées plutôt que recevables. Quoi qu'il en soit, le loisir peut-il tenir lieu d'une telle pulsion, et qu'on avait coutume de nommer « sacré ». (« Ça crée » ?)

Sous celui de « part maudite », Georges Bataille avait identifié cette pulsion dans la course à l'armement à la fin de la double guerre mondiale. Il se trompait. Elle allait être la course à l'industrie des loisirs. (Mais sans doute, l'aspect militaire de sa domination n'est-il pas à négliger.)

Cette immanence sacrée des loisirs est la forme dégradée de la liberté, passée à la poinçonneuse du « temps libre ».

 

Sans doute quelqu'un qui n'a rien à faire se laissera vite tenter par un best-seller, une série télévisée, une expo, une sortie en boîte... mais il aura d'abord fallu que son temps libre devienne du temps mort. Consentira-t-il pour autant à travailler pour ce temps mort ?

Il est préférable pour cela qu'il demeure convaincu qu'on ne puisse vivre sans travailler, et tant qu'il le sera, il acceptera d'occuper le moins péniblement possible son temps de loisir. Il est dur d'imaginer qu'il accepte de travailler, servilement ou pas, si l'unique objectif ne devient plus que produire ce qui occupera son temps mort.

Il est dur de comprendre pourquoi des hommes ont délaissé leurs champs et leurs familles pour accepter de construire des pyramides. L'auraient-ils fait pour leurs loisirs, comme le fou qui dit « ça fait du bien quand ça s'arrête » ?

 

Il est fort possible que cette production industrielle de temps mort finisse par rendre plus désirable le temps de travail en comparaison. — Au moins y fait-on quelque chose. Il n'est pas exclu que des gens se mettent à désirer travailler plus. Ils pourraient y trouver plus de distraction, plus de « raisons d'être », un sentiment d'utilité, d'identité bien plus réel qu'à des occupations aussi passives qu'anonymes.

Il est peu probable qu'ils acceptent de travailler plus pour gagner moins. Si c'était le cas, ce serait d'ailleurs plus dangereux encore pour l'économie, qui serait menacée dans ses fondements mêmes : La richesse ne serait plus désirable, ni la liberté à tempérament dont elle offre le rêve. Elle pourrait raviver celui de la liberté du travail et de l'abolition du salariat.

Sinon, que pourront faire les travailleurs de leurs gains, si le travail leur donne finalement plus de satisfaction ? Jusqu'où cela peut-il aller si l'essentiel de son produit a toujours pour raison d'être d'occuper le temps mort ?

Le travail ne se réduirait-il pas lui aussi à un divertissement, un amusement, une occupation du temps mort ? De quelle activité digne d'un être humain serait-il encore la distraction, de quelle vie serait-il encore le temps mort ?

 

 




© Jean-Pierre Depétris, juillet 2007
La liberté et le temps mort - http://jdepetris.free.fr/load/tpslib.html
Le contenu de ce document peut être redistribué sous les conditions
énoncées dans la Licence pour Documents Libres version 1.1 ou ultérieure.
http://guilde.jeunes-chercheurs.org/Guilde/Licence/ldl.html