Propositions tapuscrites1

Jean-Pierre Depetris
le 14 février 2013

I

Le texte créatif est nécessairement porteur d’un sens, et sur ce sens, au moins partiellement, il devrait être appréciée.

En cela, il ne se distinguerait pas de l’essai, ni de l’écrit théorique en général.

L’essai est différent de l’ouvrage de création en ce qu’il invite à trouver son sens et sa pertinence dans le rapport qu’il entretient avec une réalité pratique (pratique plus qu’extérieure) à laquelle il réfère, et non seulement en lui-même.

On peut remarquer une différence semblable entre les mathématiques et les sciences appliquées. Les mathématiques ne cherchent pas à l’extérieur d’elles-mêmes la vérité ni l’exactitude. Les sciences doivent par contre les produire et les vérifier dans l’expérience pratique.

Il y aurait là sans doute quelque-chose d’illusoire ; plutôt serait-ce une question de point de vue, et même de parti-pris ; à savoir que toute œuvre pourrait se prêter à une lecture esthétique aussi bien qu’à une lecture, disons, théorique. La première s’intéresserait à sa cohérence interne, la seconde à la cohérence avec son objet.

Un ouvrage de création tiendrait de lui-même. Il puiserait sa justification dans son contenu. Sa preuve serait contenue dans son énoncé.

À considérer les choses ainsi, toute œuvre pourrait être perçue comme créative (esthétique). (Je veux dire que l’œuvre théorique de Lacan, de Lénine ou d’Einstein, ne peut être réduite à leur œuvre écrite.)

À ce moment-là, nous passons peut-être de la notion d’écriture créative à celle de créatrice.



1. Le problème de la critique est qu’elle tendrait à prendre l’ouvrage de création comme réalité pratique dont elle se prétendrait la théorie. Comme si l’on prétendait faire une science des mathématiques distincte des mathématiques et affranchie de ses lois.

2. La critique serait-elle un genre littéraire ?

3. Il semble que la création et la critique tendraient à établir un dialogue ; un dialogue platonicien, comme si la critique faisait la maïeutique de l’œuvre d’art.

La critique révélerait le contenu dont l’œuvre serait porteuse sans pouvoir en assurer l’accouchement. L’œuvre abandonnerait ainsi l’énoncé de son sens aux bons soins de la critique.

4. On est en droit de se demander ce que serait un sens qui ne serait pas énoncé.

Sens latent, sens manifeste : même latent, le sens est visible, sinon n’est pas.

Que signifierait rendre manifeste le sens latent d’une œuvre ? Manifeste pour qui ? Ou encore, à qui ce sens serait-il caché dans l’œuvre ?

5. On peut se demander si, quelquefois, l’œuvre et sa critique ne tiendraient pas l’une pour l’autre, le rôle de prétexte. Pré-texte : mais où serait le texte prétexté ?


II

1. Une bonne part de l’art du vingtième siècle aura trouvé ses fondements ou ses justifications dans l’engagement révolutionnaire. (C’est là un aspect important que le siècle nouveau tendrait à faire oublier.)

Il se trouve que le projet (ou le mythe) d’une révolution a tenu le rôle irremplaçable d’une liaison entre l’activité artistique et l’ensemble des activités sociales. On peut dire que toute activité artistique qui ne se serait pas raccordée d’une manière ou d’une autre à ce projet révolutionnaire, a été en quelque sorte, dépassée. (On peut remarquer que la religion a tenu en d’autres temps un rôle similaire. Ceci ne devrait pas faire conclure trop vite que l’un vaudrait l’autre.)

Il se trouve que le projet (le mythe) de la révolution a donné une place nouvelle et régénératrice à l’art contemporain. Je ne parle pas seulement ici d’une influence sur le contenu de l’art, mais sur son essence (comme l’on pourrait dire, par exemple que l’art classique japonais et l’art primitif mélanésien ne se distinguent pas seulement par un style et des formes différentes, mais avant tout parce qu’ils ne sont pas tout à fait le même type d’activité en regard de leurs sociétés respectives).

Le projet (le mythe) d’une révolution fut en quelque sorte un très bon vecteur de sens. À tel point que son abandon laisse flotter un vide.

L’œuvre d’art peut-elle faire l’économie de tout raccordement explicite avec l’ensemble des activités et des représentations sociales ?

2. On peut encore poser cette question : « Le rapport entre l’activité artistique et l’ensemble des activités et des représentations d’une société (d’une civilisation) est-elle une question de théorie artistique, de philosophie de l’art ou de l’esthétique ? » Ou si l’on préfère : « Est-ce la fonction de l’artiste de la résoudre ? » Ou encore : « Sa résolution fait-elle partie d’un contenu de l’art ? »

Répondre « oui », voudrait dire qu’on est en mesure de la lire dans l’œuvre d’art.

Que voudrait dire répondre « non ?

3. Si la fonction de l’œuvre d’art était d’être le support d’une valeur, comme le serait par exemple un diamant ?

Matière brute, dont le principal intérêt serait d’être rare, unique. Originalité. Inimitabilité aussi.

La préoccupation artistique deviendrait : Comment produire de tels objets ?

L’œuvre serait alors comme une sorte de relique : rareté, originalité, virtuosité…

Le but serait de faire contenir le maximum de travail humain dans un objet relativement compact, relativement simple : concentré de richesse ; lingot.

Pépite de travail pur : quelque-chose à la fois de très artificiel, par le travail contenu, et de très naturel, par le côté brut.

4. Ce que je nomme travail ne procède pas nécessairement du geste, de l’activité de la main, voire des doigts, du système nerveux. Il relève aussi de la référence, de la connotation : convergence, rayonnement centripète de travaux intellectuels antérieurs, concentration dans la pépite.

Par connotation, la pépite devient moins contenant que référence.

5. L’œuvre d’art et la relique (le livre saint que l’on adore mais qu’on ne sait pas lire).

Le contenu est annulé, mais conservé comme nul dans son contenant. Sacrifice du contenu dans la consécration du contenant. (Se souvenir que le capital est une dette, donc une valeur négative.)

6. Contre le culte des reliques de Savonarole à Debord…

Objet qui représente – le divin, l’esprit, le sens, la valeur, le savoir… – par défaut. Objet de vénération, de crainte aussi (litterrorisme).

La relique évoque une vérité perdue, vérité, réalité, sens perdus. Le terme « évoquer » est ambiguë, comme la fonction de la relique.

Elle est vérité sous forme de vérité perdue. Aussi n’est-elle pas vérité ; mais elle n’est pas simple absence de vérité ; vérité pressentie, mais inaccessible, d’une nature impénétrable.

7. Ou encore : L’œuvre ne contiendrait pas le sens qui conduirait à sa propre intelligence. (D’où les besoins de commentaires.)

Comment doit-on entendre la proposition « elle ne contient pas le sens » ? Serait-ce quelque-chose comme une observation, ou quelque-chose comme une règle ?

Que doit-on entendre lorsqu’on dit « le créateur a tous les droits » ? Ou encore, qu’on ne juge pas une œuvre sur les idées qu’elle contient ?

8. La relique est-elle l’expression d’une conscience malheureuse ?

9. À l’autre extrême de la relique, l’édification ? (Aujourd’hui, l’œuvre engagé.)

Elle se ferait à la théorie ce que la critique se voudrait à la création. Elle traiterait d’un sens qui lui serait extérieur. Elle reconnaîtrait ne pas en être l’expression idéale. L’expression idéale serait la théorie. Elle ne serait que l’allégorie, l’image de la théorie, allégorie pédagogique.

8.1. Culte (culture) d’un « au-delà », qui marque la séparation achevée du fidèle et de l’objet de son culte.

L’ouvrage esthétique est l’expression exacte (adéquate) de la pensée.

1. Il est expression de la pensée. 2. Cette expression est exacte. 3. Il n’est qu’elle qui le soit.

C’est-à-dire qu’aucune autre ne l’est, si ce n’est dans son rapport, sa connexion, avec une réalité pratique, avec une expérience externe.

1. Une pensée qui ne relèverait ni de la vérité pratique, ni du plaisir ou de la volonté esthétique, aurait-elle encore un sens ? Serait-elle encore une pensée ?

Ne pourrait-elle relever seulement de la logique abstraite ? Mais la logique même, peut-elle s’abstraire de l’expérience pratique ou de l’exigence esthétique ?

2. Au sujet du « sens », il existe une ambiguïté qui tient à ce que la proposition « je ne comprends pas » n’est pas équivalente à celle « ce n’est pas compréhensible ».

Jusqu’où va l’autonomie réciproque de compréhensible et de compréhension ? Elle n’est pas seulement subjective, ni objective non plus.

Le sens n’est pas indépendant d’une lutte qui se mènerait pour lui.

Serait-ce une lutte sociale ? En tout cas, une lutte sociale est toujours lutte pour un sens. Ce n’est pas à l’origine mais au terme d’une telle lutte que se tranche la distinction entre subjectif et objectif.

Le rapport d’un essai théorique avec une réalité pratique doit être un rapport réel.

1. Plaisir esthétique, volonté esthétique ; à entendre comme « telle est ma volonté », « tel est mon bon plaisir ».

2. Ce plaisir, cette volonté, peuvent-ils devenir une forme d’expérience ?

(Expérience intérieure ? Mais peut-il y avoir une expérience qui ne soit qu’extérieure ? À moins que ce ne soit que l’intérieur de l’expérience, l’expérience vue de l’intérieur ?)

3. Esthétique ou réalité intérieure – intériorité du réel, réel vu de l’intérieur (comme la logique pure) ?

4. Expérience de la figure géométrique pure, dont la somme des angles n’est pas plus ou moins cent-quatre-vingt degrés ; expérience du nombre qui n’est pas nombre de ceci ou de cela, mais nombre pur. La mathématique est-elle l’un des beaux-arts ? (Elle a sa muse.)

Forme de réalité particulièrement précise et solide.

5. Expérience intérieure à quoi ? – intérieure à son expression.

D’où l’impression de gratuité : bon plaisir, bon vouloir. Manque dans les langues ouest-européennes des termes tels que entéléchie, ijtihâd.

6. Création – création d’outils – construction des outils incorruptibles avec lesquels les autres outils sont taillés, et d’abord les outils théoriques.

On ne peut t(rav)ailler une chose qu’avec une autre plus résistante. Ou encore : quelle que soit la qualité d’un moulage, les formes du moule sont nécessairement plus fines.

L’esthétique est le sens rendu sensible. (Comme la logique est le sens compréhensible.)

1. Esthétique et logique, deux manières distinctes mais combinables de rendre le sens communicable. (Cela dit comme si la pensée était indépendante de son énoncé.)

2. La critique consisterait à effectuer ce passage du sensible à l’intelligible.

3. À lier aux problèmes de la traduction – prétexte à faire une autre œuvre (insister sur « œuvre » plus que sur « autre »).

3.1. Le Faust de Goethe et sa traduction par Nerval sont plutôt la même œuvre. Le Moine de Lewis et sa mise en scène par Artaud sont déjà deux œuvres distinctes.

3.2. Traduction et critique sont dans notre culture deux choses distinctes. Il n’en fut pas toujours et partout ainsi.

2.1. Ne pas perdre de vue qu’il s’agit d’un passage de la signification du sensible à l’intelligible, et non d’un passage de la sensibilité à la compréhension.


III

L’esthétique est à la fois au début et à la fin de tout déploiement de sens. Elle est le sens immédiatement perceptible , sans devoir passer par la compréhension.

L’esthétique est au point de départ de toute intellection. Elle est à la fois ce que l’intelligence cherche à comprendre dans son activité, et ce que cette activité cherche à manifester.

La frontière entre littérature et essai est exagérément tranchée.

Le discours théorique se distinguerait par l’expression d’un contenu qui renverrait à une réalité extérieure (pratique) au fait littéraire. Par opposition, le fait littéraire n’aurait pas de contenu étranger à lui-même. Ou tout au moins, ce contenu ne serait pas essentiel.

1. Question de contenu et de forme. En gros, on juge le discours théorique selon un contenu ; la création esthétique, selon une forme.

2. Un défaut dans la forme n’est-il pas l’expression d’une perte de contenu ?

3. Une perte de contenu ne détruit-elle pas la valeur de la forme ? Ne fait-elle pas qu’à ce moment-là, n’importe quoi peut valoir n’importe quoi ?


IV

Montrer – démontrer.

Dans l’esthétique, montrer à l’importance qu’à démontrer dans les mathématiques.

1. En littérature, contrairement aux autres arts, la perception de la signification passe par le langage, et non directement par les sens ; elle passe donc d’abord par l’entendement.

Cela n’est peut-être différent qu’en apparence pour les autres arts. Dans ce cas, il faudrait encore parler d’écriture.

2. On parle parfois de dépassement de l’esthétique, mais que serait l’esthétique sinon ce dépassement ?

3. Des peintres rupestres à ceux des galeries, pourquoi appelle-t-on tout cela de l’art ? Et pourquoi chacun a-t-il l’impression de comprendre ?

4. Que dirait-on d’un mathématicien qui ne serait pas très précis pour ouvrir ou fermer une parenthèse, qui confondrait addition et multiplication des facteurs ?

5. Un texte bien écrit est-il un bon texte ? Que veut dire « bien écrit » ? (On peut aussi remplir un tableau d’équation complexes mais fausses.

6. La beauté est la vérité perceptible. La vérité est la beauté intelligible. (Mais au fond, ces paradigmes s’annulent, à moins qu’ils ne se résolvent en un autre, comme « la force ».)

7. Idée et style ne font qu’un. Cela est montrable, mais ce serait long.

On devrait partir du point de vue qu’une activité, une discipline, se définirait à partir du but qu’elle poursuit, de ses fins…

8. Quel est le but de la littérature ? (Quelle est la fin de l’art ?)

La réponse ne dépend pas d’une analyse objective, mais d’un parti-pris, d’une décision délibérée. Le fait littéraire ne se comprend qu’en ce qu’il est lutte (jeu) en fonction de tels partis-pris.




1 Manuscrit non daté des années quatre-vingt qui m’est tombé sur la tête en rangeant ma bibliothèque en février 2013.



© Jean-Pierre Depétris, février 2013
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