Les six poignées de main et la surveillance globale


Jean-Pierre Depetris
, Le 2 février 2014

Avant dire

Les réflexions qui suivent m’ont été largement inspirées par les révélations d’Edward Snowden. Elles m’ont conduit à deux sortes de conclusions. La première est que l’énorme machine de la NSA semble avoir été moins utile au Pentagone pour éviter les pièges qui lui auraient été tendus, qu’à dresser lui-même ceux dans lesquels il est tombé. L’excès de moyens dont dispose ce qu’on appelle plaisamment « intelligence » (Central Intelligence Agency) conduirait donc plutôt à la stupidité. Quelles qu’en soient la puissance et les capacités destructrices, criminelles, voire apocalyptiques, elle n’en est pas moins stupide et engagée à le devenir toujours plus.

La seconde série de conclusions est que cette évolution fascisante que mettent en évidence les révélations de Snowden n’est qu’un aspect de la chose, le symptôme peut-être majeur, du moins central, d’une perversion que nous rencontrons dans tous les aspects de la vie, et que nous mettons nous-mêmes en œuvre dans la moindre de nos activités, notamment celles qui concernent nos objets « intelligents ». Peut-être est-il temps de dire que ce n’est pas ainsi que ça marche. Voyons…

La menace globale

Parmi tous les gens que nous connaissons, les chances sont minimes pour que se trouve un dangereux terroriste. Cependant nous ne sommes sûrs de rien ; il est probable que ce ne soit pas écrit sur sa carte de visite. Nous ne savons de toute façon pas tout de la plupart des gens avec lesquels nous entretenons des relations les plus diverses. Notons que tous les gens que nous connaissons aux titres les plus divers en connaissent d’autres, dont ils ne savent pas forcément non plus grand-chose. Ces derniers connaissent aussi bien d’autres personnes, qui en connaissent d’autres, qui en connaissent d’autres…

Il semblerait qu’à un sixième niveau, nous atteignons à peu près le nombre de la population terrestre1. Cela veut dire qu’en six niveaux maximum, on peut à partir de QUICONQUE, tracer TOUS les dangereux terroristes de la planète.

Naturellement, ceci est de la paranoïa, non pas certes le calcul, mais cette surestimation d’une menace terroriste globale. C’est du moins le prétexte des services de renseignements tels que la NSA (« pour retrouver une aiguille dans une botte de foin, s’est défendu Obama, il faut scanner toute la botte de foin »), mais ce n’est pas ce qui importe.

La gestion des données

Ce qui me frappe plutôt, c’est le contraste entre ces immenses machines de surveillance et de traçage, et le dispositif internet dont elles se servent, conçu comme un moyen d’échange de données libre et non-hiérarchique. L’internet est en effet le moyen le plus simple de mettre en pratique la « théorie des six poignées de main ».

Six degrés de séparation, ce n’est pas beaucoup, et l’on peut en nourrir l’impression que « le monde est petit ». Cela est vrai du moins pour une personne qui en cherche une autre dans une intention précise. Le monde demeure-t-il encore petit si l’on cherche, au contraire, à cartographier tous les flux et tous les contacts ? Il risque plutôt d’être incommensurable.

L’internet est conçu de telle sorte que celui qui tenterait d’en faire la cartographie, risquerait fort d’en faire seulement celle de son propre usage. Il ferait en quelque sorte sa propre cartographie mentale. La NSA ne cartographierait en somme que son propre imaginaire.

Il est probable que la NSA2 ne cherchait au départ qu’à identifier des menaces précises qui visaient les systèmes états-uniens, voire les États-Unis en général à l’aide de tels systèmes. Il me semble que cet objectif s’est sensiblement déplacé. Sans être un spécialiste de la question, ni m’être seulement beaucoup renseigné, son activité me semble avoir évolué vers une surveillance généralisée de tous les flux.

Les bases de données et les six poignées de main

Qu’est-ce qu’une base de donnée ? C’est un conteneur où sont stockées et classées des données. Pour prendre une image simple, c’est une bibliothèque avec son système de fiches. Sans ses fiches, une bibliothèque est inexploitable. Elles servent à trouver les livres qui nous intéressent à partir de diverses entrées : par noms d’auteurs, par date de publication, par titres, par sujets, par éditeurs, etc.

Un système à multiples entrées peut se révéler à lui seul plus intéressant que les données qu’il contient. Dans certains cas, étudier les corrélations entre certains items peut se révéler plus instructif qu’étudier les items eux-mêmes pris séparément.

Les bases de données ont partie liée avec l’informatique. On peut même dire que l’informatique a trouvé son premier usage dans la constitution et l’utilisation des bases de données. Elle permet de traiter des masses de données toujours plus énormes et toujours plus rapidement. Une base de données est une cartographie exhaustive et multidimensionnelle d’un ensemble de données. C’est donc quelque-chose d’assez complexe et figé, qu’on peut faire contraster avec la théorie des six poignées de main, bien plus simple et intuitive, et qui a tout autant partie liée avec l’informatique.

On pourrait faire le même parallèle entre les fiches d’une bibliothèque d’un côté, et les références que chaque livre contient, de l’autre. Chaque livre, quel qu’il soit, fait référence à d’autres, que ce soit à travers une bibliographie détaillée, des notes de bas de pages, des citations dans le corps du texte, voire des allusions plus ou moins explicites. Si nous interrompons la lecture d’un livre pour en ouvrir un autre auquel il fait référence, puis que nous ouvrions un nouveau livre auquel renvoie ce second, et que nous répétions cette opération un certain nombre de fois, nous pouvons nous retrouver très loin de notre point de départ… ou encore bien plus près de notre objet de recherche selon les livres que nous avons choisis d’ouvrir. Nous sommes là sur un modèle assez voisin de la théorie des six poignées de main.

Bases et recherche

Je ne sais pas si l’on peut encore parler de bases de données pour ses lointains descendants que sont les moteurs de recherche. Nous ne sommes plus du moins dans les antiques bases de données hiérarchiques. Pour évoluer, l’informatique n’a cessé de s’émanciper du cadre strict de telles bases, et c’est finalement une question terminologique que de savoir si elle s’en est affranchie ou si elle les a fait évoluer.

Naturellement, les bases de données, au sens le plus strict, n’ont pas disparu du net, loin de là. Tout ce qui n’est pas un site pur et dur des premiers temps, blogue, CMS, Wiki ou autre, s’en distingue d’abord par le recours à une base de données. C’est une nécessité pour des sites de commerce qui doivent gérer leurs stocks et vendre leurs produits en temps réel. C’est indispensable aussi pour les sites collaboratifs ou sociaux, ou seulement ceux qui veulent permettre à leurs visiteurs de laisser des commentaires. Les bases de données sont aussi très utiles pour gérer des données fugaces, qui s’accumulent et disparaissent aussi rapidement que les informations météorologiques, ou les nouvelles. Dans l’ensemble, ces bases de données n’ont pas de nature ni d’usages nouveaux, et ne sont que la forme numérique des vieilles fiches cartonnées qu’utilisait tout marchand, gestionnaire, association, bibliothèque, etc. Leur contenu est seulement plus accessible à des regards indiscrets.

Si je cherche un livre à acheter, et de préférence d’occasion, le site d’Amazon pourra m’être très utile, du moins si je sais lequel. Si au contraire je cherche un livre que je ne connais pas encore, Amazon en particulier, et une base de données en général, me seront d’une piètre utilité. Cette remarque est importante : de tels outils ne trouvent une réelle utilité qu’en aval d’une démarche. Lorsque je fais quelque-chose de semblable à une recherche dans une base de données, c’est que j’ai déjà une idée toute-faite sur ce que je recherche.

Le képi et le cerveau

L’utilité et les avantages des bases de données ont un prix : elles nuisent à la sérendipité, au hasard des rencontres, et même au principe des six poignées de main. Elles imposent de remonter la branche d’un arbre jusqu’au tronc et, de là, à redescendre le long d’une autre branche, quand il serait plus simple de sauter de l’une à l’autre.

On peut penser ici à l’image poétique telle que la définit Pierre Reverdy : « Plus le rapport sera lointain et juste, plus l’image sera forte… »3 Trois mots sont essentiels : « lointain », « juste » et « forte ». Reverdy ne parle pas de beauté, mais de force, aussi sa proposition n’a peut-être pas à être limitée à l’image, à la poésie ou à l’esthétique. Elle peut aussi bien s’appliquer à toute opération de l’esprit : plus le rapport sera lointain et juste, plus l’inférence, l’induction, le syllogisme, etc. seront forts, seront fertiles.

Les bases de données nuisent au moins autant aux rapports lointains et justes qu’elles peuvent les favoriser. Elles peuvent les favoriser en suggérant des rapprochements auxquels on aurait pu ne jamais penser sans elles (par exemple, les mêmes dates pour les Sermons de Maître Eckhart, et le Dialogue dans le rêve de Mûsô) ; mais d’un autre côté, elles peuvent masquer d’autres rapports par leur parti-pris d’indexation, des rapprochements qu’elles auront faits en quelque sorte à notre place. Dans tous les cas, une base de donnée induit inévitablement certains rapprochements au détriment d’autres possibles.

Chacun a au moins déjà entendu parler des stratégies pour être bien référencé sur les moteurs de recherche. Si ce référencement peut devenir un enjeu pour le moindre boutiquier, on imagine l’importance qu’il revêt pour les groupes qui dominent les marchés. On comprendra qu’il devienne même un enjeu stratégique pour les pouvoirs politiques et idéologiques. Comment peuvent donc se concilier ces deux enjeux, ces deux usages pour un même instrument : celui d’un outil de domination, de manipulation et de contrôle ; et celui d’un outil destiné à accroître la puissance de la pensée ?

L’enquête

Le mot « enquête » n’a pas toujours eu sa connotation policière. Quand j’entends « l’Enquête », je pense immédiatement à l’ouvrage si important de Locke, et si fondateur pour notre civilisation occidentale moderne : l’Enquête sur l’entendement humain. Je pense aussi aux fameuses « enquêtes » des surréalistes, dont le choix du terme devait résonner davantage avec celle de Locke et de la philosophie empiriste, qu’avec les « enquêtes » de la Série Noire qu’inaugurait Gaston Gallimard sous son propre patronyme pour ne pas compromettre les éditions de la NRF. 4

L’enquête, la quête, la recherche, le mot importe peu, la question est de savoir comment des programmes peuvent m’y aider. Par exemple, un programme peut-il m’aider à faire des rapports lointains et justes entre l’affaire Snowden, le Manifeste du Surréalisme et l’Essai sur l’entendement humain ? Bien sûr que oui ! Je peux, sans même quitter le texte que j’écris, ouvrir un entretien de Snowden, trouver la citation de Reverdy et accéder au texte intégral de Locke. Ces commodités ne peuvent qu’encourager mon esprit à sauter de branche en branche d’un arbre à l’autre. Ce serait une platitude que de prétendre que ces commodités pourraient tout aussi bien m’encourager à ne pas lâcher la branche où je me tiens. L’important est qu’elles me permettent d’être entièrement maître de tels choix.

La profusion des données qui sont ainsi rendues accessible devraient nous conduire à cette conclusion qu’il est devenu vain de chercher une exhaustivité, voire un point d’observation où l’on pourrait se donner une figure complète de l’ensemble. Une telle figure ne saurait qu’être hallucinatoire. Il n’y a pas d’ensemble de tous les ensembles.

L’enquête repose toute sur celui qui la mène, et sa quête seule peut produire une figure intelligible.

La Grande Base de Données de toutes les données

Les fiches peuvent parfois se révéler plus instructives que les objets qu’elles ont pour fonction d’indexer. Je pourrais encore une fois faire allusion au classement des espèces de Linné qui à lui seul révèle mieux la théorie de l’évolution que l’étude morphologique la plus fine de chaque animal. Pour autant, la base de donnée peut-elle se substituer aux données ? Ou encore, les « données » qui sont stockées dans un conteneur se réfèrent-elles à quelque-chose d’extérieur ou à elles-mêmes ? Dit autrement, ces données sont-elles réellement dans la boîte, ou bien celle-ci ne contient-elle que des adresses pointant vers le monde extérieur ?

Où sont les données réelles, d’où viennent-elles, par quoi ou par qui sont-elles « données » ? Sont-elles en dernière instance des données des sens ou de l’entendement ? Voilà qui nous renvoie aux premières pages de l’Essai sur l’entendement humain.

Non, elles sont données par des bases de données.

Les lois de la physique, par exemple, ne seraient plus données par l’observation, l’expérimentation et le calcul. Elles le seraient par les ouvrages de Ptolémée et d’Aristote. L’Université deviendrait la grosse base de donnée de tous les savoirs. Parti d’un si bon pas depuis la révolution galiléenne, le numérique nous offrirait donc un ticket retour direct à la scolastique médiévale.

La fonction de vérité change ainsi radicalement de signification. Dans la perspective moderne, de Locke à Poincaré et à leur suite, la fonction de vérité est comme à double détente.

1. Il est vrai qu’il existe une Mécanique d’Aristote, ce n’est pas une légende ni une fiction. C’est une théorie complexe et consistante qui peut s’expérimenter et se vérifier dans certaines limites.

2. Cette théorie est fausse : certaines observations ont échappé à l’auteur et à ses successeurs. Je peux vérifier et expérimenter moi-même ces observations, et il ne m’est plus possible d’en douter.

Corollaire : Il n’est cependant pas exclu que nous n’ayons plus rien à tirer de la Mécanique d’Aristote, et à plus forte raison de ses autres ouvrages ou de ses méthodes.

Dans une telle perspective, la notion de vrai ou de faux est toujours en jeu, toujours à vérifier, à expérimenter, à mettre à l’œuvre, sans que cela ne conduise à un scepticisme stérile ou plus rien ne serait vrai ni faux, mais au contraire elle fait surgir des certitudes solides.

Dans la perspective inverse, cette double détente disparaît. Les théories d’Aristote sont vraies ou sont fausses. Le doute devient alors dramatique. On a besoin de vérités validées, et c’est tout le problème de savoir comment les obtenir. Des autorités compétentes doivent pouvoir apposer des étiquettes « vrai » ou « faux » dans toutes les bases de données, voire les nettoyer du « faux » ; valider la Grande Base de Données de toutes les données.

La stupidité assistée par ordinateur

Le souci de pistage, de surveillance et de contrôle corrompt indubitablement les outils numériques ; il cherche à les fait fonctionner à contre-usage. Il réactive des pratiques et des formes de pensée rétrogrades avec lesquelles il partage des gènes. D’un autre côté, il en stimule la production. Si l’on n’en faisait pas de tels usages, on peut imaginer que les ordinateurs seraient rares et chers. Sur bien des points, les techniques numériques en deviennent les caricatures de ce qu’elles pourraient être, mais d’un autre côté, elles existent, contrairement par exemple au projet Xanadu de Ted Nelson, bien mieux pensé que le HTTP, mais qui n’a jamais pu voir le jour.

Ce souci de pistage, de surveillance et de contrôle peut-il corrompre ces outils jusqu’à les dénaturer complètement ? On n’est pas tenu de le croire. Une oligarchie peut-elle contrôler un système qui n’est même pas hiérarchique dans son essence ? Il est plus probable qu’elle devra continuer à supporter le développement de ces technologies tout en tentant de se les soumettre, bien qu’elles lui soient si contraires et qu’elle les comprenne si mal. Pour le dire plus précisément : elle devra les supporter et tenter en même temps de soumettre ceux qui les développent et les comprennent. Elle pervertira sans doute ces technologies, mais sans empêcher qu’elles lui sautent régulièrement à la figure d’une quelconque façon, car elle s’inscrira dans un conflit fondamental avec leur plein usage et avec ceux qui les comprennent et les développent. Sachant cela, il appartient à ces derniers et aux utilisateurs de trouver l’attitude à adopter dans leurs usages et leurs choix de ces outils numériques.





1 Les six degrés de séparation (aussi appelée Théorie des 6 poignées de main) est une théorie établie par le Hongrois Frigyes Karinthy en 1929 qui évoque la possibilité que toute personne sur le globe peut être reliée à n'importe quelle autre, au travers d'une chaîne de relations individuelles comprenant au plus cinq autres maillons. (Wikipédia)

2 La National Security Agency (Agence nationale de la sécurité) est un organisme gouvernemental du département de la Défense des États-Unis, responsable du renseignement d'origine électromagnétique et de la sécurité des systèmes d'information et de traitement des données du gouvernement américain. Elle exerce depuis 1952, pour représenter aujourd’hui un personnel avoisinant les trente-huit mille employés, et une quinzaine de milliards de dollars de budget. Source Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/NSA.

3 « L'image est une création pure de l'esprit. Elle ne peut naître d'une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte – Plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique… etc. » Pierre Reverdy - Nord-Sud 1918. Cité par André Breton dans Le Manifeste du Surréalisme.,1924

4 Ne pas confondre l’Essai sur l’Entendement humain de Locke avec l’Enquête sur l’Entendement humain de Hume, dont le titre même est un clin d’œil au premier, comme mes raccourcis pourraient y encourager.



© Jean-Pierre Depétris, 2 février 2014

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