Remarques désordonnées sur la nature et le travail


Jean-Pierre Depetris, le 12 octobre 2013


L’imprévu programmé

J’ai deux ordinateurs qui se synchronisent automatiquement. Un programme de sauvegarde transfère immédiatement sur l’autre tout ce que je fais sur l’un. C’est un programme très simple qui fait scrupuleusement ce qui lui est demandé.

Si les deux ordinateurs sont en marche, ils se synchronisent en temps réel. Si l’un est éteint, il se synchronise dès qu’on l’allume. On doit cependant être prudent si l’un est en cessation d’activité : il se réveillera comme si rien ne s’était passé et ne cherchera pas à se mettre à jour. Le travail fait sur une machine peut ainsi être perdu si l’on n’y prend garde. C’est un problème qui est certainement soluble, mais que je n’ai jamais cherché à corriger.

Les synchronisations ne concernent qu’un gros dossier de travail, et non toutes les données. Là encore, des conséquences indésirables peuvent intervenir. Si, sur un ordinateur, je déplace des données hors de mon dossier de travail, sur l’autre, elles seront simplement placées dans la corbeille. En effet, le programme n’a pas à se soucier de l’endroit où j’aurais déplacé ces données, il n’a qu’à considérer qu’elles ne sont plus dans mon dossier de travail et les supprimer.

C’est un problème qui serait plus difficile à résoudre que le premier, car je ne vois pas quelle commande n’entrerait pas en contradiction avec la première qui est de synchroniser les deux dossiers. Je dois donc être attentif à copier mon dossier plutôt que simplement le déplacer sur mon premier ordinateur, de sorte qu’il se conserve sur le second ; et sur ce dernier seulement, le déplacer pour le supprimer dans le dossier de travail du premier.

Je n’avais pas envisagé toutes ces conséquences en programmant mes synchronisations, et je prétends que personne n’y aurait pensé, du moins s’il n’avait pas déjà été instruit par ses propres expériences ou par celles des autres. J’y vois comme une loi universelle : tout ce que nous prévoyons entraîne inévitablement des conséquences plus nombreuses et plus complexes que celles que nous avions envisagées. Je suis bien sûr d’ailleurs que si je corrigeais mon programme, je rencontrerais de nouvelles conséquences que je n’aurais pas imaginées.

Je ne dis pas qu’on ne devrait pas chercher à prévoir, à programmer, et donc justement à accepter de se laisser surprendre par les conséquences de nos décisions. Elles ne sont d’ailleurs pas toujours négatives, même si elles peuvent parfois se révéler catastrophiques. Je pense au contraire que, quel qu’en soit le prix, nous trouvons là la principale source de nos connaissances, et peut-être même l’unique.

Réflexions impromptues sur le pouvoir ouvrier

Le sens des mots change perpétuellement. Ce que les mots désignent change aussi, et pas toujours dans le même sens. Il n’est donc pas étonnant que les pensées vieillissent et, dès qu’il nous prend l’envie d’en énoncer une neuve, que nous nous trouvions bien embarrassés du côté du vocabulaire.

Alors autant prendre des exemples : On a vu ces derniers temps en Égypte qu’il y a des gens qui ont les moyens de mettre des chars dans les rues. Qu’importe que ce soit pour reprendre le pouvoir ou pour le rendre à un improbable peuple. Il y a aussi des gens qui peuvent bloquer les transports, les sources d’énergie… et qui peuvent les contrôler. L’importance des autres acteurs est très secondaire à mes yeux. Il est étonnant que, si les premiers sont très visibles et largement remarqués, les seconds semblent imperceptibles, inaudibles et insoupçonnables. Comme des astres invisibles, on en devine seulement l’existence par les effets.

Il y a le pouvoir sur les hommes et le pouvoir sur les choses. J’aimerais avoir des mots pour désigner ce pouvoir sur les choses, et ceux qui sont en position de l’exercer. En un sens, il n’en manque pas : travail, travailleurs, ouvriers, ouvrage, producteurs, créateurs… mais tous les mots sont chargés par avance de lourdes connotations (art, artiste, artisan, concepteur…) Comment utiliser ces mots sans être bridé par ces connotations, ni sans laisser croire que je parle par images ? En le décidant, probablement.

Il y a des syndicats de salariés, ouvriers ou non, de cadres et d’ingénieurs, producteurs ou non, des organisations d’artisans et de commerçants, de chefs d’entreprise, de chercheurs… Dans aucune de ces organisations les travailleurs, les ouvriers, les créateurs, ceux qui ont à faire à la nature physique du monde, ne sont majoritaires. Il n’y a jamais eu et il n’y aura probablement jamais d’organisation ouvrière. Ou plutôt il y en a bien une : l’organisation même du travail. Mais cette organisation n’est pas proprement ouvrière : elle est marchande, et elle n’est donc pas appropriée au travail ; au pouvoir sur les choses.

L’organisation du travail vise le pouvoir de l’homme sur l’homme, pas sur les choses. Elle n’est donc pas réellement une organisation du travail, mais une organisation carcérale de travaux forcés.

L’inhumain

Le travail, c’est le rapport de l’homme à l’inhumain, au sens où l’entendait Bertrand Russell1. Il y a très longtemps, nos ancêtres ont établi des relations intimes et particulières à l’inhumain. L’homme est le seul animal qui s’en soit montré capable, dans le sens où les singes ne savent qu’être simiens.

L’homme a pensé des relations étroites et curieuses avec ce qui est totalement irréductible à l’humain, comme le ciel étoilé, par exemple.

Le travail est donc aussi la science.

Dictature du prolétariat et libéralisme bureaucratique d’état

Dans les mots « dictature du prolétariat », c’est moins celui de dictature qui me gêne que celui de prolétariat. Le prolétaire est en effet le travailleur dépossédé de son travail ; non seulement de ses fruits, mais de ses aptitudes à exercer une véritable activité d’homme libre. Que des « prolétaires » aient pu rêver d’exercer une telle dictature, on peut le comprendre, mais ils auraient cessé d’être encore des prolétaires en se donnant seulement les moyens d’y parvenir. Ces mots ne pouvaient désigner que l’idée encore confuse d’une organisation du travail qui ne soit plus carcérale. Le mouvement ouvrier visait bien plus la disparition du prolétariat que sa dictature ; en commençant pas l’abolition du salariat.

Mais que signifierait alors une dictature de travailleurs qui demeureraient des prolétaires jusqu’à cesser d’être des travailleurs dans quelque sens du terme ? Une telle dictature ne ressemblerait probablement pas à la Commune de Paris, pas plus qu’à la dictature d’un improbable parti des travailleurs. Ce serait plutôt une sorte de libéralisme bureaucratique d’état, que nous connaissons bien.

Quand on en est là, me répondra-t-on, les mots ne veulent plus rien dire. En effet, ils ne veulent rien dire ; c’est moi qui dis.

Prolétarisation

Les prolétaires du dix-neuvième siècle étaient ces paysans qui gagnaient les villes en oubliant comment on soigne des bêtes, comment on monte un mur de pierres sans ciment, comment on taille une ardoise… pour venir servir les machines de l’industrie moderne. Ils étaient aussi ces ouvriers qualifiés auxquels des automates volaient le savoir.

La prolétarisation était un vol du savoir, et la lutte ouvrière était pour une large part celle pour sa reconquête, celle pour acquérir de nouveaux savoirs. La lutte des prolétaires se menait d’abord contre la prolétarisation.

De telles luttes semblent avoir cessé par ici, mais pas la prolétarisation qui ne rencontre plus d’obstacle. Aujourd’hui quasiment tout le monde est prolétarisé. Chacun est un exécutant sans grande marge de manœuvre sur ce qu’il exécute, sans même beaucoup de latitudes pour s’entendre avec ses pairs. Est-ce durable ?

L’ombre de la bourgeoisie

Si ce que je dis est vrai, pourquoi le mouvement ouvrier du dix-neuvième siècle a-t-il jugé bon d’affirmer son caractère prolétarien, plutôt que producteur, ou même technicien ? Il est dur de trouver les raisons de telles décisions qui ne sont celles de personne, mais on peut l’expliquer à la fois par la volonté de se démarquer de la bourgeoisie et de la prendre pour modèle.

La bourgeoisie (le même mot Bürger veut dire « bourgeois » et « citoyen » en allemand) était la population urbaine qui détenait sa richesse de son travail, et non de ses titres et de ses rentes comme la noblesse. Elle venait de devenir la nouvelle classe dirigeante en Europe de l’Ouest, et se battait encore pour ses droits. Bourgeois, citoyens, le monde nouveau devenait celui des travailleurs indépendants, et le citoyen devenait l’homme universel.

En attendant, la bourgeoisie vivait toujours moins de son travail et toujours plus de son négoce, c’est-à-dire du travail des autres. Le travailleur prolétaire s’affirmait donc face au négociant bourgeois, opposant une dictature du prolétariat à celle de la bourgeoisie. Cela dénotait que la Révolution Française, et même américaine, restaient largement des modèles, fût-ce pour les dépasser.

On pourrait observer que les notions de bourgeoisie et de prolétariat, comme celle plus à la mode de « classe moyenne », sont essentiellement sociologiques, juridiques, économiques. Celle de travailleurs dont je parle échappe à ces catégories ; elle les recouvre et les traverse : elle concerne les rapports réels de production, les connaissances et les pouvoirs sur le monde physique.

Qu’est-ce que le progrès ?

Qu’est-ce que le progrès ? La question de fond devrait plutôt se formuler ainsi : qu’est-ce qui progresse ? Le confort ? À l’échelle planétaire, je ne suis pas sûr que dans leur majorité les hommes vivent plus confortablement qu’au paléolithique. La délicatesse des sentiments ou de la pensée ? Je ne crois pas.

L’idée de progrès n’exclut pas celle des régrès. De fortes progressions peuvent être interrompues par de violents patatras dont nous voyons les ruines dans tous les continents.

L’humanité avance un peu comme la mer, avec des vagues dont rien ne semble pouvoir arrêter la voracité, mais qui se brisent sur les roches ou s’affalent sur les plages avant de refluer lamentablement. Alors, qu’est-ce qui progresse d’un patatras à l’autre ? Qu’est-ce qui est susceptible de progrès ?

Certainement cet étrange rapport de l’homme à l’inhumain, cette pénétration par l’intelligence et la sensibilité de ciel étoilé ou d’infimes mécanismes de la matière.

Une critique scientifique de la science

Historiquement, le mouvement écologique est né d’une critique de la science. Cette critique de la science a été son apport essentiel, et ce qu’il en est demeuré de plus actuel. Naturellement, cette critique de la science n’était pas antiscientifique, encore moins pré-scientifique, même pas post-scientifique.

Cette critique de la science est l’essence-même de la science moderne, celle apparue après la Renaissance, reposant sur la prééminence de l’expérience et la généralisation de la modélisation mathématique. Il s’agissait donc d’une critique scientifique de la science ; une critique de l’autorisé scientifique ; de l’autorité scientifique comme nouvelle religion.

Le vingt-et-unième siècle est peu scientifique

Faisons un test. Posons autour de nous des questions simples, demandons une définition claire de ce qu’est la puissance ; ou encore un quantum ; ou un calcul en virgules flottantes. Ou posons des questions pièges : qu’est-ce que la matière ? De quoi est composé l’espace intersidéral ? Même les réponses justes (ou intelligentes pour les pièges), seront édifiantes par les hésitations et les tâtonnements qui les auront précédées. En fait, nous ne nous faisons pas une représentation très claire du monde où nous vivons. Nous préférons vivre avec celle de l’âge des Lumières. Nos pareils avaient alors des idées plus claires, mais d’un monde qui n’est plus le nôtre ; ils seraient pour le moins déroutés par nos activités et nos objets quotidiens. De ce point de vue, le vingt-et-unième siècle est peu scientifique. Une bonne question serait : Pourquoi ?

Les fondements de la science et le langage

Sur quoi est fondée la science moderne ? Sur ce que tout esprit en possession de ses moyens peut observer et comprendre. C’est un principe simple et très clair qu’il serait difficile de mettre en cause sans que tout l’édifice s’effondre : il en est la base. Pour autant, est-il bien sûr que tout esprit bien constitué soit en mesure d’observer et de comprendre les mêmes choses ?

Je ne pense pas ici à des capacités cognitives innées qui seraient inégalement partagées, ou, pour le dire plus simplement, à une inégalité dans les intelligences (et moins encore par définition dans les connaissances). Peut-être des capacités exceptionnelles sont-elles nécessaires pour observer ou pour comprendre une première fois ce qui avait jusqu’alors échappé aux autres hommes, mais une fois observé ou compris par un, si les mêmes aptitudes demeurent nécessaires à d’autres pour comprendre et apprendre à leur tour, ce ne sera certainement pas de la science.

Je pense plutôt aux outils cognitifs acquis. Parmi ceux-là, il y a évidemment la langue, et puis, bien sûr, les langages mathématiques, logiques, etc. L’usage d’une quantité de langages, et surtout l’acquisition de leurs automatisme, est généralement un préalable à la compréhension et même – ce qui paraît moins évident à première vue – à l’observation.

D’autre part, l’emploi d’un langage, et plus encore ses automatismes, impliquent aussi les comportements qui vont avec.2 Mais d’un autre côté, tout langage est traduisible (convertible).

Modernité et langage

De ce point de vue, le nouveau siècle n’est en effet pas très scientifique. Plus exactement, rompant avec les principes de la science moderne, ceux de Descartes et de Bacon, pour revenir à l’esprit de la scolastique, il remplace la science par la religion de l’expert.

L’époque ne considère toujours pas assez les outils et les techniques linguistiques nécessaires à la compréhension et à l’observation scientifiques, comme devant être (supposés) connus de tous. Les langages des mathématiques, de la logique, voire de la programmation, de même que la rhétorique et la poétique, sont sous-estimées. (Il en est seulement fait un usage grossier et ostentatoire destiné à impressionner le public.)

Pourtant, nul n’oserait prétendre que des langages soient universels. Malebranche disait que les mathématiques étaient le langage de Dieu. Mais la mathématique est-elle le langage mathématique ? La prise en compte du langage comme objet à la fois distinct de « la Nature » et de « la Raison » est une révolution épistémologique majeure du dix-neuvième siècle. Cette révolution a transformé tous les objets et toutes les techniques humaines, mais elle n’a toujours pas pénétré les consciences qui restent attachées au siècle antérieur, celui des Lumières.

L’esprit critique des Lumières n’est plus capable de s’exercer sur la science contemporaine qui lui échappe fondamentalement. Cette science s’est en effet déplacée sur d’autres bases ; aussi, perdant son mordant, l’esprit des Lumières devient pré-scientifique : religion de l’expert.

Les lois de la pensée

Les mathématiques seraient-elles une science naturelle ? Ou bien, les mathématiques seraient-elles les lois de la pensée, comme George Boole en avait génialement fait en quelque sorte le pari ?3 Les mathématiques seraient-elles comme une sorte de science naturelle de la pensée ? Nous savons bien où ces prémisses booléennes nous ont conduits, où elles ont commencé à conduire Boole lui-même : quasiment au point de vue opposé. Elles nous ont conduits aux sciences du langage et à la programmation.

À propos de programmes

Les politiques aiment bien broder la métaphore entre leurs programmes et des logiciels, mais ils se gardent bien d’en pousser la logique assez loin. Un logiciel ne fait rien, ne pense rien, ne décide rien ; il n’est qu’un outil qui justement nous évite de refaire, de repenser et de décider encore chacun de nos actes, en exécutant bêtement et scrupuleusement des commandes écrites une fois pour toutes.

Nous sommes évidemment bien contents de trouver des programmes tout écrits qui nous évitent de nous fatiguer et de nous prendre la tête ; mais le plus important en reste l’accès au code source.

Prenons la définition du logiciel libre que donne le GNU : « Les utilisateurs ont la liberté d'exécuter, de copier, de distribuer, d'étudier, de modifier et d'améliorer le logiciel. Avec ces libertés, les utilisateurs (à la fois individuellement et collectivement4) contrôlent le programme et ce qu'il fait pour eux. » Et elle précise : « Quand les utilisateurs ne contrôlent pas le programme, c'est le programme qui les contrôle. Le développeur contrôle le programme, et par ce biais contrôle les utilisateurs. ». Continuons alors à broder la métaphore avec les programmes politiques.

De la liberté

Qu’est-ce que la liberté ? Je pourrais la définir ainsi : lorsqu’un homme sait ce qu’il doit faire en se levant sans répondre à la moindre contrainte exercée par d’autres. (Évidemment, je ne considère pas les contraintes financières comme les moindres, loin de là.)

Mais sans contraintes, que ferions-nous ? Se demanderont certains. Ne ferions-nous pas n’importe quoi, ou même ferions-nous seulement quelque-chose ? À vrai dire, nous ne manquons pas de possibilité d’observer ce qu’il en est réellement. Il existe sans doute des gens qui, ne subissant plus aucune contrainte, ne font plus rien ou font n’importe quoi (c’est par ailleurs leur problème), mais nous connaissons bien des gens contraints à faire n’importe quoi, et même à ne rien faire.

Ne semble-t-il pas qu’en devenant plus subtiles, les activités humaines ont plus besoin d’hommes libres qui sachent ce qu’ils doivent faire, et non d’exécutants serviles ?

Je vois là une boussole assez sûre pour discerner dans la plupart des cas ce qui va dans le sens de la libre coopération ou bien dans celui de la contrainte stérile. Il me semble aussi que cette boussole fonctionne mieux sur des questions techno-scientifiques que socio-politiques ou économico-juridiques.

Nécessité et contrainte

Quand on se place d’un point de vue juridique, il est difficile de faire la part entre nécessité et coercition. Par nature, les lois de la nécessité échappent aux lois humaines ; or précisément, il est dans la nature de l’homme de comprendre les lois de la nécessité, non pour s’y soumettre, car il ne serait pas alors utile de les connaître, mais pour les utiliser à son bénéfice. À vrai dire, c’est la coopération à cette fin qui tient lieu de véritable « contrat social ».

Sans doute un rapport partagé à la nécessité peut entraîner un minimum de coercition. Si quelqu’un ne comprend pas bien ce que dictent les nécessités communes, on devra le lui expliquer, et peut-être même le contraindre. On ne pourra cependant jamais trouver de véritable légitimité à la contrainte de l’homme par l’homme dans quelque constitution, même la plus démocratique5, mais seulement une justification dans les lois de la nécessité elles-mêmes, qui échappent aux lois humaines. (Ce ne sera d’ailleurs qu’une justification a posteriori, lorsque ceux qui auront subi la contrainte y trouveront matière à remercier, ou au contraire à pardonner). Tous les bavardages prônant les charmes et les avantages de la discipline, ou proclamant au contraire le droit à la désobéissance, se condamnent à brasser de la confusion, tant qu’ils ignorent les contraintes de la nécessité. Bien souvent, les questions d’autorité sont des problèmes techniques mal posés.

De la coopération

Comment doit-on coopérer pour mettre la nécessité à son service ? Voilà la bonne façon de penser les questions ? Et celles-ci se rencontrent dans le moindre problème et dans tous les choix techniques, c’est-à-dire de façons ponctuelles et limitées, mais sans empêcher d’en tirer des enseignements généraux : laisser toujours la porte ouverte à l’apprentissage et à la compréhension des techniques que l’on met en œuvre, plutôt que les protéger sous des secrets industriels ; les concevoir même de manière à ce qu’elles favorisent leur compréhension et leur apprentissage ; éliminer autant que possible ce qui en rendrait les utilisateurs ou des producteurs captifs ; favoriser les coopérations libres et informelles, etc.

Ceci ne va pas sans faire appel à la déontologie personnelle, mais aussi bien aux luttes collectives : pour l’open source, contre les OGM, pour la protection des services publics, contre la prolétarisation des créateurs… et tant d’autres qui pourraient aisément se retrouver mondialement sur quelques axes communs.

Il importe de comprendre qu’il s’agit alors surtout d’un horizon, d’une orientation, et non d’un point définitif à atteindre. (Et pour faire quoi après ?) L’humanité n’atteindra probablement jamais ce point où chacun verrait nettement en face de lui la nécessité et saurait en induire parfaitement ce qu’il doit faire avec les autres sans subir ni imposer la moindre condition. D’un autre côté, ce point a été atteint depuis longtemps, à la source même de l’hominisation, du moins atteint pour ce qu’il est : une perspective qui a guidé les hommes.

De la nécessité et de la liberté

On oppose trop rapidement liberté et nécessité en ne tenant pas compte de deux aspects essentiels. Le premier est que la nécessité permet d’envisager les conséquences des événements, et donc d’exercer sa liberté envers eux. Loin d’être une limite à notre liberté, la nécessité en est le moyen (« nous » désignant ici le vivant, car nous avons quasiment là une définition de la vie, avec toute l’imprécision que le terme conserve dans ses marges).

Le second est que la nécessité n’est qu’une abstraction générique qui désigne en pratique des trames de nécessités, de chaînes causales. Si une chaîne causale rend un événement inévitable, une multitude ne le rendra pas plus inévitable encore, elle ne réduira pas le champ des possibles comme si l’infinité des causes et des conséquences faisait que tout soit joué une fois pour toutes. Au contraire, la trame des nécessités ne rendra pas seulement l’événement moins certain, elle démultipliera aussi ses propres conséquences, et étendra le champ des possibles.

Non seulement nous prévoyons des conséquences seulement probables, et non absolument certaines, mais les conséquences de ces conséquences sont, elles, imprévisibles. Elles le sont absolument car elles demeurent en jeu, et non pas à cause seulement des limites de nos connaissances ou de nos capacités à en tirer les conséquences.





1 Qui disait aimer l’astronomie parce qu’elle était inhumaine, dans My Philosophical Development, London: George Allen & Unwin. (Histoire de mes idées philosophiques, trad. George Auclair, éd. Gallimard, coll. TEL, 1961.)

2 Voir Wittgenstein, Investigations philosophiques (Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud, Élisabeth Rigal), Recherches philosophiques, Éditions Gallimard, 2005.

3 Project Gutenberg : An Investigation of the Laws of Thought (http://www.gutenberg.org/ebooks/15114) et The Mathematical Analysis of Logic, (http://www.gutenberg.org/ebooks/36884), by George Boole

4 C’est moi qui souligne.

5 Les principaux avantages de la démocratie seraient d’ouvrir les problèmes au maximum de compétences, et par là, cultiver les aptitudes de chacun. Cependant en aucun cas le plus grand nombre n’est un critère de pertinence et donc de légitimation. D’un autre côté, la démocratie peut aussi tendre à mettre chacun sous le contrôle de tous, ce qui n’est pas particulièrement souhaitable, si seulement encore ce n’est pas le prétexte à légitimer le contrôle de chacun par ceux qui conservent les rennes du pouvoir.




© Jean-Pierre Depétris, octobre 2013

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