On ne peut complètement faire l'impasse sur la morale, et l'on ne peut pas non plus prendre la morale trop au sérieux. C'est un problème. Le véritable problème de la morale est celui de son fondement. Sur quoi qu'on entreprenne de fonder une morale, si elle doit être fondée, son fondement n'est pas moral.
D'un autre côté, si la morale n'a pas à être fondée, elle se confond avec la pulsion. Le souverain bien serait en somme de l'ordre de manger quand on a faim, boire quand on a soif…
Et se gratter quand on a la galle, comme aurait ajouté Socrate. (Même sans la pointe – voir le dialogue de Platon, Gorgias –, on sent bien que cette identification de la morale et de l'instinct est un peu courte.)
Une telle conception ne mérite peut-être pas cependant d'être complètement rejetée car elle possède malgré-tout quelques supériorités. Elle reviendrait à concevoir le souverain bien comme l'accomplissement d'une nature. C'est le principe du dharma magistralement développée dans la Bhagavad Gita. La supériorité d'une telle conception est que le bien ne se fonde pas sur autre-chose que lui-même, et, surtout, qu'il est intuitif. Une telle éthique témoigne sur ce point d'un certain air de famille avec la logique cartésienne, où le vrai est immédiatement « visible » (intuere — voir Descartes, Règles pour la direction de l'esprit).
Bien sûr, le dialogue entre Krishna et Arjouna du Bhagavad Gita a une toute autre profondeur que celui entre Socrate et Gorgias ; cependant la réduction sophistique, voire humoriste, à laquelle Platon soumet une telle conception reste intéressante. Peut-être en tire-t-elle davantage la quintessence qu'elle ne la détruit. (Voir Nietzsche, le Crépuscule des idoles.)
« Quand j'ai faim, je mange », la désarmante simplicité d'une telle proposition masque l'extrême complexité qu'elle revêt dans la vie réelle, celle des êtres vivants réels. (Voir Kropotkine, la Conquête du pain.) Quand une lionne a faim, s'emparer d'un buffle est une opération complexe, dangereuse, et dont le succès exige beaucoup de collaboration avec plusieurs de ses comparses. Aussi, on ne manque pas de ressentir une estime pour les lionnes qui y parviennent. On ressent aussi de l'admiration pour les buffles qui font front de leurs cornes et tentent de protéger les plus faibles.
On éprouve alors un jugement éthique spontané proportionnel au courage, à l'intelligence et à l'entraide dont font preuve les animaux des deux camps. Courage, intelligence et entraide, voilà les trois piliers qui sont perçus intuitivement.
On corrigera donc peut-être l'expression convenue : Ce sont alors les moyens qui justifient la fin. Ils constituent le cours-même de la vie réelle, et ils tracent la voie de ses possibles évolutions.
© Jean-Pierre Depétris, novembre 2011
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