Échanges sur Des Lettres numériques
entre Pierre Petiot et Jean-Pierre Depétris




C’est que l’informatique a plutôt vocation d’apporter des solutions, pas des problèmes qui sinon deviennent insolubles ; encore doit on savoir à quoi, et ne pas chercher à faire avec le numérique ce dont il a justement pour fonction de nous permettre l’économie.

La technique ne répond évidemment pas aux questions littéraires et éditoriales ; elle n’apporte que des outils. 


Pierre Petiot : Ah! Tous les "Ce n'est que cela"... Faudrait une vaccination !!!  :-)

C'est comme si on disait que la technique de l'écriture en elle même n'apportait que des outils. Nous savons qu'il s'agit d'autre chose. Et qu'est-ce qui fait l'humanité hormis le rapport qu'elle à ses outils, "matériels" ou "intellectuels". Dire que les outils du peintre ne sont que des outils n'est pas une position très sensée. 

Le langage aussi est un outil. Dire du langage "ce n'est qu'un outil" est-ce raisonnable ?

Depétris : Excellente remarque encore (qui me rappelle Korzibsky). Je vais corriger : « elle leur apporte des outils ».

Pierre Petiot : Oui. Mais il faudrait en fait parvenir à faire un peu de théorie des pratiques de texte informatiquement outillées. Un peu ce que j'avais essayé de faire avec zazie quant à l'usage surréaliste d’outils digitaux. Ceci dit, tu l'as tenté dans ce texte là et quelques autres. Mais je serais incapable de le faire, étant un peu trop près de la pratique précisément. C'était bien plus facile de théoriser la pratique de zazie qui m'était à la fois extérieure et intérieure. La question serait... Qu'est-ce que l'outillage informatique change dans le mouvement de l'écriture. Concrètement, j'aurais tendance à répondre un peu comme toi : "pas grand'chose". Mais... Il faudrait expérimenter l'écriture collective via le wiki. C'est ce que je proposais il y a un an (déjà) après en avoir rêvé pendant 10 ou 15 ans et même avoir fait des expériences en ce sens bien avant l'invention du wiki (bien que le wiki soit une chose d'invention bien ancienne).


Ils sont pour la première fois entre les mains de l’auteur, qui ne dépend alors plus d’un tiers.

Le numérique, l’ordinateur personnel et l’internet font sauter le verrou de l’imprimerie, et ramènent l’écriture et l’édition à une seule et même opération, celle des lettres. Ce qui veut dire donc que la numérisation des données et leur transmission (ce qu’on appelle l’informatique) appartient aux lettres, c’est à dire encore, plus précisément, à l’art du jeu subtil entre la relation épistolaire et l’écrit public.

Pierre Petiot : C'est ta thèse principale et j'y souscris.


La parole et l’écrit

On peut distinguer aisément trois manières d’utiliser la langue, qu’elles soient orales ou écrites : La première consiste à s’adresser à soi-même. C’est ce qu’on fait quand on prend des notes, qu’on « couche sur le papier », comme on dit. C’est aussi quand on se parle à soi-même plus ou moins mentalement, quand on compte notamment. La deuxième consiste à s’adresser à une ou a un petit nombre très précis de personnes, attentif aux réponses. Les énoncés sont alors contextualisés dans un échange croisé, et difficilement interprétables quand on les en retire. La troisième consiste enfin à s’adresser à la cantonade, à un auditoire indéterminé, non limité, ou au moins à des auditeurs pris comme un ensemble ouvert et informe, dont les éventuelles réponses n’ont plus de prise sur l’énoncé.


Pierre Petiot : Je ne souscris pas à ce que tu dis de la seconde manière. Particulièrement pas au fait que dans un échange croisé les énoncés soient difficilement interprétables hors contexte. C'est une question de style de relation. Et même oserai-je dire, de qualité de relation. Sans pour cela écrire à la cantonade, on peut très bien s'exprimer en termes généraux et viser l'universel.

Depétris : Je veux bien que ce soit un question de style et de qualité de la relation, voire de style tout court. Je généralise sans doute trop, et il peut bien arriver qu’une lettre, voire un extrait de lettre soit très lisible hors de tout contexte, mais enfin, la plupart du temps, ce que je dis est quand même vrai. Si toutefois je t’ai bien compris.

Pierre Petiot : Oui. Oui. Ce que tu dis est exact. Et ce dont je parle fait référence à une situation particulière, bien que répétée avec plusieurs personnes.


On remarque que le caractère principal de la première est la consistance de l’énoncé, et l’attention qu’on lui porte ; celui de la deuxième est l’importance du contexte, de ses réseaux et de leur trame. Quand à la troisième, son aspect principal est d’inciter à conserver au texte son caractère prononçable, et à prendre appui sur ce qui peut être supposé connu du plus grand nombre.

Cette distinction nette que la pensée conçoit clairement est loin d’être aussi découpée en situation réelle. On peut dans une communication publique ne s’adresser en réalité qu’à une ou à un groupe très précis de personnes. On peut aussi s’adresser à quelqu’un pour clarifier sa propre pensée seule (Mais oui, et même là, ce n'est pas si simple) . Le plus important est encore qu’on puisse jouer l’un pour faire l’autre, en faire des artifices rhétoriques. On passe ainsi dans le style et la technique littéraire.

L’écriture apporte alors une puissance qui n’est pas seulement celle de la réécriture, ni même de la navigabilité par rapport à la linéarité de la parole : l’usage du signe écrit diffère la relation. Dans la relation orale, on est bien obligé d’adapter très vite ses paroles, donc sa pensée, à la situation. Dans l’écriture, c’est le contraire. La situation devenue contexte, nous laisse tout notre temps, mais surtout toutes nos ressources, pour le mettre au travail.


L’écriture n’a pas exactement le même poids dans les trois manières que j’ai définies d’utiliser un langage. Dans la première, la pensée pour soi-même, l’écriture déploie toute sa puissance. C’est bien évidemment parce qu’on « n’écrit pour personne » que le langage devient le seul support de la pensée.

Contrairement à une idée reçue, c’est aussi le moment où l’écriture devient le plus impersonnelle. Sans autre, il n’y a plus proprement d’auteur, seulement une consistance interne des énoncés. L’essence de l’écrit pour soi-même est l’énoncé mathématique : lemmes, hypothèses, définitions, démonstrations, axiomes… Le lexique et la syntaxe tendent alors à se dissoudre dans des jeux formels de signes écrits toujours plus épurés et généraux.


Pierre Petiot : Je ne peux pas te suivre dans ce que tu dis ci-dessus. L'aspect central des mathématiques, c'est la démonstration. Ce n'est pas la pureté du signe qui ne fait que supporter la mise en évidence de la preuve et par là, la conviction. Ce qu'il y a d'impersonnel dans les mathématiques c'est que la preuve doit être preuve pour chacun en particulier et pour quiconque en général voudra entreprendre sur soi même le travail de la preuve.

Depétris : C’est intéressant ce que tu me réponds là, et ça renvoie à des questions très profonde sur les mathématiques et les nombres, mais c’est ce que je voudrais justement éviter ici. Je suis d’accord avec toi. L’épuration des jeux de signes vise effectivement la mise en évidence de la preuve. Tu avais relevé toi-même en l’approuvant la remarque que j’avais faite dans « Ce que pourrait être un art libre », que les mathématiques y gagneraient peut-être à revenir parfois aux ressources du langage ordinaire. En attendant, l’usage des mathématiques a entraîné cet affinement de langages formels, et même leur utilisation dans la logique, et même enfin leur application dans la programmation. Je crois qu’on peut l’admettre sans devoir entrer dans des questions complexes concernant la relation des mathématiques et de ses langages.


Pierre Petiot : Il reste que l'aspect central des mathématiques, c'est la démonstration. Ce n'est pas la pureté du signe, qui ne fait que supporter la mise en évidence de la preuve et par là, la conviction. Ce qu'il y a d'impersonnel, ce qui peut souvent paraître froid, dans les mathématiques c'est ce qu'elles ont tout au contraire de plus chaud, C'est la trace presque convulsive en sa syntaxe  de la passion qui leur a donné naissance et chair. C'est que la preuve doit être preuve pour chacun en particulier et pour quiconque en général voudra entreprendre sur soi même le travail de la preuve. 


Dans les mathématiques, comme en bien d'autres domaines, il serait utile de distinguer les résultats de l'activité. Cela permettrait, ainsi qu'il advient assez souvent, d'éviter de "prendre le Pirée pour un homme". Quant aux résultats aussi correctement formalisés soient-ils ils n'ont en eux-mêmes pas plus de sens qu'un texte d'ancien Sanskrit pour une abeille ou une tablette de comptabilité mésopotamienne pour des bactéries d'Apha du Centaure. s'il en est. Ce qui constitue les mathématiques, c'est l'interprétation communément partagée et pour tout dire passionnelle des mathématiciens. Autrement dit quelque chose de l'ordre de l'épistolaire au sens suggéré plus haut car il n'importe pas tant que les textes mathématiques aient ou n'aient pas trouvé d'imprimeur ou d'éditeur, pour autant qu'ils soient communiqués à ceux qu'ils concernent - serait-ce dans l'espace exigu d'un commentaire en marge comme fit Fermet -  et que la communauté des mathématiciens s'accorde, non pas nécessairement sur leur vérité ou leur fausseté, mais bien plutôt sur leur intérêt. 

Des quantités importantes de textes de mathématiques indiennes anciennes attendent -- vainement jusqu'ici -- des lecteurs. La question de savoir si leur formalisme est correct ou non ne se pose pas, ni même celle de savoir s'il s'agit de mathématiques ou de pures rêveries parce que personne ne les a lu depuis des siècles. On sait seulement qu'ils existent et qu'il y en a beaucoup et qu'il ne s'est trouvé jusqu'ici personne pour les interpréter. Et il importe ici de prendre le mot interpréter au sens fort : c'est à dire qu'il ne s'est trouvé personne pour les (re)vivre.  L'épistolaire en somme, au contraire pour ainsi dire du publié, se caractérise par une assurance raisonnable de ce qu'un texte sera lu et interprété par le récipiendaire.

Depétris : Quant à la fin de ta remarque, on y revient plus loin.


À l’autre bout, et toujours contrairement à bien des idées reçues, c’est dans la communication publique que l’écriture a la fonction la plus négligeable. Elle intervient après, pour noter et éventuellement corriger l’allocution, ou encore avant, pour la préparer. J’ai qualifié cet usage de l’écriture de pré-littéraire, car il l’est historiquement ; les premiers écrits, lorsqu’ils ne sont pas du calcul, sont des notations anonymes d’énoncés oraux.

Quand bien même l’allocution orale n’interviendrait jamais pour l’écrit public, elle en demeure en quelque sorte l’horizon virtuel. C’est en cela que, même si la puissance du signe écrit intervient peu dans la communication publique, celle-ci intervient beaucoup sur l’écriture, en maintenant ses liens avec la parole.


Entre les deux, la lettre, l’épître, aujourd’hui le courriel, comme les termes français et latins le soulignent, est ce qui fait les lettres. Là se travaillent mutuellement la consistance analytique et interne du langage, dans laquelle se joue l’écriture pour soi, et l’intuitivité rhétorique et poétique de la parole, et même de la palabre et du chant.

C’est l’auteur qui fait la lettre, comme la lettre le fait, bref, il se fait auteur dans la lettre, en s’y plaçant comme un sujet, une personne dans une relation réelle. Plaçant son texte dans le contexte des autres, il les réinterprète comme contexte du sien.


Pierre Petiot : Oui. Et ce point est fondamental. Il est exactement lié à ce que j'ai dis plus haut quant aux mathématiques.

Jamais un seul homme n'a prouvé quoi que ce soit. Ni en mathématiques, ni évidemment ailleurs. Ce qui fait la preuve, c'est le contrôle critique non pas d'un autre, mais de tous ceux qui sont en mesure de comprendre et de juger. La seule manière de détecter les erreurs, et donc de fonder les vérités c'est un appel à l'autre. Ce qu'on atteint, soit en allant chercher quelques autres, soit en se faisant soi même autre, à quoi suffit généralement l'espace de réflexion de quelques jours ou de quelques mois ou de quelques années. Qui sont ceux qui sont capables de comprendre et de juger ?  La question est ouverte. Il est essentiel qu'elle le soit et plus encore qu'elle le reste. La garantie - et c'est étrange - d'une vérité c'est que n'importe qui soit en principe et dans toute la mesure du possible en fait, autorisé à tenter de prouver qu'elle est fausse ou incomplète ou d'interprétation trop étroite. Il est surprenant que nos vérités les mieux établies baillent ainsi sur l'indéfini d'une répartie toujours possible et soient potentiellement ouvertes à toute objection.  Rien ne semble plus clos et refermé sur soi qu'une vérité, mais cette clôture n'a d'existence que par l'ouverture infinie du débat qui la fonde. 

Pour peu que l'objet du débat soit un peu complexe, il faudra bien en venir à ce qu'il soit écrit, et lu, et commenté. Ce qui implique d'une manière ou d'une autre une activité épistolaire, à quoi la publication proprement dite n'ajoutera guère car elle n'interviendra qu'après les lettres, c'est à dire pour ainsi dire quant à ce qui importe, presque post mortem.


Depétris : Oui mais « Tous ceux qui sont en mesure de comprendre et de juger », on ne sait pas très bien qui c’est. Il peut même arriver que ce ne soit personne. Dans le temps réel de l’écriture, c’est le plus souvent personne. Ce peut même être un autre omniscient tout à fait imaginaire.

Cependant, dans beaucoup de cas, et notamment quand on ne fait pas des mathématiques pures, il n’est ni question de ce Un, de ce personne ou de ce Tous, mais d’interlocuteurs bien précis. Il n’est pas non plus davantage question de preuves, mais seulement de supposé connu, ou de supposé admis. C’est précisément cela qui est assez dur à séparer du contexte.

La numérisation, l’ordinateur personnel et l’internet, comme le SMTP, le FTP et HTTP offrent tous les moyens-termes possibles entre ce qui était avant les seules options, et donc des ressources infinies, et bien largement inexplorées, aux lettres.

Pierre Petiot : Oui.  Bien largement inexplorées et inexploitées.


Messagerie et publication

La simple messagerie (SMTP) et la publication en ligne (HTTP) demeurent les deux pivots de l’internet, comme l’étaient la lettre cachetée et l’imprimerie, même s’ils offrent plus de commodités pour passer de l’un à l’autre, et surtout pour choisir des moyens-termes. Chacune offre en plus des possibilités que n’avait pas le papier.

Dans un premier moment, cela ne change rien qu’un courrier soit électronique ou non, quand on l’écrit et quand on l’envoie. On gagne seulement le temps de coller un timbre et d’aller à la poste, peut-être de recopier mot à mot une citation. Même si l’on n’est pas très à l’aise avec l’écran et le clavier, rien n’interdit d’écrire d’abord à la plume avant de saisir, ni d’imprimer pour relire. Ça ne coûte même pas nécessairement plus de temps ; l’encre qui permet de réécrire sans effacer, et qui conserve donc la trace du cheminement des idées, nous fait souvent écrire plus vite.


Pierre Petiot : Pourtant, les outils de gestion de configuration quoique peu utilisés - quant au texte - hors du développement logiciel, sont bien meilleurs que l'encre à ce point de vue. 

La réalisation des logiciels critiques a depuis longtemps imposé de conserver l'historique de toutes les modifications qui leur sont apportées. C'est à ce prix qu'un avion vole. C'est à dire qu'il est possible à la fois de conserver la trace du texte original et la trace des toutes ses modifications successives, ainsi que des raisons de ces modifications. Il faut admettre que l'emploi de ces outils est généralement contraignant, malaisé et coûteux. Cependant, des fonctionnalités assez comparables sont implémentés dans les logiciels d'écriture collective appelés wiki, sans que le confort des utilisateurs en pâtisse. Le plus souvent, ils n'auront d'ailleurs pas même conscience de la multiplicité des ratures et des collages qui ont cours sous le voile pudique de l'outil. On retrouve d'ailleurs le même type de fonctionnalité de gestion des modifications dans la plupart des traitements de texte, même si dans la plupart des contextes courants il n'en est pas fait usage.


L'écriture informatisée dans son plein emploi - qui demeure rare hors des contextes techniques - permet donc à loisir de conserver la trace de toutes les hésitations et autorise tous les remords. Mais aussi, elle autorise, et ceci simultanément, tout le contraire, à savoir la présentation de chaque version, celle finale et définitive incluse, comme un texte figé et purifié de toutes errances du chemin intellectuel qui lui a donné naissance.

Les limites physiques de cet empilement historique des modifications ne sont d'ailleurs jamais atteintes. Les capacités combinatoires de l'esprit humain qui permettraient d'exploiter la totalité des données historiques d'un texte tant soit peu remanié pendant une dizaine d'années ont presque toujours abandonné tout espoir de contrôle bien avant.

Le même genre de fonctionnalités est aussi disponible en matière visuelle à la fois sous forme de calques et sous forme d'un historique des modifications successives par quoi s'est construite l'image finale ou un stade donné de sa construction.

Les mêmes caractéristiques sont encore présentes dans les logiciels de modelage en trois dimensions et dans les outils de dessin vectoriels. Mais dans ces deux cas, ce qui constitue bien souvent le texte enregistré à l'issue d'une session de travail, ce n'est pas un résultat de nature photographique (ce ne sont pas des pixels), mais le processus de construction lui même. C'est la spécification de la totalité des actions de l'utilisateur qui ont conduit à ce qui est visible à l'écran. Ou bien un condensé de ces actions. Autrement dit, ce qui est conservé, ce n'est pas un objet fini, mais le procédé qui permet de le (re)construire.

L'écriture informatisée est donc en même temps l'espace étrange d'un pardon infini et celui d'une décision qui ne pardonne rien, L'espace ouvert de tous les choix et celui d'un choix définitif en un aplatissement de toute histoire. Elle promet - et tient - tout et son contraire, à la façon des marguerites : "Je t'aime... Un peu... Beaucoup... Pasionnément... Pas du tout". Elle nous laisse face à notre liberté excessive, elle nous abandonne  à l'orée de ce que nous savons être le plus épineux, de quoi on sait depuis la nuit des temps que sont faites les roses : à un moment, il faut choisir. Et à nouveau, à l'envers de ce choix, qui le construit, dont il est fait : tant d'oubli.


Depétris : Je ne sais pas grand chose de tous ces outils, et j'utilise peu le wiki, mais il en faudrait beaucoup pour me convaincre. Il y a quelque chose d’essentiel dans le trait de plume, c’est qu’il est irréversible. Dans le dessin, plus encore que dans l’écriture, il nous pousse à trouver au plus vite la justesse.

Sans doute, je n’ai pas intégré physiquement le mouvement des doigts sur le clavier de la même façon que le geste du stylo. Peut-être que de nouvelles générations auront d’autres aptitudes. Mais à mon avis, on devra encore attendre longtemps pour ça. D’ici là, la possibilité que donne l’écran de se reprendre ralentit l’acte, nous pousse à plus le penser, alors que ma plume peut largement aller au-devant. Là, en ce moment-même j’écris directement au clavier, mais je suis sûr que je me lancerais plus hardiment à la plume, quitte à tout raturer.

Pierre Petiot : Les Wiki offrent le même service de manière plus démocratique et plus simple.

Depétris : Je ne crois pas, et je ne suis pas sûr que tu m’aies bien compris.

Pierre Petiot : Ceci dit, le fait de pouvoir effacer et juger d'un texte toute modification et toute honte bue est tout à fait précieux et fait gagner plein de temps.


C’est encore dans les moments suivants, ceux de la réception et de la réponse, que le numérique fait toute la différence. Répondre à un correspondant recopie automatiquement l’intégralité de son message dans la réponse. On l’a donc sous les yeux, et on lui évite d’avoir à le rechercher quand il lit la réponse.


Pierre Petiot : Oui. C'est UNE pratique. mais est-ce une bonne pratique ? C'est aussi un moyen de s'éviter la peine de faire la synthèse de ce que dit l'autre, et donc un moyen de ne pas le comprendre. Un moyen de suivre le fil mais non pas le mouvement. Les alpinistes avec leurs cordes et leurs cordées, voient-ils encore la montagne ?

Depétris : La synthèse et l’analyse sont deux aspects contradictoires. Il ne sera jamais facile d’être attentif à l’ensemble et à tous les détails en même temps. 

Mais ton exemple des alpinistes est intéressant.  Moi, l’alpinisme, j’ai trop vite le vertige pour savoir, mais la mer, je connais mieux. La première fois que je suis monté sur un petit voilier, j’ai été très déçu : je n’avais pas eu le temps de voir la mer. J’en ai vite conclu que la voile, ce n’était pas très intéressant. En fait, j’ai appris plus tard que je me trompais. Quand on maîtrise suffisamment bien la voile, on ne voit plus que la mer, et on la sent plus encore, car on ne la perçoit plus seulement par ses yeux ou son odorat, on la sent par les écoutes (si bien nommées), la barre, la résistance de la coque. Je le sais sans pourtant avoir continué, et je ne doute pas que ce soit ainsi dans l’alpinisme. Il suffit de se familiariser suffisamment. C’est comme quand petit on commence à apprendre à lire et à écrire. Les automatisme ne sont pas venus.


Nous pouvons aussi insérer nos réponses dans le corps même de son message, nous arrêtant à chaque point, à chaque phrase. Ceci donne à l’écrit la souplesse de la conversation sans rien lui faire perdre de la rigueur de l’écrit, ni la suite de ses idées quand nous coupons le discours de notre correspondant. C’est un dialogue différé. Nous pouvons nous arrêter au détail sans perdre la vue d’ensemble, saisir l’ensemble sans que s’y noient les détails.

Pierre Petiot : Ces capacités très généralement répandues des outils de courrier électronique sont parfois fort pratique. Chaque fois qu'il est nécessaire ou agréable de serrer de près ou d'analyser finement le texte de son correspondant. D'autres fois, elles peuvent se révéler contre productives, par exemple lorsqu'il faut au contraire tenter de synthétiser un échange. De toutes manières, on a le choix. On peut toujours faire l'un ou l'autre, et même l'un et l'autre. Tout l'art, là comme ailleurs, est de conserver sa liberté, de ne pas se laisser entraîner par ce que proposent les paramétrages par défauts et surtout d'user ou de ne pas user des fonctionnalités que propose l'outillage selon les circonstances et les besoins.   


L’usage généralisé des courriels cultive alors chez ceux qui le pratiquent une très grande attention au langage, les entraînant à peser chaque mot, et à être attentifs aux malentendus et aux faux-sens de leur lecture ainsi qu’à ceux que suggèrent leurs propres énoncés. Le courriel a une efficacité pour réduire les à-peu-près que rien n’égale.

Pierre Petiot : Oui. Il est établi que l'écrit internet pousse à la paranoïa. Et donc à l'anticipation des crises de paranoïa.

Depétris : :-)

Oui, mais ne confondons pas. Une relation reste ce qu’elle est, quel que soit le média qu’elle utilise. Je compare ici le courrier sur papier et le courrier électronique. J’ai toujours donné une grande importance à la relation épistolaire, même avec des gens que je rencontrais fréquemment. Il se passe dans la relation écrite ce qui a très peu de chance d’advenir dans la relation orale. Je ne dis même pas que je la privilégie, mais elle est d’une autre nature car elle joue avec le temps. La relation écrite s’articule sur de plus longues durée et en même temps accélère le temps. En fait, elle économise les répétitions, les ressassements. 

J’ai fini par perdre l’habitude de coller une enveloppe, et je n’écris presque plus à ceux qui ne sont pas passé au courriel. Et je peux mesurer la différence depuis même pas une dizaine d’années. Le courriel renforce la capacité de l’écrit, surtout parce qu’il est plus maniable. Qu’on le veuille ou non, quand on reçoit la réponse à la lettre qu’on a postée, on ne l’a plus, et le souvenir peut en être devenu très diffus, surtout si la réponse s’est faire attendre.


Avec cela, rien n’est plus simple que d’ajouter à son courrier des citations avec la référence à des ouvrages complets qu’un simple lien suffit à ouvrir immédiatement. J’ai observé que des échanges dont chaque envoi n’excédait pas les vingt lignes pouvaient en réalité contenir des dizaines de pages à lire pour chacun. C’est en quoi d’ailleurs la rapidité des échanges en ligne est toute relative.

C’est sur ce dernier point que la messagerie fonctionne en lien étroit avec les sites, leurs adresses (Uniform Resource Locator, URLs), notamment les sites de ceux qui correspondent. C’est là une différence majeure entre l’édition en ligne et l’édition sur papier : la correspondance et la publication sont aussi profondément arrimées dans la première, que la seconde les séparaient.


Avec le courriel, c’est évidemment le site personnel qui est l’autre pivot de l’internet. Bien sûr, tous les sites ne sont pas personnels ; ils peuvent être aussi collaboratifs, associatifs, communautaires, institutionnels. Ce n’en est pas moins le site personnel qui est le pivot du Net, celui d’une personne réelle, qui peut signer un courriel.

Le site associatif ou institutionnel n’est d’ailleurs ni plus gros, ni plus beau, ni plus accessible, ni plus navigable, il s’inscrit dans la même fenêtre du navigateur et au même format. Il est sur le même plan, à égalité, il n’a rien de plus qu’un site personnel, si ce n’est qu’il ne l’est pas, et il doit bien ouvrir à un moment la voie à des correspondants-auteurs réels. En quelque sorte, sur le net, la réalité est personnelle — dans la mesure où la messagerie et le site personnels renvoient à des ordinateurs personnels (Personal Computers, PC). Public ne s’oppose plus à privé, mais s’articule à personnel.


Pierre Petiot : La vision de l'ordinateur personnel est une vision d'origine IBM puis Microsoft, et par conséquent erronée.

Les machines UNIX (qui sont la vraie source de l'internet de l'e-mail et du monde dans lequel nous vivons) ont été d'emblée et demeurent des machines partagées, des machines de réseau. Il reste possible de travailler à plusieurs sur une même machine UNIX soit via un terminal alphanumérique, soit via un terminal X. C'est aussi la raison pour laquelle on ne peut pas éteindre une machine UNIX sans faire un shutdown propre qui avertit les autres utilisateurs qui possiblement utilisent aussi cette machine.

Depétris : Tu as peut-être bien raison. Mais peut-être pas. C’est une histoire somme toute assez peu connue. Ceux qui y ont joué le plus grand rôle sont assez peu bavards. C’est aussi une histoire où des perspectives rivales se sont croisées, et donc aussi des acteurs très nombreux et très différents. C’est aussi une histoire où se mêle la légende, dont notre époque est plus friande qu’elle voudrait le croire.


Pierre Petiot : Lol ! Mais Jean-Pierre,  en ce qui me concerne, il ne s'agit pas de légende, parce que c'était tout simplement ma vie.  :-)

Lorsque j'ai installé Internet (e-mail, FTP, TCP/IP, etc...) à la Société Anonyme de Télécommunications, les gens d'IBM n'avaient même pas la documentation. Leurs cartes réseaux n'avaient pas de fusibles, elle coûtaient 20.000 francs pièce et brûlaient chaque fois qu'on redémarrait le système. IBM a développé ses premières stations de travail UNIX quelques années après et il en fallait deux pour en faire marcher une. A l'époque pour nous amuser, nous faisions fonctionner les premières versions du système d'exploitation Microsoft en temps que  l'une des tâches du système d'exploitation que nous avions développé nous-mêmes. SUN microsystèms proposait des stations de travail UNIX entièrement équipées pour l'internet avec des écrans de 1080 pixels de côté et des souris fonctionnant sous X-11 alors que Windows n'était même pas encore écrit. Les ordinateurs "personnels" les plus répandus dans le grand public n'étaient pas encore vraiment les PC, mais des ATARI et des Commodore 64. 

Lorsque je suis arrivé à SIGNAAL en Hollande en 1994-95 , Simon North qui y travaillait aussi et qui était en contact avec le CERN participait à l'écriture du 1er manuel HTML, que j'ai utilisé 6 mois à 1 an après.  Depuis Simon North a dû écrire un livre ou deux sur XML, je crois. En fait les gens du HTML venaient juste de prendre la décision d'ouvrir l'internet aux PC mais nous l'utilisions déjà sur nos stations SUN bien plus puissantes.


La principale difficulté pour réaliser un site personnel n’a rien à voir avec l’informatique, et aucun manuel n’y répond. Un site personnel est sans doute la meilleure occasion qu’un homme puisse trouver d’avoir la maîtrise totale sur l’apparence qu’il offre aux autres. Il lui appartient entièrement de montrer, ou de cacher, à tous les multiples facettes sous lesquelles il est ailleurs visible à chacun, et surtout de montrer leur articulation, les rapports qu’elles entretiennent entre elles.

C’est en réalité extrêmement difficile, et l’on comprend très vite qu’il ne l’est pas plus de mentir, de se fabriquer une identité, que d’offrir l’une des facettes qu’on laisse généralement prendre ailleurs pour notre identité véritable. N’importe qui peut passer sur notre site, et l’on ne trompera notre vieil ami, notre confrère, notre collègue… On ne trompera de toute façon personne sur la consistance du site entier.


Pierre Petiot : Je ne vois pas le moins du monde l'intérêt de la consistance d'un site. Pas plus d'ailleurs que de la cohérence d'une personne. Pour les raisons biologiques évidentes que j'ai exprimées ailleurs. Je ne vois pas non plus l'intérêt de l'oeuvre complète par rapport aux fragments. De toutes façons, ce qui reste, c'est le fragment. Et mille fragments valent mieux qu'un petit dessin et qu'un grand dessin et qu'un grand discours.

Depétris : Les raisons m’en semblent pourtant évidentes : Comment veux-tu qu’il y ait de correspondance, si ce n’est pas entre des personnes, des personnes complètes, qu’on puisse rencontrer sans trop de déconvenue, et avec lesquelles on puisse entretenir un minimum de sympathie, d’empathie avoir un minimum d’attentions, même sans curiosité excessive.


Personne ne s’intéresse à moi pour tout ce que je suis. Les vieux souvenirs, ou même les liens de parenté qui intéressent celui-ci ennuieraient celui-là ; peut-être même au sein de sa propre famille. De même, celui qui publie de la littérature avec moi se moque de mes idées sur la source libre ; celui qui édite mon essai politique se désintéresse de mes ateliers d’écriture, et tout autant de ma lecture de Descartes. Je comprends très bien cela, et suis envers lui dans les mêmes dispositions. Ça ne m’est pas complètement égal, mais je ne me sens pas particulièrement concerné.


Pierre Petiot : Je vois bien que ce cache là dessous une sorte d'utilitarisme. :-)  A quoi je ne saurais souscrire, sauf à le pousser un peu plus loin qu'il n'est fait ci-dessus.

Evi en revanche aime les biographies. Et il me semble qu'elle est sage. Il me semble qu'elle est plus réaliste et que cela la conduit à ne pas trop idéaliser l'oeuvre ni l'auteur. Il est bien vrai qu'il n'y a pas de grand homme pour sa femme de chambre.

Mais à être plus utilitariste encore, je suis en mesure de dire que 95% du contenu réalisé par un auteur m'est absolument inutile et que je ne me servirai au mieux que de 1% de ce qu'il a cru important de dire ou d'écrire.

Depétris : Un auteur, soit, mais un correspondant? Admettons que seulement 5% de ce que j’ai pu dire t’intéresse, admettons même que ce soit 5% de ce que tu as pu en lire, et même de ce que je t’ai personnellement écrit, et que tu ne te serves que de 1%, n’as tu pas besoin pour correspondre avec moi d’avoir une idée à peu près consistante de qui je suis?

Pour le reste, je ne dis pas autre chose que toi.

Pierre Petiot : Lol encore. Mais même là, tu ne dis pas autre chose que moi. :D 

Vaneigem dit à peu près qu'il n'a pas imposé d'ordre à son livre, afin que le lecteur puisse y trouver le sien.


Un site donne une chance unique d’apparaître entier, tout en laissant à chacun la possibilité de s’entretenir avec nous sur les seuls sujets qui l’intéressent, mais sans que soit davantage cachée la relation qu’ils entretiennent avec les autres centres d’intérêt ou axes de travail de chacun. En fait, un site internet est comme un centre d’aiguillage d’où l’on passe d’un réseau à l’autres.

Pierre Petiot : Et ce n'est pas seulement que l'on passe d'un réseau à un autre en changeant de site ou de personne, c'est aussi que l'on peut passer d'un réseau de centres d'intérêts à un autre au sein d'un même site et pour ce qui concerne une même personne.

Ce n’est pas parce qu’on ne partage qu’un seul centre d’intérêt avec quelqu’un, qu’on ne le connaîtra jamais intimement. Au contraire, c’est à partir de centres d’intérêts bien précis qu’on finira peut-être par comprendre la place exacte qu’ils occupent chez chacun. On aura remarqué qu’une telle évolution des relations est singulièrement difficile ailleurs, où l’on est presque toujours en situation d’être l’élément d’un ensemble : famille, profession, statut, militantisme syndical, politique, associatif, édition dans la presse, en revue, en « collection »…

Aussi, contrairement à bien des idées reçues, l’internet n’est pas le lieu où il est le plus facile, ou seulement utile de mentir, se mentir. Il permet plutôt de parler dans une certaine liberté. L’internet est donc moins fait pour des internautes que pour, et par, des lettrés. Ce n’est pas une plaisanterie : l’internet est fait par et pour ceux qui sont capables d’y correspondre par courriels et de faire un site personnel.

Pierre Petiot : Tout à fait !! D'où l'Amour :-)


Hommes de lettres et noosphère

[…] Tout est personnel, mais rien n’est totalement privé, ni public.

Pierre Petiot : Je ne suis pas sûr que "personnel" soit bien le terme adéquat. Personna (Etrusque "phersu") c'est le masque. Et l'éternelle question est "qu'est-ce qu'il y a sous le masque ?". Le totalitarisme primitif dans le jeu du Phersu répond : "Rien d'acceptable". 

Depétris : Mais je me demande s’il doit seulement y avoir quelque chose sous le masque. Sous le masque on s’en fout. Les africains savent bien que le masque ne sert pas à masquer, qu’il ne masque rien, il montre, que s’il y a quelque chose ou quelqu’un dessous, c’est sans importance.

Pierre Petiot : Tout à fait.

Un cubisme Internet répondrait plutôt qu'il n'y a sous le masque que ce que peut montrer l'effectivité de la multiplicité des masques. Je suis ceci et cela et encore cela (chaque cela étant un masque particulier qui n'a guère de sens profond hors de la multiplicité réelle et à venir de tous les masques où l'on peut envisager de se montrer-cacher).

Depétris : Pourquoi chercher ce que cacherait un masque, une apparence ? Pourquoi l’apparence serait-elle autre chose qu’apparition ? Et que cacherait une apparition d’autre que ce qui apparaît ?

Dogen a stupéfié en son temps en disant que le corps de métamorphose était le lieu du nirvana — ce qui a eu une importance décisive sur les lettres japonaises.


Pierre Petiot : Bien sûr.

Simplement, il me semble que le mot "personnel" masque ce que ton texte tente d'exprimer. Qui serait plutôt de l'interpersonnel. A ceci près que le mot "interpersonnel" met encore l'accent sur l'individuel là où c'est bien la relation qui prime dans ce que tu exprimes des "lettres". Ce qu'il faudrait parvenir à dire, c'est justement ce que le monde dans lequel nous vivons désigne comme "vide" entre deux individus, vide que viendrait remplir la relation mais qui par une inversion taoïste (ou dialectique) devrait nous apparaître à NOUS, comme un "plein" qui au contraire vient plus proprement construire et créer à partir de ces vides qu'étaient originellement  les individus aux extrémités de la relation épistolaire. En d'autres termes, la relation épistolaire n'est pas un lien que construisent deux personnes ou davantage, mais plus proprement ce qui arrive c'est que ces deux personnes ou davantage sont construites par ce lien. Dans les lettres, dans les salons, ce qui se joue, ce ne sont pas des relations entre des auteurs qui se rencontreraient ainsi dans un salon par les bons soins d'une aimable maîtresse de maison. C'est tout au contraire le salon qui construit des auteurs. C'est le salon qui, à partir de gens qui ne sont pas encore des auteurs, qui proprement n'existent pas encore en temps que tels, fabrique des auteurs et très clairement toute la littérature avec. Remy de Gourmont qui connaissait assez bien le sujet écrit à ce propos "Le succès s'acquiert dans la rue, la gloire dans les cénacles".  On nous présente sans cesse l'auteur comme un travailleur solitaire coupé du monde extérieur et qui serait supposé travailler sur lui même sur la base de ses seuls moyens particuliers. C'est peut-être vrai de la littérature de hall de gare, mais la simple idée d'un auteur génial travaillant dans la solitude et la souffrance devrait faire rire jusqu'aux enfants. Sérieusement... QUI pourrait-on nommer qui soit ou ait pu être d'importance et qui réponde à un schéma aussi incongru ? N'est-il pas aisé d'apercevoir qu'une représentation aussi fausse obéit à la logique très ordinaire du "diviser pour mieux régner". La prétendue "solitude du créateur" est une image à peu près aussi exacte que celle du professeur Nimbus ou Tournesol dans le domaine des sciences à l'heure des grands accélérateurs de particule. Tout au contraire, ce qu'on observe, c'est que ce sont des mouvements, des chapelles, des écoles, des cénacles qui font les grand auteurs et les grands artistes et que quand bien même ceux-ci finissent par rompre avec leurs cercles d'origine, c'est tout de même de là qu'ils la tirent.  On voit aussi l'ardeur créatrice des mouvements s'effondrer dès que leurs protagonistes, ayant rencontré quelque gloire et un peu des moyens qui vont avec, s'isolent chacun dans quelques solitudes agrestes, où privés de toute autre stimulation mentale que celle auto-entrenue par leur propre esprit, ils finissent assez souvent par tourner en rond autours des mêmes pratiques et des mêmes idées.


Depétris : La notion de personne est lourdement hypothéquée par des idéologies très prégnantes. Le meilleur moyen de s’en libérer est de prendre les choses par le petit bout de la lorgnette, trop souvent sous-estimé, bien qu’il soit celui qui donne du recul.

Lorsque j’ai fait pour la première fois mon site, je n’ai pas éprouvé cette impression désagréable que je ressens toujours en rédigeant un CV ou une notice biographique. Je n’en ai pourtant pas été rapidement satisfait. Il m’a fallu des mois pour me décider à le mettre en ligne, et plus d’un an pour le laisser indexer. Pourquoi ce long tâtonnement a-t-il été somme toute agréable ? Parce que ce que je faisais restait ouvert et mouvant.

L’ouverture, c’était d’abord des liens externes, ceux auxquels renvoyait mon site, et ceux qui renvoyaient à lui. Ils rendaient mon site mouvant car, même si je ne changeais rien, eux évoluaient et se multipliaient.

D’autre part, même si mon site ne contenait pas encore grand chose, il m’est vite apparu que personne ne le lirait intégralement, et surtout dans le même ordre, que beaucoup n’y entreraient pas par l’entrée, et qu’ils en auraient une image très différentes selon le lien qui les y aurait conduits. Pour résumer, chacun en aurait une vision, une lecture, personnelle et subjective, et surtout le saurait. Il le saurait car il aurait perpétuellement sous les yeux, à portée de souris, tous les URL qu’il pourrait parcourir sans fin.

J’ai fait une seconde observation importante quand j’ai commencé à rencontrer de nouvelles personnes qui avaient accédé à mon site avant de me connaître. Elle savait déjà bien mieux qui je suis que celles qui avaient entendu parler de moi, avaient lu une biblio, ou un dossier. Elles le savaient même mieux que certains qui me connaissaient en chair et en os de longue date, mais dans une situation close.


Voilà ce qui fait la différence entre le rayonnement du site perso, à la fois mouvant et sans limite, et la forclusion de la biographie. Antoine Moreau (voir sa réponse) a bien raison de contester le terme de « maîtrise » que j’emploie, car sur tous ces points, il est bien clair que je ne maîtrise rien, à commencer par le contenu des sites vers lesquels je renvoie, et plus encore sur ceux qui renvoient à moi. Et c’est pourtant bien une forme de maîtrise, de magistère, qui fait que mes actes et mes pensées sont bien capables de générer des réciproques réelles, un peu comme je vois magiquement ma maison se rapprocher de moi quand je marche vers elle. « Magistère » d’ailleurs vient de « magie ».

On peut alors retourner la lorgnette et comprendre deux conceptions de la personne totalement distinctes. On a la personne objet de l’anthropologies, des fiches signalétiques, du roman policier (tout roman l’est un peu), c’est à dire essentiellement un cadavre ; et l’on a la personne vivante et réelle, qui est un point d'irradiation, et qui, si elle est une image, un masque, une apparence, est apparition unique — dans le sens d’irremplaçable — d’une réalité non moins unique — dans le sens de pour tous.

Le moyen terme entre ces deux unicités que pourrait être la société, la collectivité, le groupe, ne me semble en définitive tenir sa réalité que des deux autres : quand des personnes vivantes et réelles se rencontrent, et que cette rencontre prend corps et durée dans une réalité très objective.

Voilà sur quoi repose mon athéisme radical, mon expérience spirituelle, et qui rejette l’hérésie monothéiste en ce qu’elle fait reposer l’image d’un Dieu sur un peuple élu, une église ou une communauté de croyants. (En somme, si Dieu n’a pas d’image, c’est parce qu’il est déjà une image, image de la radicale subjectivité du réel.)

Quant à l’autre athéisme, pas radical du tout, du peuple, de l’église, de la communauté même sans Dieu, ce n’est pas le mien du tout.


Dans la plupart de mes relations — et chacun devrait pouvoir faire la même observation s’il y est attentif — mon interlocuteur ne me répond pas, il répète d’autres, au mieux il leur répond à travers moi. Quand il m’entend, ce sera souvent pour me répéter à d’autres sans même me citer, C’est ainsi qu’on en vient à la confusion des « on » et des « ils ». Il en va ainsi même dans les publications. Sous couverts d’enquêtes, d’études, de recherches, on lit les uns pour les répéter et les commenter à d’autres. Rien ne se répond. On ignore les lettres dans les trois sens : celui d’une attention « à la lettre », de la correspondance, et de ce que sont les lettres.


Pierre Petiot : Ca c'est probablement profond. 

Mais n'est-il pas juste que les idées qui ne sont à personne retournent au magma d'où bien plus réellement elles sont issues ? Pourquoi nous obstinons nous à voir une pensée personnelle où les prophètes pensaient plus justement que Dieu parlait par leur bouche ? Pourquoi un freudisme conséquent ne nous fait-il pas simplement dire que "ça" parle et que "ça" pense, en incluant dans ce "ça" les autres, tous les autres et leur "ça" individuel aussi ?

Depétris : Les idées n’existent pas sans la pensée, et la pensée est un mouvement, une opération, un acte, qui a lieu quelque part et dans un temps. Et pourquoi Dieu aurait-il parlé par la bouche de prophètes quand il aurait bien pu parler lui même du haut de son partout et toujours, mais qui ne lui aurait peut-être pas donné son existence historique ?

Tout ceci relève naturellement d’une disposition d’esprit, mais ce n’est pas ce qui importe. (Comment agir sur sa disposition d’esprit ?) (comment prévoir ce que tu penseras dans 15 minutes - montre en main ? Mais je ne sais même pas seulement ce que j’ai déjà pensé avant de me lire :-)) Il y a aussi dans ces phénomènes quelque chose de structurel, inscrit dans les médias et le spectacle marchand. De telles remarques ne mènent pas non plus très loin tant qu’elles ne se traduisent pas dans des réponses techniques.

Ces réponses techniques se trouvent là où une vie des lettres les a déjà produites. C’est à dire là où les réponses se font, personnelles, sans s’arrêter au barrage entre public et privé. Elles sont bien évidemment des techniques littéraires. Il n’est pas si facile d’intégrer ce qu’a écrit un autre dans ce qu’on écrit soi, et de telle sorte qu’on puisse y lire les deux.

Cela suppose une maîtrise élaborée de la syntaxe, cela suppose de conserver sous son attention une très grande quantité d’énoncés, et de ne pas garder le nez collé sur la construction d’une seule phrase, ou d’un paragraphe, voire d’une seule page.

Cette dimension qui relève de la maîtrise des lettres ne va pas non plus sans un aspect éthique. L’éthique est en réalité aussi technique. Succinctement, elle consiste à ne pas se gêner les uns les autres, à se simplifier mutuellement la vie plutôt que se la compliquer. La maîtrise des lettres et l’éthique se conjuguent pour faire en sorte que chacun puisse s’installer à la croisée de plusieurs réseaux, qui constituent alors le sien, et dont il se fait le centre. C’est à partir de là que la technique numérique devient solution.


Pierre Petiot : Ce que j'aime dans les "solutions", c'est qu'elles sont généralement bien en peine de préciser ce à quoi elles sont solutions :-) J'ai observé qu'en général, il s'agit d'un "problème" qui n'avait jamais été posé. ("Il n'y a pas de solution parce qu'il n'y a pas de problème" - Marcel Duchamp)

Depétris : La solution, elle l’est ici à ce que propose la phrase précédente : « que chacun puisse s’installer à la croisée de plusieurs réseaux, qui constituent alors le sien, et dont il se fait le centre ».

Pierre Petiot : Oui. Oui.  :-)


Cependant, à te relire, je trouve que tu n'es pas allé assez loin quant à l'éthique.  

L'idée de l'éthique - et en tous cas de celle des salons, ce n'est pas du tout de ne pas se gêner les uns les autres et de se simplifier la vie. C'est plutôt de mettre tout en oeuvre pour créer et faire se créer et se développer les autres. Quant à se simplifier la vie, il suffit de ne pas tenir de salon quand on est hôtesse et de ne pas se rendre aux invitations de l'hôtesse quand on est invité.

L'éthique de l'hôtesse c'est ce qui fonde son art du bien naître. Car son art est de faire naître. C'est à dire de faire accoucher ses invités de "leurs" idées, qui ne sont évidemment pas encore "leurs" idées puisqu'elles ne sont pas encore nées.
On peut considérer aussi la dame qui tient salon comme une sorte de jardinière qui soigne ses invités de la manière la plus propre à faire germer et croître leurs idées.

C'est cette éthique restrictive, cette antienne kantienne, qui consiste "à ne pas se gêner les uns les autres" qui  s'est installée à la place de la vraie politesse qui consiste à tout mettre en oeuvre pour favoriser le développement de l'autre qui précisément a tué les lettres. On n'organise pas un repas pour ne pas se gêner les uns les autres. On organise un repas pour développer la sensibilité de ses invités, ou au minimum pour les enchanter un peu.


Dans le monde du spectacle, les femmes s'habillent pour se sentir bien dans leur peau. Dans le monde des salons, et même dans un monde encore récent (ex: Juliette Greco) et même encore dans celui là pour certaines, une femme s'habille pour faire rêver les autres (de sexe mâle ou pas) parce qu'elle se reconnaît cette responsabilité en temps que femme. Il en allait de même dans les salons et certaines allaient jusqu'à payer un peu de leur personne. :-)


C'est cela l'éthique des lettres. Lits et Ratures selon l'adage surréaliste.  Dont je ne suis pas sûr qu'il ait fallu l'entendre comme critique ou une manifestation d'ironie.


Depétris : J’avoue que ma formule peut être ambiguë, surtout en l’isolant comme tu le fais de son contexte. Il est bien évident que pour ne pas se gêner, le plus simple est de se tenir le plus loin possible les uns des autres. Mais il était déjà acquis qu’il s’agissait ici de ne pas se gêner dans une activité déjà largement partagée.

Je peux prendre comme exemple ce fichier HTML dont nous sommes auteurs en commun : tous les espaces insécables en avaient disparu. J’ignore quand et chez qui. Je suppose que c’est chez moi en étrennant Amaya que j’utilise pour la première fois. Ce n’est de toute façon pas bien dur de les restaurer par quelques rechercher-remplacer.

En attendant, le soin qu’on n’accorde pas à ce qu’on fait revient généralement à le laisser à un autre. Plus une collaboration est large, plus les conséquences se multiplient, accroissant le travail et la gêne en bout de chaîne, jusqu’à ce qu’ils deviennent excessifs.

Je reconnais dans le rôle de ton hôtesse la maïeutique socratique, mais je ne cois pas qu’elle ait à beaucoup se casser la tête si les présents ont vraiment à faire ensemble. Quand bien même commenceraient-ils par se foutre sur la gueule, qu’ils ajusteraient vite leurs positions, et cela même si ce ne sont pas exactement les mêmes buts qu’ils cherchent ensemble, du moment qu’ils peuvent s’y aider. Si ce n’est pas le cas, comme dans la pièce de Sartre Huis clos, alors, d’aussi loin qu’on se tienne, « l’enfer ce sont les autres ».


Une réforme de l’entendement

[…]

La sociologie saisira moins encore ce qui est plus qualitatif, à savoir que cette distinction entre les techniques du numérique et des réseaux et les lettres, est une illusion. La technique était immédiatement dans les lettres — chez Boole, Babbage, Lovelace, Turing…— avant même d’exister dans des biens et des services, et elle demeure une technique des lettres, soit les outils d’une révolution de l’esprit, d’une réforme de l’entendement.

Pierre Petiot : C'est cette conclusion qu'il faudrait probablement développer. Même si la thèse centrale de ce texte est passionnante en ce qu'elle renvoie aux bons usages historiques de l'activité épistolaire et des salons et de leur travail essentiel, de quoi nous sommes faits dans la réalité de ce qui importe. Ce travail des lettres, c'est justement ce que le spectaculaire abolit. Mais au fait... Qu'est-ce donc qu'un salon, sinon une coopérative intellectuelle ?

Depétris : Je te laisse ce mot de la fin.




14 juin 2008, version 2

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© Jean-Pierre Depétris, mai 2008

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