Échanges sur Des Lettres numériques
entre Antoine Moreau et Jean-Pierre Depétris



Salut Antoine,


Le 10 juin 08 à 16:28, antoine moreau a écrit :

Bonjour Jean-Pierre,

Tu dis :

- "Écrire est une activité personnelle, mais finalement pas du tout solitaire".

On pourrait dire l'inverse exactement : "Écrire est une activité solitaire et finalement pas très personnelle" car la solitude de l'écrivain est universelle.

Ce que Paul Mathias nomme le "soliloque universel" lorsqu'il tente de comprendre le déferlement des opinions qui s'expriment en ligne.
http://diktyologie.homo-numericus.net/article.php3?id_article=53


Je crois que ce "soliloque universel" n'a pas attendu le net. Il existe au moins depuis le comptoir de bistro.:-)

- Pas universel le comptoir de bistro? Deux ou trois pastis et il le paraît.

Ce soliloque devait déjà être là dans les feux de camp paléolithiques, où la tribu se prenait pour l'humanité.


Naturellement, il est surtout dans les séminaires, conférences, colloques, lectures publiques et autre manifestations de ce genre. Ceux qui en ont fait l'expérience ne me contrediront pas.


Ce "soliloque universel" se met-il maintenant à investir l'internet. C'est évident, mais je ne crois pas qu'il y soit dans son élément.

Je ne crois pas que le net soit le domaine de l'opinion, tout simplement parce que  sur le net, ça n'opine pas beaucoup. Il est plus l'occasion de vrais silences, et aussi de vrais réponses, bien déstabilisantes. :-)

Pas de faciles approbations, de faciles réprobations, de faciles adhésions.


Antoine Moreau :- "les lettres ouvrent leur route ailleurs avec bien plus de facilité. C’est la numérisation des données qui a permis de faire sauter le verrou. L’auteur peut aujourd’hui maîtriser techniquement l’édition."

Sauter le verrou, oui mais la maîtrise technique de l'édition est un fer également car la maîtrise (ou sa volonté) est assez illusoire : le flux des éditions numériques (blogs etc) fait que cette maîtrise disparait sous le flot. Elle coule ou flotte et les courants sont forts.


Ça, c'est une autre histoire, mais on peut du moins tenir la barre. Ca donne une chance. Mais une chance de quoi?

De toute façon, les lettrés ont toujours tenté de contrôler l'édition, quelle forme qu'elle ait pu prendre, et c'est en quelque sorte dans la nature des choses. Un écrivain, ce n'est pas quelqu'un qui écrit, c'est surtout quelqu'un qui a une stratégie d'édition. Même l'échec de telles stratégies (Rimbaud, par exemple) a souvent eu plus de portée que l'abandon à d'autres.


D'autre part ce flot, ce flux, cette profusion, est un peu illusoire. Elle n'a d'abord rien à envier à le profusion sur papier (livres, tracts, revues, publicités, presse, affiches, manuels, circulaires, papiers administratifs…) bien plus encombrante et finalement plus agressive, car plus difficile à filtrer.

Cette profusion est surtout illusoire parce qu'elle ne me concerne pas. Puis-je réellement me convaincre que ce que je lis sur le net ait été écrit pour moi, c'est à dire pour quiconque? J'ai souvent plutôt l'impression de petits circuits où l'on sait assez bien ce qu'on fait ensemble.

Bien sûr, je peux y trouver malgré tout mes réponses quand je fais une recherche, mais parmi des échanges sur lesquels je n'ai rien de mieux à faire que glisser très vite.

Quant à tout ce qui se prétend "portail" ou site de référence, c'est le plus souvent de la pollution, vaines entrées sur les pages d'un moteur de recherche, à fonction publicitaire.


Et puis le contenu de l'internet est infini (même si l'on peut dire formellement qu'il est à chaque instant fini). On ne peut connaître ni échantillonner un contenu infini, et qui n'a par conséquence ni centre, ni périphérie, ni hiérarchie. Tout échantillonnage de l'internet revient à une navigation subjective qui renvoie une image de son propre internet.

Je ne fais pas une impossible sociologie de l'internet, je m'interroge sur les lettres aujourd'hui.



Antoine Moreau :- - "La technique seule ne donne évidemment pas des stratégies littéraires et éditoriales ; elle leur apporte des outils. Ils sont pour la première fois entre les mains de l’auteur, qui ne dépend alors plus d’un tiers."

Oui, entre les mains de l'auteur la technique d'édition (d'auto-édition) mais l'absence de tiers n'est pas forcément un avantage.


C'est dans la nature des choses que l'auteur s'édite. Ce fut la coutume pendant longtemps (notamment lorsque qu'apparut le droit d'auteur). Il payait les livres qu'il faisait imprimer. Naturellement, comme c'était cher, les "imprimeurs-libraires" ont commencé à faire des avances sur les ventes. Puis ce furent les auteurs eux mêmes, se regroupant, qui créèrent des maisons d'éditions, généralement à partir de revues (La NRF), ce n'est que depuis une époque très récente que des auteurs appartiennent quasiment à des maisons d'édition (dont on ne sait même plus à qui elles appartiennent). Je ne crois pas que les lettres puissent y résister.



Antoine Moreau :- - "Le numérique, l’ordinateur personnel et l’internet font sauter le verrou de l’imprimerie, et ramènent l’écriture et l’édition à une seule et même opération, celle des lettres. Ce qui veut dire donc que la numérisation des données et leur transmission (ce qu’on appelle l’informatique) appartient aux lettres, c’est à dire encore, plus précisément, à l’art du jeu subtil entre la relation épistolaire et l’écrit public."

Oui, mais je n'arrive pas à bien comprendre ce que tu mets derrière "les lettres" si ce n'est une haute idée de la littérature.


Oh, les hautes idées…

La littérature a un sens trop restrictifs: les belles lettres. Mais les lettres peuvent aussi bien ne pas être particulièrement belles, ou ne pas chercher à l'être. Les lettres, c'est aussi la philosophie, la science, la politique…



Antoine Moreau :- - "Entre les deux, la lettre, l’épître, aujourd’hui le courriel, comme les termes français et latins le soulignent, est ce qui fait les lettres."

Hum... C'est séduisant mais suis pas sûr que la lettre électronique fasse les lettres tel que tu l'entends. Ou alors il y a hyper vulgarisation de la chose écrite et tout le reste n'est que... littérature... Pourquoi pas, oui.


Je ne dis pas que tout courriel, tout blog, fait les lettres, ou alors par volontarisme démocratique (contester à toute autorité le droit de définir ce que sont on ne sont pas les lettres), mais je ne vois pas où ces lettres existeraient ailleurs. Bien sûr, on peut encore écrire sur du papier. J'ai quelques vieux amis qui n'ont même pas d'adresse électronique, mais enfin, ils se sont délibérément coupés du monde. On peut bien publier sur papier, comme ton dernier article, mais pour quelle raison avouable ne publierait-on pas en même temps sur le net, comme tu l'as fait aussi? D'ailleurs je n'enverrais jamais un texte à imprimer sans le mettre en ligne non indexé pour le faire lire d'abord au moins à quelques amis concernés, et qui ne manquent d'ailleurs jamais non plus de me faire remarquer une bourde.

Et si dans dix ans, on doit reparler de ton article, on s'y réfère, on veut le citer, sur cette liste, par exemple, ou ailleurs, il est probable qu'on le trouvera plus facilement en ligne que dans un numéro depuis longtemps épuisé de "Terminal". Même les livres disparaissent toujours plus vite des librairies et de dépôts. Heureusement qu'on peut les acheter d'occasion en ligne.


Il n'y a pas d'un côté ce qui est numérisé et en ligne, et de l'autre ce qui ne l'est pas. Ce qui est numérisé, en ligne et en source libre est de loin le plus accessible et le plus utilisable, et donc propre à la vie de l'esprit, au travail intellectuel, aux lettres.



Antoine Moreau :- - "Un site personnel est sans doute la meilleure occasion qu’un homme puisse trouver d’avoir la maîtrise totale sur l’apparence qu’il offre aux autres."

Hélas... La maîtrise est une terreur et contredit l'invention qui résulte pour beaucoup d'une maîtrise approximative. Visiblement parfait dans sa maîtrise un site a déjà tout dit.


Oui, tu as raison. Le terme de maîtrise est malheureux. Au fond on ne maîtrise rien et l'on n'a pas grand chose à maîtriser. Il suffit de ne pas l'être, nul besoin alors de se maîtriser soi-même. Forte remarque.

Le mot "maîtrise" est traître en français. Alors qu'il vient de "magister", le magistère, la connaissance, il renvoie irrésistiblement à "dominus", le maître -- mais aussi le propriétaire. Il y a des significations, comme ça, qui se dérobent.



Antoine Moreau :- - Ce Pierre-Laurent Faure est bien mystérieux...


Je l'ai connu bien jeune à l'occasion d'un atelier d'écriture que j'animais, puis la correspondance a pris le relais. Il a été à la fondation de notre revue A Travers Champs. Puis, sans que nous ayons perdu le contact, il s'est affacé du net.



Antoine Moreau :- - Bien d'accord avec le rappel des fondamentaux du net et de la netiquette (passée à la trappe de la face du bouc ?...)



Mon sentiment à la lettre : vive les images !

(je veux dire que sur le net, dans la situation d'écriture qui est un véritable chaos textuel, c'est l'image qui permet d'y voir clair, car elle définit une politique, une pensée et une liberté. Ce n'est pas très nouveau : l'écriture poétique, la crème de "les lettres" (lire "Les liaisons dangereuses" par exemple ou les lettres d'Arthur à son professeur ou celles de Proust à sa mère, etc, j'allais oublier "les lettres persanes", etc.) fait images.)


Voir avec les oreilles, comme j'ai déjà dit, mais ça passe d'abord par lire avec les yeux, c'est ça le multimédia. :-)


Amicalement


Jean-Pierre Depétris




14 juin 2008, version 2

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© Jean-Pierre Depétris, mai 2008

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