Irrésistiblement, tous les terriens sommes poussés dans une dépossession de la technique et une situation de dépendance et de précarité anxiogène. Il est très remarquable que les objets les plus quotidiens, ceux qu’on utilise à chaque instant comme de puissants grigris pour calmer l’angoisse dont ils sont pourtant une source, dépendent de techniques qui reposent elles-mêmes sur des visions du monde totalement étrangères à la culture ; à une culture totalement séparée des techniques qui font fonctionner ces objets quotidiens.2
Il suffit d’ouvrir une page web pour comprendre : là où nous devrions avoir un texte souligné et colorisé pour signaler la présence d’un lien hypertexte, nous avons une apparence de bouton à presser. En somme, le webmestre éprouve le besoin de maquiller en analogique la nouvelle technologie numérique. Pourquoi ce qui est fondamentalement du texte (de l’hypertexte, même !) doit-il se donner des allures et des textures de métal, voire de plastique ou de bois (mais surtout pas de papier) ?
Pour autant, même la plus ancienne haute technologie analogique échappe pour l’essentiel à une vision du monde qui est celle de la culture. Cette culture ignore complètement la mécanique quantique et la conception du monde physique qu’elle suppose. Cette culture en est restée à l’Encyclopédie, à la mécanique la plus classique ; elle reste irrésistiblement prise dans l’époque des Lumières, c’est-à-dire celle où philosophie et sciences ont commencé à dénouer leurs liens.3
Si la philosophie contemporaine marque le pas devant les nouvelles techniques, elle tend irrésistiblement à oublier aussi les anciennes, celles avec lesquelles elle a délimité son horizon. Si la philosophie (et derrière elle la culture) marque le pas devant la science, la réciproque est vraie aussi. La science marque le pas devant la philosophie, non pas parce qu’il n’y aurait pas de bons philosophes des sciences – il n’en a jamais manqué – mais parce que la science perd en intuitions.
Après tout, si la mécanique quantique repose moins sur des phénomènes aisément observables que la mécanique classique, ce n’est pas parce que de tels phénomènes n’existeraient pas, ou seraient durs à trouver. À priori, il n’est pas plus évident de voir le principe de la gravitation dans la chute d’une pomme qu’il n’est difficile de découvrir celui des champs de force dans un papier qui colle à une vitre.
L’intuitivité de la mécanique classique est en définitive un choix, une décision méthodologique inspirée par Galilée, Descartes et Bacon.
Si la culture demeurait aussi attachée à la mécanique classique qu’elle le fut au dix-huitième siècle, et même encore au vingtième, ce serait un moindre mal : La technique, aussi avancée ou primitive qu’elle soit, reste la technique. L’important est d’en saisir le principe, de le prendre, littéralement, en main.
Qu’est-ce que ce principe ? Et, en quelque sorte, qu’est-ce qui définit ce que j’appelle technique ? C’est une idée à la fois simple et complexe : celle que les propriétés mécaniques des matériaux puissent faire support à la pensée.
Une telle idée me tient à cœur depuis longtemps : qu’il existe une continuité entre le langage et les objets, notamment les outils, et donc entre grammaire et technique – la technique étant en quelque sorte la syntaxe des objets.
Michel Serres relevait, il a peu, la prolifération des mots nouveaux dans la langue française (il est bien placé pour de telles observations depuis qu’il est académicien) et il notait que ces mots nouveaux étaient principalement des mots issus de nouvelles techniques.
Il est difficile d’imaginer avoir le signifiant sans avoir le signifié (le mot « fer », par exemple, avant d’avoir découvert le fer). Si l’on a le signifié, on pourra toujours se débrouiller provisoirement avec les signifiants dont on dispose déjà. Le signifié, lui, n’est pas du donné, par les sens par exemple. Il est bien plus généralement produit, au départ, par l’ingéniosité humaine : pas de table, et donc de mot pour la désigner, sans menuisier.
Les mots interviennent en retour sur les objets qu’ils désignent, quand le mot générique « bout de bois » peut se décliner en « bâton », « manche », « barrot », « rayon » (de roue), « pied » (de table), etc. À partir de ces mots racines, la grammaire, la construction morphologique, la poétique, peuvent décliner des significations plus subtiles, plus abstraites, plus métaphoriques, pour des travaux plus élaborés de l’esprit.
Tous les mots que j’ai choisis peuvent désigner le même objet pris individuellement, mais dans des modes d’utilisations différents : « bâton » n’est pas séparable de l’idée de battre, « pied » de soutenir, etc.
Je n’ai pas étudié l’Encyclopédie de D’Alembert. Je me suis contenté de rapides coups d’œil. C’est plus qu’il n’en faut pour faire au moins deux observations. La première est qu’elle n’est déjà plus à la pointe des recherches et des découvertes de l’époque. Elle demeure prudemment limitée aux technologies bien connues, éprouvées et appliquées. Elle évite ainsi toute tentative de spéculation et le doute, dessinant au contraire un monde sans mystère où des techniques pourraient toujours être perfectionnées, mais où elles ne sembleraient plus en mesure d’en modifier l’appréhension. La deuxième observation est que, pour les Encyclopédistes, les connaissances qu’ils recensent semblent être nécessaires (et sans doute suffisantes) à l’honnête-homme pour exercer à partir d’elles sa faculté de juger, et même son imagination.
Ces deux observations sont en contraste. La première permettrait de qualifier l’Encyclopédie de « conservatrice » au sens propre. Les connaissances qu’elle recense sont à l’image de la géographie de l’époque, avec ses vastes territoires encore inexplorés, mais où l’inconnu est suffisamment bien circonscrit dans le connu pour qu’on ne puisse imaginer qu’une découverte nouvelle change quoi que ce soit de fondamental.
Cette image d’un monde apparemment sans mystère, de nature à calmer tout doute, voire à limiter toute activité de l’esprit à des mesures et à des ajustements, est en réalité un faux-nez pour ce qui relève de la seconde observation. Dans celle-ci, on peut reconnaître au contraire dans un tel savoir le meilleur marche-pied pour un premier pas de l’esprit dans un mouvement sans limite. C’est pourquoi ce marche-pied doit être solide, et c’est pourquoi aussi il se limite (volontairement) à ce qui est bien assuré.
C’est au fond la philosophie implicite des Encyclopédistes, celle qui en fait des « philosophes » (qu’ils ne sont pas au sens où le seraient Hume, Kant ou Schelling, ou au sens où le sont des scientifiques et des mathématiciens de leurs temps) : celle qui voit dans les procédés techniques les plus assurés, une propédeutique de la pensée. Pour autant cette philosophie n’est pas plus devenue explicite chez eux qu’elle ne l’était déjà chez Galilée.
Cette philosophie repose sur l’idée que les instruments de la pensée – fut-elle la plus abstraite, la plus imaginative, la plus fantaisiste, voire la plus délirante – se construisent d’abord avec les propriétés mécaniques des matériaux.
S’agirait-il alors d’une sorte de préhistoire de la pensée, d’un phénomène relevant d’une philogénèse (cf. Leroi-Gourhan) dont l’homme réel n’aurait plus rien à faire et dont il bénéficierait comme d’un héritage, ou est-ce au contraire un processus toujours en jeu, et sans lequel la pensée se dissoudrait en perdant sa relation corporelle au monde physique ?
Le plus cancre de mes contemporains sait des choses que le plus savant honnête-homme des Lumières ne pouvait seulement imaginer. Il les sait, et il les a vues ; elles sont même pour lui devenues banales. Il a vu à quoi ressemble la terre du ciel, il a vu qu’elle est une poussière dans une mer d’étoiles, il a vu les animaux fabuleux qui vivaient en des temps des milliers de fois plus lointains qu’on n’imaginait la création du monde. Il a vu tout cela grâce à des reconstitutions et des images de synthèse dans des documents de vulgarisation et des séries télévisées. Tout cela lui est aussi familier que de s’éclairer et de se chauffer par la simple pression d’un bouton, de parler à des amis par-delà des continents comme s’ils étaient à côté de lui, de circuler dans des voitures sans chevaux ou de voir des avions traverser le ciel.
Et toutes ces choses lui sont pourtant terriblement étrangères et opaques. Elles ne le sont pas seulement au plus cancre. Tous sommes dépossédés des techniques incorporées dans les objets qui sont pourtant quotidiens et familiers. Nous sommes en quelque sorte dépossédés jusque de leurs mystères et de leur magie.
Des journaux ou des émissions vulgarisent cependant pour un large public des recherches qui sont bien plus en pointe que ne l’étaient en leur temps celles de l’Encyclopédie. Pourtant même le plus savant ne sait jamais rien de suffisamment complet et précis. La plupart des techniques demeurent cachées, noyées au fin fond de l’objet technologique, protégées par des brevets tout autant que cachées dans des boîtiers scellés.
Qu’est-ce qui est si bien caché, se demande t-on ? On peut chercher la réponse en de vielles techniques plus ouvertes : Qu’y a-t-il de caché dans un violon et qui fait la musique ? Qu’y a-t-il de caché dans la balance à fléau et qui mesure les poids ; dans un sextant ?
Ce qui est alors proprement merveilleux, dans ce cœur le plus protégé de la technique, est qu’il n’y a tout simplement rien. Il n’y a que les propriétés mécaniques des matériaux.
Les deux grands moments de la science moderne sont la révolution galiléenne, à la source, et à son apogée, l’Encyclopédie. La véritable pensée de la révolution galiléenne est celle de Descartes, c’est-à-dire une table rase. C’est le parti pris de ne considérer rien pour acquis. Tout doit venir de l’exercice de la raison, et de l’expérience.
La recension des savoirs qui est le propre de l’esprit encyclopédique est déjà très loin de ce point de départ. La table débarrassée par les générations antérieures se retrouve déjà bien encombrée à nouveau. L’esprit n’a toutefois pas changé : tout ne repose en définitive que sur l’expérience et la raison.
Une telle évolution laisse planer un doute, pour ne pas dire un malaise. Alors que la seule expérience de son environnement et celle d’une raison dont chaque homme est naturellement doté suffisaient, voici qu’en deux siècles, une connaissance encyclopédique – au sens le plus littéral – est devenu indispensable.
Le progrès des connaissances deviendrait alors le principal obstacle à la connaissance elle-même. Plus le savoir humain s’étendrait, plus le savoir de chacun serait condamné à n’en devenir qu’une toujours plus faible part, jusqu’à finir par devoir se confondre à l’ignorance. Plus l’homme en général serait savant, plus l’homme particulier, l’homme réel deviendrait ignorant.
En somme, les progrès de la connaissance seraient irrémédiablement condamnés à produire des ignorants. Admettre cela serait pour le moins scier la branche sur laquelle repose la science moderne, et même scier carrément le tronc de l’arbre de la connaissance. La science ne doit donc pas procéder d’une telle façon.
Cela nous pouvons le savoir au moins depuis le remarquable ouvrage de Thomas Khun, la Structure des Révolutions scientifiques. La science ne se construit pas par des accumulations successives de savoirs, comme on ajouterait des briques à un mur. Il s’agit moins de poser une nouvelle brique que d’imaginer et de construire une nouvelle architecture. Cette nouveauté est bien souvent une simplification de ce qu’on avait déjà, plutôt qu’un réel ajout qui accroîtrait donc la complexité.
Comment peut-il y avoir à la fois progrès et simplification ? Tout simplement en parvenant à saisir à travers un même principe ce qui paraissait irréductible.
Les Babyloniens, ai-je entendu dire, avaient deux systèmes de calculs selon qu’ils se livraient à l’astronomie ou qu’ils comptaient toute autre chose. Le premier reposait sur une base 60, pratique pour des calculs angulaires. Il fallait un certain effort pour reconnaître dans ces deux systèmes des nombres qui obéissaient à de mêmes lois mathématiques ; et ce fut évidemment un progrès dans la découverte de ces lois.
Plus récemment, la théorie des champs d’Einstein fut aussi une simplification. Évidemment, de telles simplifications ouvrent la porte à des constructions complexes, aussi complexes que celles qu’elles avaient initialement simplifiées, car l’homme n’a aucune raison de ne pas aller aux limites de ses capacités. Ces limites auraient toutefois été trop étroites pour atteindre les mêmes compréhensions sans ces simplifications.
C’est pourquoi des travaux anciens peuvent toujours donner des migraines au lecteur contemporain, alors qu’on aurait pu s’attendre, compte-tenu de l’évolution des techniques, des sciences et des mathématiques, à ce qu’ils soient d’une simplicité élémentaire.
Ce ne sont pas seulement des systèmes théoriques qui suivent cette voie du progrès, ce sont aussi les outils les plus pratiques. La vis, avec ou sans boulon, en est un exemple, en tant que technique applicable à quasiment tous les champs d’activités. Elle permet des assemblages entre pratiquement tous les types de matériaux et qu’elle qu’en soit l’échelle, des nanotechnologies aux architectures géantes.
On peut trouver cependant dans cette évolution des objets, une tendance à aller également dans le sens d’une dépossession, symétrique à celle du savoir. Par exemple, un enfant est capable de construire des figures complexes à l’aide d’un Meccano, mais pas d’en ouvrager les pièces, les vis, les boulons et les clés.
On imagine très bien que les hommes du paléolithique possédaient chacun toutes les connaissances, des plus abstraites aux plus pratiques, dont disposait leur communauté. On pouvait l’observer encore chez les Indiens d’Amérique du Nord. Robinson Crusoë se tirait d’affaire seulement en récupérant les outils dans l’épave du navire où il avait été naufragé. Moi-même, je me demande à quoi je serais bon sans une prise électrique. À l’évidence, nous devenons toujours moins autonomes.
À quoi bon l’être, se dira-t-on, si l’on n’est pas seul ? Ce n’est peut-être pas si simple. Pour bien le comprendre, il est nécessaire de ne pas découpler les connaissances les plus théoriques des outils les plus pratiques, ni non plus ces objets particuliers que sont les signes écrits et leurs langages.
Une civilisation où chaque homme n’ait pas à maîtriser toutes les connaissances disponibles, et où aucun même ne les possède toutes, est tout à fait pensable et viable – il suffit d’ouvrir les yeux pour s’en convaincre – mais jusqu’à quel point ?
Jusqu’à quel point une telle civilisation peut-elle demeurer viable ? Il serait intéressant d’étudier si l’on ne trouverait pas là la principale cause de mortalité des civilisations. Cet état de dépendance de chacun envers tous, risque en effet de s’auto-alimenter à vitesse croissante.
On peut en voir un exemple très actuel avec l’internet. Toutes les activités contemporaines dépendent plus ou moins directement de la programmation numérique, et de leur connexion entre des réseaux. Personne n’y comprend rien, et d’abord, parce que la culture est passée complètement à côté des constructions théoriques comme des procédés techniques élémentaires qui rendent ces procédures possibles.
La généralisation de ces techniques par et pour des gens qui n’y comprennent rien, suppose de mettre au point des procédures appropriées. Plutôt que d’apprendre le détail des procédures de base au plus grand nombre, si ce n’est à chacun, on les automatise.
Les procédés automatiques qui rendent facile au plus grand nombre l’usage de techniques assez complexes, les rendent, en réalité, plus complexes encore, plus difficilement accessibles et contrôlables.
Il importe de comprendre ici qu’il ne s’agit pas de se situer sur une échelle qui irait de l’analphabète au hacker génial, et de tenter peut-être d’en grimper les échelons, en aidant éventuellement les autres. Cette échelle, de toute façon, n’est pas la bonne, dans la mesure où elle renvoie à des connaissances et à des aptitudes qui sont déjà faussées par cet état de fait lui-même.
Nous dépendons entièrement de réseaux, du raccordement au réseau : réseau électrique, routier, gazier, de l’eau courante, des eaux usées, de la poste, du téléphone, etc. De qui dépendent en définitive ces réseaux ? De qui dépend en définitive chaque homme ?
Ce terme de réseau est devenu trompeur avec l’apparition de l’internet. L’internet n’est ni un réseau de plus, ni l’ensemble de tous ces réseaux (ça se saurait), ni un réseau destiné à les connecter tous, un réseau des réseaux en quelque sorte. L’internet est tout-autre-chose, un intrus, un machin indéfinissable, mais qui vient tout changer dans cet état des réseaux. L’internet est un réseau dans un tout autre sens du mot réseau.4
Cependant, cet ensemble de réseaux est le seul contenu matériel de ce qu’on convient d’appeler « la société ».
Dans la mesure où le savoir, et, par certains côtés, l’humanité de l’homme, prend l’allure d’un tel raccordement, on est aux antipodes de ce que la modernité avait fondé, et qui consistait proprement à passer « hors des murs ». Ce raccordement, c’est alors plutôt repasser « dans les murs », ou encore « sous la juridiction ».
La nouvelle mécanique de Galilée, comme la nouvelle philosophie de Descartes, consistaient littéralement à passer hors des murs, ceux de « l’École », la Scolastique. Cette posture était bien plus voisine qu’il ne le paraît aujourd’hui de celle, plus spirituelle d’un Jacob Böhme notamment, qui n’était pas moins une sortie hors des murs, de l’Église, pour le moins.5
Il y a dans tous les cas un refus de chercher les connaissances « dans les murs ». On les cherche par l’expérience et l’inférence ; on les cherche dans le monde naturel à l’aide de ses facultés naturelles. En cela, la « philosophie naturelle » se confond immédiatement avec la science moderne.
Le procès de Galilée est exemplaire de ce renversement. Le jugement des hommes, même s’il se revendique de l’autorité divine, se brise sur les lois des mathématiques, qu’elles soient ou non celles qu’un « Créateur a données à sa création »6. On voit bien ici que le clivage n’est pas entre la religion, qu’elle repose sur la littéralité d’une confession particulière ou sur un théisme universaliste, et l’athéisme, plus ou moins radical ou agnostique, dont il ne fut jamais question aux temps des Lumières. Il est entre l’expérience et l’école.
Toute la question est là (Le Mysterium Magnum, aurait dit Böhme) : entre les comportements physiques des matériaux et la consistance des mathématiques. Le reste est figures de style. La clé du mystère est évidemment l’homme, en ce qu’il est capable d’actes et d’intuitions.7
L’internet n’est pas un réseau au sens où nous entendons ce mot dans « réseau téléphonique » ou « réseau électrique ». On ne se connecte pas davantage à l’internet dans le sens où l’on se raccorde au secteur. Ce que je dis là peut paraître ridicule par son évidence. Pourtant, même si on le sait très bien, un effort est nécessaire pour le penser réellement.
De toute façon, pour se connecter à l’internet, on doit déjà être branché à un réseau électrique, ou pour le moins y avoir chargé sa batterie. On a besoin aussi d’un réseau téléphonique. Tout ceci conduit à penser qu’il y aurait un réseau internet dans le même sens du terme. Or, il n’y en a pas, seulement des protocoles de transfert (d’hypertexte, de fichiers, de simple courrier, etc.)
Nous ne sommes pas habitués à penser ainsi, nous avons même été pendant plusieurs générations habitués à penser le contraire ; à penser des équipements collectifs fournis par des pouvoirs nationaux ou des institutions économiques. La pratique d’écrire « Internet » sans article avec une majuscule en est un symptôme significatif.
Cette dépossession de la technique, de tout véritable savoir peut-être, et même de la faculté de penser, s’impose bien souvent comme une agression. Par exemple, il est spécifié dans le contrat de garantie de mon ordinateur, qu’ajouter moi-même une barrette de mémoire équivaut à le rompre. Pourtant, très souvent encore, nous pouvons être pris en flagrant délit d’en redemander. J’ai pu l’observer à l’occasion de séances de formation, que je les aie vécues comme formateur ou comme stagiaire. On a beau se dire qu’on veut tout comprendre, on tend irrésistiblement à se placer dans une attitude de moindre effort, en attente de la recette facile plutôt que de la connaissance. Formateur aussi, on cherche de telles recettes pour satisfaire à peu de frais les stagiaires et sans risque de démasquer ses propres limites. Il suffit d’ailleurs de savoir qu’on a près de soi une personne compétente pour renoncer à un effort qui ne serait pas hors de portée. Parfois, un heureux concours de circonstances permet au contraire que se crée un climat de recherche en commun. Toutefois la plupart du temps, il serait bien difficile de déterminer d’où vient exactement le renoncement à apprendre.
La multiplication des langages de programmation, par exemple, laisse cette question entièrement ouverte. La première impression qu’on peut avoir est que cette multiplication des langages obéit principalement à l’objectif d’en protéger la propriété. Cependant, les langages de programmation sont assez rarement propriétaires. Ce sont plutôt les programmes qui sont susceptibles de l’être. La multiplication des langages peut à la rigueur compliquer un peu la vie, mais elle ne protège rien contre personne.
D’autre part, déchiffrer un langage de programmation, ce n’est pas comme déchiffrer la Pierre de Rosette. Le lexique entier d’un langage de programmation tient tout entier en quelques fiches. Ce sont finalement les commentaires au sein du code, ou leur absence, qui rendent sa lecture par un humain plus ou moins facile ou incompréhensible, et permettent donc qu’il soit modifiable par un tiers ou non.
Alors, pourquoi multiplier les langages et leurs versions ? La première réponse raisonnable consiste à penser que c’est pour faire mieux. Dans le cadre de la programmation internet de base, il est en effet plus simple d’apprendre le HTML5 et les CSS3 que d’essayer de faire aussi bien avec le seul HTML4 sans CSS. Pour autant, les lignes de commande UNIX n’ont pas changé depuis bientôt la moitié d’un siècle, et personne ne s’en plaint.
Quelles que soient les excellentes raisons qu’on puisse avoir à ne rien changer (principalement pour ne pas devoir tout réapprendre) ou à tout améliorer perpétuellement, on peut soupçonner que la principale motivation non seulement pour créer de nouveaux langages, mais aussi pour les accueillir de si bonne grâce, est que leurs auteurs comme leurs utilisateurs y trouvent un certain plaisir.
Certes, ces nouveaux langages stimulent le commerce : on produit pour et avec eux de nouveaux programmes, qui exigent des matériels plus puissants, de plus volumineux périphériques de stockage, etc. Oui, mais ce sont toujours pourtant des programmes libres et gratuits qui sont à la pointe, et eux aussi qui sont les moins gourmands en ressources matérielles. Rien n’est peut-être alors aussi simple qu’il y paraît. Même le plaisir n’est pas une réponse satisfaisante, puisqu’il n’en constitue pas une tant qu’on ne saurait dire ce qui procure ce plaisir.
La multiplication des langages de programmation est peut-être un peu comme celle des langues naturelles. Personne n’aurait jamais eu la moindre réflexion sur le langage, personne n’aurait jamais cherché à découvrir la moindre règle de grammaire, si chacun n’avait été confronté qu’à une seule langue. Personne n’aurait même jamais songé qu’il parlait s’il n’y avait pas eu au moins deux langues à pratiquer.8
Dans mon enfance, je me souviens d’avoir trouvé absurde les analyses logiques qu’on nous imposait à l’école communale. Je voyais bien que tout le monde était capable de parler sans rien connaître des verbes ni des compléments. Je n’ai commencé à percevoir l’utilité de tels exercices qu’en commençant à apprendre l’anglais.
Les Babyloniens pouvaient très bien calculer les mouvements célestes avec une base soixante, et autrement tout ce qui était terrestre, ils firent un pas décisif en dépassant cette séparation, ce fut la découverte d’une porte dérobée pour l’esprit que de commencer à mesurer la surface d’un cercle, et qui occupa des mathématiciens pendant des siècles. La multiplication des langages de programmation me semble alimenter exactement cette sorte de plaisir.
À l’évidence, savoir programmer ne se résume pas à la connaissance d’un langage de programmation, ni même de plusieurs. Ce n’est pas grand-chose en réalité que d’apprendre un langage de programmation ; ce n’est pas si difficile non plus à utiliser avec des éditeurs de code qui complètent automatiquement dès qu’on saisit la ou les premières lettres. L’art de la programmation réside bien ailleurs, et il n’est pas nécessaire pour le comprendre d’être allé bien plus loin que la manipulation de HTML ou de JavaScript basique.
De même, savoir écrire ne se résume certainement pas à connaître quelques milliers de mots et leur syntaxe, même si leur mémorisation est déjà une entreprise bien plus considérable. Or justement, manipuler plusieurs langues naturelles est un apport irremplaçable pour savoir écrire, et même parler.
On doit bien se résoudre à accepter l’idée que chacun ne puisse pas tout savoir, tout savoir faire et bien, et qu’à un moment ou à un autre, il doive bien faire confiance à quelqu’un d’autre. S’agit-il bien seulement de confiance ? La confiance en tout cas est importante, et chacun sait très bien qu’il peut se fier à de plus compétents que lui.
Comment le sait-il ? Il peut les avoir vus à l’œuvre. Il est cependant plutôt dur de juger des aptitudes d’un autre dans des domaines dont on ne connaît rien, et il lui est facile de donner le change.
On peut aussi faire confiance à un autre dans la mesure où l’on se fait confiance à soi-même : « Je sais de quoi je suis capable dans mon champ de compétence, et je n’ai pas de raison de douter qu’un autre soit aussi capable que moi dans le sien. » Naturellement, ce raisonnement est réversible : « Je connais mes lacunes, et je n’ai aucune raison de douter qu’un autre n’en ait pas de semblables dans son propre domaine. » Dans ce cas, plus la part de ce que chacun peut raisonnablement connaître devient négligeable en comparaison des connaissances communes, plus la confiance qu’on peut avoir en un autre se réduit en proportion.
Mais il ne s’agit pas seulement de confiance et de rapports aux autres : la nature elle-même de la connaissance change. Le rapport quantitatif devient qualitatif. La notion de connaissance se modifie lorsqu’elle ne s’applique plus à l’environnement dans son ensemble, mais à des éléments circonscrits de celui-ci. La relations même de ces éléments avec le monde environnant change. Leur proportion diminuant, ils cessent d’être des éléments de connaissance relatifs à cet ensemble, et donc constituant une connaissance, même partielle, de celui-ci. En quelque sorte, ils s’en autonomisent.
En somme, ces connaissances fractionnelles cessent d’être une connaissance partielle du monde, mais reconstituent autour d’elles un monde fictif, comme on dit « le monde de la finance », ou « le monde des lettres » ; ou comme on a pu dire que la philosophie est la discipline qui consiste à étudier la philosophie. Tout retour à l’unité d’un monde réel comme objet de connaissance est coupé.
On peut aussi se demander jusqu’à quel point de fractionnement un savoir en demeure encore un, pour ne pas devenir un simple conditionnement. Naturellement, on peut dire que toute connaissance véritable repose largement sur des conditionnements. Savoir compter, ou seulement l’usage de la parole, dépendent de réflexes conditionnés. Il n’est qu’à s’essayer à jouer avec une base binaire ou hexadécimale, ou encore à compter avec des chiffres indiens en posant les opérations comme les écrivaient les anciens mathématiciens arabes, pour mesurer jusqu’à quel point nos actes cognitifs les plus familiers ne sont ni simples ni naturels, mais dépendent de forts conditionnements.
Or justement, ces conditionnements sont les moyens de la connaissance, mais non la connaissance elle-même. On doit répéter bien longtemps des phrases comme un perroquet avant d’être capable de penser avec des mots, de compter avec des nombres. Ces conditionnements sont nécessaires mais certainement pas suffisants, puisqu’on n’a jamais vu un perroquet penser avec des mots, ni seulement compter. Ceci répond sans doute aussi aux raisons pour lesquelles nous accueillons si bien la prolifération des langages de programmation.
1 Après quelques hésitations, j’ai conservé les dates de rédaction comme des marques du cheminement de ma pensée. Elles ne sont sans doute pas très intéressantes pour le lecteur, mais mes éditions concernent aussi pour une large part mon propre usage.
2 J’entends ici « culture » dans son sens le plus simple, et même un peu trivial, que je ne compte pas pour le moment préciser davantage.
3 Ceci mériterait d’autres développements car, en la forme, mon affirmation pourrait être contestée pour le moins, surtout lorsqu’on passe d’une langue à l’autre pour parler d’un événement pourtant européen. « Les Lumières », ce n’est pas exactement l’Enlightenment, plus empiriste. En français, le mot désigne principalement les intellectuels qui ont participé à l’Encyclopédie. Aufklärung, c’est encore autre chose. Ce sont même deux choses distinctes que l’on peut traduire par « Illuminisme » ou par « Lumières », voire par « Raison », et qui finissent donc par avoir des significations contraires. Elles nous conduisent de Böhme à Kant. Ce dernier réussit une OPA sur l’Afklärung à l’aube du dix-neuvième siècle, entraînant à sa suite toute une école philosophique qui rompit avec la « philosophie naturelle ». C’est évidemment ici à cette évolution que je pense, et qui est d’ailleurs ce que chacun tend spontanément à entendre quand il est question des Lumières.
4 On peut remarquer que le terme « internet » ne se traduit pas, à moins de considérer comme une traduction son écriture avec une majuscule et sans article, comme une marque déposée en somme. On peut remarquer que net en anglais ne signifie pas « réseau », mais « filet », éventuellement « voilette ». Dans tous les cas, c’est le tissage, la trame, qui est mise en valeur, comme dans le mot web. Un mot composé, network, se traduit généralement par réseau, mais dans un sens assez différent. Dans la langue courante, il traduit plutôt la sous-traitance. Dans le sens où nous entendons ici « réseau », l’anglais dirait plutôt collection ou system, ou encore les deux.
5 « Toute parole, tout écrit et tout enseignement est sans valeur si la connaissance de la signature n’y est point renfermée : car cela ne vient alors que de l’histoire et de l’ouï-dire, en qui l’esprit est muet ; mais si l’esprit dévoile la signature, on entend alors et on comprend comment l’esprit s’est manifesté, par le principe, dans le son et avec la voix. Car encore que j’entende parler, enseigner, prêcher, encore que je lise, je ne comprends parfaitement et ne m’assimile ces discours et ces lectures que si leur esprit, sortant de leur signature formelle, entre en la mienne et s’y imprime ; j’ai alors une base solide, visuelle et auditive ; quand on a le battant, on peut sonner la cloche. Ainsi, l’on voit que toutes les créatures humaines viennent d’une seule, racine et mère unique : si cela n’était, un homme ne saurait comprendre le verbe d’un autre. » Jacob Böhme, De Signatura Rerum.
« Par intuition j'entends […] une représentation inaccessible au doute, représentation qui est le fait de l'intelligence pure et attentive, qui naît de la seule lumière de la raison, et qui, parce qu'elle est plus simple, est plus certaine encore que la déduction. » Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, 368.
6 Descartes.
7 « C’est que le livre qui recèle toute intimité est l’homme lui-même. C’est l’homme qui est le livre de l’être de tous les êtres… Il recèle le grand arcane » Jacob Böhme, Épitres théosophiques (20, 3).
8 C’est certainement un peu le cas de Böhme, qui n’a jamais appris d’autre langue que l’allemand. Aussi semble-t-il quelquefois considérer la parole comme une sorte de faculté naturelle, au même titre que la vision, ce qui donne à sa pensée, à sa façon de l’énoncer, une tournure un peu étrange (cf. note 4). Il est vrai aussi que la vision elle-même n’est pas entièrement étrangère à tout apprentissage, pas plus que l’audition ou l’olfaction. Il est vrai aussi que, si Böhme ignorait le latin, le grec ou l’hébreu, il savait qu’une part de son vocabulaire y avait été puisé, y compris les titres de quelques-uns de ses ouvrages, passé souvent par le filtre de l’alchimie.
© Août 2012, Jean-Pierre Depétris
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