Investigations sur les techniques et les langages II

Jean-Pierre Depétris

Le 18 septembre 2012

Les objets quantiques

Comme je l’ai déjà énoncé au début de ce travail, la mécanique quantique et relativiste est moins intuitive que la mécanique classique. Je ne suis certainement pas assez rompu à l’une comme à l’autre pour me faire une opinion assez certaine, mais a priori, je n’en vois pas les raisons. La mécanique classique est réputée reposer sur des observations relativement triviales : chute des corps, plan incliné… Tout ceci semble en effet très accessible à la raison, et même aux sens. Toutefois, déduire à partir de ce qui peut se limiter à des observations et des mesures assez simples, des notions aussi impondérables que la gravité ou la densité, et les mesurer avec précision, n’est pas aussi intuitif.

À ce compte, la chaleur semble être aussi quelque chose de simple et qu’on sait mesurer depuis l’antiquité. Les premiers hommes ont su produire du feu, et donc de la chaleur. Il a fallu pourtant atteindre l’aube du dix-neuvième siècle pour s’en faire une représentation scientifique consistante ; et d’abord cesser de concevoir la chaleur comme une substance. Pour concevoir la chaleur, on devait posséder une conception chimique des matériaux déjà élaborée.

On pourrait dire que la physique contemporaine s’est constituée en proposant une théorie synthétique de la mécanique classique, de la chimie, de la thermodynamique et de l’électromagnétisme : une unification simplificatrice. Pour autant, toutes les composantes, mécanique, chimie, thermodynamique, électromagnétisme, comme leur synthèse dans la physique contemporaine, reposent sur des observations et des mesures tout aussi triviales que la chute des corps, le plan incliné, etc.

Dans la mesure où je peux en juger, je ne vois aucune raison pour laquelle la physique contemporaine paraît immédiatement si complexe (si mathématisée avant même que l’on sache exactement ce qui est mathématisé), ni pourquoi on ne trouve pas des manuels pour enfants comme la Physique quantique amusante.

À ce côté fermé de la théorie, correspond un autre côté tout aussi fermé des objets, et, plus récemment, des programmes. Le résultat finit par converger en une fuite en avant : Toujours plus complexes, les systèmes (mécaniques et pas seulement numériques) sont toujours plus fermés sous des interfaces qui en simplifient sans doute l’usage, mais contribuent à en accroître toujours plus la complexité.

Le 21 septembre 2012

Toutes ces questions touchent à des domaines qu’on n’a pas coutume de faire s’entrecroiser : physique théorique, philosophie, industrie, politique, commerce, épistémologie, mathématiques, enseignement… Ceux qui se jugent compétents dans quelques-uns, ne prendront pas le risque de s’engager dans les autres, bien trop complexes, mais justement si complexes peut-être parce qu’isolés, complexifiés en somme par leurs insaisissables intrications.

Je tiens pour les plus intéressants de ces domaines ceux qui offrent le plus de prises à la pratique, j’entends la pratique d’un expérimentateur autonome. De ce point de vue, mathématiques, programmation et poétique1 sont les voies royales.

L’expérimentateur autonome et le mythe de l’intelligence collective

Il existe aujourd’hui un mythe sur l’intelligence collective. Où serait-elle localisée, cette intelligence ? À moins qu’on ne veuille parler que de connaissance ? Alors on pourrait localiser cette « connaissance collective » dans toutes les bibliothèques du monde. À ce compte, on pourrait la localiser bien ailleurs aussi : dans tous les objets et les mécanismes produits par l’homme, et dont l’observation, l’usage ou le démontage est source de savoir. On pourrait même aussi y ajouter les phénomènes naturels, mais dans ce cas, je ne vois plus ce que cette connaissance aurait encore de proprement « collective ». Elle est peut-être virtuellement accessible à tous, mais elle n’appartient à aucun « collectif » identifiable, même à l’espèce humaine tout entière.

La bibliothèque est le monde lui-même, mais ça n’en fait pas une bibliothèque publique, et moins encore privée.

On peut se demander aussi où se trouve cette connaissance que contient le monde réel indépendamment de celui qui la connaît. Par exemple, la table de Mendeleïev était là, sous les yeux de chacun depuis le début des temps ; mais en même temps, elle n’y était pas. Non seulement on ignorait la théorie atomique des matériaux, mais quand bien même on imaginerait par quelque fiction de voyage temporel, qu’une table fût transmise à des hommes des temps anciens, elle n’aurait eu alors d’autre valeur que celle de croyance ou de mythologie, n’ajoutant rien de pratique ni de décisif aux théories de Démocrite.

Alors, évidemment, on peut appeler « intelligence collective » ce qui fait que, pour un homme contemporain, cette table de Mendeleïev prend une signification plus technique qu’elle n’aurait eue pour l’homme d’intelligence égale en l’an mil, par exemple. Soit, mais même dans ce cas, cette intelligence, pour « collective » qu’on puisse la dire dans la mesure où elle ne dépend pas de cet homme seul, n’en est pas moins la sienne, et pas celle d’un autre.

Nous disons que l’homme contemporain a marché sur la lune ; mais tous les hommes contemporains n’ont pas marché sur la lune. On peut même affirmer qu’aucun homme n’en serait capable, dans le sens où il l’est de marcher « sous la lune ». Des connaissances et des compétences doivent être associées pour qu’un homme marche sur la lune, et celles-ci doivent être acquises et connues par des hommes réels. Non seulement ces hommes doivent posséder en propre ces connaissances et ces aptitudes, mais ils doivent les posséder sous une forme qui permette des interactions avec des hommes qui en possèdent d’autres ; et c’est là finalement qu’est la question cruciale.

Chacun peut aisément voir à la pratique que la difficulté de toute collaboration est là : comment utiliser à plusieurs ces compétences et ces intelligences dont on voit bien alors qu’elles ne sont pas si « collectives » que ça. Loin d’être élevé, le niveau tend alors le plus souvent à être rabaissé dans le souci de trouver comme le plus petit dénominateur commun, au point que la notion de « bêtise collective » a plus d’évidence que celle d’intelligence collective. Bien souvent, dans le travail de groupe, chacun est appelé à « se mettre au niveau », « se mettre à la portée » des autres, et cela ne signifie jamais qu’il doive monter le sien, même s’il peut arriver qu’on le dénie.

Il serait intéressant de chercher à considérer combien de formations ne consistent finalement qu’à de telles sortes de mises-à-niveau, où l’on n’apprend rien d’autres qu’à brider ses énoncés dans le cadre étroit d’un supposé connu de tous.

Parole et écriture

Plus on apprend et plus on vit d’expérience, plus on devient différent les uns des autres. Il n’est pas sûr que ce soit un mal ; c’est du moins une évidence. Elle n’est pas sans offrir des opportunités, puisque ce sont précisément ces différences qui nous rendent les plus précieux les uns aux autres.

Le 24 septembre 2012

Il importe de comprendre que ces différences qui tendent à croître non seulement pour chacun dans le cours de sa vie, mais aussi à l’échèle de l’espèce, sont bien le contraire de toute indifférence. Pour l’essentiel, elles s’alimentent aux relations que nous entretenons les uns avec les autres et se nourrissent de l’attention que nous nous accordons.

La parole est au cœur de ce processus d’individuation. La parole est un système complexe à double articulation2 qui serait surdimensionné s’il ne devait servir qu’à la communication, voire à la déduction. Depuis très longtemps, on a jugé le « langage ordinaire » mal adapté à des énoncés clairs et précis comme à la communication, et l’on a forgé des langages plus formels, ou encore des langages techniques avec des vocabulaires et des syntaxes limitées : on peut écrire d’excellents rapports avec moins de trois mille mots et le seul indicatif présent. Dans les relations plus intimes, un langage complexe est moins encore nécessaire.

À l’évidence, les langues naturelles servent de façon bien plus efficace à clarifier pour soi-même ses propres idées. Cependant, on n’apprend à parler, et à parler toujours mieux, qu’en parlant avec les autres. D’autre part, on se satisfait de ses propres énoncés dans la seule mesure où ils sont intelligibles à d’autres. Cependant, « intelligible » ne veut pas dire nécessairement « compris ». Notre interlocuteur réel nous permet seulement de tester cette intelligibilité ; s’il ne comprend pas, ce n’est pas nécessairement l’énonciation qui est ne cause, ce peut être l’interlocuteur seul, et l’on en cherche un autre.

On peut aussi ne s’adresser à aucun interlocuteur particulier ; on imagine alors un interlocuteur virtuel, générique. C’est ce qu’on a appelé « prier ». Le latin utilise d’ailleurs le même verbe oro, pour dire « parler » et « prier ». Les destinataires de ces « prières » ont pu prendre les tours les plus divers selon les civilisations, les lieux et les époques, et surtout la personnalité de l’orant.

Du sermon à l’épître

L’écriture a été une invention décisive dans la mesure où elle permet de différer la relation avec son interlocuteur. En écrivant, on diffère toutes les réponses possibles, mais sans faire l’impasse sur des interlocuteurs réels, ni sur leurs réponses qui pourront advenir tôt ou tard. Ce décalage, ou si l’on veut l’appeler ainsi, cette différance, fut assurément une étape décisive dans le procès d’individuation à l’échelle de l’espèce.

L’écriture n’est cependant pas apparue sous une telle forme achevée. L’écriture a probablement été utilisée d’abord pour effectuer des calculs, pour tenir des registres, mais elle eut probablement une forme plus première encore, une forme antérieure à l’écriture proprement dite. Il est probable que la préhistoire de l’écriture se trouve dans certaines formes mnémotechniques de la parole, tels que le suggèrent les textes les plus anciens : compilations de paroles bien postérieures au moment où elles furent prononcées puis longtemps ressassées : répétitions, rimes, allitérations, consonances. En somme l’écriture prend sa source dans des formes poétiques d’énoncés oraux.3

C’est pourquoi les plus anciens écrits n’ont pas d’auteur, si ce n’est celui qui a dit pour la première fois les paroles. L’auteur apparaît bien longtemps après l’écriture, entre le septième et le troisième siècle avant l’ère chrétienne. Il apparaît avec l’épître ou ce qui en tient lieu. L’auteur proprement dit apparaît dans le passage du sermon à l’épître.

Le 25 septembre 2012

Avec l’auteur apparaît le lecteur ; ou plutôt l’inverse : l’auteur naît de la lecture ; l’écriture la prolonge. L’auteur est celui qui a lu, et qui est allé un peu plus loin que la lecture, la copie, la compilation, la traduction et le commentaire.

Voici une excellente définition de l’auteur : « Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants. Nous voyons ainsi davantage et plus loin qu’eux, non parce que notre vue est plus aigüe ou notre taille plus haute, mais parce qu’ils nous portent en l’air et nous élèvent de toute leur hauteur gigantesque. »4

Les mots clés sont « davantage et plus loin » : le lettré devient un auteur quand il parvient à voir davantage et plus loin que le géant sur lequel il s’est juché. Il peut même se permettre de sauter d’une épaule de géant à un autre, et il devient lui aussi une nouvelle sorte de géant.

Les premiers géants avaient commencé de la même façon : les plus anciens lisant dans les objets, ou dans les phénomènes naturels ; et nous devons bien sûr continuer à le faire..

Le 29 septembre 2012

La parole, l’écrit et le code

Je ne pense pas que l’écriture soit née du seul processus de perfectionnement d’un langage de signes écrits. Je pense plutôt que l’écriture apparaît en cherchant à retranscrire la parole dans un tel langage.

Il a de toute évidence existé, parallèlement à la parole, des langages de signes écrits, comme des langages des gestes, et qui avaient probablement leurs propres lexiques, leurs propres syntaxes, et bien sûr, leurs propres usages. Je considère que l’écriture proprement dite apparaît lorsqu’on cherche à retranscrire dans du signe écrit, la langue orale : à écrire la parole.

J’ai trouvé pour la première fois cette idée énoncée par Lou Sin5 dans ses Causeries d’un profane sur l’écriture. Il montre à partir de la langue chinoise comment les deux systèmes, oral et écrit, on un fonctionnement et une logique différents, et donc probablement aussi, une origine différente. En somme, deux langages sont nés en complète autonomie, puis ont été mixés.

On peut observer un processus comparable qui se déroule depuis bientôt deux siècles sous nos yeux entre l’écriture et le numérique. L’élaboration depuis le dix-neuvième siècle de langages logico-mathématiques formels très élaborés ne cherchait en rien à transcrire la parole, et moins encore le texte littéraire. Elle cherchait plutôt à s’en émanciper.

George Boole recherchait dans les mathématiques un langage plus propre aux « lois de la pensée », même si son œuvre poétique témoigne assez qu’il ne méprisait pas la langue naturelle6. Or des approches de ce genre ont fini par donner des résultats inattendus : elles ont permis la retranscription et la manipulation de la langue écrite, comme la reproduction de la parole ; elles ont abouti à la numérisation de ces deux systèmes parallèles, et surtout à la possibilité d’un passage perpétuel de l’un à l’autre : prononciation du texte numérisé, retranscription de la parole. L’invention du numérique semble tenir alors envers l’écriture une place comparable à celle qu’avait tenue l’invention de l’écriture envers la parole.

Il y a là, bien entendu, une source de connaissance sur le langage, nourrie par des expériences techniques et non plus seulement par de la réflexion. Il est très remarquable que l’ouverture d’un passage entre parole, écrit et code ne doivent quasiment rien à la sémantique, ni même à la pensée.

Le 1 octobre 2012

Le son et le sens

Le passage entre parole et écrit ne doit rien à la sémantique : lorsque nous écrivons des paroles, ou lorsque nous prononçons un texte, nous n’avons pas besoin de passer par une interprétation du sens. Nous nous nous concentrons sur le son plutôt que sur le sens de l’énoncé pour en écrire les paroles ; au contraire, chercher à comprendre nous ralentit, nous fait « perdre le fil ». C’est comme si notre main convertissait automatiquement, comme s’exécute un programme, les phonèmes en caractères, ou inversement.

– Pourtant, quand quelqu’un ne comprend pas ce qu’il lit, il le lit mal, non ? – Est-ce si sûr ? N’est-ce pas plutôt le contraire : quand quelqu’un lit mal, il ne comprend pas ce qu’il lit ?

Encore un texte doit-il être bien écrit pour être bien lu. Parfois on est obligé d’exprimer par de l’intonation ce qu’on comprend du texte et qui ne passe pas à l’oral. Un texte bien écrit n’a pas besoin de tels expédients.

Il n’est qu’à utiliser un programme de synthèse vocale pour s’en apercevoir. La voix sans émotion ni intelligence qu’exécute le programme est parfaitement capable de rendre la sensibilité et la subtilité des idées ou des émotions que contient la suite de caractères, et parfois bien mieux qu’un lecteur humain qui croit nécessaire d’en rajouter.

Lorsque ce n’est pas le cas, on peut expérimenter combien il est facile de corriger en déplaçant des mots ou en modifiant la ponctuation. Une telle opération ne nécessite pas de chercher à mieux comprendre ce qu’on dit. Elle s’en tient seulement à harmoniser la suite des signes écrits et celle des signes sonores.7 C’est au contraire la recherche de cette harmonisation qui nous permet à coup sûr de mieux pénétrer le sens.

Le 2 octobre 2012

À l’évidence, les outils numériques linguistiques changent notre façon de procéder. Ils la changent, certes, mais pas non plus d’une façon aussi fondamentale qu’on pourrait le croire : ils la changent comme l’écriture a changé les façons de parler – et donc de penser.

Le long procès d’invention de l’écriture a consisté à passer du simple enregistrement d’une parole sur un support durable, jusqu’à l’utilisation des signes écrits comme moyens, comme outils de la pensée. L’invention de l’écriture conduisait à ce moment où l’on pensait plume en main, où, disons, le travail de la plume s’identifiait à celui de l’esprit.

D’un autre côté, l’immense majorité des écrits qui continuent à être produits restent sur le modèle du sermon, au mieux de l’épître. La plupart des écrits publics utilisent peu ou prou soit les artifices du discours à une assistance imaginaire ou à la rigueur différée, soit ceux, plus subtils, d’une lettre confidentielle au lecteur. Rares sont les écrits qui se donnent pour ce qu’ils sont : de tâtonnantes constructions d’énoncés pour soi-même, comme ceux de Ponge ou de Wittgenstein.

Le 3 octobre 2012

La dure loi du progrès

La théorie du progrès est au moins aussi consistante que celle de l’évolution. Comme celle-ci, il y a plusieurs façons de ne pas la comprendre : croire que le progrès tendrait vers le souverain bien (sans moyen de définir celui-ci), qu’il obéirait à quelque plan préétabli (on se demande par qui), qu’il serait uniforme et linéaire. Si progrès il y a, il est aussi chaotique et catastrophique que l’évolution. Il condamne à l’effondrement et à la destruction ce qui ne peut progresser.

Il est aussi un processus aveugle, non pas en ce qu’il serait inévitable, ou en ce qu’il serait déterminé, en ce qu’il serait « écrit », mais justement parce qu’il ne l’est pas. Il est tout aussi impossible de déterminer à l’avance comment des civilisations trouveront des issues à leurs impasses, que d’imaginer les réponses d’un organisme aux changements de l’environnement qu’il aura contribué à modifier. L’impossibilité n’est pas seulement pratique, elle tient à ce que tout reste perpétuellement ouvert.

Rien ne nous interdit d’affirmer que les Babyloniens auraient pu inventer l’ordinateur il y a trois mille ans, ou qu’il était impossible aux Occidentaux du vingtième siècle de marcher sur la lune ; ce ne serait que jouer sur les mots. Le principe est plutôt que lorsque certaines choses sont faites, on ne peut plus y revenir.

Il est très difficile d’observer, ou même d’imaginer de véritables reculs à l’échèle de l’espèce. Chaque civilisation a fini par se heurter à ses propres impasses, et même si nous savons que toutes ont fini par régresser, s’effondrer ou disparaître, de nouvelles ont parfois surgi de nulle part pour les remplacer et forcer leurs limites. Je crois que nul ne peut savoir avec certitude aujourd’hui si l’humanité tout entière a connu à certains moments et partout des périodes de régression, ou si pendant que tout semblait s’effondrer, des groupes périphériques déjà progressaient. Nous ne connaissons toujours pas assez bien l’histoire universelle et nous ne saurions pas très bien non plus comment mesurer exactement de telles choses.

On peut bien imaginer des effondrements catastrophiques de l’humanité entière, on peut même imaginer sa disparition. Ce dont on peut être sûr, c’est que les réalisations des hommes leur ferme toute possibilité de retour à un stade antérieur, et que les avancées se font largement en aveugle.

Le 4 octobre 2012

Les grandes découvertes de l’humanité ont échappé longtemps à l’observation : nul ne sait très bien pourquoi, à un moment particulier, on découvre quelque chose, ni pourquoi à un autre moment, qui n’est pas toujours le même, on s’en sert. Il y a cependant un ordre dans lequel de nouvelles observations prennent une importance plus ou moins grande. Une observation qui aurait été triviale à une époque, ou n’aurait relevé que de l’astuce, peut prendre une importance théorique considérable à une autre, et n’est donc plus exactement la même observation ; par exemple, tenir compte du mouvement de la cible et de son propre mouvement en tirant à l’arc, ou encore interpréter la durée entre l’éclair et le tonnerre pour mesurer la distance de l’orage.8

Même si l’on ne comprend pas bien pourquoi certaines observations ont échappé longtemps à l’attention, ni pourquoi elles ont été finalement faite et plus ou moins bien interprétées, une fois admises, il n’est plus possible de les mettre en doute, ni peut-être de les oublier, à plus forte raison si, à travers la technique et l’industrie, elles ont commencé à modifier l’environnement.

Aussi, si des hommes souhaitaient se libérer du capharnaüm d’objets encombrants et toxiques dont ils dépendent, ils n’y parviendraient certainement pas en régressant à des stades antérieurs de technique et d’organisation du travail, mais plutôt par des progrès substantiels.


Troisième partie




NOTES



1 Je regroupe sous ce nom de « poétique » d’une façon un peu cavalière, tout ce qui touche à l’expérimentation dans une langue naturelle avec un minimum de réflexion critique : philosophie du langage, invention littéraire, etc.

2 André Martinet, Éléments de linguistique générale, Colin, 1968

3 Les procédés – rimes, répétitions, consonances, allitérations – apparaissent comme une sorte de formatage de la parole ; des sortes de balises « hyper-orales ».

4 Citation attribuée à Bernard de Chartres (Bernardus Carnotensis), philosophe platonicien du XIIe siècle, pour ce qui est de la référence la plus ancienne. Voir Wikipedia.

5 Ou Lou Siun, aussi orthographié Luxun, né le 25 septembre 1881 à Shaoxing, province de Zhejiang, et mort le 19 octobre 1936 à Shanghai.

6 « Le point de vue que présentent ces investigations sur la nature du langage est des plus intéressants » écrit George Boole à la fin de son court ouvrage The Calculus of Logic. « Elles le présentent non pas comme une simple collection de signes, mais comme un système d’expression dont les éléments sont sujets à des lois de la pensée qu’elles représentent. Que ces lois soient aussi mathématiquement rigoureuses que celles qui gouvernent les conceptions purement mathématiques de l’espace et du temps, du nombre et de la magnitude, est une conclusion que je n’hésite pas à soumettre à l’examen le plus exact. »

7 « Se tromper sur le tempo d’une phrase, c’est se tromper sur son sens. » Nietzsche.

8 La première détruit complètement le système de Ptolémée, et la deuxième est fortement utilisée par Einstein dans sa Relativité.






© Août 2012, Jean-Pierre Depétris
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